La Défense du canal maritime allemand

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La Défense du canal maritime allemand
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 781-787).
LA DÉFENSE
DU
CANAL MARITIME ALLEMAND

On se rappelle peut-être qu’au cours du mois d’octobre, alors qu’ils voulaient frapper dans la région Nieuport-Dixmude les coups les plus violens, nos adversaires avaient dégarni de troupes les duchés de l’Elbe au profit de leurs armées de Belgique, la 4e et la 6e (duc de Wurtemberg et prince royal de Bavière). La 4e, notamment, aurait reçu le IXe corps de réserve et la division de fusiliers marins, peut-être aussi une ou deux brigades de landwehr de la IXe région de recrutement. Peu après, on apprenait qu’une sorte de milice ou de gendarmerie spéciale avait été créée dans le Slesvig, en vue de la protection du canal maritime et des voies ferrées importantes qui le traversent, soit aux deux extrémités, vers Brunsbüttel et Kiel-Holtenau, soit dans la région centrale, à Rendsburg, nœud de plusieurs lignes, et à Grünthal, où se trouve un pont métallique, très bol ouvrage d’art. Enfin, dans ces dernières semaines, il a été question à plusieurs reprises de l’envoi, ou de la formation, en Schleswig-Holstein, de nouvelles divisions de réserve et de la mise en état de défense de la rive Nord du canal Kaiser-Wilhelm.

Ainsi il semble bien qu’il se soit passé, en 1914, à peu près ce qui eut lieu en 1870, comme l’indique la relation historique si complète et en général si exacte, publiée par l’état-major allemand quelques années après la guerre. Je rappelle les faits.

Les troupes allemandes laissées à la garde du littoral et en particulier à celle des duchés de l’Elbe où l’on avait tout lieu de craindre la descente d’un corps expéditionnaire français, se composaient des Ier et IIe corps actifs et de la 17e division.

Lorsqu’il fut bien acquis que l’escadre française de l’amiral Bouët Willaumez bornait son action à de stériles promenades du Kieler bucht à Colberg et de Swinemünde à Danzig, quand on eut surtout la conviction qu’elle ne convoierait pas de flotte de transports et qu’elle ne ferait même pas de coups de main sur les ports accessibles de la côte ; on s’empressa d’acheminer vers la Lorraine les élémens de défende désormais inutiles. Le IIe corps, notamment, fut mis en route vers le 10 août. Le 18 au matin, parti de Pont-à-Mousson, il avait marché au canon par Bussières et, après avoir fait 40 kilomètres en quelques heures, il donnait, à la tombée du jour, un suprême assaut à la gauche française, établie de Rozérieulles à la ferme Moscou.

Cet assaut fut repoussé, comme l’avaient été ceux des VIIe et VIIIe corps, formant l’armée du général Steinmetz. Mais, pendant ce temps-là, la garde prussienne et le XIIe corps (Saxons) venaient à bout de la magnifique résistance du maréchal Canrobert, à Saint-Privat ; et l’on a pu dire que, peut-être, si l’attention du commandant en chef français, toujours soucieux de garder ses communications avec Metz, n’avait pas été retenue du côté de sa gauche par la vigoureuse attaque des Poméraniens de Franszky, il eût consenti à porter à sa droite le secours qu’elle attendit vainement jusqu’à 7 heures du soir.

Quoi qu’il en soit, l’intervention du IIe corps prussien à la fin de la bataille qui décida, en somme, du sort de la France, n’aurait évidemment pas pu se produire si quelques démonstrations sérieuses, — qu’il était si facile d’exécuter vers Swinemünde ou Danzig, par exemple, avec une flotte absolument maîtresse de la mer ! — avaient obligé l’état-major allemand à laisser huit jours de plus ces excellentes troupes à la garde du littoral. « Il aurait suffi, a dit à ce sujet un historien militaire français, de montrer quelques pantalons rouges, sur quelques bateaux de transport pour ranger le Danemark de notre côté et retenir sur le littoral prussien un ou deux corps d’armée. »

Ne parlons pas des Danois d’aujourd’hui qui, au demeurant, n’ont pas encore dit leur dernier mot. Ne recherchons pas non plus, — ce sera pour plus tard, si l’on y pense après la victoire ! — comment il se fait que les alliés n’aient pas jusqu’ici tiré parti de l’avantage que leur donnait la maîtrise de la mer pour menacer, au moins, l’empire allemand dans ses parties vitales, et constatons au contraire avec une grande satisfaction que, cette fois, l’afflux des renforts allemands tirés des duchés de l’Elbe et d’ailleurs n’a pu donner aux 4e et 6e armées la victoire décisive sur laquelle elles comptaient.

Le point intéressant, — toutes réserves faites sur des dessein » qu’il convient que le public ignore, — c’est que, si rien n’indique que les alliés aient l’intention d’entreprendre sur les côtes de l’Allemagne ou du Jutland, si rien n’indique même qu’ils jugent à propos d’opérer en arrière du flanc droit de la 4e armée, vers Zeebrügge, la descente que les Allemands semblent redouter et contre laquelle ils prennent visiblement des précautions, l’état-major de Berlin, se jugeant toujours vulnérable du côté de la mer, reste convaincu que sa frontière du Nord peut être l’objet d’une attaque sérieuse, qui serait dirigée en particulier contre le canal maritime, sûr abri de ses cuirassés et précieuse ligne de communications intérieure de sa flotte.

Le canal Kaiser-Wilhelm n’avait point, jusqu’ici, de défenses propres. Son débouché dans le fjord de Kiel et, par-là, dans la Baltique, est bien couvert par le fort de Holtenau et, plus au Nord, par celui de Pries. Mais ces ouvrages appartiennent expressément au camp retranché de Kiel, resté inachevé ; ils ont pour objet immédiat, ainsi que celui de Rödsdorf, de l’autre côté du fjord, de protéger les derrières des forts et des batteries de côte qui battent le goulet de Friedrichsort. Je note en passant que, ni Holtenau, ni Pries, ni Rödsdorf ne sont organisés à la moderne et ne supporteraient ni un siège régulier, ni même un bombardement : ce sont, tout au plus, de bons points d’appui pour, des lignes de fortifications passagères comme celles dont font couramment usage les armées affrontées depuis tantôt trois mois, des Vosges à la mer du Nord.

Le point central du canal maritime, Rendsburg, à l’embranchement du canal même et de l’Eyder canalisé, n’a aucune défense permanente. On n’en avait pas prévu davantage au pont de Grünthal, où passe la ligne du Schleswig occidental. Or ce pont, très grand et élevé, est établi de telle sorte que sa destruction interromprait pour longtemps le transit dans le canal maritime.

A Brunsbüttel, débouché dans l’estuaire de l’Elbe, il n’existe que des batteries de canons légers ou moyens, ayant pour rôle d’empêcher les sous-marins et torpilleurs de venir détruire avec leurs torpilles automobiles les écluses du canal. En revanche, l’estuaire de l’Elbe, ou plutôt la rive gauche du chenal principal du fleuve est convenablement, — sans plus, — défendue par les ouvrages de Cüxhaven[1]. Mais les canons de Kügelbaake, de Döse, de Grimmerhorn n’auraient, bien entendu, aucun effet sur les abords immédiats du canal, qui ne sont pas dans leur champ de tir et dont ils restent à plus de 28 kilomètres.

Etant admis que l’attaque pouvait venir du Nord de la presqu’île et qu’elle serait conduite par un corps expéditionnaire suffisamment nombreux, bien organisé et flanqué des deux côtés par une force navale, les Allemands ont judicieusement choisi le point où ils devaient faire porter l’effort de leur défense. C’est sur la ligne du Danewerke qu’ils s’établiront, à 25 kilomètres, en moyenne, au Nord du canal maritime.

« L’ouvrage Danois, » qui date des siècles passés, au cours desquels il a subi de profondes modifications, fut, en 1849 et en 1864, lors des deux guerres des duchés, l’objet de l’attention des stratégistes. Les Danois comptaient y faire une longue défense contre leurs adversaires. Cet espoir fut déçu. En 1864, en particulier, notamment, outre que la petite armée danoise n’était pas encore organisée, le gel rigoureux de février vint malencontreusement donner aux troupes du prince Frédéric-Charles la faculté de franchir sans coup férir les lignes d’eau sur lesquelles s’appuient les deux ailes de la position fortifiée. En fait, la défense du Schleswig fut reportée dans la presqu’île du Sundewitt, dont le réduit était à Düppel. Cette petite place forte, à peu près improvisée, ne succomba, après un assez long siège, que le 18 avril 1864.

Retourner ce qui reste des redoutes, des fortins et blockhaus, des emplacemens de batteries et des tranchées du Danewerke, de manière à leur faire battre le nord et non plus le sud, ce sera sans doute une assez ingrate besogne, surtout en cette saison. Mais l’état-major allemand veut énergiquement ce qu’il veut et les populations du Schleswig, celles surtout du Slesvig, c’est-à-dire de la partie septentrionale et danoise du duché, peuvent s’attendre à fournir de longues et dures corvées.

On y arrivera donc, et l’organisation défensive de ce nouveau « Deutschewerke » se complétera de tous les moyens, de tous les procédés accessoires que nous voyons mettre en œuvre sur l’Aisne, sur la Lys, sur l’Yser, depuis les fils de fer barbelés jusqu’aux projecteurs électriques. Le plus difficile, en 1914 (ou 1915) comme en 1864, sera de parer au danger résultant de la congélation des marécages de la Treene, à l’aile occidentale, et des lacs allongés de la Schleï, à l’aile orientale. Mais peut-être l’attaque contre laquelle on se prémunit ne viendra-t-elle qu’au printemps ? La guerre sera longue…

Comment et par où, exactement, arrivera l’adversaire ? Débarquera-t-il dans le Jutland, en terre danoise, sans demander l’agrément d’un gouvernement qui, ayant concentré dans la Séelande la presque totalité des forces de la monarchie, serait sans doute fort empêché de s’opposer a une descente ? Non assurément : on peut compter sur les scrupules de nations qui ont le respect de la faiblesse et pour qui les traités sont autre chose que des chiffons de papier. Cette éventualité, dont la réalisation serait fort gênante, est donc à écarter. Reste le débarquement dans le Schleswig même, soit du côté Baltique, si favorable par ses fjords, ses presqu’îles, ses eaux profondes et presque toujours calmes, soit du côté de la mer du Nord, où toute opération devient difficile dans le dédale d’îles basses que des bancs de sable vaseux, coupés de chenaux sinueux, relient à la terre ferme. Il n’y aurait donc point d’hésitation sur le choix que feraient les Alliés, — ou les Anglais tout seuls, — si l’accès des côtes orientales du Schleswig n’était commandé par le Grand Belt et le Petit Belt, de si facile défense pour les Allemands, même s’ils n’avaient pas été minés déjà par les Danois. Comment supposer qu’une grande flotte de guerre et un immense convoi veuillent se risquer, en présence des escadres débouchant du canal de Kiel, soit dans l’étranglement de Frédéricia, soit dans celui d’Agersö, où un coude fâcheux et des courans perfides ont si souvent jeté les cuirassés germains sur le banc de la Vengeance ? Et de l’autre côté, est-il plus vraisemblable lue cette formidable Armada, battue par les vents d’Ouest et par les flots rageurs du Deutsche bucht, se laisse acculer à des « tiefen » indécis, dépouillés de leur balisage et si étroits qu’une force navale qui s’y engagerait ne serait pas assurée de pouvoir faire volte-face, au cas de péril pressant sur ses derrières ?

Voilà des considérations rassurantes, certes, et qui, pourtant, ne rassurent pas nos ennemis. On dira peut-être qu’ils savent bien que le tableau changerait d’aspect si, d’aventure, le Danemark se déclarait et, donc, que la plus simple prudence leur commande de prendre quelques précautions contre un neutre qui aurait de si bonnes raisons de devenir un belligérant. Restons à la lisière de cette délicate question. Il y a d’autres motifs aux inquiétudes allemandes, celui-ci, entre autres, qu’il se pourrait bien que l’allure générale de la guerre donnât, un jour prochain, aux puissances alliées le désir de rechercher des théâtres d’opérations plus rapprochés du centre politique et militaire de l’Empire ; et celui-là, encore, que la prise de possession du canal maritime, ou seulement une menace contre le canal assez sérieuse pour obliger la « flotte de haute mer » à quitter cet asile avant l’heure qu’on lui voulait fixer, auraient un intérêt des plus sérieux pour la marine anglaise.


Ce n’est pas, au demeurant, que les subtils et avisés doctrinaires de la stratégie transcendante n’aient fait, depuis un quart de siècle, de l’autre côté des Vosges, les plus consciencieux efforts pour persuader les Français d’abord, les Anglais ensuite, de la vanité des opérations combinées, du danger extrême que faisait même courir à l’assaillant la témérité de débarquer sur le littoral d’un pays bien armé : « Comment transporter par mer une force suffisante pour entreprendre quoi que ce fût devant les immenses armées modernes ! On serait infailliblement jeté à la mer, ou, si l’on évitait par grand hasard ce sort fâcheux, on serait « fixé » sur le point de la descente, dans l’impossibilité de déboucher, » etc.

Les soins persévérans des écrivains allemands furent récompensés. Dans cette trop longue période de notre histoire contemporaine où le prestige de la victoire, une victoire que l’ennemi n’avait due qu’à l’énormité de nos fautes, éblouissait les esprits, et les inclinait à accepter toutes les doctrines militaires du vainqueur, un bien petit nombre d’officiers seulement s’aperçut que la thèse allemande n’était justifiée que par l’intérêt immédiat, évident, d’un empire dont la marine était encore très faible, et dont la capitale reste à quelques marches d’un littoral très peu défendu.

On enseigna donc chez nous, — peut-être aussi chez les Anglais, — qu’il ne fallait plus songer aux débarquemens en pleine guerre sur le territoire ennemi, si favorables que les circonstances politiques et militaires pussent paraître ace genre d’opérations. Mais quelle ne fut pas la surprise de ces dociles élèves des Kraatz-Koschlau, des Von der Goltz et des Bernhardi, lorsque, voyant sa flotte grandir rapidement, en même temps que toutes ses ressources maritimes prenaient un admirable essor et qu’elle savait adapter à ses ambitieux desseins les armes puissantes créées par des rivaux qui les laissaient tomber de leurs mains insouciantes, l’Allemagne proclama tout d’un coup qu’elle entendait se servir largement de la mer pour les opérations de ses armées et que l’invasion de la Grande-Bretagne n’était pas de celles qui pussent étonner son courage, ni mettre en défaut la profondeur de ses calculs !

On a vu, ces dernières semaines, que ce n’étaient point là de vaines menaces, comme on l’avait cru d’abord ; et, si l’admirable vaillance des soldats alliés aux champs de Flandre a contraint le tenace ennemi à surseoir à l’exécution de projeta parfaitement arrêtés dans tous leurs détails, soyons assurés qu’il n’y a point renoncé, Il n’est point nécessaire de partir de Calais pour toucher aux rives anglaises. Disons seulement que, quelle que soit l’habileté et la résolution de l’état-major allemand, quelle que soit l’étendue de la préparation de ses desseins, ainsi que celle des moyens dont il dispose, quelque consommé enfin et quelque inattendu dans ses effets que puisse être l’art avec lequel il se servirait en un tel cas des armes auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, rien ne prévaudrait contre cette seule circonstance que ses escadres ne seraient point, à moins d’une victoire bien improbable, maîtresses de la mer,

Oui, mais c’est donc que nous, les Alliés, nous le sommes ?


Contre-amiral DEGOUY.

  1. Voyez, pour plus de détails, mon étude sur les Progrès de la défense des cales de l’Allemagne, Revue des Deux Mondes du 1er août 1913.