La Découverte de la Circulation du sang

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Revue des Deux Mondes tome 33, 1879
Ch. Richet

La découverte de la circulation du sang



LA DÉCOUVERTE
DE LA
CIRCULATION DU SANG

Il y a peu d’études plus attrayantes que l’histoire des grandes découvertes scientifiques ; on peut suivre ainsi les progrès de l’esprit humain et sa marche, lentement conquérante, dans la recherche de la vérité. Ce n’est pas d’ailleurs une simple curiosité qui inspire le goût de ces investigations historiques, nous y trouvons un enseignement précieux. L’étude des erreurs d’autrefois peut nous empêcher d’en commettre de nouvelles, et doit en tout cas nous rendre très modestes dans notre jugement sur la science d’aujourd’hui. Il y a enfin une sorte de gratitude qu’il est juste de montrer envers les grands hommes qui, par leurs efforts, leurs luttes, souvent leur martyre, nous ont mis sur la voie de la vérité : le meilleur moyen de leur témoigner notre reconnaissance est de leur rendre justice[1].

I.

Pour faire bien comprendre les opinions et les travaux des hommes illustres qui ont contribué à nous faire connaître la circulation du sang, il est peut-être nécessaire de suivre une marche différente de la marche historique, et, quoique ce soit évidemment un début peu engageant, il faut tout d’abord résumer les faits précis, aujourd’hui connus et bien démontrés. Nous commencerons donc par dire brièvement en quoi consiste la circulation du sang chez l’homme.

Le cœur est l’organe principal de la circulation : c’est un muscle creux composé de quatre cavités : deux oreillettes et deux ventricules. Il y a un cœur droit et un cœur gauche ; par conséquent le cœur droit est formé d’une oreillette et d’un ventricule, et le cœur gauche également d’une oreillette et d’un ventricule. Le cœur droit et le cœur gauche, par suite de leur accolement intime, semblent ne former qu’un seul organe : ils sont pourtant séparés par une cloison qui n’est perforée d’aucun orifice. Entre l’oreillette et le ventricule est un système de valvules tel, que le sang passe sans difficulté de l’oreillette dans le ventricule, mais ne peut en aucune manière refluer du ventricule dans l’oreillette, et cela aussi bien à droite qu’à gauche.

Du ventricule gauche part une artère, l’artère aorte, qui se divise et se subdivise en rameaux de plus en plus petits, de même que le tronc d’un arbre donne naissance à une multitude de branches. Ce sont les artères du corps qui finalement deviennent extrêmement petites pour former des branches ténues qu’on appelle des capillaires. Par suite d’un appareil de valvules placé à la base de l’aorte, le sang lancé par le ventricule gauche ne peut refluer dans ce même ventricule, de sorte que chaque contraction du cœur envoie du sang dans toutes les artères sans que le liquide ainsi projeté puisse revenir en arrière. En poursuivant les dernières ramifications des artères qui se distribuent ainsi à tout l’organisme, on voit qu’elles deviennent de plus en plus fines, et comme capillaires, puis qu’une nouvelle ramification se forme, mais disposée en sens inverse, pour constituer le système veineux. Ainsi le sang lancé dans les artères passe dans les capillaires et de là dans les veines. Le sang devenu veineux retourne au cœur et va affluer dans l’oreillette droite. Alors l’oreillette droite se contracte, lance le sang dans le ventricule droit. À son tour le ventricule droit se contractant lance le sang dans l’artère pulmonaire et de là dans les poumons. Le sang circule dans les poumons, et au contact de l’oxygène de l’air devient, de noir qu’il était, rutilant et vermeil. Après avoir traversé les poumons, ce même sang revient au cœur dans l’oreillette gauche qui le lance dans le ventricule gauche. Puis le même circuit recommence : du ventricule gauche à l’oreillette droite, à travers le corps ; du ventricule droit à l’oreillette gauche, à travers les poumons. Il y a donc deux circulations : la grande circulation qui se fait dans tout l’organisme du cœur gauche au cœur droit, la petite circulation qui se fait dans les poumons, du cœur droit au cœur gauche.

C’est ainsi que la circulation a lieu chez l’homme et chez tous les animaux à sang chaud. Chez les animaux à sang froid, comme le cœur est construit sur un type un peu différent, il y a aussi quelque différence dans le circuit du sang. Mais le principe est toujours le même : c’est toujours un organe d’impulsion, le cœur, qui, recevant sans cesse le sang, le chasse sans cesse dans les différentes parties du corps.

Nous allons voir comment, pour arriver à ces notions élémentaires, les savans de tous les âges ont dû accumuler une somme colossale d’erreurs.

II.

Voyons d’abord ce que pensaient les anciens.

Il ne nous reste guère des ouvrages physiologiques de l’antiquité que les écrits de trois grands hommes, Hippocrate, Aristote et Galien. Mais, quoique ces trois écrivains soient à peu près égaux par le génie, leur œuvre n’a pas dans l’histoire de la circulation une importance égale. Hippocrate était avant tout médecin ; Aristote, naturaliste ; Galien, anatomiste et physiologiste. Hippocrate traite surtout de l’art de guérir, des épidémies, des symptômes, des causes, des terminaisons des maladies. Il ne fait ni expériences, ni dissections, mais se contente d’observer des malades et de consigner dans ses écrits les précieux résultats de son observation et des vieilles traditions médicales. Aristote, dont le vaste génie avait embrassé tout ce que la nature ou la société présentent à l’intelligence humaine, étudie les animaux, leurs mœurs, leurs moyens de vivre, et la structure de leurs organes. Quant à Galien, il est probablement le premier qui ait institué de véritables expériences. Le premier, il affirme et prouve que l’art de guérir doit être appuyé sur la connaissance de la structure et des fonctions des organes ; aussi fait-il de l’anatomie, disséquant des singes, des porcs, des chiens, et appliquant à la structure du corps de l’homme ce que ses dissections lui ont appris sur la structure du corps des animaux. Non-seulement il fait de l’anatomie, mais encore il fait de la physiologie expérimentale. D’après lui tous les organes ont une fonction, un rôle, une utilité, et cette utilité peut se connaître de deux manières, d’une part par la disposition des parties, d’autre part par l’expérimentation. Aussi Galien a-t-il fait de nombreuses expériences (sur la moelle, — sur les nerfs laryngés, — sur les artères), devançant son époque, et donnant un exemple qui n’a été suivi que bien plus tard. Il a réellement créé la physiologie, comme Hippocrate la médecine, et Aristote l’histoire naturelle.

Les idées d’Hippocrate sont extrêmement confuses. Il admet qu’il y a dans le corps quatre principes élémentaires : le sang, la pituite, la bile jaune et la bile noire ; toutes ces humeurs viennent du ventre où passent les boissons et les alimens. C’est dans le cœur qu’il y a le plus de chaleur. L’air pénètre dans les poumons et de là va au cœur, où il refroidit le sang.

Les idées d’Aristote, quoique plus précises, sont aussi erronées. Une de ses expériences a exercé une influence funeste sur la physiologie de Galien et par conséquent sur tout le moyen âge, qui suivait aveuglément les traditions des anciens. En liant la trachée d’un animal mort et en insufflant de l’air dans ce canal avec un soufflet, Aristote aurait vu l’air pénétrer par la veine pulmonaire jusque dans le cœur. Par conséquent la pénétration de l’air dans le cœur est acceptée par Aristote comme un fait positif. L’air arrive au cœur pour refroidir le sang. Le cœur est la source de la chaleur, et c’est cette chaleur qui transforme les alimens en liquide sanguin.

Le cœur, dit Aristote, est comme un autre animal vivant en celui qui le contient. C’est l’acropole du corps, c’est en lui que réside l’âme animale qui y brûle. Deux choses sont nécessaires pour vivre. C’est d’abord la chaleur du cœur, et la transformation des alimens que cette chaleur rend animés et semblables au sang, et ensuite la réfrigération par l’air qu’on respire, ce qui empêche la chaleur de brûler le cœur. Il y a donc deux sortes de consomption, deux sortes de mort, la mort par la chaleur excessive du cœur, la mort par le froid et l’absence d’alimens. Tous les animaux ayant du sang ont un cœur : chez ceux qui n’ont pas de cœur, la vie est entretenue par l’âme sentante qui est le principe de la vie. Le cœur se développe de très bonne heure. Chez l’embryon, on voit un point animé de mouvemens contractiles. Le sang vient donc du cœur, car on voit du sang dans le cœur avant que les veines soient formées.

Nous arrivons maintenant aux idées de Galien sur la circulation. Elles sont disséminées dans plusieurs des traités de ce grand homme, et, quoique étant souvent en désaccord entre elles, forment néanmoins un tout assez complet. Un des points fondamentaux de la théorie de Galien est que les artères ne contiennent pas de l’air, mais du sang. Il a même écrit un traité intitulé ainsi : — Le sang est-il naturellement contenu dans les artères ?

En observant les artères sur le cadavre, Érasistrate et d’autres auteurs trouvaient constamment les artères vides de sang. Ils ont conclu que les artères ne contiennent pas de sang : erreur incompréhensible que les symptômes des blessures artérielles et bien d’autres encore auraient dû leur faire éviter. Il est curieux de voir combien avec des théories on peut arriver à fausser la vérité. Au lieu de constater ce double fait que les artères des vivans contiennent du sang et que les artères des cadavres ne contiennent que de l’air, Érasistrate suppose que c’est la blessure de l’artère qui y fait affluer le sang, et que par cette blessure les esprits, c’est-à-dire l’air, s’en dégagent. Galien oppose à cette erreur une expérience précise. Il fait à une artère quelconque une double ligature, la liant à la fois en haut et en bas, et dans l’intervalle il ne trouve que du sang. « Voyez, s’écrie-t-il alors, combien cet Érasistrate est impudent, d’oser affirmer des choses qu’il n’a pas pu voir. » Malheureusement à cette expérience, qui est exacte, Galien en ajoute une autre qui est fausse, et qui a singulièrement embarrassé Harvey. « Si, dit-il, on met un tube creux dans le canal d’une artère, de manière à rétablir la continuité du vaisseau, on continuera à sentir le pouls dans le segment artériel placé au-dessus du tube. Mais si avec un fil on serre fortement la paroi artérielle sur la tige creuse, immédiatement le pouls cessera au-dessous de la constriction. Par conséquent, dit-il, le pouls des artères vient du cœur et est transmis par les parois de ces vaisseaux. »

Cette expérience est cependant tout à fait fausse, et certes il est regrettable que Galien n’ait pas su voir que dans ces conditions il se forme presque toujours un caillot dans le tube. Si on évite cette cause d’erreur, on voit que le pouls bat aussi bien après qu’avant la constriction. Si Galien avait bien observé, il aurait compris peut-être que le pouls est dû au jet de sang lancé par le cœur et non, comme il le suppose à tort, à je ne sais quelle vibration transmise du cœur aux artères par l’intermédiaire de leurs parois.

Aristote, malgré son génie d’observation, avait confondu les nerfs et les artères, sans pouvoir démêler ce qui appartient au cerveau et ce qui appartient au cœur. Galien a sur tous ces points des idées très arrêtées et très exactes. Pour connaître les phénomènes de la vie, il va aux fêtes religieuses regarder comment tombent les victimes. Pendant que le pontife cherche dans les entrailles des animaux sacrifiés les secrets du destin, lui, il contemple cette agonie et cherche à dérober à la nature ses secrets. Lorsque le cœur de l’animal est arraché de la poitrine et placé sur l’autel, l’animal continue à respirer, à crier, à se débattre, jusqu’à ce qu’enfin, ayant perdu tout son sang, il tombe inanimé. À ce moment il n’y a plus de pouls dans les artères, car le pouls des artères vient du cœur. Au contraire, lorsque pour sacrifier des taureaux on leur tranche d’un coup brusque la moelle épinière, immédiatement l’animal tombe et ne peut plus faire aucun mouvement : cependant le cœur et les artères continuent à battre. C’est que le mouvement vient du cerveau et de la moelle, comme le pouls vient du cœur.

Sans rapporter en détail toutes les opinions de Galien, nous ajouterons quelques mots qui expliqueront les théories qu’il professait sur l’état du sang dans le corps.

Les alimens vont par les veines dans le foie et de là au cœur : le cœur reçoit l’air du poumon, et ce mélange des alimens et de l’air se fait par les pores de la cloison qui sépare les deux ventricules. Ce n’est pas là une des moindres curiosités de l’œuvre de Galien que la croyance à cet orifice fantastique. La cloison qui sépare les deux ventricules n’est traversée par aucun pore ; elle n’a aucun trou, aucun orifice, et cependant, sur la foi de Galien, jusqu’à Servet on admet l’existence de ces pores. « Mondini dit que la cloison est percée. Vassœus ou Le Vasseur dit comme Mondini ; vingt autres disent comme ces deux-là ; Béranger de Carpi le premier avoue que les trous ne sont pas bien visibles chez l’homme. » (Flourens.)

Une autre erreur de Galien est de croire que la veine pulmonaire, à savoir le vaisseau qui ramène le sang du poumon au cœur, contient de l’air. L’aveuglement est manifeste ; car, de même que Galien a prouvé que les artères ne contiennent que du sang, de même il aurait pu prouver que la veine pulmonaire ne contient que du sang. Il ne le fait pas cependant, et, sur la foi d’Aristote, il suppose que l’air passe du poumon au cœur par la veine pulmonaire.

La troisième erreur de Galien n’est pas moins grave que les deux précédentes : il pense que les veines viennent toutes du foie, que le sang veineux chemine du foie dans les organes et que le foie est le grand réservoir du sang. Les anciens se faisaient une idée exagérée de l’importance du foie, et leur doctrine, religieusement conservée par les médecins, se transmettra jusqu’au moyen âge et au delà. Il faut arriver jusqu’au milieu du XVIIe siècle pour que le foie soit détrôné. On lui fera même des funérailles, et Bartholin l’enterrera en termes ironiquement pompeux (1652).

Ne nous arrêtons pas trop longtemps sur les erreurs de Galien. Il vaut mieux reconnaître la grandeur des découvertes qu’il a faites, car une erreur peut être réparée par les recherches des successeurs, tandis qu’un progrès acquis est un bienfait dont tous les successeurs profitent. Guidé par ce principe, que la nature ne fait rien en vain et que toute disposition de l’organisme est adaptée à une fonction, Galien a reconnu l’usage des valvules du cœur. Il a vu que le sang passe de l’oreillette dans le ventricule. Il a vu que le sang de la veine cave va au cœur pour être lancé par l’oreillette droite dans le ventricule droit, et par le ventricule droit dans les poumons. Il a vu que le ventricule gauche chasse le sang dans les artères et que les artères sont pleines de sang, contrairement à Érasistrate, enfin que l’aorte se termine par des artères et non par des nerfs, comme le croyait Aristote. Avec deux ou trois expériences mieux faites, Galien aurait peut-être découvert la circulation ; en tout cas c’est celui qui, avant Servet, s’est rapproché le plus de la vérité. Tout le moyen âge vivra sur les paroles de Galien. On ratiocinera sur ses expériences, mais on ne les répétera pas et on n’en fera pas de nouvelles.

III.

C’est au XVIe siècle, en ce grand siècle de la renaissance, que fut découverte la circulation du sang : en 1553 parut le fameux ouvrage de Servet. Il faut cent ans pour que la découverte soit complètement divulguée ou acceptée. Harvey meurt en 1649 sans avoir pu convaincre tous ses adversaires[2].

Servet s’appelait peut-être Michel de Villeneuve, peut-être Michel Reves. Toute son histoire est obscure : on a fait l’ombre sur lui. Il naquit en Aragon, mais étudia en France, à Toulouse, à Lyon, à Paris. Son livre date de 1553. Il n’en reste plus, dit-on, que deux exemplaires, l’un à la Bibliothèque nationale, l’autre à Vienne. Dans ce livre de théologie, il y a un passage que Flourens a reproduit, et où la circulation du sang est nettement indiquée : A dextro ventriculo, longo per pulmones ductu, agitatur sanguis, a pulmonibus præparatur, flavus efficitur, et a venâ arteriosa in arteriam venosam transfunditur. Ille itaque spiritus vitalis (sang artériel) a sinistro cordis ventriculo in arterias totius corporis deinde transfunditur.

On conçoit l’importance historique de ce passage. Soixante-dix ans avant Harvey, la circulation est formellement indiquée, et cependant en général on dénie la gloire de cette découverte à Michel Servet. Il faut savoir jusqu’à quel point cette défaveur est justifiée. La question peut se résumer ainsi : la découverte de Servet a-t-elle eu de l’influence sur l’œuvre de Harvey ? La réponse à cette question n’est pas douteuse. Oui, c’est le livre de Servet qui a inspiré Vésale, Colombo, Césalpin et Harvey.

D’abord il est impossible que tous les exemplaires du livre de Servet soient restés absolument inconnus du vivant de Servet. La Christianismi Restitutio, imprimée en 1553, existait déjà manuscrite en 1546, et sans doute l’auteur, dans ses voyages à Bâle, à Paris, à Lyon, surtout à Padoue, dut montrer le manuscrit à ses amis et à ses maîtres en anatomie.

L’impression du livre commença en 1552 et fut achevée en 1553. Mille exemplaires sont imprimés. Le 27 octobre 1553, à Genève, Servet est brûlé, et avec lui deux exemplaires de son livre, l’un manuscrit, l’autre imprimé. Est-il possible que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf exemplaires restans aient tous disparu ? Un grand nombre ont été brûlés à Vienne, d’autres à Francfort-sur-le-Mein : cela est vrai, mais combien ont été vendus ? combien ont été envoyés par Servet à ses amis de Lyon, de Venise, de Bâle et de Padoue ? Voilà ce qu’on ne saura jamais exactement ; en tout cas, il serait bien invraisemblable de supposer que les deux seuls exemplaires qui nous restent de la Restitution du Christianisme ont été les seuls qui, dès le xvie siècle, avaient échappé au fanatisme religieux.

Nous allons voir en effet qu’à Padoue les anatomistes et les physiologistes, pendant un demi-siècle, font une série de découvertes contenues dans ce livre fameux.

D’abord Servet a dit le premier, contrairement à l’opinion d’Aristote et de Galien, que la cloison du cœur n’est pas perforée : Paries ille medius non est aptus ad communicationem et elaborationem (sanguinis) licet aliquid resudare possit. Flourens admet que Vésale a le premier découvert la non-perforation de la cloison inter-ventriculaire. Mais M. Tollin a bien montré que, dans la première édition de Vésale, le passage où il est question de l’imperforation de la cloison n’existe pas : c’est seulement dans l’édition de 1555, deux ans après la publication de la Restitution du Christianisme, que Vésale ose dire que la cloison n’est pas percée. Ainsi voilà la première erreur de Galien relative à la communication des deux ventricules renversée, et cela, non par Vésale, mais par Servet.

Et si Vésale ne parle pas de Servet, c’est qu’en ces temps d’intolérance universelle, soutenir les doctrines d’un aussi grand hérétique était un péché véritablement mortel. On sait que, malgré toutes ces précautions, Vésale n’échappa pas à l’inquisition. Un si illustre anatomiste devait être un homme dangereux. On l’accusa d’avoir ouvert le corps d’un vivant ; on l’envoya en terre-sainte pour faire pénitence, et au retour il mourut dans un naufrage.

Quelques années après la mort de Michel Servet, Realdo Colombo décrit avec une très grande exactitude la circulation pulmonaire : mais ses expressions sont celles de Servet. En mettant les deux textes en regard, on voit bien que ce qu’il dit de la petite circulation est textuellement ce que dit Servet. Comment donc ose-t-il dire en parlant de la petite circulation (du ventricule droit à l’oreillette gauche à travers le poumon) : Quod nemo hactenus (c’est-à-dire avant moi, 1559) aut animadvertit aut scriptum deliquit. Est-ce par crainte de l’inquisition, ou par déloyauté scientifique[3] ? Car, je le répète, il est évident que Colombo a copié Servet, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque nous avons vu les disciples et les amis de l’infortuné théologien se réfugier en Italie, à Padoue notamment et à Venise.

Voilà donc la seconde erreur de Galien, ou plutôt l’erreur d’Aristote acceptée par Galien, à savoir le passage de l’air dans la veine pulmonaire, définitivement renversée, par Servet d’abord, puis par Colombo qui copie Servet : de sorte que, pour ce qui concerne la petite circulation, Harvey n’a rien inventé. Le livre de Colombo a eu plusieurs éditions (1559, 1572, 1590). Il était classique à Padoue, et d’ailleurs Harvey en parle, mais sans reconnaître à la découverte de Colombo (ou plutôt de Servet) toute l’importance qu’elle mérite. Dans les objections, si souvent ridicules, que Primerose fait à Harvey, il lui reproche de ne pas faire autre chose que de reproduire sans preuves nouvelles l’opinion de Colombo. Illam sanguinis traductionem quam Columbus primum excogitavit, tu asserere coneris, sed eam non probas.

C’est à ces deux grandes découvertes que se borne la gloire de Servet. Certes elles suffisent pour illustrer un homme : cependant il n’est pas absolument certain que l’auteur de la Restitution du Christianisme ait compris toute la circulation, et en particulier le retour du sang au cœur par les veines. Comme Galien, il sait que l’aorte envoie du sang aux membres, mais ce qu’il ne dit nulle part, c’est que ce sang envoyé dans les membres par les artères retourne au cœur par les veines. C’est un homme de génie, aussi grand que Michel Servet et Harvey, André Césalpin, qui découvre la circulation générale. C’est même lui qui prononce le premier le mot de circulation (1569).

Césalpin observe ce qui se passe dans les veines lorsqu’on lie le bras : et il voit que les veines se remplissent au-dessous, non au-dessus de la ligature. Il en serait tout autrement, dit-il, si le mouvement du sang dans les veines était dirigé du cœur aux viscères et aux membres. Aussi, comme d’une part la circulation pulmonaire était connue (depuis Servet et Colombo), comme d’autre part le cours du sang dans les artères avait été mis en lumière par Galien (sauf certaines erreurs de détail), Césalpin, en découvrant la direction du sang dans les veines, complète le circuit, et démontre la circulation tout entière. « Le sang, dit-il, conduit au cœur par les veines, y reçoit sa dernière perfection, et, cette perfection acquise, il est porté par les artères dans tout le corps. » — On ne pouvait mieux concevoir, dit Flourens, la circulation générale, ni la mieux définir dans une phrase aussi courte. Pourquoi Césalpin, qui professait à Pise, ne parle-t-il pas de Colombo, qui professait tout près de là, à Padoue ? Pourquoi ne cite-t-il pas le livre de Servet, qui lui était certainement connu ? Peut-être faut-il voir dans ce silence la crainte des persécutions religieuses ? Malgré ces précautions, Césalpin n’échappa pas à la calomnie. On l’accusa d’athéisme, et, s’il n’avait pas été le médecin, et à ce titre le protégé, du pape Clément VIII, peut-être aurait-il expié la hardiesse de ses doctrines. Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut retenir de l’œuvre de Césalpin, c’est cette expérience, ou plutôt cette observation fondamentale relative à la circulation du sang dans les veines. Cette expérience suffirait à sa gloire : car c’est le fondement de la théorie de la circulation, et une grande partie de l’ouvrage de Harvey est consacrée à la démonstration de ce fait, que les veines ramènent le sang au cœur, contrairement à l’idée de Galien et des anciens.

Quelque temps après, Jérôme Fabrice d’Acquapendente fit une découverte anatomique presque aussi importante que l’observation physiologique de Césalpin. Il découvrit les valvules des veines (1574) et montra qu’elles étaient dirigées vers le cœur, et facilitaient le cours du sang dans ce sens[4].

De là à conclure, avec Césalpin, que le sang dans les veines revient au cœur, il n’y a qu’un pas, assurément, peu difficile à faire ; cependant cette conclusion, Fabrice d’Acquapendente ne l’a point énoncée. C’est son élève, W. Harvey, qui devait la formuler, quarante ans plus tard, avec une précision admirable.

Tels sont, en réalité, les prédécesseurs immédiats de Harvey. Servet montre que la cloison du cœur n’est pas perforée et découvre la petite circulation. Colombo vulgarise la doctrine de Servet (qu’il ne cite pas) et la propage dans un livre qui se répand rapidement, en sorte que tous les savans de l’époque le lisent et l’étudient. Césalpin démontre que le sang des veines va au cœur, et Fabrice d’Acquapendente trouve dans les veines des valvules qui facilitent la direction du sang veineux vers le cœur.

Outre ces auteurs illustres, on peut citer encore, depuis la publication du livre de Servet jusqu’à celle du livre de Harvey (1553-1629), bien des écrivains obscurs qui ont écrit sur la circulation du sang. Flourens a montré que Le Vasseur n’avait rien dit qui ne fût dans Galien. Relativement au P. Sarpi, il est clair qu’il n’a pas découvert les valvules ; mais il parle d’un grand secret qu’il ne faut révéler à personne : et on peut, avec M. Tollin, supposer qu’il s’agit de la circulation du sang découverte par Servet, et regardée comme un secret diabolique, émanant de Servet l’hérésiarque et le confident du diable. Carlo Ruini (de Bologne), dans un Traité de l’anatomie du cheval par le de la circulation pulmonaire, comme Servet et Colombo, en 1598. Il en est de même d’Eustachio Rudio, professeur à Padoue, qui parle aussi de la circulation pulmonaire en 1600 ; de Jean de Valvèdre (Anatome corporis humani, 1556), et de beaucoup d’autres dont je n’ai pas à citer les noms, car la question historique est jugée. Il est impossible de ne pas remarquer quelle part importante les anatomistes italiens, et spécialement l’école de Padoue, ont à la découverte de la circulation du sang, et il faut ne pas oublier que Harvey étudia pendant quatre ans à Padoue.

Toutes ces découvertes, antérieures à Harvey, ne diminuent pas la gloire de ce grand homme. Il n’y a que bien peu de découvertes jaillissant tout entières du cerveau d’un seul homme, comme Minerve sortit tout armée du front de Jupiter. Elles sont préparées, mûries, pressenties depuis longtemps ; puis un homme arrive qui réunit les faits épars, reprend, discute, éclaircit les idées confuses de ses prédécesseurs inconsciens, et enfin établit la vérité. Tel a été le rôle de Harvey. Certes, parmi les élèves de Fabrice à Padoue, plus d’un, qui connaissait les valvules et la circulation pulmonaire, qui avait lu Servet, Colombo, Césalpin, a dû penser à la circulation, imaginer cette chose magnifique, le circuit perpétuel du sang, des artères aux veines, des veines au cœur, du cœur au poumon, du poumon au cœur et aux artères ; nul n’a fait le livre que Harvey publie en 1629.


IV

Ce qui caractérise ce livre, le plus beau de la physiologie, dit Flourens, c’est que c’est un adieu définitif aux théories, aux dissertations théologiques, métaphysiques, scolastiques. Harvey ne croit qu’à l’expérience, au phénomène visible, expérimental : c’est là sa supériorité sur Servet. Entre la Christianismi Restitutio et le traité De circulatione sanguinis et motu cordis, il y a l’abîme qui sépare, au point de vue scientifique, le moyen âge de l’âge moderne[5] Servet ne fait pas d’expérience : il dit que le sang de l’artère pulmonaire va au poumon, puis retourne au cœur ; mais il n’en donne pas la preuve. La seule expérience précise des prédécesseurs de Harvey est celle de Césalpin : la veine, étant comprimée, se gonfle au-dessous, non au-dessus de la compression. Quant à Harvey, à chaque instant il fait des observations, des expériences. Les opinions d’Aristote ou de Galien lui importent peu : il regarde le cœur qui se contracte, les veines qui se vident du côté du cœur, il suppute la quantité de sang passant en un moment donné soit dans les artères, soit dans les veines. Servet, Ruini, Colombo, Césalpin ont conçu la circulation. Harvey l’a démontrée.

Non-seulement Harvey est le premier qui ait prouvé la circulation du sang, mais c’est encore celui qui l’a vulgarisée. Jusque-là les érudits seuls connaissaient les écrits de Servet, de Césalpin, de Fabrice même. Après Harvey, on ne peut passer la doctrine de la circulation sous silence. Protestans et catholiques seront impuissans à l’étouffer et à la livrer aux flammes, comme ils ont fait pour la Restitution du Christianisme. Rapidement l’ouvrage de Harvey se propage : les réfutations, les objections se présentent de toutes parts. L’idée de la circulation du sang, émise, comme nous l’avons dit plus haut, par Servet et Césalpin, n’est plus spéciale à un petit groupe d’anatomistes de Padoue : elle entre dans le domaine général, et à partir de 1629 s’impose à toutes les doctrines médicales, à toutes les recherches physiologiques.

La vie de Harvey peut se résumer en quelques mots. Il naquit à Folkestone dans le comté de Kent, le 1er avril 1578. Il fit ses premières études à Canterbury, près de Cambridge. En 1598, il alla à Padoue, et revint en Angleterre en 1609. Membre du College of Physicians de Londres en 1604, il fut, en 1609, nommé médecin de l’hôpital Saint-Barthélémy. Il enseigna l’anatomie au collège royal, et dès 1615 il professait déjà la circulation du sang. Médecin du roi Charles Ier, il partagea les vicissitudes politiques de son souverain. La populace de Londres, pendant la guerre civile, pilla son logement, et détruisit un manuscrit où il traitait de la génération des insectes, il n’eut pas d’enfans, et mourut, en 1657, à l’âge de quatre-vingts ans. Comme médecin, il avait une clientèle considérable, Il paraît que la publication de son livre sur la circulation diminua brusquement sa clientèle, et lui fit perdre beaucoup d’argent. La postérité l’a suffisamment récompensé.

Les objections que Harvey a eu à combattre sont le plus souvent absurdes. Le principale est que la circulation du sang n’est admise ni par Galien ni par Aristote. Aussi commence-t-il par s’excuser de sa hardiesse : « Ce n’est pas, dit-il, dans les livres anciens, mais dans l’observation de la nature qu’il faut chercher la vérité, et ceux qui invoquent Galien souvent ne l’ont pas compris. Il n’y a pas d’esprit assez étroit pour croire que chaque art ou chaque science nous ont été légués par les anciens dans un état de perfection absolue telle que rien ne reste plus au génie et aux efforts de leurs successeurs. Néanmoins, que le sort en soit jeté, j’ai confiance dans la loyauté des savans et dans leur amour pour la vérité. » Ce n’est pas sans raison qu’il prenait ses précautions. En effet, comme dans un chapitre particulier il avait étudié avec le plus grand soin les mouvemens du cœur chez les animaux inférieurs, suivant en cela l’exemple illustre d’Aristote, un de ses adversaires, Primerose, le lui reproche amèrement : « Tu as, dit Primerose, observé une sorte de cœur pulsatile chez les limaçons, les mouches, les abeilles, les crevettes. Nous te félicitons de ton zèle : que Dieu te conserve des yeux si perspicaces ; mais pourquoi dis-tu qu’Aristote a refusé un cœur aux petits animaux ? Aurais-tu voulu faire entendre par là que tu sais ce qu’Aristote ignorait ? Ceux qui voient dans tes écrits les noms de tant d’animaux divers te prendraient pour le souverain investigateur de la nature, pour un oracle dictant du haut d’un trépied ses décisions. Je parle de ceux qui ne sont pas médecins et qui n’ont qu’une teinture de cette science ; mais en lisant les vrais anatomistes, Galien, Vésale, Fabrice, Casserius, on voit qu’ils ont donné des planches gravées où sont représentés les animaux disséqués par eux. Quant à Aristote, il a tout observé et personne ne doit oser venir après lui. »

Ce qui caractérise la polémique acerbe dirigée contre Harvey par les médecins de son époque, c’est l’abus du raisonnement et de la dialectique. Harvey a appris de son maître Fabrice qu’il y a des valvules dans les veines. Il en conclut que ces valvules facilitent le cours du sang veineux dans le cœur. À ce fait précis et irréfutable, on lui oppose un dilemme singulier : « De deux choses l’une, lui dit Parisanus : ou bien le cours du sang dans les veines est dirigé vers le cœur par l’effet de la pression artérielle, et alors les valvules sont inutiles, ou bien la circulation ne se fait pas comme tu l’indiques, et alors ta théorie est fausse. »

Primerose fait un raisonnement de même force : « Toutes les veines n’ont pas des valvules ; or d’un fait particulier on ne peut conclure une théorie générale, par conséquent de ce qu’il y a des valvules dans certaines veines on n’a pas le droit de conclure que le sang de toutes les veines revient au cœur. »

C’est par de pareils procédés logiques qu’on répond aux expériences de Harvey. On croyait que l’air inspiré dans le poumon pendant la respiration va au cœur et de là dans les artères. « Le fait n’est pas possible, répond Harvey, attendu que lorsqu’on ouvre la trachée, on voit l’air entrer et sortir par l’ouverture ; tandis que lorsqu’on ouvre une artère, il n’y a absolument qu’un jet de sang artériel sans issue ou pénétration de l’air ; par conséquent il ne faut pas confondre la trachée, où il y a un mouvement alternatif d’entrée et de sortie de l’air, et les artères, où il y a seulement un jet de sang. » — « Grand Dieu ! s’écrie Parisanus, cette comparaison peut-elle se tenir sur quatre pieds ? Les poumons sont ouverts constamment, tandis que les artères sont fermées ; lorsque les poumons sont blessés, ils continuent à rejeter et à prendre l’air, car ils n’en sont pas empêchés par l’abord impétueux du sang. Il en est tout autrement pour les artères, qui ne peuvent pas à la fois rejeter du sang et absorber de l’air. Quant à la raison qui empêche l’air contenu dans les artères d’en sortir, est-ce que Démocrite n’a pas vécu plusieurs jours en se nourrissant seulement d’odeurs ? » Primerose trouve une objection plus simple encore. Lorsque l’artère est ouverte, dit-il, il y a probablement pénétration de l’air extérieur et rejet de l’air contenu ; mais nous ne pouvons rien y voir par suite de la rapidité des mouvemens artériels.

Répondre à des faits précis par une audacieuse négation, tel est le plus souvent le système des adversaires de Harvey. Il avait annoncé, probablement le premier, que la contraction du cœur produit un bruit dans la poitrine. « Cela est possible à Londres, lui répond un médecin ; mais à Venise on n’entend rien de semblable. »

On comprend que Harvey, sûr d’être en possession de la vérité, ait été exaspéré par cette polémique déloyale et ridicule. Aussi n’épargne-t-il pas ses adversaires, tout en ne leur répondant pas directement. « Répondre à des injures par des injures est indigne d’un philosophe qui cherche la vérité, et il vaut mieux confondre les méchans par la lumière de l’observation et de la vérité. On ne peut éviter que les chiens aboient ou vomissent leur crapule ; parmi les philosophes, il doit y avoir des cyniques, mais on doit se mettre en garde contre leurs morsures et empêcher que leur rage malsaine ne détruise les fondemens de la vérité. Tous ces contempteurs, ces pitres dont les écrits sordides pullulent d’outrages, je ne les ai jamais lus, car on ne peut rien trouver de solide dans leurs écrits que des injures, et naturellement je ne crois pas nécessaire de leur répondre. Je les abandonne à leur mauvais génie. Ils ne rencontreront pas de lecteurs, car Dieu, qui est juste, ne fait pas aux méchans le don précieux de la sagesse. Qu’ils continuent leurs injures, jusqu’à ce que sinon la honte, au moins la lassitude les prenne. »

En France, où il y a en général beaucoup de résistance aux idées nouvelles, la circulation du sang ne fut que difficilement admise. Un des rares adeptes de Harvey fut l’illustre Descartes, qui, à une époque où la circulation était regardée comme une hérésie, osa la défendre hardiment : « Tous ceux, dit-il, que l’autorité des anciens n’a pas tout à fait aveuglés et qui ont voulu ouvrir les yeux pour examiner l’opinion de Harvey touchant la circulation du sang ne doutent point que toutes les veines et les artères du corps ne soient comme des ruisseaux par où le sang coule sans cesse fort promptement… »

Au contraire, Riolan, Guy-Patin et la Faculté de Paris repoussent la circulation ; non-seulement en 1640, non-seulement en 1650, après la réponse si péremptoire de Harvey à Riolan, le seul adversaire auquel il ait daigné répondre, mais encore quelques années plus tard, alors que les faits et les expériences ont établi, sur des bases irréfutables, la théorie de la circulation. Le dernier adversaire de Harvey est Thomas Diafoirus, qui soutient sa thèse, enrichie d’enluminures, contre les circulateurs. « Jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang » (1673).

V.

Quelque temps avant que parût le livre de Harvey, une autre découverte avait été faite qui eut une importance considérable. Le 23 juillet 1622, Aselli, professeur d’anatomie à Pavie, ouvre un chien pour montrer à des amis les nerfs récurrens ; puis, pour étudier les mouvemens du diaphragme, il fend l’abdomen. Il voit alors les intestins et la membrane qui les porte sillonnés de vaisseaux blancs et fins. Il ouvre ces vaisseaux : une liqueur blanche comme du lait ou de la crème en jaillit aussitôt. « Alors, dit-il, ne pouvant retenir ma joie, je me tourne vers ceux qui étaient là et je leur dis comme Archimède : J’ai trouvé ! » Cependant le chien meurt ; les vaisseaux blancs s’évanouissent, disparaissent devant les yeux et entre les mains des assistans, de manière à ne laisser aucun vestige de leur présence. Le lendemain, un autre chien est ouvert qui ne présente pas le même phénomène. Faut-il donc renoncer à cette découverte et croire qu’on a eu affaire à un jeu de la nature ? Aselli se rappelle que le premier chien avait pris des alimens avant d’être tué ; aussi pour observer de nouveau les chylifères recommence-t-il l’expérience sur un autre chien qui venait de faire un repas abondant. Son attente ne fut pas trompée, et le même spectacle de vaisseaux blancs sillonnant le mésentère vint frapper ses regards.

Là est le génie, et non pas, comme le dit Flourens, dans cette action insignifiante de piquer les vaisseaux blancs pour faire écouler le suc qu’ils contiennent. Une expérience ne peut être comparée à une autre que si on se place dans les mêmes conditions, et c’est pour avoir, par un trait de génie instinctif, compris et appliqué cette règle absolue de la méthode expérimentale qu’Aselli a découvert les chylifères et illustré à jamais son nom.

D’autres observateurs avaient déjà vu ces chylifères ; mais comme ils n’avaient pas su préciser dans quelles conditions ils apparaissent, leurs observations avaient passé inaperçues. Ainsi, au temps de l’antiquité, Hérophile et surtout Érasistrate avaient remarqué que sur des jeunes chevreaux nourris à la mamelle, on voit en ouvrant l’abdomen de nombreux vaisseaux blancs comme gorgés de lait. Galien, qui rapporte cette opinion, ne la réfute pas, et, s’il l’avait crue fausse, il n’aurait certes pas manqué de combattre Érasistrate dont il poursuit sans pitié les erreurs.

Avant qu’Aselli eût fait sa découverte, un autre anatomiste italien, Eustachi, avait vers 1553 découvert dans le thorax un vaisseau analogue à une veine et contenant une liqueur blanche. Eustachi appela ce vaisseau veine blanche du thorax. Aselli, qui mourut quelque temps après sa découverte, ne sut pas voir que les vaisseaux chylifères allaient se rendre à la veine blanche d’Eustachi.

La découverte d’Aselli eut un grand retentissement, et quoiqu’elle ait moins d’importance que celle de Servet et de Harvey, elle fut plus rapidement connue, moins contestée et plus célèbre. En 1626, Pieresc, sénateur d’Aix, fit une expérience sur un criminel condamné à mort. Celui-ci avait fait un repas copieux peu de temps avant d’être conduit au supplice ; une heure et demie après son exécution, les médecins auxquels son corps était abandonné en firent l’ouverture ; et tous les assistans virent de la manière la plus évidente les vaisseaux lactés du mésentère remplis de chyle. Partout, dit M. Milne-Edwards, les lymphatiques furent publiquement démontrés, par Rolfink à Iéna, Simon Pauli à Copenhague, Fabrice de Hilden à Berne, Fournier à Paris, Highmore en Angleterre. Le célèbre tableau de Rembrandt qu’on a appelé la Leçon d’anatomie représente l’anatomiste hollandais Tulp faisant la démonstration des chylifères.

La découverte d’Aselli était incomplète, comme celle d’Eustachi, puisqu’on ne voyait pas la chaîne qui relie les vaisseaux chylifères au canal thoracique. C’est un jeune étudiant français, Jean Pecquet, de Dieppe, qui reconnaît que les chylifères nés par de fines ramifications dans l’intestin se rendent à une sorte de poche placée en avant de la colonne vertébrale ; que de là le chyle passe dans le canal d’Eustachi pour déboucher dans une grosse veine près du cœur.

On crut alors avoir créé une physiologie nouvelle, on mena les obsèques solennelles du foie, devenu inutile, puisque les veines ne portent plus les alimens dans son tissu. Ces vaisseaux chylifères, ce sont les vaisseaux absorbans ; les alimens passent par eux dans le sang. Le seul produit de la digestion, c’est le chyle, lequel est seul apte à entretenir la vie du sang. Ce qui contribue encore à augmenter l’importance des vaisseaux absorbans, ce sont les découvertes de Rudbeck et de Bartholin (1650, 1651). Alors l’enthousiasme est général ; il y a des vaisseaux absorbans : ce sont les chylifères et les lymphatiques, et le sang ne joue plus aucun rôle dans l’alimentation ou dans l’absorption. Il faut attendre près de deux siècles pour qu’enfin Magendie rende aux veines leur pouvoir absorbant (1820).

Tel a été le sort d’une des plus grandes découvertes de la science de la vie. Eustachi trouve le canal thoracique rempli d’une sérosité blanche. Aselli montre qu’il y a dans le mésentère des vaisseaux remplis de chyle blanc. Pecquet découvre le réservoir du chyle et prouve que les vaisseaux chylifères se rendent par là dans le canal d’Eustachi et dans le système veineux. Rudbeck et Bartholin font voir qu’il y a dans tout l’organisme une infinité de vaisseaux blancs, ramenant toujours le chyle ou la lymphe dans le canal d’Eustachi.

Pour découvrir la circulation du sang, comme pour découvrir les lymphatiques, il a fallu l’effort de plusieurs hommes de génie : Servet, Césalpin, Harvey, Eustachi, Aselli, Pecquet, Rudbeck. Dans les sciences d’observation, la vérité n’est pas comme un éclair qui éblouit, c’est un voile qui se détache par lambeaux. À ceux qui ont consacré leur vie, leurs labeurs, à nous faire connaître une petite part de cette vérité, il faut rendre l’honneur qui leur est dû, et, tout en admirant les conquêtes de la science d’aujourd’hui, ne pas méconnaître celles que nous ont léguées nos ancêtres.


Ch. Richet.




  1. Harvey. Des Mouvemens du cœur et du sang. Deux Réponses à J. Riolan. Traduit en français avec une introduction historique et des notes par Ch. Richet. Ce volume paraîtra prochainement à la librairie Masson.
  2. Sa réponse à Riolan date de 1646.
  3. Colombo fit, en 1556, l’autopsie de saint Ignace, à Rome. Cela semble indiquer qu’il était bien vu du clergé. Il est tout naturel qu’il ait redouté la lutte avec ses protecteurs.
  4. Il est juste d’ajouter que Charles Estienne, le frère du célèbre imprimeur Robert Estienne, avait décrit, en 1545, les valvules de certaines veines. D’autres auteurs paraissent avoir aussi fait des remarques analogues ; mais ces observations incomplètes ne diminuent pas la gloire de Fabrice d’Acquapendente.
  5. Le Novum organum apparut en 1620. Ce n’est que neuf ans après que parut le Traité de la circulation du sang. Toutefois, depuis douze ans au moins, Harvey professait la théorie de la circulation. L’œuvre de Bacon n’a donc pas eu, vraisemblablement, d’influence immédiate sur l’esprit de Harvey. Néanmoins il finit remarquer ces deux dates. Le Novum organum est pour ainsi dire l’apothéose de la méthode expérimentale. Le livre de Harvey fait mieux : il en démontra les avantages.