La Défense des forêts

La bibliothèque libre.
La Défense des forêts
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 427-456).
LA DÉFENSE DES FORÊTS


I. — LES LEÇONS DE L’INONDATION

La création de forêts nouvelles et le maintien de forêts existantes, qui sont les principaux auxiliaires de la Défense des montagnes[1], présentent également, pour les régions de plaines et de coteaux, une utilité de premier ordre, qui a depuis bien longtemps été signalée dans cette Revue[2].

L’inondation dont Paris fut victime au mois de janvier 1910 a rappelé l’attention sur le problème forestier, au sujet duquel M, Alfred Picard, président de la Commission des inondations, résume ainsi les rapports de cette commission publiés par le ministère de l’Intérieur :

« La situation serait certainement améliorée par la création de forêts nouvelles dans le haut bassin de l’Yonne et dans la Brie. Pour le bassin de l’Yonne, le boisement devrait embrasser un minimum de 10 000 hectares ; pour la Brie, il faudrait se résoudre à une vaste opération, aller peut-être jusqu’à la reconstitution du massif de 150 000 hectares qui, du temps de César, couvrait le pays des Meldi. On peut évaluer les frais d’établissement à 422 millions de francs.

… « Une obligation impérieuse incombe aux pouvoirs publics, pour le bassin de la Seine de même que pour le surplus du territoire : conserver intacts les massifs boisés existans, encourager les plantations nouvelles, inculquer les bonnes méthodes d’exploitation, pousser à la production des bois d’œuvre en remplacement des petits bois ; soulager les propriétaires forestiers qu’écrase l’impôt et qui sont entraînés à alléger leurs charges par l’abatage d’un plus grand nombre d’arbres de futaie.

« Les funestes conséquences de l’inaction qui a suivi les catastrophes du passé doivent être un avertissement salutaire. Des résolutions promptes et courageuses honoreront la génération actuelle, attesteront sa sagesse et son esprit de prévoyance. »

Mais plus d’une année s’est écoulée depuis la publication de ces rapports sans que le Parlement ait inscrit au budget le premier centime des 422 millions demandés pour le reboisement, ni adopté aucune des mesures réclamées par M. Alfred Picard, et nos belles forêts continuent à tomber sous la hache avec une rapidité telle que les gares étaient, au printemps dernier, insuffisantes à l’expédition des bois abattus et les quais militaires encombrés par leurs amoncellemens[3].


II. — L’EXPLOITATION FORESTIÈRE ET LE DÉBOISEMENT

Il ne faudrait pourtant pas croire que toutes les coupes pratiquées dans les forêts soient acte de déboisement.

Les forêts sont un genre de propriété qui présente de nombreuses particularités, celle entre autres d’être trop faciles à détruire ; mais cette destruction serait bien plus rapide encore si leurs propriétaires n’en tiraient aucun revenu, et la sylviculture a précisément pour but d’en organiser l’exploitation régulière de façon à garantir la permanence de leurs produits.

Les modes d’exploitation varient d’ailleurs suivant la nature du sol, le climat, les essences feuillues ou résineuses dont se compose la forêt, et suivant les débouchés et les voies de communication ; ils procèdent néanmoins d’une règle commune, celle de ne pas enlever plus de bois qu’il n’en est poussé depuis la coupe précédente, en prenant pour base la production annuelle de la forêt, sa possibilité. L’exploitation rationnelle d’un massif boisé, qu’il soit en taillis simple pour la production du bois de feu, en futaie pour celle du bois d’œuvre, ou en taillis sous-futaie pour les deux à la fois, nécessite son aménagement., c’est-à-dire sa division en parcelles que la coupe parcourra successivement à une période fixée par sa rotation.

Si le massif est assez étendu, le nombre des parcelles sera égal à celui des années de la rotation, et l’exploitation en comprendra une chaque année ; dans le cas contraire, le nombre des parcelles devra être réduit à la moitié, au tiers ou au quart de ce nombre d’années, et alors il n’y aura de coupe que tous les deux, trois ou quatre ans.

Les arbres de futaie constituent la réserve du massif : ils sont dénommés successivement baliveaux, modernes, cadets, anciens ou vieilles écorces suivant qu’ils ont survécu à une, deux, trois, quatre ou cinq rotations, et la règle d’aménagement fixe la proportion d’arbres de chaque catégorie à comprendre dans les coupes, ainsi que la composition de la réserve qui doit toujours rester la même. La valeur de cette réserve sur pied, appelée aussi matériel, représente le capital-bois immobilisé dans le massif.

Toutes les règles d’un aménagement sont fondées sur la durée de sa révolution, qui est l’âge auquel sont exploités les arbres les plus âgés.


Il est possible, d’après ces données, de fixer la limite entre l’exploitation régulière et le déboisement. Toute coupe excédant la possibilité, toute anticipation sur les coupes prévues par l’aménagement est acte de déboisement ; en revanche, l’augmentation des réserves ou la conversion d’un taillis en futaie constitue un acte de reboisement, méritoire au même titre que la plantation ou l’ensemencement d’un terrain nu.

Dans le cas où la forêt n’est pas aménagée, où sa possibilité n’a pas été calculée, le propriétaire trouve une règle de conduite dans les articles du code civil fixant les droits de l’usufruitier. Tout en ayant légalement, sous réserve de ne pas défricher sans autorisation, la faculté uti et abuti, il desservirait l’intérêt public en excédant les droits de l’usufruitier.

Il n’est pas inutile d’examiner à ce point de vue quelques-unes des grandes exploitations forestières qui ont préoccupé l’opinion publique pendant ces dernières années.

La forêt de Marchenoir, dans le Loir-et-Cher, constitue un important massif de 3 500 hectares qui avait été peu exploité et contenait d’abondantes réserves. La coupe a été vendue en bloc, avec sujétion d’y laisser des baliveaux, à une société dont tous les journaux ont répété successivement les appels de capitaux pour la création d’un outillage modèle, puis les procès retentissans. Les débats de la Chambre ont d’ailleurs fait connaître que le nombre des baliveaux conservés par hectare était de 52.

L’opération était licite, c’est incontestable ; elle était admissible au point de vue technique, en raison des difficultés qu’éprouvent les particuliers à faire marquer et contrôler comme l’Etat les coupes de leurs bois ; mais il y a lieu de se demander quels en sont les résultats au point de vue de l’intérêt général.

L’exploitation précipitée de cette forêt, sa réalisation en langage technique, supprimera pendant une vingtaine d’années toute espèce de coupe et suspendra pendant le même temps les salaires de bûcheronnage, de façonnage, d’écorçage et de transports aux gares qui représentaient annuellement plus de 20 francs par hectare, soit une soixantaine de mille francs par an. Tous ces travaux, exécutés pendant l’hiver, contribuaient à l’aisance des ouvriers ruraux qu’ils occupaient en morte-saison et leur suppression entraînera fatalement l’exode vers les villes d’un certain nombre de familles et accentuera l’insuffisance de la main-d’œuvre agricole.

L’éclaircissement exagéré de ce grand massif réduira d’ailleurs pendant bien longtemps son action hydrologique, et l’on doit souhaiter de n’avoir pas à en constater l’influence sur les crues d’aval, ni sur les cyclones d’amont ni dans la vallée de la Loire.


L’ancien domaine impérial de Solférino (Landes), contenant une forêt de 6 000 hectares, a été acheté et complètement rasé par un spéculateur qui a revendu le terrain nu. L’opération est encore licite, puisqu’il n’y a pas eu défrichement, mais sa répercussion économique sur les populations voisines est plus grande encore qu’à Marchenoir, car les pignadas, exploitées normalement pour le bois et pour la résine, procurent des salaires annuels dépassant 50 francs par hectare.


La forêt de Gazost (Hautes-Pyrénées) couvre le tiers d’un domaine en montagne de 1 200 hectares. Un spéculateur l’a achetée, y a installé une scierie, a exploité tous les arbres ayant une valeur marchande et la revendue en fort piteux état pour aller recommencer ailleurs des opérations du même genre. Le vallon de Gazost est devenu une menace permanente d’avalanches et d’inondations, et l’Etat doit attendre qu’il s’y produise quelque catastrophe, comme celle dont furent victimes en 1906 neuf habitans du village voisin d’Ouzous, pour le classer dans un périmètre de restauration.


La mise en vente de la forêt d’Amboise, un joyau de 4 500 hectares, avait fait craindre pour elle le sort des pignadas de Solférino. Les trois quarts ont été heureusement achetés par un ami des arbres et l’autre quart, tombé tout d’abord entre les mains d’un spéculateur, était déjà rasé sur une centaine d’hectares quand deux nouveaux acquéreurs sont intervenus pour le sauver.

Il serait bien imprudent de compter sur le retour de pareil miracle.


La forêt de La Roche-Courbon (Charente-Inférieure), dont le propriétaire avait depuis longtemps ménagé les superbes futaies, fut à son décès mise en vente par ses héritiers collatéraux. Malgré les éloquens appels de Pierre Loti pour sa conservation, elle tomba entre les mains d’un acquéreur qui coupa immédiatement pour 30 000 francs de bois, puis restitua aux vendeurs leur domaine impayé et découronné.

Dans chacun de ces cas, qu’on pourrait citer par centaines, il n’y pas eu défrichement, mais l’appauvrissement des massifs n’en constitue pas moins un déboisement réel que ne décèlent pas nos statistiques officielles et qui a pu échapper à des auteurs bien placés pour les consulter. Des forestiers clairvoyans, MM. Chancerel, J.-A. Fabre, de Kirwan et Jacquot ont néanmoins signalé l’immense péril d’un déboisement à double face, dans lequel la diminution du rendement régulier des forêts n’est pas moins néfaste que celle de leur étendue.


III. — LA CRISE DES FORÊTS

L’homme déboise le monde entier pour faire face aux besoins des nations civilisées. On sait depuis plus de dix ans par le cri d’alarme de Mélard, Insuffisance de la production du bois d’œuvre dans le monde, que la production mondiale du bois d’œuvre est inférieure à sa consommation qui s’accroît avec une inconcevable rapidité. Cette consommation a doublé en Angleterre pendant les quarante dernières années, elle n’a mis que trente ans pour doubler aux Etats-Unis, et elle suit une progression analogue chez toutes les nations industrielles. Cet accroissement considérable dans la consommation du bois d’œuvre, auquel contribuent largement des emplois nouveaux pour la papeterie, les traverses de chemins de fer, les poteaux télégraphiques et le pavage en bois, ne semble pas en France avoir attiré l’attention des statisticiens, parce qu’il s’est produit en même temps une diminution dans la consommation du bois de feu, remplacé par la houille pour le chauffage et la métallurgie ; mais la transformation générale du commerce des produits ligneux, caractérisée par la demande toujours croissante des gros bois et l’avilissement des menus bois, mérite d’être attentivement examinée.

Les sylviculteurs devraient, pour répondre aux besoins du marché, convertir leurs taillis en futaie ; et ils font généralement le contraire, en abattant un plus grand nombre de gros arbres pour compenser la réduction que fait subir à leurs revenus l’abaissement du prix des bois à brûler. L’appauvrissement des massifs qui résulte de cette exploitation à courte vue aggrave encore la crise des forêts.

La préoccupation légitime qu’ont les propriétaires forestiers de maintenir leurs revenus n’est pas d’ailleurs la seule cause de l’appauvrissement des forêts. Le commerce des bois a contribué lui aussi à cet appauvrissement, en transformant ses méthodes pour l’alimentation du marché.

La méthode classique de l’achat sur pied de coupes aménagées, restée obligatoire dans les forêts de l’État, est de plus en plus abandonnée dans les forêts particulières.

Beaucoup de marchands de bois ont pris le parti de se mettre à l’abri de tout conflit relatif aux coupes, vis-à-vis de leurs ouvriers comme des propriétaires, en acquérant le sol avec le bois qu’il porte ; ils coupent à blanc-étoc tous les arbres de la forêt, et revendent ensuite le sol nu ; l’acquéreur suivant fait porter à ce sol le genre de culture qui lui convient. Il y a là une cause nouvelle de déboisement, qui devient de plus en plus fréquente avec l’emploi pour les coupes d’un outillage mécanique perfectionné, dont les exploitans cherchent à retirer le maximum d’utilisation en abattant tout. Au lieu de remédier à la crise des forêts par la conversion des taillis en futaie et par le reboisement des terres incultes qui occupent encore en France plus de 6 millions d’hectares, la spéculation au jour le jour l’aggrave sans cesse en appauvrissant les futaies qu’elle transforme en taillis, appelés eux-mêmes à disparaître, quand elle n’y supprime pas immédiatement l’état boisé. Malgré la création récente par l’Etat de 160 000 hectares de forêts en montagne, on coupe chaque année beaucoup plus de bois qu’il n’en pousse, caractéristique indéniable d’un déboisement qui menace toutes les sources de la richesse publique. Le « sabotage » des forêts n’est pas moins criminel que celui des voies ferrées ; l’homme s’était longtemps passé de chemins de fer, mais les régions où il n’a pas su conserver l’arbre sont transformées en déserts.

Tous les méfaits du déboisement ont été passés en revue depuis l’inondation de Paris, et l’ensemble d’une politique forestière destinée à y remédier a été développé dans la Défense forestière et pastorale[4], sans que nous ayons à y revenir dans cette étude, limitée aux desiderata de la législation et de la jurisprudence en matière forestière.

Le premier remède au déboisement que l’on ait cherché dans les milieux administratifs a été la réglementation des coupes : c’était celui qu’avait intronisé Colbert, qui est depuis longtemps tombé en désuétude, et qui a disparu de la loi française en 1827. Il semble n’y avoir nul motif de replacer le char dans la voie d’où il est sorti tout seul, tant que la législation et la jurisprudence resteront coalisées contre la création et la conservation des forêts privées, qui forment les deux tiers des richesses forestières de la France.

Les forêts domaniales et les forêts privées. — On a peine à croire que la législation contrarie la sylviculture privée, car les forêts domaniales, auxquelles on pense toujours, sont l’objet de la sollicitude des pouvoirs publics. Leur gestion, confiée à un personnel savant et dévoué, peut servir à tous de modèle ; mais elles n’occupent qu’un neuvième de l’aire forestière, et, en y ajoutant les forêts communales soumises au régime forestier qui en occupent deux autres neuvièmes, on trouve seulement un tiers de la surface boisée sous l’administration tutélaire de l’État.

Quant aux forêts appartenant aux particuliers, qui forment une surface double, elles semblent ignorées des pouvoirs publics : il n’en est fait mention ni dans le budget de l’Etat, qui ne comprend pas un centime d’encouragement à leur adresse, ni dans les grandes commissions, ni dans les comités consultatifs, où elles ne possèdent aucun représentant, et l’on peut attribuer à ce fait l’adoption récente par le Comité consultatif des chemins de fer d’un tarif réduit pour l’exportation des extraits tanniques, qui constitue une nouvelle prime au déboisement ; elles ne figurent même pas dans la nomenclature des services des ministères, où personne ne sait dans quel carton vont s’empiler les vœux des sociétés forestières. Cet inexplicable oubli a d’ailleurs été signalé le 22 février 1910 à la Société nationale d’encouragement à l’Agriculture, par M. Cyprien Girerd, ancien sous-secrétaire d’Etat, qui fut longtemps chargé de l’administration forestière et préside actuellement une section de la commission extra-parlementaire à laquelle incombe l’étude de toutes les questions sylvo-pastorales. « Les pouvoirs publics, disait-il, n’interviennent auprès de l’exploitation forestière que pour lui créer des obstacles, des gênes, des entraves par des prohibitions et des réglementations : leur existence ne se manifeste que par la réquisition d’impôts, et quels impôts ! On sait que, par suite des bizarreries ou des erreurs des évaluations cadastrales, il y a des propriétés boisées dont les contributions aux charges publiques vont jusqu’à dépasser leur revenu. »

Deux budgets ont été votés depuis, sans que cette situation ait été améliorée d’aucune façon, et il n’est pas inutile de chercher comment les forêts privées sont restées hors la loi.

La question a été récemment traitée par un jurisconsulte doublé d’un économiste. M. Alcée Dugarçon a montré dans la Loi française et les quesétions forestières (Revue politique et parlementaire du 10 mai 1911) pourquoi « notre législation n’est plus en rapport avec les nécessités économiques de l’heure présente » et comment « la législation constitue un obstacle au reboisement et à la constitution des réserves ; » il a aussi analysé « la décadence économique des bois de feu et l’accroissement de la valeur des bois d’œuvre » en même temps que « la notion du revenu annuel des bois ou forêts, » « l’impôt foncier » et « les droits de mutation » sur les forêts. Ses conclusions concordent avec celles de la Défense forestière et pastorale, et sa savante étude permet de préciser quelques particularités de la propriété forestière, qui expliquent dans une certaine mesure l’injustifiable oubli dont elle a tant pâti.


IV. — LES PARTICULARITÉS DE LA PROPRIÉTÉ FORESTIÈRE

Les forêts constituent une catégorie de propriété dont la nature toute spéciale déconcerte le législateur et l’économiste : il n’est point étonnant, dans de pareilles conditions, que l’opinion soit souvent flottante à leur égard, et que les capitalistes hésitent parfois à s’engager dans un genre déplacement dont la valeur a souvent été l’objet des appréciations les plus contradictoires ; beaucoup d’ailleurs, parmi les défenseurs les plus éclairés de l’intérêt général, ont été déroutés par les lois de 1860 et 1864, qui sacrifiaient les forêts domaniales au reboisement, puis au gazonnement des montagnes ; et des économistes éminens, Le Play et Michel Chevalier, se sont ainsi trouvés conduits à soutenir des thèses opposées au sujet de l’aliénation par l’Etat de ses forêts.

Les particularités de la propriété forestière semblent avoir obscurci la question de ses rapports avec l’intérêt général et l’intérêt particulier, en même temps que la conception de l’harmonie économique de ces intérêts.


L’intérêt général. — L’arbre est à toute époque le régulateur des eaux et des climats ; il est indispensable pour maintenir la composition de l’air, dont sa respiration revivifie l’oxygène.

L’arbre joue aussi le principal rôle dans la transformation en travail moteur de la chaleur solaire, cette source de toute énergie sur notre globe. Les forêts préhistoriques fournissent la houille noire ; les forêts actuelles fournissent du bois, bois de feu, auquel les autres combustibles suppléent de plus en plus, bois d’œuvre dont l’industrie humaine a doublé depuis quarante ans la consommation par tête d’habitant ; les forêts futures doivent régulariser les sources de la houille blanche, ce symbole des forces hydro-électriques sur la permanence desquelles repose l’avenir de l’humanité.

Laissant de côté la répartition scientifique des forêts au point de vue du climat, de la régularisation du régime des eaux et des forces hydrauliques, au point de vue esthétique aussi, il y a lieu d’examiner ici le problème forestier au point de vue de la production du bois, matière première indispensable à l’industrie humaine.

À ce point de vue restreint, les forêts peuvent être considérées comme des fabriques de bois, devant fournir sans interruption ni à-coups les produits ligneux demandés par la consommation ; et leur gestion réclame tout d’abord le concours de sylviculteurs éclairés, de techniciens sachant, par le choix des essences ou des procédés culturaux, l’adapter à tous les sols, à tous les climats et à toutes les conditions locales ; la répercussion du problème forestier sur toutes les branches de la richesse publique nécessite aussi l’intervention des économistes, dont le concours est plus indispensable encore pour les prévisions à longue échéance de la sylviculture que pour les conceptions généralement annuelles de l’agriculture ; l’alliance des économistes et des agriculteurs a donné naissance à l’agronomie, qui a tenu une si grande place dans le relèvement agricole ; mais le Dictionnaire de l’Académie ne contenant ni les mots sylvonome, sylvonomie, ni aucune expression synonyme, il est à présumer que l’alliance correspondante des économistes et des sylviculteurs n’a jamais été complète. L’École forestière de Nancy ne possède pas comme celle des Ponts et Chaussées de cours d’économie politique ; les traités d’économie politique sont fort sobres en considérations forestières, et les livres d’économie forestière s’étendent bien plus sur les bois domaniaux ou communaux que sur les bois des particuliers. Les techniciens se sont souvent élevés à de hautes conceptions économiques, sans que leurs fonctions publiques leur permissent de les pousser à fond ; les économistes semblent avoir délaissé la voie forestière, dont l’abord était encombré de questions techniques extrêmement complexes, et, dans ces conditions, l’ensemble des questions qui intéressent la sylviculture privée au point de vue de son développement général, des richesses qu’elle peut produire, des encouragemens nécessaires et des charges supportées n’a jamais été réuni en corps de doctrine.

Chaque fois qu’un problème se pose, les travailleurs consciencieux ne trouvent pour se documenter que des monographies, des discussions ou des polémiques éparses, et le problème est résolu au petit bonheur avant d’avoir été étudié, à moins cependant qu’il ne soit oublié. La question des sucres, de légendaire mémoire, n’est pourtant qu’un jeu d’enfant à côté de la question forestière. Les erreurs qu’on y peut commettre sont réparables en quelques années, et il faut des siècles pour réparer les erreurs forestières.


Les placemens forestiers. — Qu’ils soient conviés à employer leurs fonds en achat de forêts de rapport, qui donnent un revenu immédiat, en achat de forêts ruinées, ou en reboisement de terrains incultes, qui donneront un revenu différé, les propriétaires de ces capitaux comparent tout d’abord les conditions de ce genre de placement avec les autres placemens mobiliers ou immobiliers, aux divers points de vue, du revenu net, de la facilité d’administration, de la facilité d’échange, de la facilité des avances qui pourront leur être nécessaires, des impôts à supporter, des encouragemens à espérer.


Le revenu net pourra être facilement évalué dans chaque cas particulier par un sylviculteur familiarisé avec les calculs d’annuités et d’intérêts composés que nécessite l’envisagement des longues périodes correspondant à l’exploitation forestière. Le mode de calcul différera d’ailleurs suivant que les capitaux employés sont passibles d’intérêts composés, comme ceux qu’y affecteraient les sociétés par actions et les particuliers, ou d’intérêts simples, comme ceux qui sont appliqués par les départemens et les villes sur des fonds d’emprunts dont les souscripteurs sont seuls à toucher des intérêts auxquels nul droit n’est ouvert aux contribuables. Cette distinction rend praticables aux villes et aux départemens des reboisemens spécialement coûteux, qui seraient onéreux aux capitalistes ; par exemple, l’emprunt de 422 millions pour le reboisement de terrains à 2 500 francs l’hectare, dont M. Daubrée a dressé le devis dans son rapport à la Commission des inondations, serait devenu pour la Ville de Paris un extincteur automatique de sa dette, si elle l’avait effectué depuis soixante ans ; car la coupe principale de 960 millions, correspondant à une recette renouvelable tous les soixante ans de 6 000 francs par hectare sur 160 000 hectares, lui permettrait aujourd’hui de rembourser les 422 millions empruntés et d’affecter 538 millions à l’amortissement ; puis les 760 millions d’intérêts à 3 p. 100 qu’il eût fallu payer pour le service de l’emprunt seraient productifs d’une recette de 960 millions tous les soixante ans.


Les facilités d’administration sont bien plus grandes pour les valeurs mobilières et pour les immeubles urbains que pour les immeubles ruraux, et le « retour à la terre, » si désirable au point de vue social comme au point de vue moral, en est considérablement entravé. La part que les capitalistes affectent par mesure de sécurité au placement en terres diminue constamment et ne comprend guère que des propriétés affermées.

Que devient dans ces conditions la situation de la propriété forestière ? Affermer une forêt, c’est la condamner à mort ; et la solution adoptée dans certaines régions, où le propriétaire la fait administrer par un gérant intéressé qu’il rémunère par l’abandon d’une fraction déterminée du prix des coupes, aboutit également à la ruine de la forêt. Quant à la gestion personnelle, fort compliquée par elle-même, elle ne saurait être que le fait du propriétaire habitant sur place, et reste en dehors des méthodes appliquées à l’administration des placemens.

Il est aisé de remédier à ces difficultés d’administration de la propriété forestière par l’adoption de la loi « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, » que la Chambre a votée le 12 mai 1909, pour permettre aux propriétaires d’en confier la gestion au plus éclairé des sylviculteurs, au service forestier de l’Etat.

En ce qui concerne plus spécialement la facilité du reboisement, les capitalistes ne pourront l’avoir pratiquement avant qu’il se soit fondé de grandes entreprises pour ce genre spécial de travaux ; l’Etat est actuellement seul en situation de susciter ces entreprises, de préparer leurs cahiers des charges et d’inaugurer sur ses chantiers forestiers une méthode applicable aux importantes créations que voudraient aborder les particuliers.


Les facilités d’échange sont fort grandes en ce qui concerne l’achat de forêts existantes ou de friches à reboiser, et l’office de renseignemens que l’Association centrale pour l’aménagement des montagnes a créé, pour seconder les acquisitions conservatoires par des propriétaires impérissables, a déjà reçu pour plus de 2 millions d’offres de ventes.

Il est cependant à noter que les acheteurs ayant pour but de conserver les forêts trouveront, dans les spéculateurs qui veulent les détruire, des concurrens favorisés par une véritable prime au déboisement.

Cette prime au déboisement, bien involontaire d’ailleurs, ressort des tarifs de l’enregistrement qui sont de 7 pour 100 sur les immeubles et de 2,50 p. 100 sur les meubles.

L’acheteur d’une forêt de 100 000 francs qui veut la conserver paye 7 000 francs de droits, tandis que le spéculateur qui achète 25 000 francs le sol et 75 000 les arbres à couper ne supporte que 3 625 francs de droits[5]. Il bénéficie ainsi de près de la moitié du prix d’enregistrement, et doit couper les arbres au plus vite sous peine d’amende et double droit ; de façon qu’un service public, non content de donner une prime au déboisement, applique aussi des pénalités à celui qui se permettrait d’ajourner ce déboisement. Cette anomalie ne saurait subsister, et le programme forestier propose son inversion, en prévoyant l’enregistrement au droit fixe des acquisitions forestières dont le but conservatoire est garanti. Il ne saurait en effet être question de faire, au point de vue des droits, une ventilation entre le prix du sol et celui des arbres, qui n’est pas contrôlable tant qu’ils restent sur pied ; car l’acquéreur, pour n’être point mis en suspicion par le fisc, renoncerait généralement à la majeure partie de ce dégrèvement qui ne serait qu’apparent, et le but serait loin d’être atteint. Le droit fixe donnerait une modeste prime au reboisement, ce qui est de toute justice.

Il est arrivé à des propriétaires, après avoir acheté des terres incultes pour les reboiser, d’y voir affluer tous les troupeaux du voisinage sous prétexte de servitudes dont ils n’avaient nulle connaissance, et de ne pouvoir ni les clôturer ni les planter sans avoir à soutenir une série illimitée de procès. C’est à cet objet que répond la proposition de loi sur « la déclaration des servitudes occultes. »

En ce qui concerne la vente des forêts, il est d’abord à remarquer que les immeubles de ce genre ne sont généralement pas décomposables, et que l’importance de leur prix réduit considérablement le nombre des acquéreurs.

Ce nombre est encore rétréci par la législation, qui exclut de la propriété forestière les associations, les caisses d’épargne, les syndicats et la plupart des possesseurs impérissables, les plus aptes cependant à envisager les opérations à long terme d’une sylviculture éclairée. On doit espérer que le Sénat supprimera sans tarder cet obstacle au reboisement en adoptant la loi « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, » à laquelle le gouvernement a donné son appui, et dont il a déclaré l’urgence le 4 mars 1910.

Restent les particuliers. Ceux qui sont majeurs et en possession de toutes les capacités civiles ne relèvent que de leur volonté, et personne ne peut leur interdire d’acheter des forêts avec les fonds en leur possession. Quant aux mineurs et autres incapables, le tuteur chargé d’administrer leurs biens doit en référer au Tribunal civil, où il n’est pas dans les usages d’autoriser ce genre d’achat, que le tuteur pourrait aisément exploiter à son profit. Le code forestier s’occupe fort peu des bois particuliers, et le code civil méconnaît le capital-bois, cette partie essentielle de la propriété forestière, dont la conservation présente un intérêt public de premier ordre. Les articles qui obligent l’usufruitier à se conformer à l’aménagement pouvaient avoir quelque valeur quand l’ordonnance de Colbert, qui contenait des prescriptions sur la gestion des forêts privées, était encore en vigueur ; mais, depuis qu’elle a été abrogée en 1827, les règles imposées par le code à l’usufruitier sont devenues un nid à procès bien plus qu’une garantie sérieuse. La jurisprudence tourne la difficulté en n’autorisant pas l’achat pupillaire des bois, et, pour ne pas désobliger le tuteur par l’étalage de considérations pouvant avoir un caractère de suspicion, on invoque les risques d’incendie, d’invasion d’insectes ou de maladies cryptogamiques ; cet ostracisme de la propriété forestière a si profondément pénétré dans la jurisprudence que la ville d’Embrun, légataire de la forêt de Cadarache, n’a été autorisée à en accepter le legs qu’à la condition de la vendre. Ainsi le défaut d’adaptation de la législation civile a pour résultat de déprécier la propriété forestière, d’abord par l’élimination de nombreuses catégories d’acheteurs, puis par la réputation calomnieuse d’insécurité dont on la gratifie pour les besoins de la cause.

Ces reproches gratuits d’insécurité ont d’ailleurs été étalés on détail dans des documens officiels et officieux chaque fois qu’a sévi la rage d’aliéner les forêts domaniales[6], et, telles les paroles gelées dont parlait Rabelais, ils reparaissent dans toutes les discussions forestières.


La facilité d’avances, fort considérable pour les possesseurs de valeurs mobilières qui peuvent obtenir en quelques heures des avances sur titres pour les trois quarts de leur valeur, est déjà bien réduite pour les propriétaires d’immeubles urbains ou culturaux, auxquels il faut généralement un délai de plusieurs semaines pour contracter un emprunt hypothécaire ; mais cette dernière ressource devient à peu près illusoire pour le propriétaire forestier. Le capitaliste sollicité de faire un placement, garanti par hypothèque sur une forêt, considère que le sol est seul à constituer un gage de tout repos, le bois pouvant être détruit par un incendie ou enlevé par le propriétaire.

Le vote de la loi « tendant à favoriser le reboisement » résoudra cette difficulté, en permettant au propriétaire d’offrir comme gage de tout repos la valeur totale de sa forêt « assurée contre l’incendie et volontairement soumise au régime forestier, » car il ne dépendra plus alors que de lui de remplir ces deux conditions, dont la seconde est encore irréalisable. Il appartiendra d’ailleurs aux pouvoirs publics de contribuer à faire entrer ce mode d’emprunt dans la pratique, en l’autorisant pour quelques-unes des collectivités dont ils contrôlent les opérations.


L’impôt forestier. — Le problème de l’impôt sur les forêts, qui est agité depuis trois ans au parlement et dans toutes les sociétés agricoles ou forestières, montre avec une aveuglante évidence combien sont insuffisantes l’adaptation sylvestre de la législation et l’éducation forestière du pays.

L’administration des Contributions directes et celle des Eaux et Forêts se trouvent en complet désaccord, les circulaires du ministre des Finances et du directeur général des Eaux et Forêts sur la nouvelle évaluation de la propriété non bâtie sont absolument contradictoires, et les propriétaires ont fort à craindre qu’il ne soit pas sérieusement remédié à une situation que le ministre des Finances dépeignait ainsi à la tribune de la Chambre : « Les bois sont aujourd’hui écrasés par l’impôt. Il n’est pas contestable qu’il y ait des propriétaires et des communes qui payent à l’Etat, du chef de l’impôt forestier, une taxe supérieure au revenu véritable du bois. »

Les difficultés portent sur trois points :

a. Application d’un impôt annuel à un revenu périodique ;

b. Cumul des impôts de l’Etat, des départemens et des communes ;

c. Distinction entre la partie immobilière et la partie mobilière de la valeur imposable des forêts.

Ces difficultés, inconnues lors des évaluations cadastrales effectuées dans des conditions forcément défectueuses pendant la première partie du XIXe siècle, n’ont été résolues qu’en 1882 par Puton, directeur de l’Ecole nationale des Eaux et Forêts dans le Revenu foncier des forêts, Revue des Eaux et Forêts ; mais les résultats de ces savantes études ne semblent pas avoir été signalés par les services techniques aux administrations financières avant la préparation par le ministre des Finances de sa circulaire du 31 décembre 1908, et l’on s’explique ainsi comment cette circulaire n’a pu rectifier les causes d’erreurs contenues dans le recueil méthodique des instructions sur l’évaluation cadastrale.

a. L’impôt est, par définition, le prélèvement annuel par l’Etat d’une fraction déterminée du revenu imposable, et les forêts diffèrent de tout autre genre de propriété parce qu’elles ne donnent pas de récoltes annuelles. Un taillis coupé tous les vingt-cinq ans, si l’on considère cet exemple cité plus loin, reste vingt-quatre ans sans donner aucun revenu ; puis la coupe faite la vingt-cinquième année représente le cumul, pendant la période des vingt-cinq années écoulées, des revenus du propriétaire et de leurs intérêts ; c’est cette particularité qui a rendu longtemps obscure la théorie du revenu annuel des bois et forêts.

Puton a montré en effet scientifiquement, quand eurent été élucidées les théories de l’escompte, des valeurs actuelles et des annuités, que le revenu annuel est l’annuité que le propriétaire pourrait se faire servir en escomptant la coupe à venir ; mais les évaluations cadastrales, antérieures à ces études, avaient simplifié le calcul outre mesure, et la circulaire de 1908 a fait de même en prenant comme revenu annuel la moyenne arithmétique du prix des coupes.

Dans le cas considéré, ces évaluations font correspondre à une coupe de 2 500 francs tous les vingt-cinq ans un revenu moyen de 100 francs, alors que l’annuité calculée au taux de 3 pour 100 n’est que de 68 fr. 50 ; et l’erreur, qui est déjà de près d’un tiers, s’amplifie encore dans le calcul du revenu net, obtenu en déduisant du revenu brut les frais d’entretien, de repeuplement et de garde ; pour peu que ces frais atteignent 25 pour 100 du revenu apparent, la méthode cadastrale exagère le revenu imposable de 72 pour 100, de plus des deux tiers, ainsi que nous l’avons déjà montré dans la Défense forestière et pastorale. La forêt est ainsi d’autant plus surimposée que son propriétaire lui donne plus de soins ; c’est un procédé d’encouragement à rebours.

L’analyse des savantes théories de Puton et des auteurs qui ont traité le même sujet avec Broilliard, MM. Arnould, Cardot, Guyot et Roulleau sortirait des limites de cette étude, mais écoutons un propriétaire :

« Je possède, dit-il, un bois qui me donne une coupe de 2 500 francs tous les vingt-cinq ans, et ma prochaine coupe est vendue d’avance à un acheteur qui me paie chaque année par anticipation une annuité de 68 fr. 50. Cet acheteur est le contre-maître d’un marchand de bois qui m’avait acheté la coupe précédente. Tout en surveillant le travail, il m’expliqua qu’il avait l’intention de s’établir pour son compte et travaillait à constituer le capital nécessaire à ce commerce. Il achetait à cet effet des coupes connues de lui, payables par annuités qu’il économisait sur son traitement. Trouvant sa proposition intéressante, je consultai mon notaire et mon banquier, qui me communiquèrent leurs tarifs d’annuités ; un polytechnicien de mes amis contrôla même leurs chiffres avec l’Annuaire du Bureau des longitudes et par ses propres calculs. Et voilà comment, après avoir convenu du prix de 2 500 francs pour la coupe et du taux de 3 pour 100 pour les intérêts, je touche chaque année 68 fr. 50 comme revenu annuel de mon bois encore sur pied. Je demanderai à mon acheteur d’appliquer à la coupe suivante le même mode de payement, pour augmenter son fonds de roulement ; j’ai en effet tout avantage à me mettre ainsi à l’abri des risques d’incendie et accidens de toute sorte, comme aussi de l’exagération des évaluations fiscales dont tous mes voisins ont été victimes. »

On voit par cet exemple que l’assimilation entre le revenu d’un taillis et l’annuité de sa coupe est incontestable, quand ce taillis fait l’objet d’une coupe unique. Les techniciens ont montré qu’il en était de même pour les taillis aménagés, c’est-à-dire exploités par parcelles successives. Il n’y a nul motif de surtaxer ce genre d’amélioration culturale quand toutes les améliorations agricoles restent indemnes. Le propriétaire fait d’ailleurs un sacrifice à l’intérêt public en aménageant sa forêt. Ce sacrifice est réel et souvent considérable ; car le propriétaire, s’astreignant ainsi à n’exploiter qu’une parcelle chaque année, s’interdit par cela même de spéculer sur son bois en vendant les coupes de plusieurs parcelles lorsque les prix sont élevés et en ajournant ses exploitations quand les prix sont avilis. L’aménagement des forêts étendues ne suffit pas d’ailleurs pour assurer à leurs propriétaires des revenus annuels, car la division par héritage d’une forêt aménagée en coupes annuelles donne à chacun des héritiers une série de parcelles dont le produit, devenu périodique, ne correspondra plus qu’à un revenu réduit par l’escompte des annuités.

Ces considérations peuvent paraître bien compliquées, et c’est le sort commun de toutes les théories sylvestres, qui ont si peu pénétré dans le public ; mais leur oubli a contribué pour une large part, d’après les considérations développées dans la première annexe de la Défense forestière et pastorale, à empêcher la richesse nationale d’augmenter en un demi-siècle de vingt milliards qui seraient retombés en pluie d’or sur toutes nos industries et renforceraient d’au moins cent millions le rendement des taxes budgétaires. L’impôt forestier, dont l’erreur commise à la base se répercute si douloureusement, ne fait cependant entrer que 11 millions dans les caisses de l’Etat.

b. Mais ces 11 millions, versés à l’Etat sous forme d’impôt foncier, sont plus que doublés par les centimes départementaux ou communaux et augmentés à peu près d’autant par les droits de mutation.

C’est ainsi plus de 30 millions que doivent acquitter les particuliers et les communes sur leurs forêts, dont le revenu supporte, d’après les évaluations de Gournaud, une charge fiscale de plus de 15 pour 100, à laquelle viennent encore s’ajouter les taxes vicinales, industrielles et l’assurance obligatoire contre les accidens.

Cette exagération des impôts est d’autant plus injustifiée que la majeure partie du revenu des futaies présente tous les caractères d’un revenu mobilier et devrait être à l’abri des surcharges départementale et communale.

c. La distinction entre la partie immobilière et la partie mobilière de la valeur imposable des forêts ne saurait être examinée ici dans toutes les conditions extrêmement diverses qui se présentent en sylviculture, et il convient de se limiter à un exemple pour lequel M. Algan, inspecteur des Eaux et Forêts en retraite, a publié en septembre 1908 dans le Bulletin de la Société forestière de Franche-Comté des chiffres précis qu’il est nécessaire de transcrire ici avant de les interpréter.

Un taillis simple, dont chaque hectare donnait une coupe de 450 francs tous les trente ans, a été converti en taillis sous futaie avec révolution de cent cinquante ans, donnant par hectare une coupe de 1 470 francs tous les trente ans, grâce à une réserve d’arbres d’avenir dont la constitution a réduit de 10 francs le produit de la première coupe de conversion, ainsi qu’il est détaillé dans le tableau suivant :

Conversion d’un taillis simple en taillis sous-futaie
¬¬¬

Tableau {{{1}}}


Le propriétaire n’a réduit que de 10 francs ses recettes pour obtenir une augmentation de 1 029 francs sur le produit de ses coupes, qui a plus que triplé, et cette somme de 10 francs peut être considérée comme le coupon d’un titre de rente, représentant le capital primitif de la forêt, qu’il n’aurait pas détaché à son échéance. Elle peut être également considérée comme le fruit d’un immeuble, que son propriétaire a immobilisé au lieu de le rendre meuble.

Cette première réserve de 10 francs n’a pas d’ailleurs travaillé seule à tripler le revenu ; lors de chaque coupe successive, le propriétaire a réservé de nouveaux baliveaux du taillis, en même temps qu’un certain nombre d’arbres de futaie, et en a immobilisé la valeur pour augmenter son capital-bois ; c’est un mode de placement tout spécial, où le versement n’est pas apparent ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en laissant sur pied à chaque coupe des arbres vendables, le propriétaire a fait, dans un intérêt non personnel, le sacrifice de recettes auxquelles il avait personnellement droit.

Quand, au bout de cent cinquante ans, la conversion est terminée, le propriétaire est en possession d’un capital-bois ayant une valeur de 746 francs au lendemain de chaque coupe régulière valant 1 749 francs ; ce capital est d’ailleurs d’une nature toute particulière, puisqu’il conserve, abstraction faite des variations de cours, une valeur périodiquement constante, tout en n’étant pas constitué par les mêmes arbres.

Ainsi un propriétaire, qui peut en raison des limites de la longévité humaine être indifféremment représenté par une série d’héritiers directs ou par une société impérissable, a converti un taillis simple en taillis sous-futaie ; pendant cent vingt ans, il a donné ses soins à la création d’un capital-bois équivalant à trois fois la valeur primitive du sol, résisté à la tentation de tuer la poule aux œufs d’or et immobilisé dans sa forêt une partie des produits ligneux dont il aurait pu percevoir le prix, tout en payant des impôts pour la partie de ses revenus qu’il n’a pas touchée.

Cette accumulation d’économies, que l’Etat eût favorisée dans les caisses d’épargne par des exemptions d’impôt et des bonifications d’intérêts, doit-elle, parce que les particularités de la propriété forestière lui ont fait conserver la forme immobilière, être frappée par l’impôt foncier et par toutes ses aggravations ? Rien ne serait plus contraire à l’intérêt général. Il appartient à la loi fiscale de rétablir dans la pratique l’assimilation avec tous les autres revenus de cette part du revenu forestier, qui n’eût pu devenir meuble qu’en étant séparée du sol, pour ne pas frapper plus lourdement ces coupons tout spéciaux qui n’ont pas été détachés. La voie lui est tracée d’ailleurs par M. Daubrée, qui ne cesse de répéter depuis l’inondation de Paris : « C’est l’impôt qui tue les forêts, » et par les vœux de tous les groupemens agricoles. Il suffit de citer ici le vœu émis en 1910 par la Société nationale d’Agriculture de France :

« Que, dans les opérations de révision du revenu réel de la propriété forestière, le revenu du sol et le rendement donné par le capital forestier accumulé dans les réserves soient l’objet d’une distinction spéciale ;

« Que le revenu du sol soit établi pour les taillis simples par la valeur des coupes au moment de leur exploitation, pour les futaies feuillues et les taillis sous-futaies comme s’ils étaient peuplés de taillis simples ;

« Que le revenu du sol ainsi défini soit calculé par l’annuité qui représente, à un taux convenablement choisi, la valeur de la coupe à l’exploitation ;

« Que, en ce qui concerne les bois résineux, le revenu du sol soit évalué par comparaison avec celui des terres voisines. »

Le Conseil d’Etat ne saurait s’entourer de trop de lumières pour préparer le règlement d’administration publique auquel le texte voté par la Chambre pour la loi de l’impôt sur le revenu a confié la détermination équitable de l’impôt forestier ; pourra-t-on même attendre jusque-là pour arrêter la coupe des futaies privées ?

Il ne faut pas oublier en effet que, si le propriétaire n’écoutait que son intérêt personnel, il aurait avantage à réaliser son capital-bois, à en faire une coupe-rase pour en placer le produit au taux actuel de la rente[7].

C’est à une intelligente politique forestière qu’il incombe d’établir l’accord indispensable entre les intérêts particuliers et l’intérêt général.

L’exemple dû à M. Algan permet de se faire une idée du rôle merveilleux «n’occupe la forêt dans la capitalisation. Son propriétaire peut, avec une gestion intelligente, en accroître considérablement le revenu par l’immobilisation sans débours d’un capital-bois, dont le taux déplacement diminue d’ailleurs à mesure qu’augmente le revenu réel. Dans l’exemple considéré, il a fallu quadrupler le capital pour tripler le revenu. D’une façon générale, il existe, pour chaque essence, pour chaque nature de sol et pour chaque climat, un maximum de la réserve forestière, indépendant du prix général du bois, à partir duquel l’emploi sous une autre forme du capital-bois devient pécuniairement préférable à sa conservation.

On s’explique ainsi que les forêts soient d’autant plus menacées de destruction qu’elles sont plus riches en matériel, et toute exagération de l’impôt tend à précipiter cette destruction, si contraire à l’intérêt général.

C’est à l’Etat, défenseur attitré de l’intérêt général, qu’il appartient de protéger les forêts par sa législation et par ses encouragemens.

La législation doit être adaptée de manière à favoriser le reboisement et la conservation forestière. Tant que cette adaptation restera incomplète, l’Etat aura pour devoir strict de compenser par des mesures transitoires les obstacles législatifs à une bonne gestion forestière, et il lui faudra recourir à une série spéciale d’encouragemens ; car toutes les mesures de réglementation ne peuvent qu’écarter les capitaux du placement sylvestre, et leur seule préparation suffit pour accélérer les exploitations abusives.

Les encouragemens actuellement donnés à la sylviculture privée seront vite énumérés :

Le budget de l’Etat ne prévoit pas pour eux un centime ;

Le Concours général agricole ne lui attribue pas un diplôme ;

Le dégrèvement trentenaire des terrains reboisés, rendu illusoire par des erremens administratifs que M. Guyot exposait récemment dans le Bulletin trimestriel de la Société forestière française des Amis des arbres, n’a pas été maintenu dans le projet d’impôt sur le revenu ;

Les distributions de graines et plants du service forestier sont limitées par l’insuffisance de ses crédits, et ses subventions pour travaux facultatifs ne sont applicables qu’aux terrains en montagne.

Ainsi la sylviculture privée est sacrifiée de toutes façons, parce que la propriété forestière diffère essentiellement de tous les autres genres de propriété ; ses particularités ayant déconcerté les juristes comme les économistes, la législation civile s’est dérobée devant l’obstacle et la législation fiscale n’a pas trouvé de guide.


V. — L’ADAPTATION DE LA LÉGISLATION

Tant que la consommation des bois est restée sensiblement stationnaire, les forêts se sont égrenées lentement ; mais quand l’immense développement économique du XIXe siècle a doublé cette consommation et provoqué la crise des forêts, l’industrie en quête de matières premières a couru au plus pressé.

Les capitaux de placement ne pouvant concourir à la défense des arbres, les capitaux de spéculation se sont groupés pour les détruire, et nos forêts particulières disparaissent devant une législation qui n’a pas été faite pour elles.

La sylviculture privée est restée hors la loi, et pour la faire rentrer dans le droit commun, pour la mettre sur un pied d’équivalence avec les autres placemens mobiliers et immobiliers, il faut lui adapter notre droit civil ; pour lui permettre de remplir son rôle protecteur et de répondre aux besoins de l’industrie, il faut lui donner sa part légitime des encouragemens matériels et moraux concédés aux autres cultures, et cette participation aux encouragemens ne saurait être différée.

En ce qui concerne l’adaptation à la législation, elle peut être envisagée de plusieurs manières.

On ne peut songer à réviser dans le code civil les bases de la propriété et du droit successoral, car on ajournerait ainsi aux calendes grecques la solution d’un problème vital ; il est préférable, pour aboutir rapidement, de supprimer, par une série de lois spéciales, les causes permanentes et générales du déboisement. C’est la voie dans laquelle la Chambre est entrée en votant le 12 mars 1909 une loi « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, » dont les mesures complémentaires, telles que la déclaration des servitudes, la protection contre l’incendie, les immunités d’enregistrement et la fixation équitable de l’impôt forestier, sont analysées dans la Défense forestière et pastorale.

Les textes proposés ont d’ailleurs été l’objet d’une grande enquête dans les Conseils généraux et les Sociétés savantes, qui les ont sanctionnés par leurs vœux, et leur adoption ne semble réclamer, dans ces conditions, que fort peu de temps.

Il est facile de comprendre l’intérêt majeur que présente pour l’Etat leur rapide adoption, car tout ajournement de l’orientation des capitaux vers le reboisement fait retomber sur les finances publiques la charge de cette immense opération ; toute prolongation des sacrifices qu’impose aux propriétaires forestiers une législation mal adaptée augmente l’évidence de leurs droits à des compensations. Ces compensations, tout en se distinguant par leur caractère temporaire des encouragemens permanens qui doivent correspondre à l’utilité publique des forêts, peuvent d’ailleurs affecter la même forme.


VI. — NÉCESSITÉ D’UNE POLITIQUE FORESTIÈRE

Le problème sylvo-pastoral, sous ses deux aspects, se présentait, il y a sept ans, dans des conditions bien mauvaises. La situation critique de la défense des montagnes était cependant bien plus connue, depuis que les lois du 28 juillet 1860 et du 8 juin 1864 avaient imputé les dépenses du reboisement sur les aliénations et les coupes extraordinaires des forêts de plaine.

Malgré le remaniement législatif du 4 avril 1882 et la création d’un service d’améliorations pastorales, malgré cent millions de travaux admirés du monde entier, la science et le dévouement du corps forestier n’avaient cessé de se heurter à l’atavisme pastoral des montagnards, quand l’initiative privée aborda le problème sous une autre forme.

L’Association centrale pour l’aménagement des montagnes fondée à Bordeaux, 142, rue de Pessac, le 21 avril 1904, créa une organisation plus souple que celle des services publics pour faire des montagnards les auxiliaires et les bénéficiaires de la restauration des montagnes. Sautant à pieds joints dans un chaos inextricable d’intérêts contradictoires, elle afferma des pâturages communaux, sur lesquels elle combina le reboisement avec l’amélioration pastorale, et y ramena la prospérité sans imposer ni gêne ni sacrifice aux montagnards qui plantent des arbres à son imitation. Sa première expérience a mis en état d’amélioration spontanée un territoire de 20 kilomètres carrés, avec une dépense de 3 fr. 62 par hectare, rien qu’en y supprimant la transhumance pendant cinq ans, et, grâce à la manière intelligente dont les communes propriétaires gèrent ce territoire depuis qu’il a été remis à leurs soins, l’Association répand chaque année dans la vallée d’Aure une somme de richesses supérieure à la dépense totale de l’opération[8].

Secondées par des subventions de l’Etat, de départemens, de villes et de Chambres de commerce, par le Touring-Club, le Club Alpin et les sociétés savantes, les locations de l’Association s’étendent aujourd’hui sur treize territoires couvrant plus de 70 kilomètres carrés, dans quatre départemens des Pyrénées et des Alpes, et de toutes parts les montagnards font appel à son concours désintéressé.

En perçant à jour les difficultés économiques du reboisement en montagne, l’Association fut bien vite éclairée sur les problèmes similaires de la plaine.

La transformation industrielle avait rompu en plaine l’équilibre entre la production et la consommation des bois comme elle l’avait rompu en montagne entre les ressources du pâturage et les troupeaux dont on l’avait surchargé. Mais, s’il suffisait d’un changement peu coûteux d’habitudes pour la défense des montagnes échappant à l’action de l’Etat, la défense des forêts réclamait des capitaux abondans et susceptibles d’un placement à long terme ; il fallait faire appel aux possesseurs impérissables, et la législation les empêchait tous de collaborer au reboisement. Le concours de lois nouvelles, inutile pour la défense des montagnes, devenait indispensable pour la défense des forêts.

L’Association centrale pour l’aménagement des montagnes émit le 12 mai 1905 son premier vœu pour l’orientation des capitaux vers le reboisement et aboutit le 12 mars 1909 au vote par la Chambre d’une proposition de loi « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées. »

Elle fit appel à toutes les compétences dans sept congrès successifs, dont un international, dressa un programme d’ensemble, en étudia les mesures de détail, les fit appuyer par les vœux d’un grand nombre de Conseils généraux et de Sociétés savantes, les développa avec ses délégations dans les ministères, les groupes et les commissions parlementaires, créa de toutes pièces une politique forestière adoptée à Madrid par le IXe Congrès international d’agriculture, l’exposa dans ses conférences et ses publications, et il suffit aujourd’hui d’un effort persévérant pour faire aboutir les mesures indispensables à la conservation et à l’amélioration de nos belles forêts.


L’évaluation de 422 millions présentée par M. Alfred Picard, d’après les calculs autorisés du directeur général des Eaux et Forêts, pour les reboisemens utiles dans le bassin de la Seine, le mieux boisé de France, donne à penser que le reboisement rationnel de chacun des grands bassins entraîneraient des frais analogues et permet d’estimer à deux milliards l’importance du problème forestier pour la France entière. Les aperçus déjà publiés à ce sujet dans l’Économiste Français et dans la Défense forestière et pastorale prévoient d’ailleurs des dépenses du même ordre, et l’on peut admettre le chiffre de deux milliards comme mesure approximative de l’effort indispensable.

Demander à l’Etat de prendre à sa charge cette énorme dépense équivaudrait certainement à un ajournement indéfini.

Pour les chemins de fer, qu’on avait pensé tout d’abord à faire construire par l’Etat, les difficultés spéciales à ce mode d’exécution étaient bien vite apparues. Ce sont les initiatives et les capitaux qui ont doté la France d’un réseau ferré de plus de 17 milliards, et l’Etat est resté dans son rôle en donnant à cette vaste entreprise le concours de sa législation, de ses subventions et de ses ingénieurs. Le problème forestier est fort analogue à celui que la France a si heureusement résolu, et il convient de l’aborder résolument, avec le même esprit, pour obtenir le même résultat ; seulement, comme l’effort des initiatives et des capitaux n’est pas aussi facile à grouper pour le reboisement que pour les voies ferrées, réparties dès le début entre un petit nombre de compagnies, le concours moral et matériel de l’Etat devra comporter des modalités spéciales, et il appartient à la politique forestière de les déterminer afin de faire converger vers un but commun l’ensemble des mesures législatives et administratives.

Cette politique forestière est toute tracée ; sa voie est ouverte par « l’obligation impérieuse aux pouvoirs publics » énoncée par M. Alfred Picard et mentionnée au début de cette étude ; elle se précise, dans le rapport de la Commission des inondations, par cette phrase de M. Daubrée : « L’Etat n’a pas seulement le devoir de la (l’initiative privée) provoquer par ses conseils et par ses exemples, il doit aussi la soutenir par des appuis matériels. Cela s’impose pour la propriété forestière plus que pour toute autre, » et l’on trouve dans la suite de son rapport le détail des mesures préconisées par l’Association centrale pour l’aménagement des montagnes en vue de favoriser le reboisement :

a. Adoption par le Sénat de la loi tendant à favoriser le reboisement, votée le 12 mars 1909 par la Chambre des députés ;

b. Dépôt par le gouvernement d’un projet de loi relatif aux servitudes occultes ; dans le même ordre d’idées, favoriser le cantonnement, le rachat et la suppression des servitudes ;

c. Combattre le. défrichement indirect sous toutes ses formes :

1° en interdisant le pâturage pendant dix ans dans les bois incendiés ;

2° en recommandant aux services publics de signaler aux préfets les coupes, défrichemens ou aliénations de bois ;

d. Créer une division sylvo-pastorale au Concours général agricole de Paris ;

e. Enregistrer au droit fixe (par un article de loi de finances) les achats de forêts dont le but conservatoire est garanti ;

f. Accorder par une loi aux Sociétés de reboisement les mêmes exemptions de timbre et d’enregistrement qu’aux Sociétés d’habitations à bon marché ;

g. Créer une caisse du reboisement analogue à celle des recherches scientifiques ;

h. Augmenter les crédits du reboisement ;

i. Accorder une allocation à la caisse du reboisement ;

j. Fixer à un taux équitable l’impôt des forcis.

Puis, au Congrès international de Madrid, M. Daubrée, représentant officiel du gouvernement français, faisait entendre les paroles suivantes : « Il faut intéresser l’individu à la conservation et à l’amélioration de sa chose ; il convient d’amener, par des encouragemens, des primes et des subventions, les propriétaires à améliorer leurs forêts. La forme la meilleure de l’encouragement est la réforme de l’impôt. » Cet éminent forestier montrait aussi, dans son savant travail, que le reboisement de terrains à 250 francs l’hectare est largement rémunérateur.

Tout le monde est d’accord. Il ne reste plus qu’à passer à l’exécution.

La proposition de loi « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, » votée le 12 mars 1909 par la Chambre des députés, est le point de départ d’une politique forestière ayant pour but l’orientation des capitaux vers le reboisement. Elle prévoit pour divers propriétaires impérissables, Associations, Caisses d’épargne (ayant une fortune personnelle), mutualités et syndicats, l’autorisation d’acquérir des bois et des terrains à reboiser : elle accorde à tous les propriétaires la faculté de faire gérer leurs bois par le service forestier de l’Etat, sans imposer aucune dépense à l’Etat, ni aucune obligation à qui que ce soit.

Les autres mesures énumérées ont pour but de seconder l’application de cette loi libérale ; elles ont toutes la plus haute importance, car il ne s’agit de rien moins que de faire ajouter en un demi-siècle, par le reboisement, vingt milliards à la richesse générale de la France en orientant dans un délai de vingt ans le dixième seulement de cette somme vers divers modes de placemens forestiers.

Ce chiffre n’a rien d’effrayant, quand on connaît les inépuisables ressources de l’épargne française qui, au témoignage de M. Leroy-Beaulieu, crée annuellement deux milliards de capitaux.

Les placemens forestiers pourront d’ailleurs affecter deux formes distinctes : placement à revenu immédiat pour l’achat de forêts existantes et leur amélioration ; placement à revenu différé pour le reboisement des terres incultes, qui devrait s’étendre à 4 millions d’hectares pour relever l’aire forestière de 17 p. 100 au taux minimum de 25 p. 100 et rétablir l’équilibre entre les importations et les exportations de bois. Il est indispensable de faciliter au plus vite l’un et l’autre de ces deux modes de placement, car le fer, le feu et la dent du bétail aggravent chaque jour la ruine des forêts.

La superficie boisée de la France, qui comprenait encore 17 millions d’hectares à la fin du XVIIIe siècle, est déjà réduite à 9 400 000 hectares, et l’appauvrissement des massifs particuliers rend cette situation plus lamentable encore.

Maintenant que des initiatives désintéressées ont préparé tous les élémens de la défense forestière, que l’élargissement donné à la Direction générale des Eaux et Forêts par le décret du 21 octobre I 91 1 vient enfin de transformer une régie financière détachée du tronc en un grand Service autonome d’intérêt général, quelques mois pourraient suffire pour balayer tous les obstacles au reboisement et les primes au déboisement. Mais on connaît les lenteurs parlementaires, on sait que dans notre siècle pratique l’Etat, sollicité de toutes parts, n’agit guère que sous la pression de l’opinion publique. Le moment est venu de mener une énergique campagne, dont tous comprennent aujourd’hui l’importance et l’extrême urgence. Tous doivent serrer les rangs autour de l’Association dévouée qui agit au lieu de gémir. C’est pour notre belle France une question de vie ou de mort.


PAUL DESCOMBES.

  1. La Défense des montagnes, dans la Revue du 15 juin 1907.
  2. Babinet, » De la Pluie et des Inondations, » dans la Revue du 15 août 1856.
  3. Journal Officiel. — Chambre, 2e séance du 23 mars 1911.
  4. Paul Descombes, la Défense forestière et pastorale, Paris, 1911, Gauthier Villars.
  5. ¬¬¬
    Droits d’enregistrement d’un achat conservatoire 7 000 francs
    Droits d’enregistrement sur le sol 25 000 X 7 0/0 = 1 750
    Droits d’enregistrement sur les arbres à couper 15 000 x 2,50 0/0 = 1 875 3 625 —
    Différence 3 375 —
  6. L’Aliénation des forêts de l’Etat devant l’opinion publique, Paris, 1865, Rothschild, éditeur.
  7. Le produit réel dû au capital-bois dans la coupe de 1 419 francs, obtenu en en retranchant la valeur de la coupe du taillis simple, soit 4"j0 francs, est 1 479 — 450 = 1 029 francs.
    Le capital générateur d’un revenu périodique se reproduisant tous les n ans s’obtient par la formule

    dont le calcul est facilité par les tables de Cotta, qui donnent le terme fractionnaire pour une série de taux et de périodes.
    Dans le cas particulier, en adoptant le taux de 3 pour 100,

    Le propriétaire qui a réservé un capital-bois de 746 francs pour récolter 1 029 francs tous les trente ans se trouve avoir ce capital placé à moins de 3 pour 100.
    Ce résultat est indépendant du cours général des bois, la valeur du capital-bois variant avec les cours dans les mêmes proportions que celle de la coupe.
  8. Le septième Congrès de l’aménagement des montagnes, Bulletin Pyrénéen, octobre 1911.