La Défense du Libéralisme/Rôle de l’État

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L'édition artistique (p. 241-260).

RÔLE DE L’ÉTAT




Le propre de l’Économie libérale étant de limiter les attributions de l’État au strict minimum, et de veiller à ce qu’elles ne prolifèrent pas aux dépens de l’initiative privée, la défense du libéralisme m’amène à faire le procès de l’étatisme.

L’État voulant, contre mon gré, se mêler de mes affaires, je me vois obligé, pour lui rendre sa politesse, de m’occuper des siennes. Je ne le ferai pas dans un esprit de vaine critique, bien au contraire, car j’estime qu’un État fort et bien organisé est la base même de toute civilisation. Mais je veux surtout rappeler les tâches essentielles de l’État, qu’il a souvent tendance à négliger, pour se livrer à des activités qui ne sont pas de son ressort. Ce phénomène n’est pas spécial à l’État, et j’ai rencontré beaucoup d’industriels qui délaissaient leur champ d’action naturel pour s’intéresser à celui du voisin, croyant, à tort, faire mieux que lui. C’est un défaut de la nature humaine, qui est toujours attirée par le mirage de la nouveauté. Cependant, la prolifération de l’étatisme a une autre cause qui est l’intérêt personnel de certains fonctionnaires à arrondir leur domaine, quelles qu’en soient les conséquences pour l’Économie générale. J’en citerai, à l’occasion, des exemples typiques.

En même temps que j’examinerai la gestion de l’État dans différents secteurs, j’envisagerai le problème de savoir si cette gestion doit être, ou non, réservée à l’État.

Les Fonctionnaires de l’État.

L’État, par lui-même, est une entité purement morale, qui ne vaut que par ses fonctionnaires.

Leur recrutement et leur organisation doivent être à la base des préoccupations d’un État qui veut être fort. Sous ce rapport, on peut dire que le libéralisme, depuis 150 ans, a créé et mis au point, en France, une administration que « l’Europe nous envie » à juste titre.

Par ma position de Président de Chambre Syndicale, j’ai été à même de fréquenter beaucoup de Fonctionnaires, appartenant à tous les Ministères. J’ai été frappé d’admiration par les trésors d’intelligence, de dévouement et d’intégrité que recélait le Corps des Fonctionnaires. Bien sûr, il y a des exceptions, mais, dans l’ensemble, le Fonctionnaire français mérite tous les éloges. S’il a pu être critiqué, parfois à juste raison, il n’en est aucunement responsable. Il a été victime de l’intrusion de la politique dans sa carrière. Cette intrusion a eu deux effets. Le premier est la nomination de nombreux fonctionnaires pour des causes électorales. Le deuxième est l’abaissement consécutif de leur standard de vie par suite d’un plus grand nombre de parties prenantes pour un crédit à peine augmenté. Cela était surtout sensible pour les cadres supérieurs. Par exemple, l’État les payait comme suit, alors que de 1914 à 1925 l’indice du coût de la vie passait de 100 à 425 :

1914 1925
Ingénieur en Chef des Mines Frs. 12.000 28.000
Président de Cour d’Appel Frs. 25.000 40.000
Général de Division Frs 21.000 39.000

Ainsi, en moyenne, tandis que le coût de la vie faisait plus que quadrupler, ces hauts fonctionnaires ne gagnaient environ que le double ; l’État, dirigiste, avait dans cette période, abaissé le pouvoir d’achat de ses Collaborateurs de plus de moitié tandis que, dans le même temps, l’Économie libérale avait doublé les ressources de ses salariés. Il en était résulté une évasion des meilleurs éléments vers l’industrie et la banque, qui payaient infiniment mieux.

Actuellement, on assiste à la systématisation de ce phénomène, car le dirigisme n’est pas autre chose que l’envahissement du Commerce et de l’Industrie par des néo-fonctionnaires, alléchés par les hauts traitements provisoirement pratiqués par les Comités d’Organisation.

Sans écouter les démagogues, qui sèment partout l’envie et la jalousie, il aurait fallu, au contraire, assurer aux cadres supérieurs des appointements équivalents à ceux de 1914, et les cadres subalternes auraient profité du rajustement des traitements de leurs supérieurs.

On aurait pu amortir les fâcheux effets de cette politique de ladrerie en les compensant par des avantages de préséance, de respect et d’honneurs. Mais je me souviens qu’il n’y a pas très longtemps, il était recommandé aux Officiers de ne pas sortir en uniforme dans la rue, de crainte de manifestations hostiles.

En tout état de cause, Fonctionnaires, mes amis, ce ne sera pas le dirigisme qui améliorera votre sort, car vous serez tellement nombreux que le traitement de chacun d’entre vous ne pourra être que squelettique.

Au contraire, si l’État voulait se borner aux tâches qui lui sont propres, il pourrait réduire son personnel, qui serait alors bien payé, tandis que l’excédent trouverait à s’employer naturellement dans les activités privées à des conditions telles qu’il n’aurait pas à regretter son changement.

Examinons maintenant quelles sont les domaines dont la gestion revient normalement à l’État.

Défense du Pays.

Il est évident que la défense du Pays ne saurait être confiée qu’à l’État, surtout depuis l’apparition de la guerre totale. Seul, l’État est capable de recruter, d’organiser et d’équiper les millions d’hommes qui composent l’Armée. Mais il en est tout autrement pour l’étude et la fourniture du matériel, pour lesquelles l’État doit avoir recours, le plus possible, à l’initiative privée, aiguillonnée par la concurrence. Je n’ignore pas que, parmi les Ingénieurs militaires, il y a des savants de très grande valeur. Le canon de 75 en est une preuve éclatante, mais il ne s’agit là que d’un cas d’espèce. D’une manière générale, il y a tout intérêt à ce que l’Ingénieur d’État soit mis en compétition avec l’Ingénieur civil. Les conceptions de ces deux classes d’Ingénieurs sont entièrement différentes. Pour le premier, ce qui compte, avant tout, c’est le résultat, quel que soit le coût. Pour le second, outre le résultat, ce qui importe, c’est le prix de revient. On pourrait dire que, pendant la guerre, le prix importe peu. C’est une grave erreur, car le prix commande la production. C’est pour avoir négligé cet axiome qu’en 1940, par exemple, nous avions des canons de D. C. A. pourvus d’un système de visée admirablement compliqué, capables d’atteindre automatiquement — sur le papier — un avion dont on connaissait la hauteur, la vitesse et la direction. Mais la production en était fatalement réduite à quelques échantillons. Quant aux avions, c’était pis. Ils avaient toutes les qualités, sauf celle de pouvoir être construits. L’Ingénieur d’État, qui n’a pas la responsabilité de faire marcher une usine, cherche avant tout à couvrir sa responsabilité. Il perfectionnera amoureusement le prototype, mais la production en série ne le passionne pas. C’est bon pour les marchands de canons. Ce mépris de la série se remarque surtout chez les Ingénieurs du Génie Maritime, sujets d’élite par ailleurs, mais qui sont formés à construire des cuirassés à la cadence d’une unité tous les cinq ans. Quand l’État les mit malencontreusement à la tête de l’Aviation, où la série devait être de cent unités par jour, il obtint les résultats que l’on connaît.

La Société Hotchkiss était, depuis de longues années, en concurrence, pour les mitrailleuses, avec l’Arsenal de Saint-Étienne et lui taillait de rudes croupières sous le rapport de la qualité, de la facilité d’entretien et du prix de revient. Cela en devenait humiliant pour l’Arsenal. Aussi, hélas ! ce dernier profita-t-il des nationalisations de 1936 pour mettre la main sur son concurrent et effacer jusqu’à son nom. Depuis lors, la sortie des mitrailleuses baissa de moitié, mais, par contre, la production des Généraux s’avéra satisfaisante, grâce au nombre impressionnant de Colonels qui se succédèrent au fauteuil directorial d’Hotchkiss et en sortirent avec les étoiles.

Les tanks conçus par des Ingénieurs civils étaient excellents, mais on n’en construisit que quelques centaines, car toutes les usines d’automobiles furent occupées, en 1939, à produire des camions. Pourquoi ? Parce que, pendant les dernières années, l’État, sous le prétexte de la coordination du Chemin de Fer et de la Route, avait pratiquement empêché la construction des Poids lourds et vidé le Parc automobile français.

Si, au lieu de sortir, en 39-40, plus de cent mille camions pour combler le déficit, on avait fabriqué cinq mille tanks, — ce qui, alors, n’eût été qu’un jeu, — l’issue de la bataille eût sans doute été changée.

Quant à la mobilisation industrielle, d’une importance capitale pour la production, et qui est dans les attributions essentielles de l’État, on se souvient de la farandole des spécialistes, égaillés à tous les vents, qui jeta un si grand trouble dans les usines.

Pour peu qu’on se rappelle les exploits d’un Louis Renault sortant les tanks par milliers, et d’un André Citroën tournant les obus par millions, on est fondé à affirmer que la guerre 1914-1918 a été gagnée par le libéralisme, et celle de 1939-1940 perdue par le dirigisme, l’héroïsme des combattants n’étant pas en cause.

En résumé, le rôle de l’État dans la Défense Nationale est primordial, mais il ne doit pas aboutir au monopole de la conception et de la construction des armements.

L’Instruction.

Une des tâches essentielles de l’État, après la défense de la Nation, est d’instruire ses enfants.

On pourrait imaginer se passer de l’État pour éduquer la jeunesse, mais l’instruction gratuite et obligatoire exige de telles dépenses que, seul, l’État peut les assumer.

Néanmoins, il est nécessaire d’encourager, à côté, l’Enseignement libre, pour entretenir constamment une émulation féconde.

Le régime libéral, sous lequel nous avons vécu depuis tant d’années, n’a pas trop mal rempli ses obligations scolaires. Nulle part, l’instruction n’a été plus répandue qu’en France, grâce à un Corps enseignant remarquable, quand il faisait son métier et non de la politique.

La fixation des programmes d’enseignement a une énorme importance, bien que le public ne paraisse s’y intéresser que médiocrement. Peut-être me sera-t-il permis d’émettre une opinion, basée sur mon expérience de la vie et sur les lacunes que j’ai pu constater chez moi-même. Je dis tout de suite que je n’ai qu’à me féliciter de l’instruction que j’ai reçue, aussi bien primaire que secondaire et supérieure. Mais, avec un peu de recul, je puis regretter que la place réservée à l’enseignement du français soit aussi restreinte. Alors que la transmission de la pensée a réalisé des améliorations inouïes quant à sa rapidité, l’expression de la pensée humaine n’a pas fait beaucoup de progrès depuis Démosthène et Cicéron ; on en est resté à traduire les idées par des mots. Encore faut-il que ces mots soient bien choisis et représentent exactement la pensée de leur auteur. De la précision, de la clarté, de la concision d’un texte dépend la compréhension exacte de l’auditeur ou du lecteur. Que de lois obscures, de brevets énigmatiques, de rapports nébuleux auraient gagné à être rédigés plus clairement. Mais la possession parfaite du français demande de très longues études basées sur la connaissance du latin et du grec, dont la traduction est le meilleur entraînement pour arriver à une bonne rédaction française. L’heureux maniement des subtilités de notre langue est souvent un élément de succès plus important que les spéculations mathématiques dont on farcit un peu trop le cerveau de nos ingénieurs.

L’enseignement scientifique supérieur considère, en effet, comme acquise la connaissance du français alors qu’elle n’est, bien souvent, hélas, qu’ébauchée.

Les mathématiques transcendantes, le calcul intégral et différentiel gagneraient à être complétés par quelques exercices de français, de rédaction, en particulier, qui habitueraient les élèves à mettre de l’ordre dans leurs idées avant de le mettre dans les choses.

De même, l’étude des langues vivantes devrait être beaucoup plus poussée, en facilitant par exemple, pendant les grandes vacances, le séjour des étudiants dans les pays étrangers.

La formation scientifique supérieure de la jeunesse est assurée, en France, par des maîtres éminents, dont je n’ai eu qu’à me louer, mais j’estime que la place faite aux mathématiques pures est trop grande. Il en résulte, pour certains, une curieuse déformation d’esprit qui les amène à cultiver le paradoxe et à perdre de vue les réalités. Car le bon sens ne se met pas en équation, et il est bien plus fréquent d’avoir l’obligation de résoudre rapidement une simple règle de trois que d’avoir à utiliser les propriétés homographiques et involutives des coniques.

Enfin, le Corps enseignant ne doit voir dans l’instruction qu’une partie de sa tâche. Une autre, très importante, peut-être la principale, consiste à soigner l’éducation de la jeunesse, dont j’ai souligné la fâcheuse carence au chapitre des Valeurs spirituelles et morales.

L’Assistance Publique.

Si je suis résolument opposé aux Assurances Sociales, escroquerie morale et faillite financière, par contre, je suis partisan convaincu de l’Assistance Publique. Il n’est pas admissible que, dans un pays aussi civilisé que la France, la moyenne des hôpitaux soit aussi pauvrement dotée. Notez que le libéralisme n’y est pour rien. C’est à l’État, et à l’État seul, qu’incombe le devoir d’outiller son Service Social. On manque d’argent, me direz-vous. Erreur, car si la Ville de Paris avait consacré à la construction d’hôpitaux toutes les sommes que, depuis cinquante ans, elle a englouties dans les frais de perception des droits d’octroi — plus de 3 milliards — nous aurions la plus belle organisation du monde.

Ce qui prouve qu’avant de vouloir organiser les autres, l’État a encore beaucoup à faire pour s’organiser lui-même.

La Justice.

Une tâche très importante de l’État est de rendre la justice. À la bonne administration de ce Département se mesure le degré de civilisation d’un pays. Quand on lit que le libéralisme est anarchique, c’est tout à fait vrai si on n’applique pas ses lois. On l’a bien vu en 1936, où la mode était de mettre « la légalité en vacances ». Et pourtant, la France a le privilège d’avoir un Corps de Magistrats d’une qualité exceptionnelle, tant par leur science juridique que par leur intégrité. Mais on ne leur facilite pas la tâche, depuis quelques années, par la complexité croissante des textes de lois hâtivement rédigés. Par contre, abusant de leur attitude digne et réservée, l’État en profite pour ne pas les payer. Le coefficient d’augmentation des manœuvres est de 16 par rapport à 1914. Quel est celui des Magistrats ? Mais on sait que générosité et étatisme sont des mots qui sont loin de rimer.

La Police.

Le complément de la Justice est une bonne Police. Là aussi, il y a à faire. Quand on veut de bons serviteurs, il faut les payer ou les honorer. Mon premier geste, si j’étais dictateur, serait de doubler la solde de la Police, de lui donner un bel uniforme et d’interdire la levée d’une seule contravention. À cet égard, il faudrait que les Parlementaires comprennent que toute intervention de leur part est déplacée et aboutit à ruiner l’autorité de la Police.

Un sérieux effort est à faire pour rénover son outillage et améliorer ses locaux, dont l’aspect est par trop sinistre.

Les Routes.

Une des tâches cardinales de l’État est la construction et l’entretien des routes, puisqu’elles ne comportent que des dépenses et pas de recettes, à moins de rétablir les antiques péages. Sous le règne de l’Économie libérale, la France a été dotée d’un merveilleux système de routes, très bien entretenues dans l’ensemble.

J’ai eu beaucoup de contacts avec la Route, quelquefois assez rudes lors d’accidents divers qui, par miracle, ne m’ont pas coûté la vie. Malgré sa traîtrise, je l’ai passionnément aimée, et j’en ai connu tous les aspects au cours de plus d’un million de kilomètres parcourus en 45 ans, sous toutes les latitudes. J’en ai souvent discuté, soit comme membre de la Commission de Circulation Générale au Ministère des Travaux Publics, soit comme Vice-Président Fondateur de l’Union Routière de France, soit comme membre du Comité de la Fédération des Automobile-Clubs de France, soit somme membre du Conseil du Touring-Club de France. Dans mes interventions, j’ai toujours été dominé par deux idées maîtresses : le débit et la sécurité, qui sont souvent liés.

Pour augmenter le débit, la mode est aux autostrades, à l’instar de l’Allemagne. C’est un programme séduisant, mais je crois qu’il est trop ambitieux pour la France. Le problème ne se pose pas, du reste, chez nous comme en Allemagne. Dans ce dernier pays, le réseau routier était beaucoup moins développé, d’où un plus grand intérêt à créer des autoroutes. On doit parer, en premier lieu, aux besoins les plus urgents. Or, ceux-ci dépendent, avant tout, de la densité de la circulation. C’est un non-sens, hélas, souvent observé, que de faire des routes larges là où il ne passe presque personne, alors qu’une route comme celle de Paris-Orléans, pourtant si encombrée, reste à six mètres de largeur ! Il faudrait, d’autre part, que nos Ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui constituent un Corps d’élite, se souviennent qu’en vertu d’un principe élémentaire de physique, le débit d’une route ou d’un tuyau est commandé par sa section la plus rétrécie. D’où il s’ensuit qu’une très grande amélioration pourrait être apportée rapidement à la circulation en concentrant résolument tous les efforts aux abords des villes et sur les principaux resserrements d’un parcours (traversée d’Orléans = 11 Kms). Ensuite, les différents tronçons ainsi établis, seraient raccordés au fur et à mesure des crédits, pour constituer la route idéale.

Le nombre des accidents d’automobiles et les drames de famille qui en résultent sont trop grands pour qu’on ne prête pas une attention particulière à la sécurité des routes. La solution réside, pour une petite part, dans ses aménagements, surtout en ce qui concerne la signalisation et la visibilité, mais, pour une part bien plus grande, dans la police de la route et l’éducation des conducteurs. On peut affirmer que presque tous les accidents pourraient être évités avec un peu de prudence et de discipline. Une des plus belles tâches de l’État est d’instruire le public, piétons et chauffeurs, et, surtout, de faire respecter les règlements. Or, pour cela, de quoi dispose-t-il ? De quelques gendarmes qui ne possèdent, comme outillage, qu’un revolver et un sifflet à roulette. Le premier est un peu brutal, le second complètement inopérant.

J’ai longtemps fait campagne, sans succès d’ailleurs, pour la création de brigades spécialisées, munies d’un matériel puissant et connaissant à fond le Code de la Route. J’avais même imaginé une curieuse voiture, dans laquelle deux gendarmes étaient assis à l’arrière, mais le dos tourné à la route, seule façon de surveiller et d’arraisonner les délinquants de l’éclairage si dangereux pour la sécurité.

Je me fais fort, avec 200 voitures et 1.000 gendarmes spécialisés, de faire baisser, au bout d’un an, de 90 % le nombre des accidents mortels. Mais, pour cela, nous devons ramener l’État à remplir les devoirs qui lui incombent, c’est-à-dire à faire son métier et non le nôtre.

Les Chemins de Fer et les Canaux.

Je parle des Chemins de Fer comme étant du domaine de l’État, mais c’est à regret, car j’estime que l’État n’aurait jamais dû nationaliser les Chemins de Fer. Je me réserve de développer largement ce point lorsque j’aborderai la question des Transports. Mais, en tout cas, l’intervention de l’État devrait se borner à l’établissement de la voie, en laissant à des Compagnies privées le soin de l’exploitation ; il resterait encore à l’État beaucoup à faire, ne serait-ce que supprimer les passages à niveau et doubler certaines voies, pour tenir compte des augmentations locales de trafic.

Quant aux Canaux, ils forment un secteur très important de l’outillage national, mais combien négligé par l’État. Au lieu de vouloir nous apprendre à construire et à vendre des automobiles, l’État ferait mieux de s’occuper de son réseau fluvial. Avec les moyens puissants dont il dispose, force motrice, explosifs, transports, outillage, il est navrant de constater que l’État fait moins aujourd’hui pour ses canaux que n’ont réalisé les Rois, qui ne disposaient que de pelles et de pioches. Et, pourtant, ce n’est pas l’ouvrage qui manque ; par exemple, permettre le passage de péniches plus lourdes et plus rapides. Mais l’esprit « chemin de fer » veille à limiter l’expansion des canaux, témoin cette ahurissante aventure du Canal du Nord, abandonné alors qu’il était aux trois quarts terminé. Quant au Canal du Midi, il faudrait ressusciter Pierre Riquet, qui voyait grand, pour qu’enfin, cette voie d’eau remplisse dignement son rôle de liaison entre l’Atlantique et la Méditerranée.

Postes, Télégraphes, Téléphones, Radio.

Voilà vraiment des domaines, sauf la Radio, qui ressortissent à l’État. Je dois reconnaître que, sauf quelques défauts mineurs, ces Services sont supérieurement organisés et exploités. Tout au plus, pourrais-je suggérer que les timbres ne soient pas modifiés aussi souvent, pour plaire aux philatélistes, que les attentes dans les bureaux de poste soient sensiblement réduites, que les facteurs soient mieux outillés comme moyens de transport, et que les téléphones publics soient plus nombreux. Quant au rendement financier de ces Départements, il est assez difficile à apprécier, mais j’ai l’impression que, avant la guerre, le prix des services était trop réduit et qu’une augmentation sérieuse aurait contribué à alléger le budget général, sans diminuer le volume des opérations postales.

Cependant, malgré toutes ces louanges, j’ai la certitude que la transmission de la pensée peut encore faire d’énormes progrès, à condition que l’État veuille bien se consacrer à cette besogne essentielle, au lieu de s’occuper de ce qui ne le regarde pas.

Quant à la Radio, si elle continue à être complètement monopolisée par l’État, je n’ai plus qu’à vendre mon poste récepteur et à acheter un phonographe.

La Collecte des Impôts.

Une des fonctions de l’État, et non des moindres, est l’encaissement des impôts. Ainsi que je l’ai exposé à ce chapitre spécial, je voudrais que la collecte de l’impôt ne soit pas ressentie par le grand public. Il est parfaitement possible d’imaginer que l’employé, l’ouvrier et le paysan n’aient jamais besoin de connaître l’adresse du Percepteur. Quelle simplification pour l’État, qui pourrait utiliser le personnel ainsi libéré à servir le public, au lieu de le brimer. L’emploi généralisé du chèque a déjà beaucoup contribué à simplifier les recouvrements, mais le plus gros progrès sera accompli avec la suppression de l’impôt personnel.

Les Relations Extérieures.

Quel champ d’action passionnant pour un État fort que l’établissement des relations extérieures à la Métropole ! Pousser au développement des Colonies, aider à leur mise en valeur, promouvoir chez les Français la vocation coloniale, donner aux audacieux des subventions de démarrage, dix fois récupérées par la suite, voilà de quoi faire du Ministère de la France d’Outre-Mer le plus grand de tous les Ministères. Il y a là des débouchés d’activité capables d’absorber les énergies des jeunes d’une façon infiniment plus fructueuse qu’avec la ridicule Organisation Professionnelle. Mais, pour cela, il est indispensable de relever la Marine marchande, que le dirigisme a si fâcheusement mise en péril.

Une autre tâche capitale de l’État est d’organiser son Corps diplomatique et consulaire et de bien choisir ses Attachés Commerciaux, dont dépendent entièrement ses relations extérieures avec les autres Pays. C’est une tâche immense, ingrate, toujours en évolution, que l’État remplit tant bien que mal, faute d’y attacher une importance suffisante. Au cours de mes nombreux voyages, à côté de brillantes exceptions, j’ai été frappé de l’insuffisance de notre représentation diplomatique et consulaire. Quant à nos Attachés Commerciaux, ils étaient tous découragés par le peu de cas que l’on faisait de leurs rapports, qui s’entassaient dans les cartons verts en attendant d’être mis au pilon.

Pourquoi ne pas instituer un Comité d’Organisation des Relations Extérieures, qui aurait la haute main sur tout ce personnel ? S’il réussit, voilà qui me réconciliera avec les C. O., que j’ai si peu admirés jusqu’ici.

Les Monopoles Industriels.

Je les ai placés, à dessein, en dernier parmi les activités de l’État, parce que j’estime justement qu’ils ne devraient pas en faire partie. L’État est un mauvais industriel et un déplorable commerçant, et il en donne une preuve éclatante dans la gestion de ses monopoles. Il le sait, du reste, fort bien et, d’une façon générale, il ne se risque à exploiter une industrie ou un commerce que s’il est sans concurrence. Toutes les exceptions ont mal tourné pour lui. Je rappelle l’exemple typique des mitrailleuses, dont Saint-Étienne et Hotchkiss se disputaient le marché. La supériorité de Hotchkiss était écrasante. Malheureusement, la nationalisation de cette firme rétablit le monopole au grand dam de la production.

La Régie des Tabacs a toujours été à l’abri de la concurrence, ce qui lui permet de vendre dix francs ce qui lui revient à vingt sous. Malheureusement, la qualité n’y est pas, et tout le monde a connu la classique plaisanterie des allumettes ininflammables, jusqu’à ce que l’industrie étrangère soit venue au secours de la Régie. Mais, fait plus grave, le marché français est inondé de cigarettes anglaises, américaines, turques, égyptiennes. Or, ni l’Angleterre, ni ses Colonies ne produisent une once de tabac, tandis que la France en récolte 25.000 tonnes par an. La Régie devrait donc être mieux placée, mais ses concurrents étrangers, qui vivent en Économie libérale, n’ont aucune peine à imposer leurs produits au public français. Par contre, la Régie, qui s’appuie pourtant sur un marché intérieur obligatoire de cinq milliards de cigarettes, pourrait facilement exporter du tabac français, dont il est aisé d’augmenter la production indigène. Or, dans aucune capitale du monde, vous ne trouverez un paquet de cigarettes françaises. La preuve est par là faite qu’une industrie d’État est vouée à la médiocrité si, au détriment du consommateur, elle ne s’appuie pas sur un monopole.

Pour le monopole de l’Alcool, l’État fait preuve d’une agréable fantaisie. Il pend sur ses ventes à la carburation, il gagne sur celles à la parfumerie, et il se borne à écriturer pour ses livraisons aux Poudres, sans qu’aucune Cour des Comptes ait jamais su quel était le bilan exact de l’exploitation.

Conclusion.

Si je me suis étendu aussi longuement sur le rôle de l’État — bien que je n’aie fait qu’effleurer le sujet — c’est que, dans l’étude des systèmes économiques, le comportement de l’État est primordial. Le libéralisme étant caractérisé par l’initiative privée, et le dirigisme par l’intervention de l’État, il était extrêmement utile, pour comparer les mérites des deux systèmes, d’examiner les résultats qu’obtient le dirigisme dans les secteurs où il a l’occasion de se manifester. Je crois avoir démontré que son champ d’activité est déjà immense et que la part que lui a laissée le libéralisme gagnerait à être réduite. L’État se trouve déjà surchargé de nombreuses tâches qu’il n’arrive pas à mener toutes à bien. Ce n’est pas très encourageant de lui en confier d’autres.