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La Décomposition de l’armée et du pouvoir/7

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CHAPITRE VII

L’impression que produisait Pétrograd à la fin de mars 1917


Avant d’abdiquer, l’empereur avait signé deux décrets nommant le prince Lvov président du Conseil des Ministres et le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, commandant en chef des armées de terre et de mer.

« Vu l’attitude générale à l’égard de la dynastie des Romanov », disaient les journaux officieux de Pétrograd, mais, en réalité, parce que le Soviet craignait quelque tentative de coup d’État militaire, le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch fut informé le 9 mars par le Gouvernement Provisoire qu’on avait reconnu inopportun de le laisser au poste de Généralissime.

Le président du Conseil, le prince Lvov, écrivait : « La situation, telle qu’elle est actuellement, rend nécessaire votre destitution de ce poste. L’opinion publique se prononce résolument et avec insistance contre la présence des membres de la famille Romanov à quelque poste officiel que ce soit. Le Gouvernement Provisoire ne croit pas avoir le droit de rester indifférent à la voix du peuple, car ceci pourrait entraîner les plus graves complications. Le Gouvernement Provisoire est convaincu que, pour le bien de la Patrie, vous voudrez bien vous plier aux exigences de la situation et que vous renoncerez à votre grade de Généralissime avant même d’être arrivé au Grand Quartier. »

Cette lettre trouva le grand-duc au G.Q.G. Profondément froissé, il remit immédiatement le commandement au général Alexéiev, et répondit au gouvernement : « Je suis heureux de prouver une fois de plus mon amour de la patrie, ce dont la Russie n’a jamais douté jusqu’à présent… »

La grave question de son remplacement se posait du même coup. Le G.Q.G. s’agitait : toutes sortes de bruits circulaient, mais le jour où je passai par Mohilev on ne savait encore rien de précis.

Le 21 mars je me présentai chez le Ministre de la Guerre, Goutchkov que je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer avant.

J’appris par lui que le gouvernement avait désigné au poste de généralissime le général M.-V. Alexéiev. Au commencement, les opinions s’étaient partagées : Rodzianko et certains autres étaient contre lui. Rodzianko proposait Broussilov… À présent, la question était définitivement résolue en faveur d’Alexéiev. Cependant, comme il était considéré comme un homme de caractère faible, le gouvernement trouva bon de mettre à côté du généralissime, pour remplir les fonctions de général, chef de son état-major, un général de l’active. Je fus désigné pour prendre ce poste, qui, en attendant que je me mette au courant, devait être provisoirement assumé par le général Klembovsky, alors aide immédiat d’Alexéiev ([1]).

Encore que préparé à cette proposition par les « échos » du journal de Kiev, je me sentais cependant ému et même un peu oppressé par les vastes perspectives de travail qui s’ouvraient devant moi d’une façon aussi inattendue et par l’énorme responsabilité morale qu’impliquait cette nomination. Je refusai longtemps et très sincèrement, alléguant des motifs suffisamment sérieux : tout mon service s’était passé dans l’armée active et dans les États-majors de l’armée active ; durant toute la guerre j’avais commandé une division ou un corps d’armée, et je me sentais de grandes dispositions et une véritable vocation pour l’existence du combattant et pour le service actif ; je n’avais jamais eu l’occasion d’aborder des questions de politique, de défense nationale et d’administration d’une telle envergure… Il y avait aussi une autre circonstance qui me déplaisait fort : il apparut que Goutchkov avait franchement expliqué à Alexéiev les motifs de ma nomination et en avait fait au nom du Gouvernement Provisoire, une espèce d’ultimatum.

Il en résultait une grande complication : un chef d’État-major imposé et, de plus, pour des motifs rien moins qu’agréables.

Mes objections demeurèrent vaines. Je me réservai cependant le droit, avant de donner mon acquiescement, de causer en toute franchise avec le général Alexéiev.

Dans le bureau du ministre je rencontrai mon camarade, le général Krymov ([2]) et assistai avec lui au rapport des sous-secrétaires à la guerre ([3]). Questions courantes, sans intérêt. Nous sortîmes avec Krymov dans une pièce voisine, où il n’y avait personne. On causa à cœur ouvert.

« Pour Dieu, ne refuse pas ce poste, c’est indispensable. »

Il me fit part de ses impressions, parlant à phrases hachées, selon son habitude, un langage original, un peu brutal et sur un ton toujours sincère.


Le général Krymov.



Il était arrivé le 14 mars, convoqué par Goutchkov avec lequel il était en bons termes et avait travaillé. On lui proposa plusieurs postes élèves, il demanda à réfléchir, puis refusa tout. « Je vois que je n’ai rien à faire à Pétrograd, tout ici me désagrée. » L’entourage de Goutchkov lui déplaisait. « Je lui laisse le colonel de l’État-major Samarine en guise de « liaison ». Au moins y aura-t-il un seul être vivant. » Cruelle ironie du sort : ce même officier, dans lequel Krymov avait une telle confiance, joua plus tard un rôle fatal et fut la cause indirecte de son suicide…

En ce qui concernait la situation politique, Krymov était très pessimiste :

« Tout cela ne donnera rien qui vaille. Peut-on faire quoi que ce soit lorsque le « sovdep » (Soviet des députés) et la soldatesque démoralisée de Pétrograd ne laissent pas faire un seul pas au gouvernement ? Je leur ai proposé de nettoyer Pétrograd en deux jours, avec une division — non sans effusion de sang, bien entendu… Va te faire fiche ! Goutchkov n’y consent pas, Lvov lève les bras au ciel : « Comment voulez-vous ! Cela amènerait de tels bouleversements ! » Ce sera tant pis. Dans quelques jours je pars rejoindre mon corps : inutile de perdre contact avec les troupes, tout mon espoir est en elles ; jusqu’à présent mon corps est dans un ordre parfait ; peut-être réussirai-je à maintenir cet état d’esprit ».

* * *


Je n’avais pas vu Pétrograd depuis quatre ans. À présent, la capitale me faisait une impression étrange et pénible… à commencer par l’hôtel Astoria, où je descendis, absolument saccagé, avec, dans le vestibule, une escouade de matelots grossiers et turbulents ; les rues tout aussi bruyantes, mais sales, remplies des nouveaux maîtres de l’heure, en capotes kaki, qui, loin des souffrances du front, « approfondissaient » et sauvaient la révolution. De qui la sauvaient-ils ? J’avais entendu parler par les journaux de l’enthousiasme qui, prétendument, régnait à Pétrograd, mais je n’en trouvai rien. Nulle part. Les ministres et les dirigeants, pâles, les mouvements las, éreintés par des nuits sans sommeil, par des discours interminables dans les séances, dans les conseils, dans les comités, par des allocutions sans nombre adressées à des délégations, à des représentants, à la foule… Une ardeur factice, une phraséologie encourageante, appelée à relever le moral et dont les orateurs eux-mêmes commençaient à avoir assez, et… une angoisse, une angoisse poignante au fond du cœur. Aucun travail pratique : les ministres n’avaient, en fait, ni le temps, ni le moyen de se recueillir, si peu que se soit, ni de s’occuper des affaires courantes de leurs administrations ; et la machine bureaucratique, remontée une fois pour toutes, continuait, geignant et clochant, à faire marcher tant bien que mal ses vieux rouages actionnés par un nouveau volant…

Les officiers subalternes, quelque peu déroutés et oppressés, se sentaient comme des parents pauvres de la révolution et ne savaient trouver le ton qui convenait vis-à-vis de leurs hommes. Quant aux milieux supérieurs, surtout ceux des États-majors, on voyait déjà apparaître le type nouveau de l’opportuniste, tant soit peu démagogue, qui savait toucher les cordes sensibles du Soviet et de la nouvelle classe dirigeante — les ouvriers et les soldats, — et qui cherchait, en flattant les instincts de la foule, à se rapprocher d’elle, à lui devenir indispensable, profitant du temps trouble de la révolution pour se préparer des possibilités illimitées de carrière militaire et sociale.

Il convient de reconnaître, cependant, que les milieux militaires, malgré toutes les expériences destructrices qui furent tentées à leur égard, ont fait preuve, sous ce rapport, d’une santé morale suffisante pour ne pas donner libre cours à ces tendances. Les personnalités de ce genre, telles que les jeunes aides du Ministre de la Guerre Kérensky, ainsi que les généraux Broussilov, Tchérémissov, Bontch-Brouévitch, Verkhovsky, l’amiral Maximov, etc., ne purent ni accroître leur influence, ni consolider leur situation.

Enfin, les citoyens pétersbourgeois — dans l’acception la plus large de ce mot — n’avaient nullement le cœur en joie. La première ardeur passée, on éprouvait un certain sentiment d’angoisse et d’insécurité.

Je ne peux passer sous silence un phénomène très répandu de la vie de Pétrograd à cette époque. On avait cessé d’être soi-même. Beaucoup de gens semblaient jouer un rôle appris par cœur sur la scène de la vie rénovée par le souffle de la révolution. À commencer par les séances du Gouvernement Provisoire, où, comme on m’a dit, la présence de « l’otage de la démocratie », Kérensky, empêchait l’échange des opinions d’être d’une sincérité absolue… Des considérations de tactique, de parti, de carrière, la prudence, l’instinct de conservation, la psychose, que sais-je, quels autres sentiments bons ou mauvais, obligeaient les gens à mettre des œillères et à se poser en apologistes ou, du moins, en spectateurs impassibles des « conquêtes de la révolution » — des conquêtes dont il se dégageait manifestement une odeur de mort et de pourriture.

Il en résultait l’emphase mensongère des discours interminables dans les meetings. Il en résultait ces contradictions étranges de prime abord telles que le prince Lvov déclarant de la tribune « Le processus de la grande révolution n’est pas encore terminé, mais chaque jour que nous vivons fortifie la confiance dans les forces créatrices inépuisables du peuple russe, dans son esprit d’État, dans la grandeur de son âme…. » Et ce même prince Lvov, se plaignant amèrement au cours d’un entretien avec Alexéiev, des conditions intenables créées au travail du Gouvernement Provisoire par la démagogie croissante au sein du Soviet et dans le pays.

Kérensky, champion des comités des soldats à la tribune, qui, énervé, lance de son wagon à un aide de camp :

« Envoyez-les donc promener, ces sacrés comités ! »

Tchéidzé et Skobelev qui, dans une séance avec le gouvernement et les généraux en chef, défendent chaleureusement la démocratisation de l’armée et qui, dans l’intervalle, en prenant leur thé, reconnaissent, dans une conversation privée, la nécessité d’une discipline militaire rigoureuse et avouent leur impuissance à faire accepter cette idée par le Soviet…

Je le répète, alors déjà, à la fin du mois de mars, on sentait à Pétrograd que le carillon de Pâques n’avait que trop duré et qu’il était temps de sonner le tocsin d’alarme. De tous ceux avec qui j’eus l’occasion de m’entretenir, deux hommes seulement ne se faisaient aucune illusion :

Krymov et Kornilov.

* * *


Pour la première fois je rencontrai Kornilov sur les champs de Galicie, près de Galitch, à la fin d’août 1914, lorsqu’il prit le commandement de la 48ème division d’infanterie et que j’assumais moi-même celui de la 4ème brigade des tirailleurs (dite brigade de fer). Depuis, pendant quatre mois de combats ininterrompus, pénibles et glorieux, nos unités marchèrent côte à côte, faisant partie du 24ème corps d’armée, battant l’ennemi, franchissant les Carpathes ([4]), faisant incursion dans la Hongrie. Vu la grande étendue des fronts, nous nous voyions rarement, ce qui ne nous empêchait pas de nous bien connaître. C’est alors que m’apparurent les traits dominants de Kornilov-chef : une grande habileté à instruire les troupes : en quelques semaines, il fit de la 48ème division d’infanterie, unité de second ordre de la zone de Kazan, une excellente division de combat. Il possédait, en outre, un grand esprit de décision et une extrême obstination à poursuivre l’opération la plus difficile, qui semblait vouée à l’échec ; un courage personnel exceptionnel qui imposait beaucoup aux troupes et le rendait très populaire parmi les soldats ; enfin, il observait scrupuleusement toutes les prescriptions de la morale militaire vis-à-vis des unités voisines et de ses compagnons d’armes, — chose contre laquelle péchaient souvent aussi bien les chefs que les unités.

Après son évasion étonnante de la captivité autrichienne, — il avait été pris, grièvement blessé, en couvrant la retraite de Broussilov, dans les Carpathes, — Kornilov commandait, au début de la révolution, le 25ème corps d’armée.

Tous ceux qui connaissaient un peu ce général pressentaient qu’il était appelé à jouer un rôle important au cours de la révolution.

Le 2 mars, Rodzianko envoyait à Kornilov en personne un télégramme qui se terminait ainsi : « Le Comité Provisoire vous prie, au nom du salut de la Patrie, de bien vouloir accepter le poste de commandant en chef de la zone de Pétrograd et de venir immédiatement dans la capitale. Nous ne doutons pas un instant que vous n’acceptiez ce poste et de rendre ainsi un service inestimable à la Patrie.

Ce procédé de nomination « révolutionnaire », ne tenant pas compte du commandement militaire, déplut, probablement, au Grand Quartier Général. Le télégramme, qui dut passer par le G.Q.G., porte l’apostille : « non expédié ». Cependant, le même jour, le général Alexéiev décrétait (ordre du jour n° 334) : « J’autorise à prendre le commandement provisoire des troupes de la zone armée de Pétrograd… le général Kornilov… »

J’ai insisté sur ce petit épisode pour montrer comment toute une série de petits frottements personnels ont abouti, par la suite, à des relations quelque peu anormales entre ces hommes appelés tous les deux à jouer un grand rôle historique.

Je causai avec Kornilov dans la maison du Ministre de la Guerre, pendant le dîner, c’était le seul moment de la journée où il prît quelque repos. Kornilov, éreinté, morose, était d’humeur plutôt pessimiste. Il parla beaucoup de l’état de la garnison de Pétrograd et de ses propres rapports avec le Soviet. Le prestige dont il jouissait dans l’armée avait pâli ici, dans l’atmosphère viciée de la capitale, parmi les troupes démoralisées. Celles-ci péroraient dans les meetings, désertaient, trafiquaient dans les boutiques et dans les rues, s’embauchaient comme gardiens des maisons ou comme gardes de corps, prenaient part à des pillages ou à des perquisitions arbitraires, mais ne faisaient pas leur service. Le vaillant général se trouvait embarrassé en présence de cette mentalité. Et si parfois, grâce à son mépris du danger, à son courage, à une expression pittoresque et juste, il réussissait à se rendre maître de la foule, de telle unité militaire, il y eut d’autres cas, où les troupes refusèrent de sortir de la caserne pour recevoir leur chef, l’accueillant à coups de sifflet et arrachant le petit drapeau de Saint-Georges de son auto (le régiment de la garde de Finlande).

Kornilov était du même avis que Krymov sur la situation politique générale : le manque de pouvoir chez le gouvernement et la nécessité d’assainir Pétrograd par des moyens violents. Ils ne divergeaient que sur un point : Kornilov espérait encore pouvoir soumettre à son influence une grande partie de la garnison de Pétrograd. On sait que cet espoir n’a pas été réalisé. Le général Alexéev

  1. Le général Klembovsky avait été nommé à ce poste par le général Gourko à l’époque où celui-ci remplaçait Alexéiev, malade, à la tête de l’état-major du Généralissime.
  2. Le général Krymov, chef de la division d’Oussouri, plus tard commandant du 3ème corps de cavalerie, a joué un rôle important dans l’action de Kornilov. Avant la révolution, il fut un des instigateurs du coup d’État de palais qui se préparait.
  3. Filatiev, Novitzky, Manikovsky et le sénateur Garine.
  4. Kornilov, près de Goumenny, et moi, près de Mesolabortche.