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La Décomposition de l’armée et du pouvoir/24

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CHAPITRE XXIV

La révolution et les Cosaques.


Dans l’histoire de nos troubles, les cosaques occupent une place toute particulière.

Les relations entre les Cosaques et le Gouvernement russe central au cours de plusieurs siècles, se présentent invariablement sous un double aspect. Aux frontières lointaines du territoire russe où les désordres étaient continus et où la guerre sévissait sans trêve, on favorisa de toutes façons les établissements des colonies cosaques qui purent se développer sans entraves. Le pouvoir tolérait avec indulgence les traditions et les mœurs originales de ces guerriers-laboureurs à qui on laissait plus ou moins — leur indépendance et leur « self-government » démocratique : assemblées représentatives (« camp » — « cercle » — « conseil »), chef militaire élu par les troupes, atamans. « Le Gouvernement, écrit Soloviov, était trop faible pour juger avec sévérité les agissements des Cosaques, lorsque ceux-ci se bornaient à attaquer les pays étrangers : il fallait, pensait-on, laisser un certain champ d’action à cette force turbulente. » Mais les « agissements » des Cosaques devinrent, à plusieurs reprises, hostiles à Moscou. De là une longue lutte à l’intérieur de l’empire – lutte qui dura jusqu’à la fin du XVème siècle. À cette date, une répression cruelle étouffa le soulèvement de Pougatchev : le coup fut si violent que les Cosaques indépendants du Sud-est ne purent s’en relever. Peu à peu, il abandonna l’opposition irréductible où il s’était complu. Et il acquiert une réputation nouvelle : il devient l’élément le plus conservateur, le plus dévoué au Gouvernement, l’appui du trône, le soutien du régime.

Le pouvoir se plaît, en toute occasion, à témoigner sa bienveillance aux Cosaques : on met en avant les services qu’ils ont rendus, services considérables, à la vérité ; on enrégimente dans leurs troupes, à titre honorifique, des membres de la famille impériale ; on promet solennellement le maintien des « franchises cosaques »[1].

Mais, en même temps, toutes mesures étaient prises pour enrayer le développement excessif de ces « franchises ». Il ne fallait pas qu’elles missent obstacle à cette implacable centralisation qui fut, pour l’état russe à ses débuts, une nécessité inéluctable, mais qui devint la grande erreur de son évolution postérieure. Dans cet esprit de centralisation, le pouvoir limita l’autonomie des Cosaques, et l’on vit, récemment, se créer une tradition : des gens complètement étrangers aux troupes cosaques et à leurs mœurs furent nommés atamans. Les troupes cosaques — les plus anciennes, les plus nombreuses — furent commandées plus d’une fois par des généraux d’origine allemande.

Le Gouvernement impérial pouvait, semble-t-il, se lier sans restriction aux troupes cosaques qui avaient, à plusieurs reprises, eu l’occasion de justifier leur réputation, soit en réprimant çà et là des séditions politiques, des soulèvements locaux d’ouvriers ou de paysans, soit en éteignant un plus grand incendie, la révolution de 1905-1906, où elles jouèrent un rôle important. D’ailleurs, toutes ces « répressions » — où la violence et la cruauté ont toujours part — firent aux masses populaires une impression profonde. On répandit partout, en exagérant, les exploits des Cosaques, et ceux-ci devinrent un objet de haine dans les usines, chez les paysans, parmi les intellectuels libéraux — mais surtout, dans tous les milieux que l’on désigne par le terme général de « démocratie révolutionnaire ». Dans tous les écrits illégaux — libelles, proclamations, feuilles illustrées — « Cosaque » signifie « laquais de la réaction ».

Cette définition manque complètement de mesure. Voici en quels termes Mitrophane Bogaevsky, panégyriste des Cosaques du Don, esquisse le portrait politique de ses frères : « Ce qui a sauvé les Cosaques de l’anarchie — pour le moins aux premiers jours des troubles — c’est leur conception de l’État, de l’ordre légal. Ils ont toujours cru à la nécessité de vivre dans l’obéissance aux lois. Cette soif d’ordre, de légalité s’est manifestée et continue de se manifester dans toutes les assemblées des troupes cosaques ». Voilà certes de nobles aspirations, dénuées d’égoïsme. Mais cela ne tranche pas la question.

Malgré la charge écrasante de leurs obligations militaires, (ils étaient tous soldats), les Cosaques jouissaient, surtout dans le Sud, d’une certaine aisance. Rien ne les excitait à s’insurger contre le pouvoir, contre le régime à l’instar des ouvriers et des paysans de la Russie centrale. Une répartition extrêmement compliquée des terres mettait les intérêts économiques des Cosaques autochtones (qu’elle avantageait, du reste), en opposition avec ceux des colons « étrangers » ([2]). Ainsi dans le territoire du Don, pays des troupes les plus anciennes et les plus importantes, chaque propriétaire disposait, en moyenne :

Les Cosaques : de 19, 3 à 30 dessiatines (arpents) Les paysans aborigènes : 6, 5 Les paysans immigrés : 1, 3

Enfin, les circonstances historiques d’une part et, de l’autre, le système de recrutement des troupes dans des territoires strictement délimités — tout cela fit des régiments cosaques un tout bien homogène où des hommes de même race se sentaient solidaires. Bien que les rapports entre officiers et simples soldats sortissent un peu de l’ordinaire, les unités cosaques possédaient une discipline solide et obéissaient aveuglément à leur chef et au pouvoir suprême.

Le Gouvernement sut mettre à profit les sentiments des troupes cosaques dont il se servit, fréquemment, pour étouffer les insurrections. Par quoi il excita contre elles une sourde irritation au sein des masses populaires.

En paiement de leurs « franchises » traditionnelles, les Cosaques, je l’ai déjà dit, étaient presque tous soldats.

Voici un tableau qui montrera tout le poids de leurs charges militaires et l’importance de leurs troupes au milieu des forces armées de la Russie :

Effectif des troupes cosaques en automne 1917.


Régiments de cavalerie Du Don : 60 Du Kouban : 37 D’Orenbourg : 18 Du Térek : 12 De l‘Oural : 9 De Sibérie : 9 De Transbaïkalie : 9 De Semirétchensk : 3 D’Astrakhan : 3 De l’Amour : 2 Total ([3]) : 162

Sotnias (escadrons) non enrégimentées Du Don : 72 Du Kouban : 37 D’Orenbourg : 40 Du Térek : 3 De l‘Oural : 4 De Sibérie : 3 De Transbaïkalie : 0 De Semirétchensk : 7 D’Astrakhan : 0 De l’Amour : 5 Total : 171

Bataillons d’infanterie Du Don : 0 Du Kouban : 22 D’Orenbourg : 0 Du Térek : 0 De l‘Oural : 0 De Sibérie : 0 De Transbaïkalie : 0 De Semirétchensk : 0 D’Astrakhan : 0 De l’Amour : 0 Total : 24

Les troupes cosaques se virent dispersées sur tout le front russe, de la mer Baltique à la Perse. À l’effectif d’une division, d’un corps de cavalerie, elles étaient attachées à une armée. Ou bien dans certains corps, dans certaines divisions, elles entraient par régiments, par groupes de deux escadrons, par sotnias séparées. L’élément cosaque est le seul de toute l’armée qui ait ignoré la désertion.

Au début de la révolution, dans tous les groupes politiques — et aussi chez les représentants des pays alliés — on s’intéressa passionnément aux troupes cosaques : les uns fondaient sur elles des espoirs irréalisables, les autres, sans réticence, les déclaraient suspectes. Les groupes de droite attendaient des Cosaques la restauration ; les bourgeois libéraux voyaient en eux les défenseurs vigilants de l’ordre public ; les gens de la gauche, hantés par le spectre de la contre-révolution, s’efforcèrent, par une agitation politique forcenée, de désorganiser leurs régiments. Entreprise facile à l’époque : une sorte de découragement et de repentir était alors la note dominante dans les assemblées, dans les congrès, dans les « cercles », dans les « conseils » des Cosaques. Ceux-ci accusaient le pouvoir renversé naguère par la révolution de les avoir toujours, par système, dressés contre le peuple.

Les Cosaques, surtout dans leurs territoires situés en Russie d’Europe, entretenaient avec la population agricole des relations infiniment compliquées ([4]). Parmi les lots qui leur appartenaient s’insérait toute une bigarrure de terrains : les terres des paysans aborigènes, habitant le pays de longue date, d’autres terres, affermées à long terme, où s’étaient développés de grands villages, d’autres enfin, données en fiefs par le pouvoir suprême à divers personnages, et tombées peu à peu entre les mains d’immigrés. Avec la révolution cette complexité fit surgir des conflits qui se manifestèrent par des violences et par des usurpations. Le Gouvernement Provisoire jugea nécessaire d’adresser le 7 avril aux troupes du Don (aux aspirations desquelles se conformaient les autres) une proclamation qui reconnaissait « les droits historiques, intangibles des Cosaques sur leurs terres ». Quant à la population immigrée dont la propriété « était de même étayée par des droits historiques », elle recevrait satisfaction — dans la mesure du possible — lorsque siégerait l’Assemblée Constituante. Ce dilemme agraire, qui touchait aux intérêts les plus impérieux des Cosaques, fut éclairci sans la moindre équivoque au Congrès panrusse des paysans, en mai, par Tchernov, ministre de l’agriculture. Ce dernier déclara que vu la grande étendue des terres appartenant aux Cosaques, ils allaient se voir forcés d’en céder une partie.

Dans les territoires cosaques, cependant, on étudiait avec une ardeur passionnée les questions de « libre disposition » et d’ « autonomie ». La presse donnait à ce sujet des renseignements peu clairs, souvent contradictoires. Aucune voix n’avait exprimé encore les sentiments des cosaques dans leur totalité. Il est facile de concevoir l’intérêt que suscita le congrès panrusse des Cosaques, ouvert à Pétrograd au commencement de juin.

Le congrès, tenant compte de la situation compliquée des Cosaques, paya à la révolution son tribut de sympathies, exalta l’autorité suprême de l’état et s’occupa de ses intérêts particuliers — la question de la propriété terrienne, question essentielle, dominait tout ! Il fit ses politesses au Soviet tout en condamnant avec fermeté le programme des bolcheviks.

Et pourtant l’impression définitive manqua de netteté : les espérances des uns persistèrent, les craintes des autres ne furent pas dissipées.

À la même époque, la démocratie révolutionnaire prenait l’initiative d’une campagne énergique en vue de l’abandon des privilèges et de la dissolution des organisations cosaques. Cette idée n’eut aucun succès. Au contraire, ils marquèrent une tendance de plus en plus vive à suivre leurs traditions particularistes et à faire de leurs organisations militaires un tout compact. On créa partout des gouvernements cosaques, des atamans furent élus par le peuple, des organes représentatifs s’établirent (« cercles, « conseils ») dont les compétences s’étendaient à mesure que diminuaient l’autorité et la puissance du Gouvernement Provisoire. On vit à la tête des troupes des hommes de grande valeur : Kalédine (Don), Doutov (Orenbourg), Karaoulov (territoire du Térek).

Dès lors, dans les territoires cosaques s’établit un triple pouvoir : l’ataman et ses ministres, les commissaires du Gouvernement Provisoire et le Soviet des députés ouvriers.

D’ailleurs l’autorité des commissaires s’émoussa après une défense qui dura peu et qui échoua — ils s’effacèrent bientôt. Plus sérieuse fut la lutte des Cosaques contre les Soviets locaux, contre les comités qui s’appuyaient sur une soldatesque en révolte. Les dépôts, les formations de l’arrière avaient envahi le territoire et c’était un vrai fléau qui terrorisait la population, qui répandait l’anarchie par les villes et les villages ; on volait, on pillait, on s’emparait des terres et des industries, au mépris de toute justice, de toute autorité. La vie était devenue intenable. Et les Cosaques n’avaient aucun moyen de combattre cette peste : toutes les troupes étaient sur le front. En automne 1917 cependant le général Kalédine put concentrer — de connivence avec le G.Q.G. — une, puis trois divisions avec lesquelles il s’efforça de rétablir l’ordre sur le Don. Il occupa militairement les croisements de voies ferrées, les mines les plus importantes, tous les points par où s’opéraient le ravitaillement et la liaison avec le front et le pouvoir central. Toutes ces mesures étaient entravées par la résistance acharnée des Soviets qui voyaient partout la contre-révolution. Le Gouvernement Provisoire lui-même se méfiait quelque peu de ces troupes. Et c’est alors pourtant que ceux du Kouban et du Térek suppliaient le Don de leur envoyer au moins quelques sotnias : « les camarades, disaient-ils, leur rendaient l’existence insupportable. »

Les relations d’amitié qui s’étaient établies, aux premiers jours de la révolution, entre les démocraties panrusse et cosaque, furent bientôt définitivement rompues. Le « socialisme cosaque » n’avait rien de commun avec la pure doctrine des idéologues : il ne sortait pas de son cadre corporatif, il s’isolait dans ses intérêts de classe. Mais la cause de cette rupture ne fut pas seulement la question de l’autonomie locale, ce fut surtout le problème agraire : tandis que les Soviets voulaient partager les terres selon un système égalitaire, sans avantager les Cosaques, ceux-ci défendaient à outrance leurs droits de propriété et de gestion sur toutes les terres cosaques, alléguant l’histoire et les services qu’ils avaient rendus jadis en conquérant, en protégeant, en colonisant les anciennes marches de la Russie.

On n’arriva pas à établir une administration territoriale unique : les luttes intestines commencèrent.

Une atmosphère de haine entre les Cosaques et les paysans immigrés pesait sur le pays. Au cours de la guerre civile, dont la violence croissait d’heure en heure, on vit se perpétrer des crimes monstrueux : quand le pouvoir passait de mains en mains, les vaincus étaient décimés. Dans les grands territoires cosaques, l’une ou l’autre moitié de la population était résolument mise à l’écart, dans l’organisation et l’administration du pays ([5]). À côté de ce phénomène il s’en produisit un autre : le mouvement séparatiste, la sécession des Cosaques.

Ceux-ci avaient toutes sortes de raisons pour croire que la démocratie révolutionnaire était portée à léser leurs intérêts et, surtout, dans la question agraire, qui les touchait au vif. D’autre part, l’opinion du Gouvernement provisoire à ce sujet était des plus équivoques — il se trouvait, d’ailleurs, de toute évidence, à la veille de sa chute. L’avenir était indécis. C’est pourquoi, tout en suivant la tendance générale et légitime à la décentralisation, les Cosaques, toujours, au cours des siècles, épris de Liberté, mirent tout leur zèle à se donner l’indépendance la plus large possible : l’Assemblée Constituante ne pourrait plus que s’incliner devant le fait accompli ; leurs hommes politiques déclaraient tout franchement : « On aura, au moins, de quoi rabattre. » Peu à peu le désir de s’administrer librement évolua, s’élargit : on passa de l’autonomie à la fédération, à la confédération. À tout cela s’ajoutèrent les vanités, les amours-propres locaux, les intérêts particuliers : on en vint à rejeter de parti pris tout ce qui aurait pu fortifier le gouvernement central. On s’affaiblissait les uns les autres et la guerre civile s’éternisait ([6]). De toutes ces circonstances sortit le projet de créer une armée cosaque indépendante. Les troupes du Kouban furent les premières à le concevoir. À ce moment donné, Kalédine y fit opposition, d’accord avec ceux des hommes du Don qui se montraient partisans d’une politique moins séparatiste.

Tout ce qui vient d’être exposé a particulièrement trait à trois groupes cosaques (Don, Kouban et Térek) comprenant les 60 % de la totalité des Cosaques. Leurs caractéristiques générales sont aussi celles des autres territoires.

À mesure que la composition du ministère se modifiait et que son autorité diminuait, les sentiments des Cosaques à l’égard du Gouvernement Provisoire se transformèrent. On en trouve l’expression dans les motions et dans les proclamations du Conseil de la ligue de toutes troupes, celles des atamans, des « cercles » et des gouvernements cosaques. Jusqu’au mois de juillet les votes sont unanimes : les Cosaques se soumettent au gouvernement et se déclarent prêts à le soutenir. Plus tard, tout en reconnaissant jusqu’au bout le pouvoir central, ils manifestent une vive opposition quand il s’agit d’organiser leur administration, leur système agraire. Ils ne veulent plus que leurs troupes servent à réprimer les révoltes militaires, à étouffer les troubles et les émeutes.

En octobre le « conseil » du Kouban s’érige en Constituante et promulgue la constitution du territoire du Kouban. Il faut signaler de quel ton l’on parle : « Quand le Gouvernement Provisoire guérira-t-il de cette maladie (le bolchevisme) ? Quand prendra-t-il les mesures indispensables pour faire cesser tous ces désordres ? »

Le Gouvernement Provisoire, à bout d’autorité, sans moyens d’agir, cédait sur tous les points et s’efforçait de s’entendre avec les gouvernements cosaques.

Et voici des faits particulièrement intéressants : à la fin d’octobre toutes les communications étaient coupées, le Don manquait de renseignements précis au sujet des événements de Pétrograd et de Moscou. On ignorait les destinées du Gouvernement Provisoire, mais on supposait que certains ministres continuaient à gouverner, quelque part. Les chefs cosaques, représentant les troupes alliées du Sud-Est ([7]), cherchèrent à atteindre ce reste de gouvernement. Ils s’offraient à le défendre contre les bolcheviks. Mais ils faisaient leurs conditions, d’ordre économique : on leur prêterait un demi-milliard de roubles, sans intérêts, l’État prendrait à sa charge l’entretien des régiments cosaques en dehors du territoire de la ligue, on créerait une caisse de retraite et un fonds destiné à indemniser les victimes et leurs parents, on abandonnerait aux Cosaques tout le butin ( ?) que leur procurerait la guerre civile.

Pourichkevitch poursuivit longuement le projet de transférer dans le Don la Douma d’Empire qui y aurait fait contrepoids au gouvernement provisoire. Au cas où celui-ci eût été renversé, la source légale du pouvoir se serait retrouvée intacte. Mais Kalédine, n’entra jamais dans ces vues.

Ce qui prouve clairement l’idée qu’on se faisait des Cosaques dans les groupes les plus divers, c’est l’attraction que le Don ne cessa d’exercer : en hiver 1917 on y vit arriver Rodzianko, Milioukov, le général Alexéiev, les prisonniers de Bykhov, Savinkov et même Kérensky qui, vers le 20 novembre 1917, sollicita, à Novotcherkassk, une entrevue avec le général Kalédine. Celui-ci refusa de le recevoir. Quant à Pourichkevitch, s’il ne vint pas, c’est que les bolcheviks l’avaient arrêté à Pétrograd.

Et soudain l’on comprit qu’on s’était lourdement trompé : les Cosaques, à l’époque, n’étaient plus capables d’agir !

Quand les désordres ensanglantaient leurs territoires, les atamans avaient, à plusieurs reprises, demandé l’autorisation de retirer du front une partie au moins de leurs divisions. On attendait ces troupes avec une extrême impatience, on fondait sur elles des espérances illimitées. En octobre, on pensa toucher au but : les divisions cosaques se dirigeaient vers leur pays. Elles eurent à surmonter cent obstacles : à chaque station le Vikgèle ([8]) où les Soviets locaux refusaient de leur laisser continuer leur voyage ; on les insultait, on les désarmait — et pourtant, après avoir mis en jeu, selon l’occurrence, la prière, la ruse ou la menace, elles rallièrent enfin leur territoire.

Mais il était tout à fait impossible de soustraire les troupes cosaques au fléau qui s’était abattu sur l’armée. Elles avaient subi les mêmes influences, extérieures et psychologiques, qui les avaient désorganisées tout pareillement — moins radicalement peut-être. À deux reprises, on essaya de les faire marcher sur Pétrograd sous Krymov ([9]), puis sous Krassnov ([10]). L’entreprise échoua ; et cela contribua à embrouiller davantage encore les idées très confuses qu’elles concevaient, au sujet de la situation politique.

Le retour des troupes cosaques dans leur pays y causa une amère désillusion. Ceux du Don, du Kouban et du Térek ([11]) tout au moins, rapportèrent du front le bolchevisme intégral, dégagé, cela s’entend, de toute théorie, mais accompagné de tous les phénomènes de désorganisation que nous connaissons déjà. Cette désorganisation se produisit par degrés, elle ne fut complète que plus tard, mais dès le début elle se manifesta par la rébellion contre les « vieux », par la négation de toute autorité, par les violences, par la chasse aux officiers qu’on livrait aux bolcheviks et surtout par le refus absolu de prendre les armes contre le Gouvernement des Soviets qui avait promis — fallacieusement — de maintenir l’intégrité des droits et des us et coutumes cosaques. Le bolchevisme d’une part, les us et coutumes cosaques de l’autre ! Voilà une de ces contradictions bizarres qui déchiraient la Russie, prise du sombre vertige où sombra la liberté si ardemment désirée.

Ainsi commença dans la vie des Cosaques et dans leurs familles une véritable tragédie. Un mur infranchissable s’était élevé entre les « vieux » et « ceux du front ». La paix intérieure s’effondrait. Les fils se dressaient contre les pères.

  1. Le dernier rescrit octroyé par l’empereur Nicolas II aux troupes du Don est daté du 24 janvier 1906. On y lit ce passage : « Nous confirmons tous les droits et tous les privilèges qui leur ont été accordés. Nous leur donnons Notre parole Impériale de ne modifier en rien les conditions de leur service militaire — service où elles se sont couvertes de gloire — et de maintenir intangibles leurs biens et propriétés, conquis au prix de leurs travaux, de leurs efforts et du sang des ancêtres ».
  2. On appelait ainsi, dans les territoires cosaques, l’élément immigré, non autochtone.
  3. Toutes ces troupes avaient leur artillerie.
  4. Il y avait, dans le Don, 48 % de paysans et 46 % de Cosaques.
  5. Dans les territoires principaux (Don et Kouban), les Cosaques formaient la moitié de la population environ.
  6. Je reviendrai en détail sur tous ces faits.Celles du Don, du Kouban, du Térek, d’Astrakhan et les montagnards du Caucase septentrional. Voir la suite.est
  7. Celles du Don, du Kouban, du Térek, d’Astrakhan et les montagnards du Caucase septentrional. Voir la suite.Comité exécutif panrusse des cheminots.
  8. Comité exécutif panrusse des cheminots.
  9. 3ème corps de cavalerie pendant la marche de Kornilov sur Pétrograd contre Kérensky.
  10. 3ème corps de cavalerie aux ordres de Kérensky contre les bolcheviks.
  11. Les troupes de l’Oural ont ignoré le bolchevisme jusqu’à leur anéantissement tragique, fin 1919.