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La Défense du Libéralisme/Les Leviers de Commande

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L'édition artistique (p. 157-).

LES LEVIERS DE COMMANDE




Quel que soit le système d’économie envisagé, sa réalisation, son succès ou son échec dépendront d’un certain nombre de facteurs déterminants, qu’il est expressif d’appeler les « Leviers de commande ». Ce sont eux régissent les actions des hommes et, comme tels, ils ont une influence capitale sur l’économie. Il est donc nécessaire que je passe en revue les principaux, surtout ceux dont, comme cobaye, j’ai ressenti les effets quelquefois douloureux.

Ces leviers ont été entièrement construits par l’imagination des hommes, et se présentent à nous sous forme de codes, de chartes, de lois, de décrets, d’édits, d’arrêtés, d’ordonnances, de règlements, et autres petites manettes de moindre portée.

Ils ne sont pas l’effet du hasard et, depuis que des hommes légifèrent, Dieu seul sait combien de discours ont été prononcés et d’écrits publiés pour provoquer, promouvoir, décider, applaudir, critiquer ou maudire les innombrables dispositions légales dont s’enorgueillit notre civilisation. L’étude de leur influence sur l’économie demanderait des volumes, et je dois me borner à souligner leurs principaux effets.

Esprit des Lois.

En empruntant ce titre à Montesquieu, je n’ai pas l’intention de me comparer au célèbre philosophe. Si pendant vingt ans, ce dernier a mis ses dons d’observateur et de psychologue au service des bâtisseurs de lois, j’ai, sur lui, l’énorme avantage d’être plus vieux de deux cents ans, ce qui me permet d’apprécier l’influence qu’il a pu exercer sur les législateurs. Or, si le pauvre Montesquieu venait à ressusciter de nos jours, il serait certainement très vexé de voir le peu de cas que nos gouvernants font de ses sages préceptes.

Pour moi, qui n’ai ni la science politique d’un Platon, d’un Montesquieu ou d’un Sieyès, ni la compétence juridique d’un Dalloz, je n’aurai pas l’outrecuidance de me poser en législateur, mais j’ai le mérite d’avoir, dans ma vie, essayé d’appliquer d’innombrables lois, ce qui me donne quelque droit d’exiger, pour elles, certaines qualités maîtresses.

1° Les lois doivent être simples. — Le législateur ne se rend souvent pas compte que dans les textes qu’il édicte, complication n’est pas synonyme de clarté. Il veut trop bien faire et fixer tous les détails. L’idéal serait que le Code Civil se réduisît aux dix Commandements de Dieu. Le libéralisme en est déjà loin, mais que dire du dirigisme ! Voulant tout réglementer, il est obligé de « pondre » des lois à une cadence vertigineuse. C’est une orgie de textes que l’assujetti arrive difficilement à lire, mais facilement à oublier.

2° Les lois doivent être claires. — Dans le système dirigiste, les lois sont improvisées par une masse de législateurs anonymes, pleins de bonne volonté assurément, mais enfermés dans une tour d’ivoire et n’ayant que très peu de contacts avec l’extérieur. Par peur des responsabilités, ils se complaisent dans des textes ambigus, que chacun interprète de la manière qui lui est la plus favorable. On dirait que le législateur a fait un pacte avec le Conseil d’État et la Cour de Cassation pour donner de l’ouvrage à ces deux honorables institutions.

3° Les lois doivent être stables. — Dans le libéralisme, qui va de pair avec le système parlementaire, la stabilité des lois était garantie par la méthode qui présidait à leur établissement. Le filtrage par les Commissions de la Chambre et du Sénat apportait la garantie d’études sérieuses après une enquête approfondie. Le vote par la Chambre avertissait le pays des dispositions qui allaient être prises, et permettait aux intéressés le recours devant le Sénat. On a beaucoup reproché à ce processus sa lenteur, ce qui était justement une de ses qualités. Car il n’importe pas qu’une loi soit bâclée en huit jours, si elle doit être modifiée six mois après. Le dirigisme, qui veut tout réglementer, me paraît faire le plein de cette instabilité. La lecture du Journal Officiel est, à cet égard, des plus instructives. Ce ne sont que modifications, rectifications, précisions, qui mettent l’assujetti à une rude épreuve. Les lois dirigistes sur les loyers et, plus récemment, sur la fixation des prix, sont, à cet égard, des modèles du genre.

Le plus grave est que si vous interrogez, parmi ceux qui sont chargés d’appliquer les lois, des notaires, des avoués, des magistrats, tous sont unanimes à constater que, dans le dirigisme, il devient impossible de se reconnaître dans le maquis mouvant des textes. L’adage « Nul n'est censé ignorer la loi » peut s’énoncer maintenant : « Nul n’est censé connaître la loi ». De là à ne pas l’appliquer, il n’y a qu’un pas. C’est Montesquieu qui a dit, bien longtemps avant moi : « L’excès de lois mène à l’anarchie ».

4° Les lois doivent être humaines. — Il ne sert à rien de faire des lois, si elles heurtent trop violemment les instincts et les habitudes de l’homme. Les juristes qui ont établi le Code Napoléon étaient de grands psychologues, car leurs lois ont été facilement admises en France et même copiées dans nombre de pays. Je ne pense pas, pour ma part, que la loi doive avoir, pour objet principal, de brimer le peuple, tandis que je conçois fort bien, pour un législateur débutant, la jouissance qu’il peut éprouver en interdisant quelque chose à quelqu’un. Quelle manifestation de puissance, quand il peut promulguer un bel arrêté qui, comme son nom l’indique, arrête vraiment bien une initiative naissante !

La Constitution.

J’avais toujours cru, dans ma candeur, que le législateur tenait son pouvoir de la Constitution. C’était une erreur, car, dans le moment que j’écris ce livre, la France n’a plus de Constitution. L’ancienne est abrogée et la nouvelle est en gestation. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir des législateurs, et d’une activité débordante. On peut, à la rigueur, le supporter parce que c’est la guerre et qu’on peut espérer que cette situation n’est que provisoire. Il faut trouver autre chose. Mais quoi ? De nombreux spécialistes, poussés par les visées politiques d’un clan, ou simplement par leur amour-propre d’auteur, vont proposer leur ours. Et la France devra faire les frais d’une nouvelle expérience. Or, j’ai déjà dit que je me méfiais beaucoup des expériences. C’est à peine si 2 % d’entre elles réussirent. Vous voyez le danger qui nous menace.

Par contre, la Constitution de 1875, que nous venons d’abandonner, est bien connue. Nous en savons tous les défauts, que de bons esprits intéressés exagèrent. Mais nous en connaissons aussi toutes les qualités. C’est tout de même elle qui a permis à la France de se créer un Empire colonial admirable et envié, qui a amené notre pays à un degré de prospérité inouïe, et qui lui a apporté la victoire de 1918. À cela, il est vrai qu’on peut opposer la débâcle de 1940. Mais est-ce bien la Constitution elle-même qui est responsable ? N’est-ce pas plutôt le choix des hommes, qui, quel que soit le système de gouvernement, est primordial ?

Je concède qu’en ces dernières années le choix des hommes n’a pas toujours été heureux. Mais est-il nécessaire de changer toute la machine, quand une simple pièce est défectueuse, pour se lancer dans l’inconnu ? On voit, par la pénible gestation des Comités d’Organisation et de la Charte du Travail, combien il peut être délicat de changer les institutions d’un grand peuple. Une Constitution entièrement nouvelle peut amener des bouleversements tels que le pays sera long à retrouver son équilibre.

Cherchons plutôt à améliorer en changeant le moins possible. Tout le monde est d’accord que l’organisation communale, cantonale, départementale est parfaite. Conservons-la et faisons-en les piliers de la Nation. Maintenons le mode d’élection de tous les Conseillers, car ces élus sont toujours bien connus de leurs mandants et, dans l’ensemble, ils constituent un corps d’élite.

Et nous en arrivons à la question primordiale du Parlement. Je le conserve tel qu’il est, sauf pour son mode d’élection et sa durée.

Les députés devraient avoir, au moins, trente ans, afin que l’on connaisse mieux leur passé. Ils seraient élus par le Collège des Conseillers municipaux et cantonaux de l’arrondissement. On supprime ainsi des campagnes électorales, qui s’apparentaient plus aux jeux du cirque qu’à une sélection sérieuse.

Les députés seraient nommés pour six ans et renouvelables par tiers tous les deux ans. Ils seraient rééligibles.

Les sénateurs devraient avoir quarante ans. Ils seraient élus par le même Collège qu’auparavant. Ils seraient nommés pour douze ans et renouvelables par tiers tous les quatre ans.

Je crois ainsi assurer une plus grande stabilité et une plus grande indépendance au Concile parlementaire. Le grand vice du Parlement, c’était l’élection des députés directement par la masse.

L’ouvrier ou le paysan peut parfaitement juger un Conseiller municipal. Il lui est presque impossible d’apprécier le choix d’un député, et il en résulte que l’élection est aux mains de comitards plus ou moins intègres, qui disposent des votes comme d’une marchandise. D’autant plus que le vote populaire a, en outre, l’inconvéniant d’écarter beaucoup d’hommes de valeur. On a fait souvent le reproche à la bourgeoisie de se désintéresser de la politique. Cette observation est entièrement fondée. Mais lorsqu’on a assisté, comme moi, à des campagnes électorales, où les candidats étaient couverts d’injures et de diffamations, on se prend à excuser ceux qui veulent bien donner leur temps, mais ne consentent pas à être traînés dans la boue.

L’élection des députés par un Collège restreint, qui a tout loisir pour étudier les candidats, et l’augmentation de la durée du mandat, sont de nature à attirer l’élite de la Nation et à lui assurer son indépendance. Le renouvellement par tiers tous les deux ans améliore la stabilité de l’Assemblée et amortit dans le pays l’agitation électorale. Un autre avantage est que, tous les deux ans, l’élection partielle donne une indication précieuse sur la tendance dans le pays.

Quant aux incompatibilités, je n’en retiens aucune, pas même celle d’être militaire. C’est au Collège électoral d’apprécier les candidats. J’aime mieux avoir comme député un Officier qu’un oisif, d’autant plus qu’il pourrait peut-être surveiller l’Armée mieux qu’un professeur.

En ce qui concerne les Ministères, il faudrait qu’il soit convenu qu’on ne changera plus leurs titres comme des étiquettes à un étalage. Adoptons, une fois pour toutes, une nomenclature limitative des Ministères, qui serait entérinée par la Constitution, et qui ne pourrait être modifiée qu’en retournant à Versailles. Pour satisfaire quelques ambitions et préparer des successeurs, les Ministères les plus importants pourraient être dotés d’un Sous-Secrétariat dépendant du Ministre.

Afin de donner aux Ministres la stabilité qui leur a manqué, la Constitution stipulerait qu’un Ministère ne peut être renversé à moins qu’il n’ait contre lui plus des deux tiers des votants. Cette règle comporterait deux exceptions : 1° Le jour de la présentation des Ministères devant les Chambres ; 2° tous les deux ans, à la séance de réception du tiers des députés ou sénateurs nouvellement élus.

Les Ministères seraient donc agréés par la majorité, mais ne risqueraient pas d’être démolis un mois après par une autre majorité, comme cela s’est produit trop souvent.

Par ailleurs, il serait opportun de retirer au Parlement l’initiative des dépenses, principale cause de démagogie électorale. Son rôle, en matière financière, devrait se borner à approuver ou à refuser le budget présenté par le Gouvernement.

Quant au Président de la République, ses pouvoirs seraient renforcés afin de lui donner plus d’autorité. Il doit y avoir un moyen terme entre un Président-soliveau et un dictateur.

Je dis à dessein « la République », et non pas l’État, car, que je sache, ce dernier n’est pas une forme de gouvernement, et il faudra bien que le peuple français se décide, un jour ou l’autre, à se donner une véritable Constitution.

J’en ai fini avec les lois fondamentales de la Nation, compatibles avec le libéralisme. D’aucuns me diront qu’il n’y a rien de changé. C’est une erreur. Le cadre ancien est conservé, mais les acteurs qui s’y meuvent sont tout différents, et c’est là l’essentiel.

Mon projet a le mérite de ne pas trop bouleverser les habitudes. J’ai pu l’exposer en quatre pages, ce qui est l’indice de sa simplicité.

D’autres, voulant mieux faire, consacreront, au leur, quatre volumes. Mais ils démoliront tout, et j’ai bien peur qu’en fin de compte, on ne trouve plus que :

« Un horrible mélange d’os et de chairs meurtris… que des chiens dévorants se disputaient entre eux » !

La Concurrence.

La concurrence est un des leviers de commande les plus puissants de l’Économie libérale. Elle devait donc être considérée comme l’ennemi n° 1 par le dirigisme qui, sous les séduisants prétextes de régularisation, de normalisation, ne tend rien moins qu’à sa suppression. Chaque fois qu’une organisation possède une parcelle de la puissance publique, son idée maîtresse est de créer des monopoles d’où la concurrence est bannie.

Il est piquant de constater que tous les théoriciens du dirigisme adversaire de la concurrence, sont issus des examens universitaires où la compétition est la plus ouverte et la plus implacable.

Quel beau sujet de concours pour le prochain Grand-Prix de Rome de gravure : La Concurrence traitée en médaille, sous ses deux aspects. À l’avers, une fée bienfaisante, tenant d’une main une baguette magique, et de l’autre une corne d’abondance répandant sur le monde les pommes d’or de la prospérité. Au revers, une horrible mégère armée d’une trique, abattant sans pitié tous les incapables et les paresseux.

Il est facile, pour les partisans et les adversaires de la concurrence, de trouver des arguments pour appuyer leur thèse.

Que disent les dirigistes ?

Ils accusent tout d’abord la concurrence sans limite d’avoir causé la ruine de nombreuses entreprises. C’est regrettable, mais inévitable. Ce serait évidemment séduisant que jamais une affaire ne périclite, mais, dans cette hypothèse, on ne voit pas très bien ce qui pourrait limiter le nombre des entreprises et à qui elles seraient attribuées.

Par voie de conséquence, on reproche ensuite à la concurrence, qui oblige à baisser les prix de revient, d’être la cause des réductions de salaires, et de réduire les ouvriers à la misère. Ceci est absolument faux, car c’est un bien mauvais calcul que de rogner sur les salaires pour améliorer le prix de revient. C’est ce qu’a démontré Henry Ford qui, face à une concurrence acharnée, n’hésita pas à inaugurer pour sa main-d’œuvre le taux minimum de un dollar l’heure, ce qui ne l’empêche pas de vendre ses voitures au plus bas prix du monde.

Par contre, l’État français qui, dans ses monopoles, est sans concurrence, n’est pas, pour cela, plus généreux avec sa main-d’œuvre.

On peut enfin accuser la concurrence d’abaisser la qualité pour réduire le prix de revient. Ce qui est encore inexact, car le public se charge de prouver, par son abstention, qu’il n’est pas dupe de cette méthode et qu’il réserve ses achats à la meilleure qualité pour un prix donné.

Le seul reproche fondé que je puisse faire à la concurrence est d’être la cause de bien des soucis que j’ai éprouvés, et je comprends très bien les théoriciens en chambre qui voudraient nous éviter ce cauchemar.

Pour cela, que proposent-ils ? Les Ententes obligatoires, accompagnées de contingentements, d’interdictions d’établissement ou d’extension, c’est-à-dire la création de monopoles en faveur des nantis au détriment des nouveaux venus. Ces Ententes postulent la fixation autoritaire des prix, utopie dans la pratique, car on verra s’instituer immédiatement un marché « rose » où, à l’inverse du marché « noir », c’est le vendeur qui verse un « dessous de table » à son acheteur, à moins qu’il ne pratique la méthode de la livraison de treize à la douzaine.

Nous avons, du reste, un avant-goût de ce que nous réserverait la disparition de la concurrence, tuée par la guerre. Prenons un exemple : le Métro de Paris. Pendant de longues années il a bataillé vigoureusement pour absorber son concurrent, l’autobus. Il est arrivé à ses fins pendant la guerre, mais, si ce monopole persiste, le Parisien continuera à être encaqué dans une atmosphère irrespirable, au milieu d’un fracas épouvantable, que l’emploi de roues sur pneus pourrait aisément supprimer.

Car c’est la concurrence qui est génératrice de tous les progrès. C’est elle qui s’enquiert du goût et des besoins du public et s’ingénie à les satisfaire au meilleur prix et dans les moindres délais. C’est encore elle qui nous fait rivaliser de courtoisie et d’amabilité avec le client, alors que l’actuelle disparition de la concurrence fait éclore toute une race de goujats, dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.

Car si j’ai souvent souffert de la concurrence comme vendeur, j’ai, plus souvent encore, apprécié ses bienfaits comme acheteur. J’ai goûté la joie de pouvoir librement choisir mes fournisseurs, dont l’empressement s’ingéniait à m’aider à résoudre au mieux mes propres difficultés, sans qu’il soit question de contingentements, d’inscriptions, de tickets, de comités des prix et de toutes les chausse-trapes que nous offre le dirigisme.

Alors, me direz-vous, ce que vous voulez, c’est le retour à la « loi de la jungle », où le plus fort étranglait férocement le plus faible, où nulle pitié ne venait tempérer la lutte pour la vie, où les ruines s’accumulaient derrière le « laissez-faire » et le « laissez-passer ».

La « loi de la jungle », voilà le grand mot lâché, qui fait bien dans une réunion publique, ou qui illumine un article de journal. On évoque ainsi les luttes sanglantes auxquelles se livrent les animaux féroces dans la forêt vierge, et l’on s’attendrit à la pensée de la gazelle dévorée par le lion.

Mais les dirigistes oublient trop facilement les moyens dont dispose le libéralisme pour éviter les abus de la concurrence déloyale.

Ce sont les brevets d’invention, qui donnent au chercheur un monopole pendant de longues années, les dépôts de marques et modèles qui protègent l’origine et le dessin, les appellations contrôlées pour les produits agricoles, le secret professionnel pour les procédés de fabrication et l’organisation commerciale. Il y a même des coups défendus, comme celui de ne pas payer ses fournisseurs — ce qui avantagerait singulièrement le prix de revient — mais qui sont sanctionnés par la faillite. Le libéralisme va même jusqu’à tolérer les ententes entre confrères, à condition qu’elles ne prennent pas l’allure d’une coalition et qu’elles puissent être concurrencées librement.

Dans tout cet arsenal, MM. les dirigistes peuvent puiser pour calmer leurs appréhensions. Ils devront reconnaître que le libéralisme, loin de soutenir la « loi de la jungle », l’avait, au contraire, combattue par une série de dispositions qui, tout en empêchant les abus, laissaient s’épanouir librement la bienfaisante concurrence.

Les Sociétés Anonymes.

On pourra épiloguer longtemps, mais on n’évitera pas que deux des plus puissants leviers de l’homme soient l’amour-propre et l’intérêt. J’ai le privilège d’avoir été mêlé à la formation et à la gestion de très nombreuses Sociétés dans différents pays. J’ai donc le droit de dire que si le législateur fait abstraction de ces deux mobiles, il commet une erreur grossière. Le libéralisme l’avait bien compris, qui avait mis à la disposition de l’Économie cet admirable levier qu’était la Société Anonyme. Je dis : « était » car, actuellement, elle est complètement déformée dans sa constitution. La loi de 1867, qui a déjà 75 ans, avait voulu réaliser un instrument d’une souplesse incomparable, s’adaptant aussi bien aux petites affaires qu’aux gigantesques entreprises. Et elle avait parfaitement réussi. Grâce à la Société Anonyme, on a pu voir s’instituer l’alliance du Capital et du Travail, dans ce qu’elle a de plus harmonieux, et le pays est redevable à cette loi du développement prodigieux de l’industrie depuis cette époque.

Si Napoléon III revenait, il ne reconnaîtrait plus son œuvre. Elle a été déformée lentement, mais sûrement. Déjà, avant 1940, l’extrême simplicité voulue par ses créateurs n’existait plus. La répression de la fraude en matière d’impôt sur le revenu impliquait une intrusion de plus en plus grande du fisc dans le fonctionnement des Sociétés Anonymes. Mais le leit-motiv classique était la protection de l’épargne. Le législateur paternel voulait mettre le pauvre actionnaire à l’abri des malversations des méchants administrateurs. Cette sollicitude me semble touchante, mais elle aurait gagné à protéger l’épargne contre l’État lui-même qui, en 1914, empruntant 100 francs au public, et lui promettant de lui servir annuellement, comme intérêt, la valeur d’un poulet, lui remettait royalement la valeur d’un œuf… de poule en 1939, de fourmi en 1942. Après cela, on peut parler de la défense de l’épargne ! Je ne vois pas, du reste, en quoi, en brimant les Sociétés Anonymes, on évitera les escrocs, genre Stavisky, qui existeront toujours. Ce qui est certain, c’est qu’en 1940, un coup fatal a été porté aux Sociétés par l’interdiction d’occuper plus de huit postes d’administrateur, dont deux présidences. Et encore, au delà de 70 ans, les huit postes sont réduits à deux. Cette brimade n’est pas très heureuse, surtout à l’époque où la France est menée par un illustre vieillard de 85 ans ! Pourquoi, d’autre part, interdire de présider plus de deux Sociétés au capital de Frs. 100.000 alors qu’on autorise un même homme à présider deux Sociétés de 500 millions chacune ? Cette loi, qui peut avoir sa raison d’être pour des Sociétés géantes, est néfaste pour le développement des petites Sociétés si utiles à la moyenne industrie. Elle prive quantités de petites affaires de la caution d’un nom connu, dont l’amour-propre servait de sauvegarde pour les actionnaires et de moteur pour l’activité de la Société.

Pourquoi, également, avoir interdit au directeur d’une Société de faire partie du conseil d’administration, alors qu’il possède souvent un gros paquet d’actions ?

En définitive, on aboutira à faire diriger les Sociétés par des administrateurs qui n’y possèdent pas d’intérêts. Beau progrès, en vérité !

Pour parfaire cette œuvre de désorganisation, toutes les actions au porteur doivent être transformées en titres nominatifs. C’est la mort de la Société Anonyme qui, comme son nom l’indique, ne doit pas connaître le nom de ses associés.

Toutes ces mesures sont prises pour éloigner le petit actionnaire qui voudrait conserver l’anonymat et ne pas se plier aux complications et à l’inquisition du titre nominatif.

Je vois la encore un méfait de l’intrusion fiscale, conséquence de ce néfaste impôt général sur le revenu, qui projette de tous côtés son ombre stérilisante.

Et pourtant de quel magnifique instrument le libéralisme disposait—il pour réaliser idéalement la saine participation du travailleur aux bénéfices ! Un travailleur au sein d’une Société Anonyme peut souvent acheter des titres de l’affaire et se sentir ainsi directement intéressé aux bénéfices. Mais, pour cela, il fallait tout faire pour faciliter la circulation des titres et non pas la freiner par l’obligation de la forme nominative, qui est mal vue du petit porteur.

Quant à la mesure, ultra-dirigiste, consistant à limiter les dividendes, je suis entièrement d’accord sur sa nécessité en temps de guerre, mais elle devra être rapportée le plus tôt possible, sous peine de voir les Sociétés gérées d’une façon extravagante, sans tenir compte des droits de l’actionnaire.

Les dégâts commis par le bouleversement de la loi de 1867 ne sont pas encore très importants car, en temps de guerre, l’économie est complètement torturée, mais, si l’on veut, comme je le suppose, retrouver les années de prospérité, il importera de rétablir au plus tôt la loi de 1867, non pas dans son texte de 1939, mais dans celui de 1914.

La Comptabilité.

Un des leviers les plus puissants, pour celui qui commande, est la Comptabilité, et c’est pour cela que je la fais figurer dans ce chapitre. Beaucoup d’économistes et, en particulier, les dirigistes, considèrent la Comptabilité comme uniquement destinée à déterminer le prix de revient et à établir le bilan. Comme ils voudraient tout organiser et tout unifier, ils nous proposent un « plan comptable » qui, à leurs yeux, constitue un progrès indispensable dans le contrôle des entreprises. Je n’en suis pas persuadé et je crois qu’ils se font des illusions sur la valeur de leur méthode. En effet, pour chaque genre et pour chaque grandeur d’entreprise, la Comptabilité doit être différente. Si on a en vue le prix de revient, elle dépend surtout de la nature de l’article, de la complexité de sa fabrication, de l’importance de la série et de l’organisation de sa vente. Ce qui importe, avant tout, c’est de connaître le prix de revient des produits que l’on va vendre dans l’avenir, et, pour cela, on doit se baser sur des prix de matières à recevoir, sur une main-d’œuvre qui dépend de l’outillage et sur des frais généraux dont l’incidence est fonction directe de la série. Ce n’est que lorsque l’usine fabrique un produit simple, comme le sucre, par exemple, que l’on peut déduire le prix de revient de la comptabilité générale. Dans la plupart des cas, le prix de revient ne peut s’apprécier que par un calcul spécial pour chaque article. Le plan comptable ne jouera donc qu’un rôle de trompe-l’œil dans les calculs de prix, et je plains les administrations qui baseront les prix de leurs marchés sur les résultats du plan comptable.

Quant au point de vue fiscal, il y a beau temps que les Comptabilités sont organisées et que le Fisc s’y reconnaît parfaitement.

Je puis donc prédire, sans crainte de me tromper, que le fameux « plan comptable n, issu des cogitations d’esprits infiniment distingués, mais peu au contact des réalités, non seulement ne facilitera en rien l’établissement des prix de revient, non seulement n’apportera au fisc aucune lumière nouvelle, mais sombrera fatalement, s’il est imposé, dans un échec retentissant.

À mon sens, la Comptabilité est, avant tout, un moyen de commandement. Pour atteindre ce but, elle doit posséder deux qualités maîtresses, que j’irai puiser dans la comptabilité de Solex, que je connais bien, et pour cause :

1° Elle doit être comparative. Ses résultats en chiffres absolus ne me disent rien. Ils doivent être appréciés en fonction des résultats antérieurs. Pour chaque poste de recettes et de dépenses, le chiffre mensuel doit être rapproché de la moyenne des mois précédents, laquelle est, à son tour, rapprochée de la moyenne mensuelle de chaque année précédente. Pour parer à l’instabilité du franc, des pourcentages des grands postes de dépenses sont établis par rapport au chiffre d’affaires. L’étude des variations de chaque poste de dépenses est très rapide, et il ne faut que quelques minutes pour découvrir les postes anormaux et y porter remède.

2° Les résultats de la comptabilité doivent être connus très rapidement. Chez Solex, sont remis à la Direction, tous les soirs, les comptes de caisse et de banque, le chiffre d’affaires, les entrées de marchandises, et un certain nombre de chiffres statistiques.

Tous les mois, le 5 au plus tard, les résultats du mois Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/199 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/200 précédent sont dépouillés sur des états comparatifs disposés horizontalement donnant, avec les principaux éléments du compte exploitation, le chiffre des bénéfices… ou des pertes. L’inventaire marchandises est supposé constant, mais le redressement mensuel à faire s’apprécie par la comparaison du pourcentage d’entrée des marchandises avec ses moyennes mensuelles précédentes.

Je donne, ci-joint, à titre d’exemple, un tableau présentant les résultats mensuels et permettant, d’un coup d’œil, les comparaisons d’un mois sur l’autre.

Cette méthode de comparaison par présentation horizontale, — notamment des moyennes mensuelles de l’année en cours avec celles des dix dernières années — donne les plus heureux résultats, surtout lorsqu’on s’en sert immédiatement. J’ai toujours remarqué que le commandement se rapportant à des résultats datant de quelques mois est pratiquement inefficace. À plus forte raison, le plan comptable destiné au fisc est-il pour moi, chef d’entreprise, complètement inopérant.

Bien entendu, le système que je préconise n’a sa raison d’être qu’avec le libéralisme. Avec le dirigisme, au contraire, qui postule la limitation des bénéfices, on a intérêt à avoir un prix de revient le plus élevé possible et à le justifier par une comptabilité qui aura pour but essentiel la constatation et non l’amélioration des résultats.

La Monnaie et le Contrôle des Changes.

Une Comptabilité peut être merveilleusement organisée et ne donner que des résultats faux si elle est amenée à additionner des francs Germinal avec des francs Poincaré et Blum. Les promoteurs du fameux « plan comptable » ne paraissent pas se soucier de cette vérité. En réalité, ils feraient mieux de déployer leurs efforts en faveur de la stabilité de la monnaie plutôt qu’en vue de l’utopique et inutile normalisation des bilans. La monnaie scripturale est un moyen commode pour mesurer la valeur des richesses, mais ce n’est qu’un mètre en caoutchouc si elle n’est pas rattachée étroitement à un étalon fixe qui, depuis qu’il y a des hommes qui comptent, a toujours été l’or. Il est difficile d’imaginer ce qu’il a pu se dire et s’écrire de sottises, depuis quelques années, sur l’abolition de l’étalon-or et son remplacement par l’étalon-travail. L’or n’est plus roi, a déclaré M. Émile Boche, dans un livre admirablement documenté, mais dont je repousse les conclusions. L’or n’a jamais été roi, bien des peuples s’en sont passé, mais il est un moyen commode d’équilibrer automatiquement les échanges. En cela, il est un serviteur dont le libéralisme a fait un grand usage pour conserver à la monnaie une stabilité indispensable. Aucune prévision à longue échéance ne peut être faite sans cette stabilité. L’épargne, les assurances, le prix de la vie sont en péril constant, si la monnaie se dégrade. Quand un prêteur de fonds est assuré du remboursement de son capital sans crainte de subir de dépréciation, il se contente d’un intérêt minime. Si, au contraire, il entrevoit une dévalorisation, il exige un intérêt qui peut facilement atteindre le double. Or, le taux d’intérêt de l’argent conditionne la plupart des éléments du coût de la vie. Le libéralisme s’était attaché à la stabilité de la monnaie, qui n’a que très peu varié de 1870 à 1914, l’augmentation de la circulation fiduciaire correspondant automatiquement à l’accroissement de richesse du pays.

Le dirigisme, par un étrange phénomène, est incapable de diriger sa monnaie, et la dégradation de celle-ci a toujours suivi les méthodes dirigistes. Plus le pays s’appauvrit, plus le dirigisme pousse à l’inflation alors qu’avec un peu d’autorité, il lui serait très facile de limiter la circulation. Mais, pour la monnaie, les dirigeants se sont montrés incapables de la diriger, comme tout le reste, d’ailleurs.

Par contre, ils ont institué le contrôle des changes, copiant ainsi les États qui n’ont pas d’or et qui sont obligés de recourir à ce moyen. Tout cela pour empêcher les Français de convertir leurs francs en devises étrangères. Est-ce utile ? Quand les Français seront gavés de livres ou de dollars, il faudra bien qu’ils se procurent des francs pour effectuer leurs paiements en France. Et alors l’équilibre se rétablira, et à un niveau qui étonnera peut-être les spéculateurs. Tandis que le contrôle des changes mène droit à l’autarcie, qui est la manifestation la plus dangereuse du dirigisme.

À l’exception de quelques spéculateurs, le public appelle de tous ses vœux la stabilisation de la monnaie et la liberté des changes. Il suffirait d’un peu d’énergie pour les lui assurer définitivement.

Presse et Publicité.

Il n’est personne pour nier que la Presse constitue un puissant levier de commande : le meilleur et le pire. Est-ce parce que, à l’âge de 15 ans, j’étais déjà propriétaire, rédacteur en chef et imprimeur à la pâte à copier du journal Le Horla que j’ai toujours ressenti une vive attraction pour la Presse ? Et, de fait, j’ai été un grand lecteur de journaux, dix à douze par jour, sans compter les hebdomadaires. C’est que la Presse est un merveilleux instrument d’information et d’éducation, où, à côté des maîtres de la littérature, une pléiade d’hommes de science, de voyageurs audacieux, d’historiens érudits, de reporters ingénieux vous déroulent le kaléidoscope des connaissances humaines et des nouvelles du monde entier. Ça, c’est pour le meilleur. Quant au pire, je pourrais reprocher à la Presse d’être une école d’envie, de jalousie et de haine. Tant qu’elle pourra lancer à l’assaut une classe contre l’autre, tant qu’elle excitera les passions, tant qu’elle éveillera les plus bas instincts, il n’y aura pas de progrès social. Encore que je lui reconnaisse parfaitement le droit de dénoncer un scandale, à la condition que, par contre, Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/206 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/207 le délit de diffamation soit beaucoup plus sévèrement réprimé.

Si j’ai inscrit la Publicité dans le même chapitre que la Presse, c’est que j’estime qu’elles ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre. La Presse honnête ne peut pas se passer de l’appui de la publicité. Émile de Girardin, fondateur de la Presse moderne, l’avait bien compris, qui avait basé l’équilibre de ses journaux sur les recettes de la publicité. Sans elle, il est impossible d’offrir au lecteur un ensemble aussi coûteux d’articles, d’informations et de reportages. On pourrait, direz-vous, augmenter le prix du journal. Hélas ! il en résulte alors une baisse immédiate du nombre des lecteurs qui enfle le prix de revient et ce cercle vicieux ne peut être rompu que par l’intervention de la publicité.

Je crois avoir quelque titre à parler de la publicité, car je suis un de ceux qui en ont fait le plus par rapport à leur chiffre d’affaires, tout au moins dans la mécanique. Je m’y suis intéressé intensément, comme l’a prouvé la seule conférence que j’aie faite en dehors de ma profession, et qui était, aux Ambassadeurs, consacrée à ce sujet. Pendant trente ans, mon frère et moi l’avons dirigée nous-même. Pourquoi ? Parce que j’estime que la publicité s’adressant au public, qui est le client n° 1, il est logique et indispensable. que ce soit le Chef d’industrie qui parle lui-même à cet important personnage. Alliant le faire-savoir au savoir-faire, la publicité augmente les débouchés et, ainsi, diminue le prix de revient par l’accroissement des séries. Un effet peu connu est qu’elle exalte l’esprit « maison », le personnel étant toujours fier de lire une publicité de sa firme. Solex a toujours été réputé pour sa courtoisie, mais celle-ci a été encore augmentée par une campagne de publicité exaltant la politesse. Bien plus, beaucoup de progrès techniques sont dus à la publicité. Le Service commercial commence par vanter les mérites de son produit, quelquefois un peu audacieusement. Mais le Service technique est alors alerté. Quand Solex proclame qu’il économise l’essence, ses ingénieurs sont incités à travailler la consommation. Quand Solex se vante de faciliter le départ, le laboratoire pousse les essais en chambre froide. Supprimez la publicité, vous ralentirez les recherches. Mais encore faut-il savoir faire sa publicité. La plupart des annonceurs commencent par se fixer un budget mensuel ou annuel. C’est le plus facile. Puis, ils décident de la rédaction des annonces, qui sont plus ou moins réussies. Chez Solex, on procède en sens inverse. Nous commençons par nous demander quel texte publicitaire adopter. Et c’est selon le résultat plus ou moins favorable de nos cogitations que nous décidons du budget à lui consacrer. Quand nous ne trouvons rien d’intéressant à dire, nous préférons nous abstenir, quitte à enfler les crédits dès que la matière publicitaire nous paraît attrayante.

J’ai toujours considéré la Presse comme le meilleur véhicule de la publicité. Si vous envoyez des tracts, celui qui en reçoit un n’est pas forcé de savoir que vous en avez distribué un million, tandis que si vous prenez une page de l’Illustration ou d’un grand quotidien, vous ajoutez à l’effet de masse l’effet de prestige.

Ces conseils, que je me permets de donner à mes confrères annonceurs, ne valent qu’en période de libéralisme car, en Économie dirigée, la publicité est morte, puisqu’il n’y a plus de concurrence, plus de surproduction et que chacun voit fixer ses prix, ses contingents, voire ses clients, sans espoir de pouvoir prendre ceux du voisin.

Mais je me demande alors ce que deviendra la Presse honnête qui aura perdu son support naturel, la Publicité.

Les Brevets d’Invention.

La protection de l’invention est un des grands leviers de l’Économie libérale, car, sans elle, le génie créateur de l’homme ne serait plus excité par ses deux mobiles : l’intérêt et l’amour-propre.

On me concédera, peut-être, quelque chance de traiter la question mieux qu’un juriste, qui n’a jamais rien inventé, puisque Solex s’est appuyé sur quelque 300 brevets, quelques-uns pris par moi-même, la grande majorité par Marcel Mennesson, un des plus féconds inventeurs que je connaisse.

C’est dire que la cause des chercheurs m’est infiniment sympathique. Mais je voudrais apporter ma contribution à l’étude des relations entre inventeurs et industriels. De très nombreux procès en contrefaçon que j’ai soutenus ou engagés, m’ont mis à même de réfléchir aux deux aspects de la question, soit comme inventeur, soit comme industriel. Il est banal de rappeler l’attendrissant poncif qui montre l’inventeur pillé par le puissant capitaliste et finissant ses jours sur la paille, tandis que l’autre s’enrichit à ses dépens. Cela existe certainement, comme toute exception qui confirme la règle. Mais combien est plus fréquent l’autre tableau du diptyque, l’industriel ruiné par l’inventeur, de bonne foi, certes, mais courant après une chimère. L’inventeur moyen est souvent caractérisé par ce qu’en disait mon camarade Jouffret : « Cet homme a des idées neuves et des idées justes ; dommage que ses idées justes ne soient pas neuves et que ses idées neuves ne soient pas justes ».

Mais, dans l’art de créer, l’invention elle-même ne constitue qu’une partie de la tâche. Combien en ai-je vu de ces braves inventeurs qui m’apportaient un brevet en l’accompagnant d’un « maintenant, il n’y a qu’à…! » ce qui signifiait qu’ils considéraient leur rôle comme terminé. Or, le plus dur de la tâche restait à accomplir.

Voici, résumé dans un tableau, comment je vois l’importance des opérations à effectuer pour qu’une idée, jaillie du cerveau d’un inventeur, s’impose au grand public :

stade du développement d’une invention part dans le succès
Exposé du problème indiquant, d’une façon précise, le but à atteindre ou le défaut à corriger. 20 %
Invention proprement dite. Jaillissement de l’idée. Prise du brevet. 20 %
Développement de l’idée. Essais en laboratoire, détermination des dimensions. Mise au point des résultats. Vérifications dans toutes conditions. 30 %
Exécution des dessins définitifs d’usinage. Organisation de la fabrication. Étude de l’outillage. Abaissement du prix de revient. 10 %
Étude des possibilités du marché. Lancement commercial. Utilisation d’une marque de fabrique. Organisation d’un réseau de vente, d’un service d’entretien et de réparations. Défense du brevet. Investissement et risque du capital nécessaire. 20 %

Bien entendu, ces coefficients n’ont rien d’absolu, car, selon les cas d’espèce, ils peuvent être modifiés sensiblement, mais j’indique une moyenne générale.

Il existe, certainement, des exemples exceptionnels pour lesquels le jaillissement de l’idée constitue, à lui seul, tout le mérite de l’invention.

Mais, dans bien des cas, l’exposé du problème à résoudre, la nomenclature précise des difficultés à surmonter, la connaissance de l’art antérieur valent plus que l’invention elle-même, qui n’en est que la suite naturelle et facile. Ensuite, le développement de l’idée, sa réalisation concrète, les rebutants essais entrecoupés d’espoirs et de déceptions, la mise au point définitive valent infiniment mieux que la prise hâtive d’un brevet. Bien plus, le dessin final évitant les brevets concurrents, la mise en fabrication étudiée pour un prix de revient très bas, valent autant que le travail de l’inventeur.

Enfin, le lancement commercial, l’organisation du marché, la défense du brevet contre les concurrents, les investissements de capitaux comportent des risques autrement grands que le tracé d’un croquis ou la rédaction d’une idée.

Ceux qui ont parcouru eux-mêmes tous les stades ci-dessus, les grands inventeurs, comme Louis Renault, Marc Birkigt, Marcel Mennesson, Henri Rodanet, et bien d’autres, n’ont pas eu à se plaindre de la façon dont ils ont été récompensés de leurs efforts.

Aussi, ne m’apitoierai-je pas outre mesure sur le sort réservé à l’inventeur qui, en France, est très favorisé, puisqu’il lui suffit d’une somme minime pour se protéger. De même, il n’est pas équitable, comme certains le proposent, d’intéresser sur un brevet les ingénieurs d’une usine, dont c’est la mission, rémunérée, de chercher des solutions. Ils sont payés pour cela, n’encourent aucun risque et se servent de toute l’organisation de la maison pour réaliser leurs idées. Ce qui ne veut pas dire que, en cas de succès, ils ne soient pas avantagés d’une façon ou d’une autre.

La réforme de la législation sur les brevets a fait couler, en France, beaucoup d’encre depuis de nombreuses années. On m’accordera peut-être, en la matière, quelqu’expérience, basée sur la prise de plusieurs centaines de brevets tant français qu’étrangers. Ma conclusion est, dans les grandes lignes, le maintien du statu quo. Le reproche classique que l’on fait au brevet français est de n’offrir aucune garantie de nouveauté. C’est exact, mais, mis à part le fait qu’aucune garantie n’existe dans aucun pays puisque, dans les pays à examen tels que l’Allemagne et les États-Unis, un brevet accordé peut fort bien être déclaré, par la suite, nul pour défaut de nouveauté, l’inventeur français peut acquérir tous les avantages de l’examen préalable en demandant un brevet dans un pays où cet examen est pratiqué. Il a, pour le faire, un an de délai. Entre temps, il est couvert par le dépôt en France, en engageant des frais très réduits, avec un minimum de formalités. Si l’on songe — et je suis optimiste — que 90 % des brevets sont sans valeur au départ, on se rend compte de l’économie réalisée par le petit inventeur grâce à cette méthode. D’autre part, si l’on instituait, en France, l’examen préalable, il faudrait de très longues années au Service de la Propriété Industrielle pour constituer les archives indispensables et les classer analytiquement, si tant est qu’il y parvienne.

Dans ces conditions, j’ai bien peur que, pendant une longue période, la garantie de nouveauté soit illusoire et ne conduise à de nombreuses déceptions.

Enfin, tout changement dans la législation des brevets apporterait une perturbation nuisible dans une structure très délicate, sans offrir aucune garantie supplémentaire à l’inventeur, qui se trouverait, au surplus, privé du bénéfice d’une jurisprudence bien au point.

Par contre, pour qu’ils s’intéressent plus aux brevets, les industriels doivent être protégés contre les abus auxquels la procédure donne lieu, et dont j’ai été le témoin. Par exemple, il faudrait qu’il ne fût pas possible à un plaideur chicanier de se livrer à des manœuvres dilatoires abusives. Il devrait être interdit, sauf cas exceptionnels engageant fortement la responsabilité du breveté, d’assigner un prétendu contrefacteur sans lui avoir envoyé, trois mois auparavant, un avertissement exposant, d’une façon précise, les faits incriminés.

D’autre part, les dommages-intérêts ne devraient être exigés que pour des faits postérieurs à l’assignation, cela afin d’éviter que des brevetés trop habiles n’attendent pendant des années, sans bouger, comme l’araignée au bord de sa toile, avant d’attaquer un industriel de bonne foi ignorant l’existence même du brevet.

Enfin, il faudrait supprimer explicitement de la loi française la déchéance pour défaut d’exploitation.

Ces dispositions seraient de nature à calmer les appréhensions des industriels et leurs craintes de se voir frustrés de leurs efforts. Elles seraient, par conséquent, tout à l’avantage des inventeurs sérieux, et peut-être auraient-elles pour effet d’orienter davantage les industriels vers les brevets qui sont, à mon avis, l’un des facteurs importants de la prospérité aussi bien des entreprises que des Nations.

Par ailleurs, on a souvent évoqué la nécessité de défendre le pauvre inventeur contre la rapacité du grand industriel.

Tableau touchant propre à donner un argument à la lutte des classes.

Mais je crois que c’est surtout contre l’État qu’il faut défendre le petit inventeur puisqu’il devient, pour celui-ci, presque impossible de vendre un brevet sans abandonner au Moloch fiscal près des trois quarts du prix obtenu, l’Administration ayant soutenu que le montant de la vente devait être assimilé à un revenu imposable à la cédule et à l’impôt général, rapidement très lourd au-dessus de 400.000 francs.

Il n’y aura bientôt plus que les Sociétés exploitant elles-mêmes leurs brevets qui auront avantage à en prendre, tandis que l’inventeur particulier ne prendra plus qu’un intérêt restreint au succès de ses cogitations.

La Normalisation.

Ayant été, en 1926, le créateur du Bureau de Normalisation de l’Automobile, que j’ai présidé pendant seize ans, en même temps que j’étais membre du Comité Supérieur de Normalisation, je crois être fondé à émettre quelques idées sur cette arme à deux tranchants, car, avec ce moyen, on peut aussi bien affiner une industrie que la torturer. Le libéralisme l’avait bien compris qui, en même temps qu’il organisait la Normalisation, ne l’appliquait qu’avec une sage prudence et à bon escient. Pourquoi était-ce la Chambre Syndicale des Accessoires qui avait pris en mains la Normalisation de l’Automobile, alors que l’on pouvait croire que ce soin devait incomber aux Constructeurs de voitures ? C’est qu’il faut unifier avant tout les pièces détachées et non les ensembles. Le choix des articles à normaliser doit être effectué avec beaucoup de discernement et après une large consultation des intéressés. Un exemple : bien que partisan convaincu de la Normalisation, je me suis toujours refusé, pour ne pas entraver le progrès, à rigidifier les cotes des pneumatiques. Bien m’en a pris, puisque toutes les améliorations de ces dernières années ont été acquises en changeant toutes les cotes des jantes.

Le dirigisme, à peine arrivé au pouvoir, s’est emparé de la Normalisation et a voulu faire mieux en unifiant les types de véhicules. Ce qui n’a aucun intérêt et ne peut aboutir qu’au ralentissement du progrès. La Normalisation est comme les allumettes. Donnez-les à des enfants, ils peuvent aussi bien jouer avec… que mettre le feu à la maison.

J’en ai fini avec les « Leviers de Commande », du moins ceux que je connais. J’en ai, à dessein, oublié un : l’Organisation Professionnelle, car je ne sais si c’est un levier de commande ou un levier de frein. Dans le doute, je lui consacre un chapitre spécial. Le lecteur jugera.