La Dépopulation de la France

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La Dépopulation de la France
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 425-432).
LA DÉPOPULATION
DE
LA FRANCE

Après tout ce qui a été exposé, et si bien exposé, ici et ailleurs, sur la dépopulation de la France, il semble peut-être que le sujet ait été épuisé. Pourtant, un peu témérairement sans doute, je m’imagine que les choses essentielles n’ont été dites encore, ni sur le fléau lui-même, ni surtout sur les remèdes possibles.

Je vais tâcher de les dire, ces choses essentielles, et très brièvement.


D’abord, pour ce qui est de la gravité du mal, on l’avoue franchement ; mais, tout en l’avouant, on la méconnaît ; car on ne lui attribue pas l’importance primordiale, presque exclusive, qu’elle mérite. On établit l’insuffisante natalité de la France et on la démontre par des chiffres ; mais on ne conclut pas, ou à peine. On parle du mal avec un sourire mélancolique : on hoche la tête en disant que c’est fort triste ; mais on n’ajoute pas que cette rapide décroissance nous mène au néant. On déclare que la restriction croissante de la natalité française est un phénomène fâcheux, un chapitre peu favorable de notre histoire, un danger pour les lointains avenirs ; mais on s’arrête là, et on court à d’autres sujets.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de se réformer soi-même. Ce généraux effort serait invraisemblablement beau ; il s’agit seulement de prendre au sérieux le cancer dévorant qui menace notre existence nationale. Et, — je le dis avec douleur, — personne ne le prend au sérieux.

Qu’on étudie les colonies, l’agriculture, les choses militaires, les affaires religieuses, l’instruction publique, les histoires du passé, les divisions politiques des partis. Soit ! Mais à une condition, c’est qu’on se rende compte du toujours médiocre intérêt de ces questions, à côté de notre natalité décroissante. Pour un Français soucieux du sort de son pays, rien ne peut avoir qu’une importance secondaire, au prix de ce grand fait dominateur, de ce cataclysme inexorable et lent qui nous engloutit sans heurt et sans souffrance. Car vraiment la France, si nous n’osons pas une réforme radicale, demain ne sera plus une grande nation.

A quoi bon les colonies, l’agriculture, l’armée, les travaux publics, l’instruction primaire, les affaires religieuses ou politiques ? A quoi bon toutes les choses de France, si demain il n’y a plus de Français ?

En ces momens tragiques, la France sacrifie les meilleurs de ses enfans pour résister à l’invasion germanique. A quoi bon tout cet héroïsme des Français, si la France doit demain s’éteindre, non par un fait de guerre, mais par un acte de volonté ? Pourquoi tout ce courage sur le champ de bataille, si d’autre part elle se condamne au suicide ? Car c’est un suicide qu’elle commet chaque jour. Elle ne veut pas durer. Elle atteste sa volonté de n’être plus une nation.

Veut-on des preuves ? Les voici. En 1770, il y a un siècle et demi, les Français étaient, dans le monde civilisé, 1 sur 4. En 1850, ils n’étaient plus que 1 sur 10. En 1915, ils ne sont plus que 1 sur 25. Dans trente ans, s’ils ne savent rien inventer pour arrêter cette déchéance, ils seront 1 sur 50.

Nous pourrions avoir chaque année dix-huit cent mille naissances. Nous n’en avons que huit cent mille. C’est comme si nous perdions chaque année, dans de sinistres et inconnues batailles, un million d’hommes.

Assurément cette décroissance est intéressante surtout au point de vue français. Et je comprendrais qu’un étranger en prît médiocre souci. Le monde ne périra pas, parce que les Français seront un petit peuple. L’évolution de l’humanité vers l’avenir continuera. Il y aura encore une planète habitée par des hommes, d’apparence vaguement civilisée. Il y aura une chimie, une mathématique, une esthétique, des théâtres et des armées, des romans et des statues, des steamers et des avions, des téléphones et des fils télégraphiques, des machines nouvelles, merveilleuses. Tout de même, l’esprit français aura disparu avec les Français, et j’ai la faiblesse d’en concevoir un amer regret.

Même, si j’étais Russe, ou Anglais, ou Américain, je ne penserais pas très différemment : et je trouverais lamentable que cette illustre nation française s’amoindrît sur la scène du monde au point de n’y tenir plus qu’un rôle effacé. La pensée française, telle qu’elle a brillé depuis Descartes jusqu’à Pasteur, depuis Rabelais jusqu’à Victor Hugo, a été assez puissante dans l’évolution humaine pour que son anéantissement ne soit pas un désastre mondial. La France a joué un trop grand rôle dans l’histoire pour se contenter de n’être plus demain qu’un brillant souvenir historique.

Combattre les armées de Guillaume, cela est urgent, puisque les armées de Guillaume ont presque touché les murailles de Paris, pillant nos maisons, martyrisant nos concitoyens, dévastant nos provinces. On lutte avec vaillance contre les envahisseurs, parce que la menace est toute proche ; mais contre l’autre danger, plus redoutable, plus fatal, plus menaçant peut-être, on ne veut pas s’armer, parce qu’on ne sait pas voir les choses lointaines.

Aussi, ne songeant qu’à l’heure présente, les Français d’aujourd’hui ne veulent-ils pas regarder en face le sombre avenir. Ils ne se révoltent pas contre la diminution future du nom français ; car ils ne se soucient que de l’immédiat. Ils savent cependant que dans quelque quarante ans les Français n’occuperont plus qu’une petite place parmi les humains : 25 millions de Français contre 250 millions de Russes et 250 millions d’Américains. Mais ni les gouvernemens, ni les académies, ni les parlemens, ni les journaux n’ont d’angoisse. Ils ne se laissent pas détourner de leur sommeil par la vision d’une destinée trop certaine.

Au demeurant, l’indifférence sceptique de nos compatriotes, même des meilleurs, se comprend assez bien. Car de cette natalité faible ils ne souffrent pas. Ni leurs plaisirs, ni leurs intérêts ne sont (en apparence) lésés. Et en effet, le mal ne pèse guère sur les individus : il n’atteint que la nation dans son entité abstraite, et ne touche pas les personnes.

Quand un malade est à l’agonie, dans sa chambre encombrée de produits pharmaceutiques, suffoquant, râlant, veillé par ses proches qui anxieusement se penchent sur son lit, pense-t-il à ses décorations, a son négoce, aux bibelots d’art qui sont entassés dans son salon ? Il s’agit bien, pour ce malheureux, de tableaux, ou de panaches, ou d’obligations de chemins de fer ! Il faut d’abord respirer quelques minutes encore, retrouver, si possible, quelque vigueur, de manière à reprendre plus tard son commerce et ses plaisirs. Il faut vivre. Le reste n’est rien.

La France est comme cet agonisant. Elle va disparaître, si nous n’osons pas prendre un parti viril, et si, au lieu d’une action simple et énergique, nous nous contentons de paroles compatissantes, de tisanes édulcorées et de cataplasmes émolliens.


On me trouvera peut-être sévère pour les moyens ingénieux (et nobles) qu’on a préconisés de toutes parts. Mais je dois déclarer qu’ils me paraissent tous inefficaces, et douloureusement inefficaces.

Il est évident en effet, et d’une évidence incontestée, que, pour la plupart des familles, ou, plutôt, pour toutes les familles, le nombre des enfans est déterminé par la volonté des parens. Tout couple humain a le nombre d’enfans qu’il a voulu avoir.

Quelquefois assurément il en a moins ; car, pour de multiples raisons, toutes les femmes ne sont pas fécondes ; des statistiques minutieuses ont permis d’établir que, sur cent ménages, quinze sont stériles. Restent donc quatre-vingt-cinq couples. Admettons, quoique ici la statistique soit un peu plus fantaisiste, que quinze ne puissent avoir qu’un enfant : que quinze autres ne puissent en avoir que deux ou trois. Il reste tout de même à peu près cinquante couples, dont chacun, durant une union de vingt-cinq ans, pourrait avoir au moins dix enfans. Si ce nombre n’est pas atteint, c’est qu’il n’est pas consenti.

Ni en France, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni même en Russie, il n’y a dix ou quinze enfans par ménage, comme les conditions physiologiques le permettraient facilement. C’est que, dans toutes les familles, même les plus prolifiques, il y a limitation du nombre des enfans. La seule différence entre la France et les autres pays, c’est qu’en France les couples se limitent à trois enfans (et même moins) ; tandis qu’en Angleterre, ils se limitent à quatre ; en Allemagne, en Russie, en Roumanie, à cinq. Autrement dit, le chiffre auquel s’arrêtent les familles françaises est inférieur au chiffre auquel s’arrêtent les familles anglaises, russes et allemandes.

On m’excusera, j’espère, si je parle avec cette liberté de langage un peu rude. Mais c’est une lâcheté que de farder son opinion. Parlons aux hommes comme à des hommes, et non comme à des enfans. C’est se moquer d’eux que de ne pas oser écrire ce qu’ils savent tous parfaitement bien. Ils ont tous voulu restreindre le nombre de leurs enfans. Et ils ont parfaitement réussi. Nul d’entre eux n’osera me contredire. Et la natalité générale est devenue si faible que la France s’achemine vers l’anéantissement.

Ainsi le nombre des enfans est déterminé par la volonté bien arrêtée des parens qui ont pris toutes les précautions nécessaires pour combattre une fécondité, regardée par eux comme un malheur. Le nombre des enfans de chaque famille est le nombre voulu et consenti.


Il ne suffit pas de dire que tous les ménages limitent le nombre de leurs enfans : il faut encore savoir pourquoi. Et, ici encore, je m’excuse de dire des naïvetés si banales, si terriblement banales et évidentes. Mais il ne s’agit pas, en ce moment, d’émettre quelques brillans paradoxes. Il suffit de dire simplement et sans frayeur la vérité toute nue.

Or la vérité, simple et nue, c’est que, dans leur prudente économie, les ménages français ne veulent pas s’imposer-la charge pécuniaire d’un enfant. Voilà la raison, et la seule (sauf exception, bien entendu), qui diminue le nombre des naissances. Nourrir un enfant, l’habiller, le loger, l’élever, c’est, même pour les plus pauvres, au moins 200 francs par an pendant quinze ans. Et alors les parens raisonnent, réfléchissent, calculent, supputent, font et refont des comptes, comparent les dépenses et les recettes. Il n’y a que les indigens qui ne calculent ni ne réfléchissent ; car, pour eux, avec ou sans enfans, la misère est à peu près toujours la même. Et les indigens, ce sont les prolétaires, c’est-à-dire des individus qui, d’après l’étymologie même du mot, ne redoutent pas une nombreuse postérité.

Quant au petit propriétaire ou au bourgeois aisé, il ne peut pas admettre que ses enfans soient vêtus de loques, ou nourris d’une soupe grossière, ou privés de toute éducation. Et alors, ce n’est pas 200 francs, c’est 400 francs par an que va coûter un enfant pendant vingt ans. Au lieu de disperser cette forte somme d’argent sur une troupe de bambins, mal vêtus et mal nourris, ne vaut-il pas mieux la capitaliser, pour qu’elle grossisse l’héritage des deux ou trois enfans qu’on a déjà ?

Finalement, qu’ils soient pauvres, aisés, ou riches, ni les uns ni les autres ne consentent à voir augmenter, tous les deux ans, grâce à l’enfant qui arrive, les dépenses familiales, de manière à diminuer l’héritage qui doit, après la mort des pro-géniteurs, échoir aux enfans déjà nés. « Nous ne voulons pas, disent tous les pères de famille, créer des indigens. » Quel que soit l’état de leur fortune, tous tiennent le même langage. Le père de famille qui a 20 000 francs de revenu s’indigne en pensant que ses enfans, s’il en a dix, seront dix fois moins riches que lui. Le petit employé, le modeste fonctionnaire, qui vit tant bien que mal avec 3 000 francs de revenu, crie qu’il serait réduit à la mendicité, s’il était forcé d’héberger et d’alimenter dix enfans.

Avec tous ces excellens raisonnemens, cette sage prévoyance, cette habile économie, la natalité baisse de plus en plus, et la France s’abîme dans la déchéance.

Voilà pourquoi, si nous ne voulons pas que notre patrie périsse tout à fait, il faut faire en sorte que la naissance d’un enfant ne soit pas un appauvrissement.

C’est offrir aux familles des avantages illusoires, lesquels d’ailleurs ne font illusion à personne, que de leur dire : « Vous paierez moins d’impôts que les célibataires ; vous aurez plus de facilités pour être fonctionnaires de l’Etat. » Les ménages calculent trop bien, pour se laisser duper par ces minces, très minces avantages.

Seule, une mesure radicale et hardie peut enrayer la chute. Et cette mesure est très simple. Il faut à chaque naissance attribuer au nouveau-né, c’est-à-dire à ses parens, une somme qui empêchera cette naissance d’être une charge trop lourde. Évidemment, ce sera toujours une charge ; car on ne peut assurer à chaque enfant qui va naître une rente annuelle de 200 francs. Tout de même une forte prime attribuée à chaque nouveau-né allégera, dans une quotité qui est à déterminer, les dépenses du père de famille.

Surtout, il ne faut pas que cette prime soit faible ; car l’attrait d’une somme minime n’abolira pas ces sentimens d’intense économie qui enflamment toutes les familles françaises. Ce n’est pas avec 50 francs, ou même 500 francs, qu’on peut espérer modifier une habitude si invétérée, si tenace, si obstinément voulue. Il me parait qu’une prime de mille francs représente un minimum[1].

Mais peut-être conviendrait-il de ne pas distribuer immédiatement cette grosse somme. Ne pourrait-on convenir de donner 250 francs au moment de la naissance ; 250 francs l’année suivante, si l’enfant vit ; 250 francs quand il aura quatre ans, 250 francs quand il aura dix ans ?

Si le Parlement et le Gouvernement se décidaient à cette mesure (que je ne dirais pas utile, mais indispensable), on verrait augmenter, dans une proportion invraisemblable, la natalité française. Dans trente ans, la France compterait quatre-vingts millions d’habitans.

Eh bien ! oui ! ce sera un gros sacrifice budgétaire ; le pays se sera endetté. Mais, au lieu de s’endetter pour des œuvres vaines, ç’aura été pour acheter des Français. Il ne serait pas difficile de soutenir que, même financièrement, ce serait une excellente affaire, puisque aussi bien le Français dont on aura acheté la naissance pour le très modique prix de 1000 francs représente, quand il est adulte, par son travail une rente annuelle de 2 000 francs.

Certes, nous n’ignorons pas les objections innombrables qu’on va faire de tous côtés à cette idée très révolutionnaire. Mais toutes ces objections n’ont aucune valeur, sauf une seule, qui est formidable, et dont il ne faut pas se dissimuler la puissance.

Malgré la victoire de nos armes, victoire qui sera bientôt définitive et complète, l’état de nos finances publiques, après cette ruineuse guerre, sera des plus précaires. La réparation des dommages prodigieux de la guerre sera un gouffre sans fin. Huit départemens ravagés ! un million de pensionnés ! tout un matériel militaire, agricole et industriel à reconstituer ! Les budgets futurs seront écrasans, et aucune indemnité de guerre ne pourra les combler. Alors, comment imposer à ces budgets futurs, déjà énormes, une dépense supplémentaire de cinq cents millions ; cinq milliards en dix ans ?

Seulement cette charge, qui paraît très lourde, ne sera une charge qu’en apparence. Les Français adultes donneront 500 millions aux Français nouveau-nés : voilà tout. La fortune sera répartie différemment entre les citoyens français, et ce n’est pas bien grave. Le budget sera grevé de 500 millions ; soit, mais ces 500 millions n’auront pas disparu ; ils seront versés aux Français par des Français. Ce n’est pas un appauvrissement.

Et puis, vraiment, on n’a pas le choix. Ce n’est pas une dépense somptuaire. Il s’agit de ne pas disparaître, et tout est préférable à la mort.

Le dilemme suivant est irréfutable. Ou continuer les erre-mens anciens ; ou avoir l’audace d’inaugurer un système nouveau. Si l’on continue les vieilles méthodes, chères aux doctrinaires, la France périt. Pour la sauver, notre chère France, il faut être hardiment novateur.

C’est à peu près comme si, aujourd’hui même, sous prétexte que la fabrication des fusils, canons, obus, cuirassés et avions, est coûteuse, on ne voulait pas, dans la lutte gigantesque qui se livre, engager cette lourde dépense. Ne traiterait-on pas d’insensé celui qui oserait nous dire : « Economisons notre or et notre argent. Ne fabriquons ni obus, ni cartouches : c’est trop cher. »

Eh bien ! il me parait que celui-là serait tout aussi insensé, qui oserait dire : « Economisons notre or et notre argent, et laissons s’éteindre la nation française. Il serait trop cher de la faire vivre. »


CHARLES RICHET.

  1. Il va de soi que la naissance du premier-né ne donnerait droit à aucune prime. Et, comme il faudrait dix ans pour que la prime intégrale fût touchée, la mortalité inévitable diminuerait beaucoup les allocations exigibles. Je ne puis entrer ici dans des calculs. Tout compte fait, ce serait à peu près 500 millions par an, même en supposant une natalité extrêmement forte.