La Décomposition de l’armée et du pouvoir/29

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CHAPITRE XXIX

La Conférence des Ministres et des Commandants en Chef au G. Q. G., le 16 juillet.


Dès que je fus rentré à Minsk, venant du front, je reçus l’ordre de me rendre, pour le 16 juillet, au Grand Quartier Général, afin d’y participer à d’importantes délibérations. Kérensky avait demandé à Broussilov d’inviter à Mohilev les chefs les plus compétents, à son jugement, qui examineraient la véritable situation des armées, les conséquences de l’écroulement de juillet et la voie où l’on engagerait la politique militaire dans l’avenir. Il paraît que le général Gourko, invité par Broussilov, ne fut pas admis par Kérensky à prendre part aux délibérations. Le Grand Quartier adressa au général Kornilov une dépêche lui demandant d’exposer par écrit son opinion sur les questions soulevées, la situation difficile sur le front Sud-Ouest ne lui permettant pas de quitter son poste. Rappelons-nous qu’à ce moment — le 14 et le 15 juillet — la 11ème armée était en pleine retraite, du Sereth vers le Zbroutch, et que nous nous demandions tous, avec angoisse, si la 7ème armée réussirait à passer le Sereth inférieur et la 8ème la ligne des Zaliéchriki, afin d’échapper à la pression des armées allemandes qui coupaient les routes.

Le pays et l’armée étaient à la veille d’une catastrophe : aussi décidai-je de faire, sans me préoccuper des conventions de l’étiquette, un tableau exact de l’état des troupes, dans toute sa réalité affreuse.

J’arrivai chez le généralissime. Broussilov me dit, à mon grand étonnement :

« Antoine Ivanovitch, je me suis rendu compte nettement qu’on ne peut aller plus loin. Il s’agit de trancher la question. Ces commissaires, ces comités, cette démocratisation mènent à leur perte l’armée et la Russie. Je veux exiger catégoriquement qu’on cesse de désorganiser l’armée. Vous me soutiendrez, je l’espère. »

Je lui déclarai que j’étais absolument de son avis et que j’avais l’intention de poser la question de l’avenir de l’armée en termes aussi nets et aussi décisifs que possible. Je dois avouer que cette démarche de Broussilov me le rendit fort sympathique et que je supprimai, mentalement, dans mon discours, toute l’amertume que j’avais amassée contre le commandement suprême.

On attendit longtemps, une heure, une heure et demie, l’ouverture de la conférence. Puis on apprit qu’il s’était produit un petit incident. Le ministre de la Guerre n’avait été reçu à la gare ni par le général Broussilov, ni par son chef d’état-major, le général Loukomsky : tous deux, ils avaient été empêchés, par des affaires urgentes, d’aller au-devant du train. Kérensky attendit longtemps : il finit par perdre patience ; il envoya au général Broussilov son aide de camp, porteur d’un ordre cassant : le généralissime avait à se rendre immédiatement à la gare et faire son rapport au ministre. Cet incident passa presque inaperçu. Mais ceux qui ont vu de près la scène politique savent que les acteurs qui s’y produisent ne sont que des hommes, avec toutes leurs faiblesses… et que le jeu continue souvent dans les coulisses.

À la conférence participaient les personnages suivants : Kérensky, président du conseil, Téréchtenko, ministre des affaires étrangères, le général Broussilov, chef suprême des armées, et le général Loukomsky, son chef d’état-major, les généraux Alexéiev et Roussky, le général Klembovsky, commandant en chef du front Nord, moi-même, commandant en chef du front Ouest, et le général Markov, mon chef d’état-major, l’amiral Maximov, les généraux Vélitchko et Romanovsky, — Savinkov, commissaire aux armées, et deux ou trois jeunes gens de la suite de M. Kérensky.

Broussilov adressa aux assistants un bref discours qui m’étonna par sa tournure vague et trop générale. En réalité, il parla pour ne rien dire. Je me persuadai qu’il tiendrait sa promesse à la fin de nos travaux, quand il les résumerait et en dégagerait les conclusions. Je me trompais : le général Broussilov ne sortit plus de son silence. Après lui, on me donna la parole. Je m’exprimai en ces termes :

* * *


« C’est avec une profonde émotion et dans le plein sentiment de ma haute responsabilité morale, que je commence mon rapport. Je vous prie de m’excuser : au temps de l’autocratie impériale, j’ai toujours parlé franchement et sans ambages ; je ne changerai pas de langage aujourd’hui, sous l’autocratie révolutionnaire.

« Quand j’ai assumé le commandement du front, j’ai trouvé les troupes en pleine décomposition. J’en ai été d’autant plus surpris que, ni dans les rapports adressés au Grand Quartier Général, ni au moment même de ma nomination, la situation ne m’était apparue dans un jour si désavantageux. Mais le fait est facile à expliquer : tant que les corps d’armée étaient sur la défensive, ils n’ont pas commis d’infractions trop graves à la discipline. Dès qu’il s’est agi d’accomplir son devoir, quand l’ordre a été donné d’occuper les tranchées de départ en vue de l’offensive, l’instinct de conservation prit le dessus et la démoralisation s’est manifestée pleinement.

« Dix divisions à peu près, refusaient d’occuper les positions désignées en vue de l’offensive : cela a exigé des efforts inouïs de la part des chefs de tous grades, des comités, des agitateurs ; cela a exigé d’interminables supplications, des exhortations, des conseils… Pour qu’il me fût possible d’agir avec fermeté, j’ai dû, coûte que coûte, diminuer le nombre des troupes en révolte. C’est ainsi que s’écoula environ un mois : certaines divisions, il est vrai, exécutaient les ordres de combat. Mais le 2ème corps du Caucase et la 169ème division d’infanterie étaient en complet désarroi. Certaines troupes n’avaient plus figure humaine, non seulement au moral, mais au physique même. Je n’oublierai jamais l’heure que j’ai passée au milieu du 703ème régiment de Souram. Dans les régiments il y avait de huit à dix fabriques clandestines d’eau-de-vie : partout, on ne voyait qu’ivrognerie, jeux de hasard, rixes, vols, voire assassinats.

« J’ai pris une mesure extrême : j’ai ramené à l’arrière le 2ème corps du Caucase (sans la 51ème division d’infanterie) et en ai ordonné la dissolution, en même temps que celle de la 169ème division d’infanterie. Par conséquent, au début même des opérations, je retranchais de mes armées 30.000 baïonnettes, avant le premier coup de fusil.

« Je dirigeai sur le secteur des Caucasiens la 28ème et la 29ème divisions d’infanterie qui passaient pour les meilleures de tout le front… Et voilà que la 29ème ayant atteint les tranchées à marches forcées, se retira le lendemain dans sa presque totalité (deux régiments et demi) ; la 28ème fit descendre en tranchées un seul régiment, qui décida sans appel de ne pas attaquer.

« Tout ce qu’il était possible de faire pour relever le moral des troupes a été fait.

« Le généralissime est venu sur le front, lui aussi, après avoir causé avec les comités et les représentants de deux corps, il avait eu l’impression que « les soldats étaient bien disposés, mais que les chefs avaient peur et perdaient la tête ». C’est faux. Les chefs, au milieu de difficultés incroyables, ont fait tout ce qu’ils pouvaient. Mais Monsieur le Généralissime ignore que le meeting du premier corps sibérien où son discours avait soulevé les applaudissements les plus enthousiastes, a continué après son départ… De nouveaux orateurs y ont pris la parole pour inviter les soldats à ne pas écouter « le vieux bourgeois ». (Je m’excuse, mais je dis la vérité — Interruption de Broussilov : « Je vous en prie… ») Et ont accompagné son nom des jurons les plus orduriers. Les violences de ces orateurs ont, elles aussi, soulevé un tonnerre d’applaudissements.

« Le Ministre de la Guerre, en tournée sur le front, qui, par ses discours inspirés, avait appelé les troupes au sacrifice, fut reçu avec enthousiasme par la 28ème division. Mais, au moment où il reprenait son train, une députation d’un des régiments est venue lui annoncer que les hommes avaient, avec ceux d’un autre régiment, pris la décision, une demi-heure après son départ, de « ne pas attaquer ».

À la 29ème division, une solennité particulièrement touchante a été célébrée : la remise d’un drapeau rouge au commandant du régiment d’infanterie de Poti : l’officier avait mis un genou en terre pour le recevoir. Par la bouche de trois orateurs, les soldats de Poti, avec des cris passionnés, jurèrent de « mourir pour la Patrie ». Ce même régiment, dès le premier jour de l’offensive, n’est pas même descendu en tranchée : il a fait demi-tour ignominieusement et s’en est allé à dix verstes du champ de bataille.

Parmi les institutions créées pour relever le moral des soldats, mais qui, en réalité, ont travaillé à leur démoralisation, je citerai le commissariat aux armées et les comités.

Il y a, peut-être, au nombre des commissaires des merles blancs, des gens qui ne s’occupent que de ce qui est de leur compétence et arrivent à être utiles. Mais cette institution crée une deuxième autorité à côté de celle des chefs militaires ; c’est une cause perpétuelle de contestations ; par ses ingérences illicites et criminelles, elle désagrège fatalement l’armée.

Je me vois obligé de tracer le portrait des trois commissaires du front ouest. Le premier est, peut-être, un brave homme, un honnête homme — je ne le connais pas personnellement — mais c’est un utopiste qui ne comprend rien à la vie militaire et, d’autre part, ignore la vie tout simplement. Il a une très haute idée de son autorité. Quand il exige que le chef d’état-major exécute ses ordres, il déclare avoir le droit de révoquer tous les commandants, jusqu’au chef d’armée, y compris… Un jour qu’il expliquait aux troupes l’essence même de son pouvoir, voici comme il l’a défini : « Tous les fronts dépendent du ministre de la guerre, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! Moi, pour le front ouest, je suis le ministre de la guerre. »

Le second — aussi bien renseigné que l’autre sur la vie militaire — est un socialiste-démocrate à la limite entre le menchevisme et le bolchevisme. C’est lui qui avait été rapporteur de la section militaire au congrès panrusse des Soviets. C’est le même qui jugeait insuffisante la débâcle causée par la déclaration des droits et qui voulait pousser plus avant la démocratisation. Il exigeait la faculté de révoquer les officiers, de leur donner des certificats ; il exigeait encore la suppression de la seconde moitié du § 14, qui reconnaît aux chefs le droit de fusiller les lâches et les bandits. Enfin, il demandait la liberté de parole, non seulement aux heures de repos, mais aussi sous les armes.

Le troisième, qui n’est pas russe, nourrit évidemment un grand mépris pour nos soldats. Quand il s’approchait d’un régiment, il avait l’habitude de lui lancer des jurons choisis : jamais les chefs, sous l’ancien régime, n’en avaient proféré de pareils. Mais, chose étrange ! Les guerriers révolutionnaires conscients et libres trouvent ces procédés tout naturels : ils obéissent, ils exécutent tous les ordres. Ce dernier commissaire, au jugement des chefs, nous est d’un grand secours.

Un autre principe de désorganisation, ce sont les comités. Il en est, je ne le nierai pas, qui travaillent à merveille et qui font tout leur devoir. Plusieurs de leurs membres ont fait à l’armée le plus grand bien ; plusieurs ont scellé d’une mort héroïque leur dévouement à la Patrie. Mais les services que certains hommes ont rendus ne compensent pas le moins du monde, je l’affirme, l’immense dommage que les Comités ont causé en introduisant dans l’armée la multiplicité des autorités et des chefs, les démêlés, les ingérences, tout ce qui est fait pour affaiblir le pouvoir. Je pourrais citer par centaines les résolutions qui ont suscité le désordre qui ont jeté le discrédit sur l’autorité.

Je m’en tiendrai à quelques faits particulièrement marquants, particulièrement significatifs.

On cherche à se saisir du pouvoir, ouvertement et sans équivoque.

Le journal du comité du front, dans un article du président, exige qu’on attribue aux comités l’autorité gouvernementale.

À la 3ème armée, le comité demande dans une motion — que le commandant de l’armée appuyait, à mon grand étonnement — « d’octroyer aux comités d’armée les pleins pouvoirs du ministre de la guerre et du comité central des députés soldats et ouvriers — ce qui leur donnerait le droit d’exécuter toutes leurs décisions… au nom du Comité… »

Quand on s’est mis, au comité du front, à discuter la fameuse « déclaration », les opinions se sont divisées au sujet du § 14. Les uns ont rejeté la deuxième partie du paragraphe, les autres ont exigé l’introduction d’un amendement : « les membres du comité du front ont le droit, dans des circonstances analogues, de mettre en œuvre toutes mesures utiles et même de faire intervenir la force armée même contre les chefs ». Voilà où nous allons.

Nous trouvons mentionné dans le rapport de la section du Congrès panrusse le droit exigé pour les organisations de soldats de récuser et de recommander les chefs, le droit de participer à la direction de l’armée.

Ne croyez pas qu’il n’y ait là que des théories. Non ; les comités empiètent sur tous les domaines : questions militaires, intérieures, administratives. Et cela est bien en harmonie avec l’anarchie morale et matérielle des troupes — où l’insubordination est un fait général.

Nous étions occupés à la préparation morale de l’offensive. Le Comité du front, le 8 juin, vota la motion : « ne pas attaquer » ; le 18 juin, changement à vue : on décide de participer aux opérations. Le Comité de la 2ème armée a résolu, le 1er juin, de ne pas attaquer ; le 20 juin, il est revenu sur cette résolution. Le Soviet des députés ouvriers et soldats de Minsk a voté, par cent vingt trois voix contre soixante-dix-neuf, de s’opposer à l’offensive.

Tous les Comités de la 169ème division d’infanterie ont exprimé leur défiance au gouvernement et déclaré qu’attaquer l’ennemi « c’était trahir la révolution ».

La campagne entreprise contre l’autorité s’est manifestée par une série de révocations frappant les officiers supérieurs — les Comités y prirent presque toujours une part active. Quelques heures seulement avant le début des opérations, dans un secteur de la plus grande importance, un commandant de corps d’armée, un chef d’état-major et un chef de division ont dû se retirer. La même mesure frappa, au total, soixante chefs militaires, en commençant par les commandants de corps d’armée pour finir aux commandants de régiments.

II est difficile de calculer tout le mal qu’ont fait les comités. Ils n’ont pas de discipline intérieure. Quand la majorité a voté une mesure raisonnable — tout n’est pas fait. C’est à leurs membres de mettre en pratique la décision prise. Plus d’une fois, des bolcheviks ont abusé de leur titre de membres, pour semer, sans risque, le désordre et la révolte.

Au résumé, multiplicité des dirigeants, multiplicité des autorités. Au lieu de fortifier le pouvoir, on l’affaiblit. Et le chef militaire, placé sous tutelle, soumis au contrôle, nommé aujourd’hui, révoqué demain, diminué de toutes façons, avait dû conduire ses troupes au combat avec autorité, avec courage !…

Telle a été la préparation morale qui a précédé l’offensive. La concentration des troupes n’est pas achevée. La situation sur le front sud-ouest exigeait des secours immédiats. L’adversaire avait prélevé sur mon front trois ou quatre divisions pour les lancer contre le front sud-ouest : je décidai d’avancer avec les troupes restées fidèles, en apparence du moins, à leur devoir.

Pendant trois jours, notre artillerie avait détruit les tranchées ennemies, effectué d’effroyables bouleversements, causant aux Allemands de lourdes pertes. La voie était libre devant notre infanterie. Toute la première zone, ou presque, fut enfoncée. Nos lignes de tirailleurs arrivèrent aux batteries ennemies. Cette rupture du front aurait dû se transformer en une victoire éclatante — la victoire que nous attendions depuis si longtemps.

Mais… permettez-moi de vous citer quelques extraits des relations de la bataille :

« Les troupes de la 28ème division d’infanterie s’approchèrent de leurs tranchées de départ quatre heures seulement avant le déclenchement de l’attaque : d’ailleurs, seules, deux compagnies et demie du 109ème régiment y parvinrent, avec quatre mitrailleuses et trente officiers ; le 110ème arriva à ses positions réduit de moitié ; deux bataillons du 111ème, qui comblèrent les vides, refusèrent d’attaquer ; au 112ème, les soldats regagnèrent l’arrière par dizaines ([1]). Les unités de la 28ème division débouchèrent sous un feu violent d’artillerie, de mitrailleuses et de fusils, elles se terrèrent derrière leurs barbelés, incapables de se porter en avant : seules, quelques troupes d’assaut, accompagnées de volontaires du régiment de la Volga et d’un peloton d’officiers, réussirent à enlever la première ligne de tranchées ; mais la mitraille les empêcha de tenir et, vers midi, la 28ème division regagna ses positions de départ, ayant essuyé de lourdes pertes, surtout en officiers. Dans le secteur de la 51ème division, l’offensive partit à 7 heures 5 minutes. Les régiments 202ème de Gouri et 201ème d’Ardagan-Mikhaïlovo, suivis de deux compagnies du régiment de Soukhoum et des compagnies d’assaut des régiments de Soukhoum et de Poti, enlevèrent rapidement deux lignes de tranchées qu’elles prirent à la baïonnette et, à 7 heures et demie, attaquèrent la troisième ligne. La brèche avait été si rapidement faite que l’ennemi surpris ne réussit pas à déclencher à temps son tir de barrage. Le 201ème régiment de Poti qui suivait, arriva à la première ligne de nos tranchées, mais il refusa de continuer sa marche, laissant ainsi sans renforts les éléments qui avaient forcé les lignes de l’adversaire. Les troupes de la 134ème division, qui venaient derrière ceux de Poti, n’exécutèrent pas leur mission à cause de l’encombrement des tranchées et aussi du feu nourri de l’artillerie ennemie. En partie elles se dispersèrent, en partie elles se cachèrent dans nos abris. Ceux de Gori et d’Ardogan qui ne voyaient venir aucun soutien, ni derrière eux ni sur leurs flancs, commencèrent à s’agiter : plusieurs compagnies dont tous les officiers étaient tombés, battirent peu à peu en retraite, suivies de toutes les autres, sans y être sérieusement contraintes par les Allemands, qui n’ouvrirent un feu violent d’artillerie et de mitrailleuses qu’au moment de la fuite des nôtres… Les troupes de la 29ème division n’occupèrent pas à temps voulu leur ligne de départ : les soldats, déprimés, avançaient sans enthousiasme. Un quart d’heure avant le commencement de l’action, le 114ème régiment, sur le flanc droit, refusa d’attaquer. On le remplaça par le régiment d’Erivan qui était en réserve. Pour des raisons inconnues, le 116ème et le 113ème régiments partirent trop tard.

« Après notre insuccès la déroute de nos soldats ne fit que croître et, à la nuit tombante, prit des proportions effrayantes. Les soldats fatigués, démoralisés, déshabitués du bruit de la bataille et du fracas des canons, affaiblis par tant de mois d’inaction, de repos, de fraternisations et de meetings, désertaient les tranchées, abandonnaient les fusils, les mitrailleuses, et regagnaient l’arrière.

« La lâcheté et l’indiscipline de certaines unités étaient si complètes que les chefs furent obligés de demander à notre artillerie de cesser le feu : nos propres canons semaient la panique parmi nos soldats » ([2]).

Voici une autre relation rédigée par le commandant d’un corps d’armée qui lui fut confié la veille des opérations et, par conséquent, juge impartial de la préparation :

« Nous avions tout pour réussir : un plan étudié dans tous ses détails ; une artillerie puissante, bien exercée ; un temps favorable empêchant les Allemands de mettre à profit leur supériorité en aviation ; des forces plus nombreuses que celles de l’ennemi ; des réserves arrivant au bon moment ; des munitions à profusion ; j’ajouterai : un secteur particulièrement bien choisi pour une offensive ; on pouvait, tout près des tranchées, dissimuler un grand nombre de batteries ; on avait, pour accéder au front, d’excellents passages protégés par des collines ; la distance entre notre ligne et celle de l’adversaire était peu considérable ; entre elles aucun obstacle naturel ne s’érigeait, qu’il aurait fallu surmonter sous le feu de l’ennemi. Enfin, nos soldats avaient été travaillés par les Comités, par les officiers et par le ministre de la guerre, Kérensky lui-même, qui étaient parvenus à les pousser en avant.

« Un succès, un très grand succès fut obtenu, sans grosses pertes de notre part. Trois lignes de tranchées fortifiées furent enfoncées et occupées ; nous n’avions plus devant nous que quelques gros ouvrages défensifs ; nous aurions pu, au bout de peu de temps, faire la guerre de mouvement ; l’artillerie ennemie était réduite au silence, nous avions capturé plus de 1.400 Allemands, nous avions pris des mitrailleuses en grand nombre et toute espèce de butin. En outre, l’adversaire avait eu beaucoup de tués et de blessés par le tir de notre artillerie. On pouvait affirmer que les troupes disposées en face de notre corps d’armée étaient hors d’état de combattre, avant longtemps…

« Dans tout notre secteur, trois ou quatre batteries seulement nous envoyaient de rares obus ; plus rarement encore en entendait trois ou quatre mitrailleuses — et des coups de fusil isolés…

« La nuit tomba…

« Je reçus alors d’inquiétantes nouvelles : les commandants des secteurs où l’on se battait m’annonçaient la désertion des soldats. De leur propre chef, les hommes abandonnaient en foule, par compagnies entières, notre première ligne que l’ennemi n’avait pas attaquée. Dans certaines positions, il n’y avait plus que le commandant du régiment avec ses officiers et quelques soldats.

« L’opération était manquée, définitivement, sans espoir.

« Ainsi, j’avais éprouvé, le même jour la joie de ce succès, acquis malgré la démoralisation de nos troupes — et l’horreur de cette reculade voulue où les soldats perdaient tout le fruit d’une victoire nécessaire à la Patrie comme l’air, comme l’eau. Je compris notre impuissance à modifier la mentalité inconsciente de nos hommes. Et longuement, amèrement, je sanglotai… ([3]). »

Cette opération sans gloire nous a causé des pertes importantes qu’il est difficile encore d’évaluer exactement : chaque jour des bandes de déserteurs rallient leurs unités. Plus de 20.000 blessés ont passé par les postes d’évacuation. Je vais indiquer, sans en tirer de conclusions, un certain nombre de chiffres, qui ne manquent pas d’intérêt : blessés grièvement, 10 % ; blessés aux doigts et à la main, 30 % ; blessés superficiellement (dont les pansements n’ont pas été retirés), 40 % — il faut compter probablement dans ce nombre beaucoup de simulateurs ; et enfin, contusionnés et malades, 20 %.

C’est ainsi que les opérations se sont terminées.

Jamais, auparavant, je n’avais eu l’occasion d’engager une bataille avec une telle supériorité en hommes et en munitions. Jamais la conjoncture ne m’avait fait entrevoir d’aussi brillantes possibilités. Sur un front de dix-neuf verstes, j’avais 184 bataillons contre 29 bataillons ennemis, 900 canons contre 300 allemands : j’ai conduit au feu 138 bataillons contre les 17 de l’adversaire qui se trouvaient en première ligne.

Et tout s’est écroulé.

De toute une série de rapports rédigés par les chefs, on peut conclure que les dispositions morales des troupes étaient, immédiatement après la défaite, aussi incertaines qu’auparavant.

Trois jours après, j’ai réuni les commandants d’armée et leur ai demandé :

— Vos armées sont-elles capables de résister à une sérieuse offensive des Allemands qui mettraient en ligne leurs réserves ? On m’a répondu : Non.

— Peuvent-elles soutenir le choc des forces allemandes que nous avons actuellement devant nous ?

Le commandant de la 10ème armée déclara qu’il le croyait. Deux autres firent des réponses vagues, posèrent des conditions. Mais voici quel fut l’avis général.

« Nous n’avons pas d’infanterie. »

Je dirai plus :

Nous n’avons pas d’armée. Et il faut en créer une, sans retard, conte que coûte.

Les lois que le gouvernement vient de promulguer remettent l’armée dans la bonne voie. Mais elles n’ont pas encore pénétré profondément : il est difficile de savoir quels sentiments elles suscitent. Cependant, les répressions ne suffisent pas, c’est clair, pour tirer l’armée de l’impasse où elle s’est engagée.

On répète à chaque instant : ce sont les bolcheviks qui ont désorganisé l’armée. Je proteste contre cette explication. Elle est fausse. La débâcle a été voulue par d’autres : quant aux bolcheviks, ce ne sont que des vers abjects qui pullulent dans l’organisme suppurant.

Ce qui a désorganisé nos troupes, ce sont les lois militaires de ces quatre derniers mois. Ceux qui les ont désagrégées, ce sont des gens qui étaient, peut-être, par une ironie du destin, d’honnêtes idéalistes, mais qui ignoraient la vie, les mœurs de l’armée et les bases historiques de son existence.

Au commencement, cela s’est produit sous la pression du Soviet des députés ouvriers et soldats, institution nettement anarchique à ses débuts. Puis cela s’est transformé en système funeste et fatal.

Immédiatement après sa nomination, le ministre de la guerre m’a dit :

— Le pays et l’armée sont maintenant révolutionnés. Place au travail créateur !…

Je me suis permis de répondre :

— Il est un peu tard… »

Ici, le général Broussilov m’interrompit :

— Antoine Ivanovitch, veuillez abréger votre rapport, sinon la conférence sera trop longue.

Je compris : il ne s’agissait pas de l’étendue de mon rapport, mais bien de sa matière qu’on jugeait risquée. Je répondis :

— La question que j’ai soulevée est, à mon avis, d’une portée immense. Je demande la permission d’exprimer ma pensée jusqu’au bout — sinon je terminerai là mon discours.

Le silence régnait. J’y vis l’autorisation de continuer. Je repris :

« La déclaration des droits du soldat fut promulguée. Tous les chefs militaires, sans exception, y virent la ruine de notre force. L’ex-généralissime Alexéiev télégraphia ces mots : « cette déclaration est le dernier clou que l’on plante dans le cercueil préparé pour l’armée russe ». L’ex-commandant en chef sur le front sud-ouest, le général Broussilov, a déclaré, ici même, à Mohilev, à la conférence des commandants en chef : « Il est encore possible de sauver nos troupes et de les pousser même à l’offensive, mais à une condition : l’abolition de cette déclaration ».

Personne ne voulut nous écouter.

Le § 3 autorise les soldats à énoncer librement et sans détours leurs opinions politiques, religieuses, sociales et autres. La politique inonda l’armée.

Les hommes de la 2ème division de grenadiers du Caucase, qu’on venait de dissoudre, s’écriaient avec un étonnement qui n’était pas simulé : « Pourquoi cette sévérité ? On nous a permis de dire tout ce que nous voulions, partout où nous désirions parler — et maintenant on nous chasse ! » Ne pensez pas que cette interprétation trop vaste des « libertés » soit particulière à la masse inculte. Quand la 169ème division d’infanterie se désagrégea moralement et que ses comités exprimèrent au gouvernement provisoire, dans une forme violente à outrance, leur défiance et leur décision de ne pas attaquer, je donnai l’ordre de la dissoudre. Mais je me heurtai à une difficulté imprévue : les commissaires estimaient qu’il n’y avait pas faute commise ; il était licite de tout dire, verbalement ou par écrit ; il aurait fallu, pour sévir, constater que des ordres de combat n’avaient, en réalité, pas été exécutés.

Le § 6 ordonne que tous les imprimés, sans exception, soient remis à leurs destinataires. Une vague de libellés rédigés par des bandits (les bolcheviks) et d’écrits défaitistes submergea l’armée. Cette littérature devint la nourriture spirituelle de nos hommes, aux frais de l’État et de la fortune nationale : on en trouve la preuve dans la comptabilité du « bureau militaire de Moscou » qui, à lui seul, procura aux soldats :

Du 24 mars au 1er mai : 7.972 exemplaires de la « Pravda », 2.000 exemplaires de la « Soldatskaïa Pravda », 30.375 exemplaires du « Socialiste-démocrate », etc.

Du 1er mai au 11 juin : 61.525 exemplaires de la « Soldatskaïa Pravda », 32.711 exemplaires du « Socialiste-démocrate », 6.999 exemplaires de la « Pravda », etc.

Cette même littérature fut dirigée sur les villages par l’intermédiaire des soldats ([4]).

Le § 14 établit qu’aucun militaire ne peut être puni sans jugement. Cette « liberté » n’intéressait que le soldat, naturellement — les officiers, comme par le passé, étaient toujours menacés de ce châtiment suprême : la révocation.

Qu’arriva-t-il ?

L’administration supérieure de la justice militaire, sans même prévenir le Grand Quartier Général, demanda aux tribunaux, avant leur démocratisation, de suspendre l’exercice de leurs fonctions — à l’exception des affaires d’une exceptionnelle gravité, la trahison, par exemple. On enlevait aux chefs leur autorité disciplinaire. Les conseils de discipline cessèrent de fonctionner, ou bien on les mit à l’index (on ne fit plus d’élections).

La justice disparaissait définitivement de l’armée.

Ce boycottage des conseils de discipline et ce refus d’une unité (constaté par un rapport) d’élire des jurés, sont significatifs. Le législateur peut se heurter à des faits semblables dans l’organisation des nouveaux tribunaux militaires révolutionnaires. Dans les régiments qui refuseront l’élection, il faudra instituer des jurés désignés par le gouvernement.

Le résultat de toute une série d’actes législatifs a été la ruine de l’autorité et de la discipline. On se moque des officiers : on leur a clairement exprimé défiance et mépris.

On chasse comme des laquais les chefs militaires, y compris les généralissimes.

Dans un de ses discours sur le front nord, le ministre de la guerre, pour définir l’étendue de son pouvoir, a prononcé cette phrase significative :

— En vingt-quatre heures je puis congédier tout le haut commandement, et l’armée ne protestera pas.

Dans d’autres discours, sur le front ouest, il disait aux troupes :

— Au temps du tsar, on vous poussait au combat à coups de knout ; vous aviez, dans le dos, des mitrailleuses… Les généraux du tsar vous menaient à la boucherie. Mais aujourd’hui chaque goutte de votre sang a son prix…

Au pied de la tribune où trônait le ministre, je me tenais, moi, le commandant en chef, et mon cœur se serrait douloureusement. Ma conscience parlait aussi : — C’est faux… Et je me rappelais le passé : mes braves tirailleurs de la division de fer qui ne formaient tout d’abord que huit bataillons et douze dans la suite ont fait plus de 60.000 prisonniers, ont enlevé 43 canons à l’ennemi — et jamais je n’ai eu de mitrailleuses pour les pousser au combat. À Mésoliabortch, à Loutovisko, à Loutzk, à Tchartérysky, je ne les ai pas conduits à la boucherie. Ces lieux glorieux sont familiers à l’ex-commandant en chef du front ouest…

Mais on aurait tout pardonné, tout supporté si la préparation de la victoire l’exigeait, si cela avait pu aiguillonner le soldat et le pousser à l’offensive…

Je me permettrai de faire un parallèle.

Sur notre front, Sokolov, accompagné d’autres députés de Pétrograd, vint visiter le 703ème régiment de Souram. Il y arrivait dans la noble intention de combattre l’ignorance épaisse, la décomposition morale, particulièrement avancée dans ce régiment. On le roua de coups. Nous fûmes tous profondément indignés contre cette horde sauvage de bandits. L’alarme fut générale : les comités de toutes catégories désavouèrent, à plusieurs reprises, cet odieux attentat. Dans des discours pleins de menaces, dans des ordres du jour indignés, le ministre de la guerre condamna l’ignoble conduite des hommes de Souram. Il adressa, par dépêche, l’expression de toute sa condoléance à Sokolov…

Voici un autre fait :

Je me rappelle parfaitement en janvier 1915, où nous étions près de Loutovisko. Par un froid cruel, enfonçant dans la neige jusqu’à la ceinture, le colonel Noskov, l’héroïque manchot, combattait sans défaillance à côté de mes tirailleurs. Il conduisait son régiment à l’assaut des pentes escarpées, inaccessibles, de la hauteur 804… À ce moment, la mort l’épargna. Récemment, deux compagnies sont venues, ont demandé à voir le général Noskov, l’ont entouré et, après l’avoir tué, sont reparties.

Je poserai une question à M. le Ministre de la Guerre : a-t-il, de toute la puissance de sa parole enflammée, de toute la force de sa colère, de tout le poids de son autorité, accablé les infâmes meurtriers ? A-t-il envoyé une dépêche de condoléance à la famille du héros assassiné ?

On nous avait ôté tout pouvoir, toute autorité ; on avait fait du mot « chef » un vocable sans âme, sans vie — et, de nouveau, une dépêche, partie du Grand quartier général, est venue nous cravacher : « Les chefs qui hésiteront, dans la répression, à recourir aux armes, doivent être révoqués et cités devant les tribunaux ».

Non, Messieurs, ce n’est pas cette menace qui fera trembler les serviteurs désintéressés de la Patrie, toujours prêts à lui donner leur vie !

En résumé, les chefs supérieurs se groupent en trois catégories les uns, malgré les difficultés accablantes du service et de l’existence, sont courageusement décidés à remplir leur devoir jusqu’au bout, loyalement ; les autres laissent faire et suivent le courant ; les derniers agitent de toutes leurs forces le drapeau rouge et, héritant d’une coutume qui date de la domination tartare, rampent à plat ventre devant les nouveaux dieux de la révolution, comme ils avaient rampé devant les tsars.

Quant au corps des officiers… il m’est effroyablement pénible de traiter ce sujet de cauchemar. Je serai bref.

Sokolov, après avoir vu de près la vie militaire, s’est écrié — Je n’aurais jamais pensé que vos officiers fussent de pareils martyrs… Je m’incline devant eux.

Certes, au temps les plus sombres de l’autocratie, les « opritchniki ([5]) » du tsar et les gendarmes n’ont jamais fait subir à ceux qu’on jugeait criminels d’aussi terribles tortures morales, d’aussi injurieuses railleries que celles dont nos officiers, prêts à mourir pour la Patrie, sont les victimes de la part des masses incultes qu’excitent des misérables, la lie de la révolution.

On les insulte à tout moment. On les bat, oui, on les bat. Mais ils ne viennent pas se plaindre à vous. Ils ont honte, honte à en mourir. Dans un coin de sa cagna, plus d’un a soulagé son chagrin en versant des larmes, à la dérobée…

Beaucoup d’officiers — le fait n’a rien de surprenant — ne voient qu’une issue à leur situation, la mort au champ d’honneur. Ces quelques phrases, que je relève dans la relation d’un combat, ont un accent poignant d’héroïque sérénité et de souffrance caché :

« C’est en vain que les officiers, marchant devant les troupes, essayèrent de les enlever. À ce moment, au sommet de la redoute n° 3, un drapeau blanc fut hissé. Alors quinze officiers, suivis d’une poignée de soldats, s’élancèrent seuls, contre l’ennemi… On ignore ce qu’ils sont devenus…, on ne les a pas revus !… ([6])

Paix aux cendres de ces braves ! Que leur sang retombe sur leurs bourreaux, conscients et inconscients !

L’armée s’est écroulée. Pour la remettre dans la bonne voie, il faut prendre des mesures héroïques :

1° Le gouvernement doit reconnaître ses fautes et revenir de ses erreurs, lui qui n’a ni compris ni apprécié l’élan noble et sincère des officiers. Ceux-ci avaient appris avec joie la nouvelle du coup d’État ; ils ont donné leur vie sans compter pour la Patrie ;

2° Pétrograd, qui ignore l’armée, sa vie, ses mœurs et les bases historiques de son existence, doit cesser de promulguer des lois militaires. Toute l’autorité doit appartenir au généralissime qui ne répond de ses actes qu’au gouvernement provisoire ;

3° La politique doit être bannie de l’armée ;

4° Il faut abolir la « déclaration » dans sa partie essentielle ; supprimer les commissaires, les comités — en modifiant peu à peu les fonctions de ces derniers ([7]) ;

5° L’autorité sera rendue aux chefs. La discipline sera rétablie, de même que les formes extérieures des convenances et de l’ordre ;

6° Les nominations aux postes supérieurs ne dépendront pas seulement de la jeunesse et de l’énergie des candidats, mais aussi de leur expérience du service et de la guerre ;

7° Les chefs auront en réserve des troupes d’élite, attachées à la loi, où les trois armes seront représentées ; elles seront destinés prêtes à étouffer toute révolte militaire, elles réprimeront les violences de la démobilisation ;

8° On instituera des tribunaux militaires révolutionnaires et l’on rétablira la peine de mort à l’arrière pour les militaires et pour les civils qui commettront des crimes identiques.

Vous me demanderez si ces mesures peuvent donner de bons résultats. Je vous répondrai franchement : oui, mais dans un avenir lointain. Il a été facile de détruire — pour reconstruire il faudra du temps ; les mesures que j’ai énumérées constituent une base solide sur laquelle on pourra créer une armée forte et puissante.

Malgré l’écroulement de notre force militaire, nous devons continuer la lutte, quelque pénible qu’elle soit, même en poursuivant la retraite jusqu’à des lignes éloignées. Nos alliés ne pourront plus escompter l’appui de nos offensives. Mais, en nous retirant et en nous défendant, nous attirerons sur nous un nombre considérable de régiments ennemis qui pourraient, s’ils étaient libres, être transférés en France — y écraser les alliés et revenir ensuite nous anéantir.

Ce nouveau calvaire exigera peut-être du peuple russe et de son armée beaucoup de sang, de grandes privations, des sacrifices sans nombre. Mais nous trouverons au bout un lumineux avenir.

Il y a une autre voie à suivre — celle de la trahison. Elle donnerait pour un temps quelque soulagement à notre patrie déchirée.

Mais la malédiction dont le traître est marqué ne lui donnera pas le bonheur. Au bout de cette voie, nous trouverions l’esclavage politique, moral et économique.

Le sort du pays dépend de son armée.

Dans la personne des ministres ici présents, je m’adresse au gouvernement provisoire :

Menez la Russie à la vérité et à la lumière « sous l’étendard de la liberté ». Mais donnez-nous la possibilité effective, pour défendre cette liberté, de conduire nos troupes au combat sous nos vieux drapeaux de guerre. Nous en avons — ne craignez rien ! — effacé le nom de l’autocrate, nous l’avons effacé à tout jamais de nos cœurs. Il n’existe plus. Mais il y a la Patrie. Une mer de sang a été versée. Il y a la gloire des victoires passées.

Vous autres, vous avez piétiné nos drapeaux, dans la boue. L’heure est venue : ramassez-les, et inclinez-vous devant eux… … Si vous avez une conscience !… »

* * *


J’avais terminé mon discours. Kérensky se leva, me serra la main, et me dit :

— Je vous remercie, général, de vos paroles courageuses, et sincères.

Plus tard, quand il déposa devant la commission suprême d’enquête ([8]), Kérensky expliqua son attitude en disant qu’il n’avait pas voulu approuver le sens de mon discours, mais seulement la fermeté que j’avais témoignée. Il avait eu l’intention de marquer son respect pour toute opinion indépendante, fût-elle diamétralement opposée aux sentiments du gouvernement. Mais en réalité — ici je cite ses paroles : « Le général Dénikine traçait pour la première fois le programme de la revanche : il composait la musique de la future réaction militaire ». Il y a là une profonde erreur. Nous n’avions certes pas oublié les causes de la défaite de Galicie en 1915, mais d’autre part, nous ne pouvions pas pardonner Kalouche et Tarnopol en 1917. Notre devoir, notre droit, notre obligation morale, c’était de rendre impossibles et la Galicie et Tarnopol.

Après moi, le général Klembovsky prit la parole. J’étais sorti : je n’entendis que la fin de son discours. En termes mesurés, mais dans le même esprit que moi, il exposa la situation de ses troupes. Il termina par une proposition que, seul, le désespoir le plus profond avait pu lui inspirer : il demandait qu’on supprimât l’autorité unique du chef ; celui-ci serait remplacé par un triumvirat constitué par le commandant du front, un commissaire et un soldat élu par ses camarades.

Le général Alexéiev était souffrant. Il prononça un bref discours où il analysa la situation de l’arrière et les dispositions des réserves et des garnisons. Il confirma une grande partie de mes assertions.

Le général Roussky, qui suivait alors un traitement aux eaux du Caucase et qui n’était plus très au courant de la vie de l’armée, examina la situation d’après les discours qu’il venait d’entendre. Il mit en parallèle, au point de vue historique et au point de vue moral, l’armée d’autrefois et l’armée révolutionnaire. Il fut cassant et violent. Quand Kérensky prit la parole, il découvrit dans le discours de Roussky un appel à restaurer… l’ancien régime autocratique. Les hommes nouveaux ne pouvaient comprendre la douleur profonde de ce vieux soldat devant le désastre de l’armée. Kérensky ignorait probablement que les groupes tsaristes avaient, de leur côté, furieusement accusé Roussky de libéralisme, à propos du rôle qu’il avait joué dans l’abdication de l’empereur.

On lut ensuite la dépêche de Kornilov. En voici les principales thèses : il fallait rétablir la peine de mort à l’arrière, surtout pour refréner les débordements des bandes de réservistes ; restituer aux chefs leur autorité disciplinaire ; limiter les compétences des comités de troupe et les rendre responsables de leurs actes ; interdire les meetings, la propagande antipatriotique, l’accès dans la zone des armées de tous les délégués, de tous les agitateurs politiques. Tous ces vœux, je les avais formulés dans mon rapport : on leur donna le nom de « réaction militaire ». Mais Kornilov apportait de plus des propositions d’un autre genre : il demandait qu’on renforçât l’institution des commissaires aux armées. On enverrait des commissaires dans tous les corps d’armée, on leur donnerait le droit de confirmer les verdicts des tribunaux militaires révolutionnaires. Il demandait encore une épuration décisive du haut commandement. Cette dernière clause impressionna vivement Kérensky. Il y vit « une profondeur et une largeur d’idées » autrement intéressantes que les opinions des « vieux raisonneurs » enivrés, à son jugement, « du vin de la haine… » Il y avait là, sûrement, un malentendu. L’épuration de Kornilov ne visait nullement les chefs attachés aux fortes traditions militaires (on avait alors le tort d’assimiler ces hommes aux monarchistes réactionnaires), mais bien les mercenaires de la révolution, gens sans convictions, sans caractère, incapables de prendre leurs responsabilités.

Tout en reconnaissant l’exactitude des faits exposés par nous, touchant la situation générale des armées, Savinkov, commissaire du front sud-ouest, déclara, en son propre nom, que la démocratie révolutionnaire n’en était pas responsable : l’ancien régime lui avait donné en héritage des soldats qui n’avaient aucune confiance en leurs chefs. Parmi ces derniers, il y avait bien des suspects, au point de vue militaire comme au point de vue politique. Le rôle des nouvelles institutions révolutionnaires était de rétablir des rapports normaux entre les officiers et les soldats. (Les commissaires étaient, en outre, « les yeux et les oreilles » du gouvernement provisoire).

La conférence fut levée sur un discours de Kérensky. Le ministre justifia les mesures prises, prouva que la « démocratisation » de l’armée avait été une fatalité inévitable. Il nous reprocha de chercher la cause de notre défaite uniquement dans la révolution et dans son influence sur les soldats russes, fit une charge à fond contre l’ancien régime et ne sut pas, en définitive, nous stimuler à collaborer avec le gouvernement.

On se sépara tristement. On avait l’impression qu’on ne s’était pas compris les uns les autres. Moi, tout particulièrement. Mais je gardais l’espoir — hélas ! Je me trompais — que notre voix serait entendue.

Cette espérance, une lettre que Kornilov m’adressa, peu après sa nomination au poste de chef suprême, vint la confirmer :

« J’ai lu, avec une très sincère et très profonde satisfaction, le rapport que vous avez fait au Grand Quartier Général le 16 juillet. Je le contresigne des deux mains. Je salue très bas votre énergie et votre courage qui m’ont enchanté. Je crois fermement qu’avec l’aide de Dieu nous pousserons jusqu’au bout la réorganisation de notre chère armée, à laquelle nous rendrons la volonté de vaincre ».

La destinée devait cruellement bafouer notre confiance en l’avenir.

  1. Relation de l’état-major du front.
  2. Relation de l’état-major du 20ème corps.
  3. Relation du premier corps sibérien.
  4. Compte-rendu du journal Le Front, n° 25.
  5. Séides du tzar Ivan le Terrible.
  6. Relation du 38ème corps.
  7. Cette modification progressive fut exposée pendant le discours du Ministre de la Guerre.
  8. Dans l’affaire Kornilov.