La Décomposition de l’armée et du pouvoir/14

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CHAPITRE XIV

La situation stratégique du front russe au printemps 1917.


La première question essentielle qui se fût posée devant moi au Grand Quartier fut la question du front.

La situation dans le camp ennemi ne nous paraissait pas très brillante. Mais je dois dire franchement que la réalité, telle qu’elle s’est révélée à présent, a dépassé toutes nos prévisions, surtout en ce qui concerne la situation de l’Allemagne et de ses alliés en 1917, ce dont Hindenburg et Ludendorff nous ont tracé le tableau.

Je ne m’arrêterai pas ici aux questions de la corrélation des forces, des moyens et des avantages stratégiques sur le front occidental. Je rappellerai seulement que, vers la moitié de juin, Hindenburg, dans son télégramme à l’empereur, présentait la situation de son pays sous des couleurs fort sombres : « La dépression de l’esprit du peuple nous inquiète beaucoup. Il faut relever son moral, sinon, la guerre est perdue. Nos alliés aussi ont besoin d’être soutenus, si nous ne voulons pas qu’ils nous abandonnent… Il faut résoudre les problèmes économiques, d’une importance extrême pour notre avenir. Reste à savoir si le chancelier est capable de les résoudre. Cependant, ils doivent être résolus, sinon, nous sommes perdus. »

En attendant la grande offensive anglo-française, qui se préparait au front occidental, les Allemands y concentraient toute leur attention, le gros de leurs moyens et de leurs forces, ne laissant au front de l’Est, après la révolution russe, que des effectifs à peine suffisants pour la défense. Néanmoins, la situation du front de l’Est continuait à préoccuper et à énerver le commandement allemand. Le peuple russe tiendrait-il, ou bien se laisserait-il dominer par des influences défaitistes ? « L’état de l’armée russe ne nous permettant pas de répondre d’une façon nette à cette question », dit Hindenburg, « notre situation vis-à-vis de la Russie continuait à demeurer rien moins que sûre ».

Quel était donc en réalité l’état de l’armée russe ?

Au mois de mars 1917, l’armée russe, malgré tous ses défauts, présentait encore une force imposante dont l’adversaire était obligé de tenir compte. Grâce à la mobilisation de l’industrie, à l’activité du comité d’industrie et de guerre et, en partie, des organes du Ministère de la Guerre, quelque peu galvanisés, l’approvisionnement de l’armée en munitions avait atteint des proportions jusque-là inouïes. Les arrivages de l’artillerie et du matériel de guerre, dirigés par les Alliés sur Mourmansk et Arkhangelsk, avaient également augmenté. Au commencement du printemps nous possédions un 48ème corps d’armée puissant — appellation qui servait à désigner l’artillerie lourde à destination spéciale, le « Taon »[1], comprenant les plus gros calibres. Au commencement de l’année, on avait procédé à la réorganisation des troupes techniques (génie) en vue d’en augmenter considérablement le nombre. En même temps, on avait entrepris la formation de nouvelles divisions d’infanterie. Cette dernière mesure, appliquée par le général Gourko alors qu’il se trouvait par intérim à la tête de l’état-major du généralissime, consistait en ceci : les régiments d’infanterie composés de quatre bataillons n’en comprenaient désormais que trois et le nombre de canons revenant à chaque division était diminué ; cette réduction était compensée par la formation, dans chaque corps d’armée, d’une troisième division, dûment complétée et pourvue d’une petite artillerie. Au fond, une pareille organisation, réalisée en temps de paix, eût certainement donné plus de souplesse aux corps d’armée et en eût sensiblement augmenté la force. Mais en temps de guerre il était assez risqué de l’aborder : lorsque vint le temps des opérations de printemps, les anciennes divisions étaient déchiquetées et les nouvelles présentaient un aspect des plus lamentables tant au point de vue de l’armement (mitrailleuses, etc.), qu’au point de vue de leur préparation technique et matérielle ; beaucoup d’entre elles n’avaient pas encore eu le temps d’atteindre la cohésion intérieure indispensable, et cette circonstance eut une portée particulièrement grave lorsqu’éclata la révolution. La situation était tellement critique qu’au mois de mai le G.Q.G. fut contraint d’autoriser le front à dissoudre celles des troisièmes divisions qui feraient preuve de trop peu de combativité. Ces divisions réformées devaient fournir des renforts aux effectifs de première ligne ; cependant, cette mesure ne fut presque pas appliquée, car elle se heurta à une vive opposition des unités déjà contaminées par le mouvement révolutionnaire.

Une autre mesure qui affaiblit sensiblement les rangs, fut la libération des vieilles classes.

Cette mesure, adoptée à la veille de l’offensive générale et grosse de conséquences, fut motivée par la déclaration faite le 30 mars, à la conférence qui eut lieu au G.Q.G., par le Ministre de l’Agriculture, Chingarev[2]. Aux termes de cette déclaration il apparaissait que la situation du ravitaillement était critique et que le Ministère ne pouvait assumer la responsabilité pour le ravitaillement de l’armée à moins que le nombre de rations à distribuer ne fût réduit d’un million. Au cours de la discussion, il fut constaté que le nombre des non-combattants dans l’armée s’était démesurément accru ; qu’elle comprenait trop de services auxiliaires d’une utilité douteuse tels que les organisations ouvrières, les formations de travailleurs allogènes, chinois et autres, etc. On parlait également de rajeunir l’armée.

Très inquiet de cette manière de voir, je chargeai mes officiers de service de réunir des données statistiques relatives à toutes les catégories de personnes mentionnées plus haut. Mais, tandis qu’on était en train d’exécuter ce travail, vint l’ordre du Ministre de la Guerre prescrivant la libération pour la durée des travaux agricoles de tous les soldats des zones intérieures ayant dépassé l’âge de 40 ans. Le terme de leur congé était fixé au 15 mai ; plus tard il fut prolongé jusqu’au 15 juin, mais en fait presque personne n’est revenu. Le 10 avril, le Gouvernement Provisoire ordonna le licenciement définitif de tous les soldats ayant dépassé l’âge de 43 ans.

Le premier ordre fit naître la nécessité psychologique d’en étendre les effets à l’armée du front, qui aurait vu d’un mauvais œil des privilèges octroyés à l’arrière ; le deuxième ordre suscitait des tendances fort dangereuses, car il impliquait, en fait, le commencement de la démobilisation de l’armée. Aucune réglementation ne pouvait désormais mettre une barrière au désir véhément et spontané des classes libérées de regagner au plus vite leurs foyers ; des foules immenses de ces hommes se précipitant dans les gares des chemins de fer désorganisèrent longtemps les transports. Certains régiments, formés de bataillons de réserves, perdaient du coup une grande partie de leurs effectifs ; l’arrière du front, les convois, les transports, se trouvait complètement désorganisés ; les soldats, sans attendre d’être relevés, abandonnaient le matériel et les chevaux ; l’un était pillé, les autres mouraient.

Toutes ces circonstances avaient affaibli l’armée et, par conséquent, reculé le moment où elle aurait dû être prête au combat.

Sur un front immense, de la mer Baltique à la mer Noire et de la mer Noire à Khamadan, s’étendaient les positions russes. Il y avait là 68 corps d’infanterie et 9 corps de cavalerie. (Voir les deux cartes ci-contre.)

L’importance, la situation générale des différents fronts variaient considérablement. Notre front du Nord ([3]), comprenant la Finlande, la mer Baltique et la ligne de la Duna Occidentale, avait une grande importance, car il couvrait les abords de Pétrograd, mais son rôle était rigoureusement adapté aux besoins de la défense. Par conséquent on ne pouvait y affecter ni des forces considérables, ni une nombreuse artillerie lourde. La nature du théâtre de la guerre, la ligne de défense très forte sur la Duna, une série de




positions naturelles à l’arrière reliées aux positions principales du front de l’Ouest ; l’impossibilité de tenter une opération sérieuse contre Pétrograd sans s’être rendu maître de la mer qui se trouvait entre nos mains, tout cela aurait permis de considérer ce front comme étant plus ou moins à l’abri, n’avaient été deux circonstances qui inquiétaient beaucoup le G.Q.G. : la démoralisation plus forte que partout ailleurs des troupes du front du Nord, voisin de Pétrograd, foyer révolutionnaire, et l’état soit autonome, soit à moitié anarchique de la flotte de la Baltique et de ses deux bases, Helsingfors et Cronstadt, dont la seconde était en même temps la citadelle de l’anarcho-bolchevisme.


La flotte de la Baltique, tout en conservant jusqu’à un certain point les formes extérieures de la discipline militaire, était absolument réfractaire à la subordination. Le commandant de la flotte, l’amiral Maximov, était entièrement entre les mains du Comité Central des marins : aucune disposition d’ordre stratégique ne pouvait être exécutée sans la sanction de ce comité. Sans parler des tâches de combat, les mêmes travaux consistant à placer et à réparer les barrages de mines — principal moyen de défense de la flotte de la Baltique — se heurtaient à une opposition des organisations des marins et des équipages.

Tout ceci témoignait non seulement de la déchéance générale de la discipline, mais encore de l’action systématique de l’état-major allemand. On pouvait craindre que les plans secrets et les chiffres de la flotte ne fussent livrés…

D’autre part, sous l’influence de l’oisiveté et de l’isolement, les troupes du 42ème corps spécial, disposées le long du littoral finlandais et sur les îles du Moonsund, s’étaient rapidement démoralisées depuis le commencement de la révolution et n’étaient plus que des foules dégradées au physique et au moral. Il était impossible de les relever ou de les déplacer. Je me souviens qu’au mois de mai 1917, j’avais longuement et inutilement insisté sur l’envoi d’une brigade d’infanterie sur les îles du Moonsund. Il suffit de dire que le commandant du corps d’armée n’osait plus visiter ni passer en revue ses contingents — circonstance qui caractérise en même temps que les troupes la personne du chef.

Bref, voici où en était le front du Nord au printemps de 1917 : tous les jours on nous envoyait des rapports sur l’état des barrières de glace dans les détroits entre le continent et les îles du golfe de Riga, et la présence prolongée de ces glaces semblait être la force réelle qui empêchait le plus efficacement l’entrée de la flotte allemande et la descente de l’ennemi.

Entre la Disna et la Pripiat s’étendait le front de l’Ouest ([4]). Sur toute son immense étendue, deux directions — celle de Minsk-Vilno et celle de Minsk-Baranovitchi — présentaient pour nous la plus grande importance en tant que lignes de l’offensive éventuelle aussi bien de nos troupes que de celles de l’adversaire. Des opérations analogues y avaient déjà eu lieu par le passé. Les autres secteurs du front, surtout celui du Sud — le Polessié boisé et marécageux, — demeuraient passifs, grâce à la configuration des terrains et l’état des routes : quant à la ligne de la Pripiat, de ses affluents et de ses canaux, il y avait beau temps qu’on y pratiquait, entre Russes et Allemands, des relations de voisinage à moitié paisible et des échanges de commerce clandestin qui n’étaient pas sans offrir des avantages aux « camarades ». On nous informait, par exemple, que des soldats russes quittaient tous les jours leurs positions pour porter des marchandises au marché de Pinsk et ce va-et-vient était, pour diverses raisons, fort bien vu des autorités allemandes.

Un autre point vulnérable était la tête de pont sur le Stokhod, près de la station Tchervistché-Golénine, occupée par un des corps de l’armée du général Lesch. Le 21 mars, après une forte préparation d’artillerie et une attaque aux gaz, les Allemands se ruèrent sur notre corps d’armée et lui infligèrent une défaite. Nos troupes y subirent des pertes graves et les restes du corps furent retirés au delà du Stokhod. Le Grand Quartier ne put obtenir une énumération exacte de nos pertes, car il était impossible de préciser le nombre de tués et de blessés qui était compris sous la rubrique des « disparus ». Le communiqué officiel allemand portait le nombre de prisonniers à 150 officiers et à près de 10.000 soldats.

Certes, étant donné l’ensemble du théâtre de la guerre, ce succès tactique des Allemands n’avait aucune importance stratégique et ne pouvait se développer d’une façon dangereuse pour nous. Cependant, combien étrange nous parut la franchise de la « Nord-deutsche Allgemeine Zeitung », le si prudent organe officieux du chancelier, qui écrivait : « Le communiqué du Grand Quartier du Généralissime russe, du 29 mars, fait erreur s’il attribue une grande portée et une importance générale à une opération effectuée par les troupes allemandes et imposée par la nécessité tactique, qui n’a surgi que dans les limites restreintes du secteur en question ([5]) ».

Le journal savait ce dont nous n’étions pas tout à fait sûrs et que Ludendorff nous a expliqué depuis. Dès le commencement de la révolution russe, l’Allemagne s’était assigné un nouveau but : ne pouvant conduire les opérations sur les deux fronts principaux, elle avait pris le parti de « suivre attentivement et d’encourager les progrès de la désagrégation en Russie » et d’achever celle-ci non pas par les armes, mais à coups de propagande. Le combat sur le Stokhod fut engagé sur l’initiative personnelle du général Linsingen et inquiéta le Gouvernement allemand qui considérait que les attaques allemandes « en un moment où la fraternisation battait son plein », pouvaient ranimer chez le Russe l’esprit patriotique affaibli et retarder l’effondrement de la Russie. Le chancelier demanda au Grand Quartier de « faire le moins de bruit possible autour de ce succès », et le Grand Quartier, à son tour, interdit toute nouvelle offensive, « afin de ne pas compromettre les chances de la paix, prête à être réalisée ».

Notre échec sur le Stokhod produisit une grande impression dans le pays. C’était le premier fait d’armes de « l’armée révolutionnaire, la plus libre du monde… » Le G.Q.G. se borna à un bref exposé du fait, sans aucun commentaire tendancieux ; la démocratie révolutionnaire l’expliquait tantôt par la trahison du commandement, tantôt par l’incapacité des chefs, tantôt par la félonie des autorités militaires qui, prétendait-on, auraient voulu, par cette leçon de choses, souligner le danger du nouvel ordre dans l’armée et le danger du relâchement de la discipline. Le Soviet de Moscou, s’adressant au Grand Quartier, accusait de trahison un des sous-secrétaires de la guerre qui, auparavant, avait commandé une division sur ce même front…

D’autres voyaient la seule cause de notre défaite dans la démoralisation des troupes.

En réalité, l’échec était dû à deux raisons : l’une tactique, car il y avait tout lieu de douter de l’utilité d’occuper une tête de pont étroite au moment de la crue de la rivière et lorsque l’arrière n’était pas assuré comme il convient ; de plus, l’utilisation de moyens techniques et des troupes laissait tant soit peu à désirer. L’autre raison était psychologique : la déchéance du sentiment moral et de la discipline dans l’armée. Cette dernière circonstance, qui se traduisit, entre autres, dans le nombre hors de toutes proportions des prisonniers, « donna à réfléchir », encore que pour des motifs différents, tant au Grand Quartier russe, qu’au Grand Quartier de Hindenburg.

Le front le plus important, objet d’une sollicitude particulière, était le front du Sud-Ouest ([6]) allant de la Pripiat à la Moldavie. De là partaient vers le Nord-Ouest des lignes d’opérations extrêmement importantes, se dirigeant à l’intérieur de la Galicie et de la Pologne, vers Cracovie, Varsovie, Brest-Litovsk. Une offensive sur cette ligne, protégée au Sud par les Carpathes, séparait le groupe méridional des armées autrichiennes des armées allemandes du Nord, dont elle menaçait l’arrière et les communications. Ces lignes d’opérations, qui, en somme, n’offraient pas d’obstacles sérieux, nous faisaient déboucher sur le front des troupes autrichiennes dont les qualités combatives étaient de beaucoup inférieures à celles des troupes allemandes. L’arrière de notre front du Sud-Ouest était relativement organisé et bien approvisionné ; la mentalité des hommes, du commandement et des états-majors avait toujours sensiblement différé de celle des autres fronts : dans l’ensemble de la campagne, toujours glorieuse, mais trop rarement heureuse, seules les armées du Sud-Ouest avaient remporté des succès foudroyants, fait des centaines de milliers de prisonniers, franchi victorieusement des centaines de verstes en territoire ennemi, descendu les Carpathes et pénétré dans la Hongrie. Ces troupes avaient avant toute chose confiance dans le succès. Le front du Sud-Ouest avait rendu célèbres les noms de Broussilov, Kornilov, Kalédine… Tout cela faisait considérer le front du Sud-Ouest comme la base naturelle et le centre des opérations à venir ; c’est là, par conséquent, qu’on concentrait les troupes, le matériel de guerre, une grande partie de l’artillerie lourde (« Taon ») et les munitions. On préparait surtout pour une offensive, en y établissant des places d’armes et des routes, la région comprise entre le haut Sereth et les Carpathes.

Plus loin s’étendait, jusqu’à la mer Noire, le front de Roumanie ([7]). Après la campagne malheureuse de 1916, nos troupes avaient occupé la ligne du Danube, du Sereth et des Carpathes et s’y étaient établies assez solidement. Des troupes roumaines une part se trouvait sur le front, intercalée entre notre 4ème et notre 9ème armées (armée Averesco) ; l’autre s’organisait sous la direction du général français Berthelot et avec l’aide des instructeurs d’artillerie russes. La réorganisation et la formation se poursuivaient avec succès, d’autant plus que les soldats roumains possédaient d’excellentes qualités militaires. J’avais fait connaissance avec l’armée roumaine dès le mois de novembre 1916, lorsque, jeté avec le 8ème corps d’armée à Bouzéo, dans le gros des troupes roumaines en retraite, j’avais reçu l’ordre singulier de marcher dans la direction de Bucarest, jusqu’à contact avec l’ennemi et, ensuite, de protéger cette direction en faisant participer à la défense les troupes roumaines, qui reculaient. Depuis, pendant plusieurs mois, livrant des batailles à Bouzéo, Rimnik, Fokchan, ayant tantôt, à différentes reprises, deux corps roumains sous mes ordres, tantôt l’armée d’Averesco pour voisine, j’appris à bien connaître les troupes roumaines. Au début de la campagne, il apparut que l’armée roumaine ne tenait aucun compte de l’expérience de la guerre mondiale qu’elle avait sous les yeux : l’équipement et l’approvisionnement de l’armée étaient faits d’une façon étourdie au point d’en être criminelle ; on avait quelques bons généraux, des officiers efféminés, très inférieurs à leur tâche, et d’excellents soldats.

Telles étaient les particularités essentielles de l’armée roumaine, qui, plus tard, acquit assez vite une certaine organisation, améliora son équipement et son instruction. D’assez bonnes relations s’étaient établies entre le général russe qui était le commandant en chef de fait, encore qu’il n’eût que le titre d’ « aide », et le chef nominal, le roi de Roumanie. Bien que des premiers excès, commis par les troupes russes, eussent sensiblement gâté leurs relations avec les Roumains, le front, cependant, n’inspirait pas d’inquiétudes sérieuses.

Étant données la situation générale et les conditions sur le théâtre de la guerre, seule pouvait avoir une importance stratégique une grande offensive, entreprise avec des forces considérables dans la direction de Bucarest et une invasion de la Transylvanie. Or, on ne pouvait envoyer des renforts en Roumanie et, d’ailleurs, l’état des chemins de fer roumains ne permettait pas de compter sur une vaste organisation des transports stratégiques et de l’approvisionnement. C’est pourquoi cette partie du front demeurait secondaire ; les troupes qui s’y trouvaient se préparaient à une opération active, mais partielle, ayant pour objet d’immobiliser sur ce secteur les forces austro-allemandes.

Le front du Caucase ([8]) était dans une situation toute particulière. Son grand éloignement ; une certaine autonomie par rapport à l’administration civile et militaire, résultat d’une longue pratique ; la présence à la tête de l’armée du Caucase, depuis août 1916, du grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, homme autoritaire, qui profitait de sa situation exceptionnelle pour trancher à sa manière les différends qui surgissaient entre le commandement et le G.Q.G. ; enfin, le caractère spécial du théâtre de la guerre et de l’adversaire, — caractère très distinct des conditions qu’offraient les fronts européens, — tout ceci singularisait l’armée du Caucase et créait entre elle et le G.Q.G. des rapports anormaux. Le général Alexéiev avait maintes fois avoué que, malgré toute sa bonne volonté, il se rendait fort mal compte de la situation au Caucase. Celui-ci avait son existence à part, ne tenant le centre au courant que dans la mesure où lui-même le croyait utile, et, d’ailleurs, présentant les choses à travers le prisme des intérêts locaux.

Au printemps de 1917, l’armée du Caucase se trouvait dans une situation difficile pour des raisons qui ne dépendaient d’aucun avantage stratégique ou militaire de l’ennemi : l’armée turque, en elle-même, n’offrait aucun danger sérieux. Le danger était dans le désordre intérieur : un pays sans routes, sans vivres, sans fourrages, des transports extrêmement difficiles, tout cela rendait l’existence des troupes intenable. L’aile droite pouvait, au moins, se ravitailler tant bien que mal, grâce aux transports de la mer Noire ; mais les autres corps, surtout ceux de l’aile gauche, étaient dans une situation extrêmement pénible. Étant données les conditions topographiques du pays, les transports se faisaient au moyen de bêtes de somme, par petites quantités, ce qui demandait un très grand nombre de chevaux, et cependant, sur les lieux, le fourrage manquait absolument ; la construction des routes destinées à la circulation des transports à traction mécanique ou animale n’avançait que très lentement, soit que l’on manquât des matériaux indispensables, soit que ceux-ci eussent été inutilement gaspillés pour la construction du chemin de fer de Trébizonde, ligne qui n’avait qu’une importance secondaire, puisqu’il existait, parallèlement, des transports maritimes.

Bref, au commencement de mai, le général Youdénitch écrivait dans son rapport que les maladies et la mortalité des chevaux avaient complètement désorganisé les convois ; certaines batteries demeurent sur les positions sans attelage ; les transports ont diminué de la moitié ; il manque près de 75.000 chevaux ; les rails, le matériel roulant et les fourrages font grandement défaut ; dans une seule moitié du mois d’avril, les effectifs de l’infanterie ont perdu 30.000 hommes, soit 22 %, à la suite du scorbut et du typhus, etc. Tout ceci obligeait le général Youdénitch à « prévoir la nécessité d’un recul forcé vers les sources de ravitaillement : au centre vers Erzeroum, sur le flanc droit, vers la frontière ».

La solution prévue par le général Youdénitch ne pouvait être admise tant pour des considérations d’ordre moral que parce que notre recul aurait rendu aux forces turques la liberté d’action sur les autres fronts d’Asie. Cette circonstance inquiétait surtout l’attaché militaire anglais auprès du G.Q.G., lequel, au nom de son commandement, avait maintes fois demandé une avance de l’aile gauche de nos troupes, dans la vallée de la rivière Diala, en vue d’une opération commune avec le corps anglais du général Mood, en Mésopotamie, contre l’armée turque de Khalil-Pacha. Il est certain que cette offensive était commandée plutôt par les considérations politiques (annexionnistes) des Anglais que par des nécessités stratégiques ; d’autant plus que la situation matérielle de notre flanc gauche était vraiment catastrophique et que le mois de mai, sur la Diala, marquait le commencement des chaleurs tropicales.

Il en résulta que le front du Caucase était incapable de toute offensive et que ses troupes reçurent l’ordre de se borner à la défense active de leurs lignes, le corps du flanc gauche ne devant passer à l’offensive qu’en contact avec les Anglais et à condition que ces derniers organisent le ravitaillement de ce corps.

En fait, à la mi-avril, on avait effectué un recul partiel dans les directions d’Ognot et de Mouch ; à la fin du même mois, l’aile gauche avança, sans résultats, dans la vallée de la Diala, après quoi il s’établit au front du Caucase une situation mitoyenne entre la paix et la guerre.

Reste le dernier élément constitutif des forces armées de la Russie, la flotte de la mer Noire… En mai et au commencement de juin, il y eut déjà des troubles sérieux qui aboutirent à la démission de l’amiral Koltchak ; cependant, cette flotte était encore considérée comme assez résistante pour accomplir sa tâche, qui consistait à dominer la mer Noire et, plus particulièrement, à bloquer la côte turque et bulgare et à protéger les voies maritimes conduisant aux fronts du Caucase et de Roumanie.

J’arrêterai là mon examen de la situation des fronts russes sans entrer dans le détail des combinaisons stratégiques : toute notre stratégie, quelle qu’elle fût, se brisait, alors contre le mouvement chaotique de la soldatesque.

Car, de Pétrograd au Danube et jusqu’à la Diala, s’étendait et se précipitait à vue d’œil la décomposition de l’armée. Au début de la révolution, il était difficile d’en escompter le degré d’extension et de gravité sur les différents fronts ; il était difficile d’en prévoir les effets sur les opérations futures. Mais déjà le doute se glissait dans bien des âmes : tous nos projets, nos calculs, nos efforts ne seraient-ils pas vains ?

  1. Désignation formée par les lettres initiales des mots précédents (en russe).
  2. Le Ministère de l’Agriculture gérait également les services du ravitaillement.
  3. Commandé successivement par les généraux Rouzsky, Dragomirov, Klembovsky, Tchérémissov.
  4. Il fut successivement commandé par les généraux Evert, Gourko, Dénikine et Balouev.
  5. Je n’ai pas trouvé de caractéristique analogue dans nos communiqués.
  6. Commandé successivement par les généraux Broussilov, Goutor, Kornilov, Balouev, Dénikine, Volodtchenko.
  7. Commandé successivement par les généraux Sakharov et Stcherbatchov.
  8. Commandé successivement par le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, les généraux Youdénitch et Prjevalsky.