La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Chapitre 1

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 9-12).


PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER


GÉNÉRALITÉS SUR LES SAGAS


« Saga » est un mot de racine germanique « sage », le dire, le récit, à proprement parler, la « tradition verbale ». Les Sagas sont, dans leur essence, comparables à nos chansons de geste. La comparaison ne saurait d’ailleurs être poussée trop loin ; par sa contexture et son fond même, la Saga est une floraison particulière à la civilisation nordique du moyen âge. Le monde nordique évoluait quelque peu, à cette époque, en marge du monde méditerranéen et même du monde central européen. Il en avait été séparé violemment par les grandes migrations germaniques. Encore que ses habitants fussent en grande partie des marins ou des marchands, les contacts furent longtemps assez rares avec l’Europe occidentale.

Les Normands ne se manifestaient là, le plus souvent, que sous l’aspect de pillards redoutables, dont le commerce était peu recherché. D’ailleurs, le grand centre d’attraction de l’époque était Constantinople et le bassin oriental de la Méditerranée.

Les Normands firent un commerce actif vers cette région par les grandes avenues fluviales de la Germanie et de l’actuelle Russie. Leurs bateaux de commerce passaient, dit-on, par eau et par traînage, de la Baltique au Pont-Euxin.

Mais, vers le xe siècle, Byzance déclinait. Son industrie était encore florissante, mais son influence s’éteignait peu à peu et n’avait plus assez de vigueur pour pénétrer dans le lointain Nord.

Et en vérité, il n’y a point lieu de trop le regretter. La fraîcheur de ces Sagas n’eût peut-être point résisté au souffle du « classique », Elles auraient perdu sans doute une bonne partie de cette originalité et de cette couleur locale qui en forment le charme principal.

Les populations rêveuses du Nord, sans être ce qu’au sens latin on pourrait appeler des poètes, goûtaient fort les vers ou la prose scandée, le chant, la musique et surtout ces récits qu’on dit à table ou à la veillée. Les guerriers, cultivateurs, marins ou marchands se complaisaient aux épopées théogoniques ou mythologiques, et par dessus tout, ils aimaient les longues et copieuses histoires d’aventures de leurs ancêtres, de leurs contemporains, voire les leurs propres.

C’étaient le grand régal pendant les banquets chez les « Jarls »[1], tout aussi bien qu’autour du « pot » à la chaumière, pendant les longues veillées d’hiver, au bruit lugubre des éléments déchaînés de ces climats du Nord.

Les « Scaldes »[2] les récitaient à la prière des convives. Leur manière ressemblait assez à celle de nos troubadours, mais troubadours tout en force et en énergie guerrière, parfois brutale. Leurs auditeurs, rudes Vikings, se fussent sans doute mal accommodés des mièvreries des cours d’amour. Il faut donc s’attendre à y trouver plutôt le chant violent dans la tempête, la bravade héroïque aux vagues furieuses des mers proches du pôle, un relent de sang et d’incendie.

Ces scaldes étaient eux-mêmes souvent de redoutables guerriers, comme ce Thormod qui mourut en chantant, au soir d’une bataille, ou ce Kormak, aussi célèbre comme champion[3] que comme diseur.

Le plus souvent, ils s’attachaient à un clan, à une famille dont ils célébraient les hauts faits. Hôtes favoris des palais quelque peu rustiques des Jarls ou des demeures des riches marchands, ils allaient aussi, chantant ou disant, de villages en villages, quand ils n’étaient pas en campagne ou en expédition de pillage.

Les scaldes connaissaient à merveille la mythologie nordique, les légendes des vieux héros et l’histoire des grandes familles. Comme en un sacerdoce, il les conservaient et les transmettaient de génération en génération, dans une société et dans un temps où l’écriture était à peu près totalement inconnue. Les « runes »[4] ne la remplaçaient que très imparfaitement et n’étaient pas d’un usage courant.

On sait par d’autres exemples combien ces conditions sont favorables au développement de la mémoire. Les scaldes et même les fils de grandes familles la cultivaient comme un rite comparable à celui de ce feu, qui ne devait jamais s’éteindre. En ce temps, elle tenait lieu d’archives de famille et de cartulaire. Par elle se transmettaient l’histoire des peuples et les exploits des aïeux. Cette culture, cette richesse de la mémoire donnent un poids historique considérable aux Sagas. Au début, dans la période où il composait son récit, le Scalde n’eût point osé choquer la vérité devant une assemblée dont les membres avaient souvent vécu leur poème. Dans ce petit peuple où tous se connaissaient, chacun savait les traits marquants, les détails typiques ou techniques de l’aventure célébrée.

Dans la suite, le scalde s’en reposait sur la fidélité de sa mémoire pour colporter son histoire, la transmettre à d’autres scaldes doués eux-mêmes des mêmes qualités.

On peut en déduire que la Saga est à coup sûr foncièrement véridique. La simple lecture, aujourd’hui, malgré l’épreuve d’un si long temps enfui et des transcriptions, en donne une impression profonde.

Par ailleurs, les auditeurs, rudes guerriers ou hardis compagnons, ne semblent pas avoir pratiqué la vantardise. On s’accorde à les donner comme de francs parleurs, gens de peu de mots, mais de beaucoup d’actes. Le scalde n’avait donc nullement besoin d’émailler son récit d’artifices, ni d’en fausser la trame par une flatterie malencontreuse pour plaire. Toutefois, ces hommes d’un temps encore si proche des époques primitives ne détestaient pas quelques touches de merveilleux. Ils avaient même une propension marquée pour les histoires de sorcellerie, de magie noire ou de revenants. Ce goût a d’ailleurs laissé des traces profondes dans la littérature du Nord. Le spectre de Macbeth la marque encore bien des années après l’aventure de nos Normands. Le merveilleux était un artifice dont usaient les scaldes pour épicer, corser leur récit et il ne trompait personne sur la valeur de l’ensemble. Le scalde cherchait à plaire et il employait dans ce but les deux leviers les plus favorables à l’époque, l’épopée et la fantasmagorie, l’un excusant l’autre, sans enlever le caractère de véracité du fond.


  1. Titre de noblesse ancien de la Scandinavie, « Earl » en Angleterre ; en quelque sorte « comte » chez nous.
  2. Nom qu’on donnait aux troubadours nordiques.
  3. Titre correspondant à celui de chevalier tenant de notre moyen âge.
  4. Les runes sont les lettres d’un alphabet de composition variable au cours des âges, qu’on gravait sur le bois ou sur la pierre pour transmettre certains événements ou certains noms.