La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/Géographie ancienne et géographie actuelle

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Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 115-125).
Géographie ancienne et Géographie actuelle

Nous savons d’une façon certaine que pour aller découvrir les terres situées au Sud-Ouest du Groenland, les Normands établis depuis quinze à vingt ans dans ce pays (Eirik y arriva vers 980-985 et l’aventure de Leif date de l’an 1000 environ), partirent de la côte Ouest du Groenland, et qu’ils se dirigèrent vers le Sud-Ouest par mer. D’après les déductions qu’on peut tirer des sources, leurs traversées ne sauraient avoir été fort longues. Le champ des recherches se restreint donc aux terres relativement proches de la côte ouest du Groenland. Un simple examen de la carte nous indique de suite la Terre de Baffin, le Labrador, Terre-Neuve et au plus les côtes nord-est des États-Unis, à l’exclusion d’îles ou de terres situées plus loin, soit sur le continent américain, soit dans l’Atlantique.

Il est nécessaire d’insister un peu sur la géographie de ces régions pour pouvoir suivre le raisonnement des divers auteurs.

Dans l’Ouest des « Établissements de l’Ouest » que fonda Eirik au Groenland (situés vers le 65e parallèle nord) et à deux ou 3 jours de mer (à la voile), se trouve la Terre de Baffin, dont la côte Est s’étend sur une ligne généralement Nord-Sud, jusqu’au 62e parallèle.

Au Sud de la Terre de Baffin, et à quelques centaines de milles, au delà du détroit de l’Hudson, se trouve le Labrador, actuellement province du Dominion du Canada. La côte nord-est du Labrador est orientée sensiblement Sud-Est-Sud, sur plus de 2 100 kilomètres, du cap Chudleygh (détroit d’Hudson) a l’entrée du détroit de la Belle-Isle.

Le Nord du Labrador est montagneux et s’élève du Sud au Nord. Le point culminant (actuellement connu) est la montagne des Quatre-Pics, haute de plus de 2 000 mètres.

La côte est très accidentée, couverte de neige et de glace fort avant dans l’été. Elle est peu hospitalière, longée par le courant froid dit du « Labrador », qui vient de la baie de Bafin et refroidit toute la région jusqu’à la latitude où le Gulf-Stream vient réchauffer l’atmosphère, à la hauteur de Terre-Neuve (voir fig. 3).

Dans sa partie sud, à partir du Hamilton Inlet, la côte s’abaisse sensiblement, elle est alors boisée jusqu’au voisinage de la mer et d’aspect beaucoup moins sauvage.

Dans l’ensemble, toute cette côte est découpée de fjords dont quelques-uns l’entaillent fortement, comme le Hamilton Inlet profond de 150 kilomètres, le Davis Inlet, profond de 60 à 80.

Au détroit de Belle-Isle commence à proprement parler l’immense embouchure du Saint-Laurent, qui de l’île de Belle-Isle (au Nord de Terre-Neuve) au cap Nord (pointe nord de la Nouvelle-Écosse) mesure plus de 600 kilomètres. Cet immense golfe est d’ailleurs fermé vers l’Océan par l’île de Terre-Neuve, qui ne laisse que deux passages assez étroits, le détroit de Belle-Isle, qui n’a que quelques milles de largeur, au Nord, et le détroit de Cabot, au Sud, large d’environ 60 à 80 kilomètres.

La côte du Labrador, avant de n’être plus que la rive nord du Saint-Laurent, tourne vers le Sud-Ouest, puis à l’Ouest. Elle est en partie sablonneuse, en partie boisée, avec des affleurements de collines, et généralement peu découpée.

La rive Sud de la baie où se trouve le Nouveau Brunswick, la Gaspésie et la Nouvelle-Écosse, s’échancre en une baie secondaire entre le cap Gaspé et l’île de Cap Breton. En face de cette île se trouve l’île du Prince Édouard.

En plein chenal, à l’endroit où commence réellement le fleuve, se trouve l’île d’Anticosti, quelque peu plus rapprochée de la rive sud, Terre-Neuve est une grande île de forme triangulaire de 500 kilomètres de long sur 500 de large à la base sud, dont les angles sont : au Nord, les caps Normann et Bauld, au Sud-Ouest le cap Ray et au Sud-Est le cap Race.

En partie, par suite de l’influence des courants, la pointe nord appartient déjà aux régions froides, tandis que sa partie sud offre déjà un climat tempéré. Ses côtes Est sont, comme celles du Labrador, très découpées et précédées de nombreuses îles. Elle prolonge, en quelque sorte la côte du Labrador dans la direction Sud-Est-Sud.

Dans le Sud de l’île, la durée des jours les plus courts est de huit heures, tandis qu’au Nord, elle est de sept seulement.

Par rapport à Godthaab, port de la côte ouest du Groenland (dans les anciens établissements de l’Ouest), la côte ouest de Terre-Neuve se trouve au Sud-Sud-Ouest (10° d’écart), et la côte est (la presqu’île d’Avalon et le cap Race) est sensiblement au Sud. Ces directions sont intéressantes puisque, nous le verrons plus tard, les seuls renseignements précis que nous donnent les Sagas, sont justement des directions ayant pour origine cette côte ouest du Groenland.

Cette géographie serait fort simple si, en réalité, les phénomènes naturels ne venaient la compliquer. Phénomènes qui permettent de comprendre la géographie ancienne.

Le Groenland, la Terre de Bafin sont des terres dites polaires, le Labrador et la partie nord de Terre-Neuve sont dans les régions subpolaires. Les glaces, les « packs », les « barrières » soumises à l’action des courants et des vents, en modifient l’aspect au point d’en changer pour ainsi dire la géographie. Les glaciers s’amoncellent en certains endroits et il est souvent fort difficile de démêler la terre de la mer gelée.

Vers le Nord, la mer de Bafin est bloquée par les glaces et à certaines périodes, on peut passer sur la glace du Groenland à la Terre de Bafin. Les Normands, explorateurs de passage, ont pu penser qu’il y avait là une seule côte allant des établissements de l’Ouest au Sud de la Terre de Bafin. Nos cartes actuelles sont relativement trompeuses en nous montrant des mers qui paraissent libres et des côtes bien dégagées. Elles nous incitent ainsi à imaginer une géographie exacte selon la science, mais fort inexacte pour les conditions de la navigation. Un exemple le fera ressortir :

Fig. 3. — Les courants et les glaces autour du Groenland.

Vers la pointe sud-ouest du Groenland, comme résultat du mouvement giratoire du courant polaire autour du cap Farewell, le « pack » bloque la côte très loin au large pendant une grande partie de l’année. Pour atteindre des points situés au Nord, aux environs des « anciens établissements de l’Ouest », il faut, en partant des environs du cap Farewell, faire un large détour vers l’Ouest.

Fig. 4. — Apparence géographique vue aux barrières de glace.

Dans cette période, il existe un chenal relativement libre de glaces en face des anciens établissements de l’Ouest. Chenal dû sans doute à l’action des vents d’un nouveau mouvement du courant qui va rejoindre le courant du Labrador et qui est précisément orienté Sud-Ouest-Nord-Est. L’existence de ce chenal n’avait pas échappé aux Normands, l’itinéraire de Karlsefni en est la preuve. Cet itinéraire avait intrigué les auteurs ignorant cette condition maritime. Il était cependant parfaitement judicieux. Karlsefni part avant la débâcle, pour aller vers l’Ouest par le susdit chenal libre, il est amené a l’aller chercher d’abord au Nord.

Sans doute, les conditions glaciaires avaient trompé les marins anciens et leur avait fait imaginer une géographie spéciale, que les portulans et les cartes anciennes nous représentent assez bien (voir fig. 6). Le goût des explorations polaires n’était pas né, les terres glacées inspiraient une sorte de crainte superstitieuse ; les Normands s’y aventuraient bien pour chasser ou pour recueillir les bois flottés, mais ils ne cherchaient pas à savoir si géographiquement il y avait terre, mer ou banquises. L’obstacle formé par la glace limitait pour eux leur monde et leurs connaissances géographiques.

À vrai dire, certains hardis explorateurs, ou le plus souvent des naufragés, avaient bien pénétré assez loin au Nord, dans la région polaire, mais par suite du manque de précisions scientifiques, leurs récits n’apportaient aucune lumière. La conception ancienne était basée sur les apparences, dont le mystère n’a été percé que de nos jours et pas encore en totalité.

De la géographie du xe siècle, nous ne possédons ni document cartographique, ni même descriptif. Dans nombre du portulans ou de cartes très postérieures qui reflètent peut-être les conceptions anciennes, nous voyons le Groenland placé d’une façon souvent arbitraire, soit au Nord-Ouest, soit au Nord et même au Nord-Est de l’Angleterre, mais toujours relié au Nord de la Norvège ou de la Russie[1]. La plupart de ces documents sont muets sur les territoires situés plus à l’Ouest : tels sont Ia carte de Donnus Nicolaus Germanus (1466), la carte de Clavus, la carte de Dacie, Norvège et Gothie du supplément du Ptolémée de 1481-1485, antérieurs à la découverte colombienne. Il y a exception pour deux cartes, d’ailleurs très postérieures, celle de Sigurd Stephanson de 1572, et celle des Zeni de 1557 (Lelewel).

La carte des Zeni, malgré tout ce que ses défenseurs ont pu en dire, étale de telles erreurs, avec un tel cynisme, qu’il est difficile d’y attacher beaucoup de confiance. De plus, elle situe bien des terres au Sud du Groenland, mais ces terres s’appellent Escotiland et Droceo, noms qui indiquent une époque postérieure au cycle normand du Vinland.

Fig. 5. — Carte de Sigurd Stefanson et l’hypothèse de M. Fossum.

La carte de Sigurd Stephanson est plus intéressante par les interprétations qu’elle permet et elle présente un aspect plus loyal. Comme les cartes anciennes, elle rattache le Groenland au Bjarmaland (Russie). Au Nord du Groenland, elle place la région des Géants, là d’ailleurs où d’autres cartographes placent le pays des Pygmées.

Fig. 6. — Géographie du moyen âge de l’Atlantique Nord.

Vers l’Ouest, elle relie le Groenland avec le Helluland, puis montre au Sud, le Markland, puis le pays des Skroelings et enfin un promontoire orienté vers le Nord (ainsi que le veut la Saga) et le baptise « Promontoire du Vinland », qui correspondrait assez exactement comme forme et comme site avec la pointe nord de Terre-Neuve.

Le Vinland lui-même est indiqué sur le continent, à l’Ouest de ce promontoire.

Dans les anciennes géographies, on trouve des descriptions quelque peu plus précises. Elles sont malheureusement aussi très postérieures à la découverte.

Dans la « Gripla », géographie islandaise, dans la « Groenlandiae Vetus Chorographia », on trouve d’intéressants passages sur le Groenland et les terres avoisinantes. On trouve aussi dans divers ouvrages des extraits où il est fait allusion aux terres nouvelles.

Leurs témoignages sont très précieux et ont permis à M. Bjorno d’établir une carte qui concrétise le concept géographique des Normands (Figure 6). Le croquis que nous donnons de la conception presque semblable d’après la Gripla, n’est, bien entendu, qu’une reconstitution d’après les textes.

Fig. 7. — Conception du monde au début du moyen âge.

Tout comme les documents cartographiques, les géographies relient vers l’Est le Groenland avec la Russie — le Bjarmaland — ou avec la Norvège du Nord. Sur l’autre versant, vers l’Ouest, elles placent des terres désertes qui rejoignent vers le Sud des terres connues sous le nom de Helluland, de Markland et de Vinland. Quelques-unes expriment même l’idée que ce dernier pays fait partie de l’Afrique. C’est là un rappel du concept antique qui représentait la terre comme un cercle entouré d’eau, divisé en trois parties comme l’indique le croquis.

Si nous reportons tous ces renseignements sur une carte actuelle, nous voyons qu’en somme l’idée de terres avoisinant le Groenland n’est pas absolument fausse. Les régions que les anciens imaginaient à Est et à l’Ouest, c’étaient les grandes barrières de glaces.

La mer, le long de la côte nord et à l’Ouest du Groenland étant bouchée, les navigateurs qui suivaient les côtes, se rabattaient forcément vers l’Ouest, puis vers le Sud, dans la direction de la Terre de Bafin. C’était entre le Nord du Groenland et la Terre de Bafin que les Normands plaçaient le « Nordseta » et le Vestri Obygd où vivaient les Skroelings.

L’opinion de M. Fossum, basée sur l’exploitation des textes, est que Eirik le Rouge semble avoir, dès le début, reconnu ces terres si proches des côtes où il s’était établi.

Toute cette géographie nous paraît simple et facile, à nous qui sommes habitués aux cartes actuelles, mais elle devait être beaucoup plus compliquée pour les scribes et les savants de l’époque où les Sagas furent mises par écrit. Il faut bien penser, par ailleurs, que les Normands du xe siècle n’avaient sans doute même pas notion de l’existence d’une carte. Ils se dirigeaient à l’estime en se réglant sur les astres, d’après certains renseignements, des descriptions de côtes, des repères plus ou moins remarquables et peut-être des phénomènes marins, tout comme nos pécheurs côtiers ou nos caboteurs actuels. En général, ils suivaient les côtes de caps en caps, mais ils n’hésitaient pas à certains moments a piquer droit par le large.

Ceci nous explique qu’ils aient pu retrouver certaines régions bien déterminées dans l’immense étendue des côtes est de l’Amérique du Nord et aussi comment cette façon de naviguer a pu leur faire commettre des erreurs sensibles en confondant des repères au milieu de ce fouillis de baies, de caps et d’îles où il est parfois fort difficile de naviguer, même actuellement, depuis le cap Chudleigh jusqu’au cap Cod qui limitent la zone possible de leurs opérations.

La géographie ancienne ne nous fournit donc pas l’argument décisif qui nous pourrait guider vers la localisation des terres découvertes. Rien ne nous prouve, en effet, que la géographie ancienne que nous connaissons ait pu être utilisée par les Normands. La découverte d’ailleurs fut faite par des gens trop peu instruits pour qu’une géographie même rudimentaire ait pu être utilisée par eux et que les renseignements géographiques qui en pouvaient découler aient pu être exploités ultérieurement par les écrivains transcripteurs.

La géographie ne pouvant qu’en partie nous guider, il ne nous reste donc que les descriptions des Sagas. Nous pouvons chercher à les rapprocher des cartes les plus anciennement connues et de nos cartes actuelles. C’est précisément la méthode employée par les auteurs les plus récents. Mais, malgré tout le soin qu’ils ont pu y apporter, la méthode n’a pas donné les résultats attendus. Les descriptions par trop vagues des « Sagas » peuvent s’appliquer à nombre d’endroits sur les côtes est de l’Amérique [32]. C’est tomber dans un travers dangereux que de donner, comme E.-H. Horsford, les photographies de l’endroit même où Leif érigea ses huttes. Devant la faillite des preuves matérielles, le vide relatif de la géographie, les Sagas sont-elles susceptibles de nous donner d’autres bases plus solides ?

  1. Voir les figures 6 et 7.