La Dame à la louve (recueil)/Brune comme une noisette

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La Dame à la louve (recueil)
La Dame à la louveAlphonse Lemerre (p. 147-164).


Brune comme une Noisette


Nell était certes, une excellente compagne d’aventures. Elle était aussi brave, aussi vigoureuse et plus intelligente qu’un garçon. Je l’aimais beaucoup et je désirais en faire ma maîtresse. Mais elle ne voulait pas.

Pourquoi ? Est-ce que je sais, moi qui n’ai jamais eu le temps d’étudier les femmes ? Et puis, les femmes m’agacent. Je ne comprends rien à leurs façons. Je préfère les fauves. Au moins, ça se laisse prendre, et, une fois qu’on les a pris, voilà, c’est pris, il n’y a pas à revenir là-dessus. Tandis que les femmes, sacré nom de Dieu !… Une fois qu’on les tient, il faut les garder. Et c’est qu’on ne peut pas les garder. On doit surtout se méfier d’elles quand elles vous disent qu’elles vous aiment. Quand elles ne vous disent rien, il se peut que vous leur plaisiez. Et encore ça n’est pas sûr. Quand elles vous disent qu’elles vous détestent, il y a beaucoup de chances pour que ce ne soit pas vrai. Mais c’est peut-être aussi l’aveu involontaire de la haine secrète que toute femme, consciemment ou inconsciemment, recèle contre les hommes. Voilà que je parle comme dans un livre. Et tout ça pour ressasser en fin de compte qu’avec les femmes tout est possible et que rien n’est certain.

Je ne suis pas roublard, moi. J’ai été, par conséquent, moins souvent mis dedans que les autres qui l’étaient. Il ne faut pas être roublard avec les femmes. Elles s’en aperçoivent toujours, mais, comme elles sont plus fortes que vous, elles font semblant de ne rien voir. Alors, sans que vous en sachiez rien, elles vous jouent une petite comédie remarquable. Et l’on est roulé. Moi, je plains beaucoup les hommes qui se vantent de leurs conquêtes féminines. Ce qu’ils ont dû être cocus sans le savoir, les malheureux !

… Nell, ce n’était pas une vraie femme, Et pourtant, elle n’était pas laide. Elle avait un beau front et de belles paupières. J’aime les longs pieds creux et les longues mains maigres. Je déteste les petits pieds inaptes aux marches interminables et les petites mains qui ne savent point manier ni le revolver ni la carabine. Les femmes, en général, sont bien encombrantes. Mais Nell, ce n’était pas une vraie femme,

Je ne sais pourquoi elle ne voulut point devenir ma maîtresse, Nous n’avons pas de morale, dans les grands bois. Seulement, elle était réfractaire à l’amour. Il y a beaucoup de femmes qui ont instinctivement horreur du mâle. Ce n’est pas qu’elle eût pour moi une haine profonde. Elle m’avait voué au contraire une affection fraternelle. Quand je me blessai à la main, elle me pansa mieux qu’une religieuse. Elle me consola même avec toutes sortes de paroles amicalement douces.

« Mon pauvre vieux, » répétait-elle, quoique je n’eusse alors que trente ans…

Je n’oublierai jamais ses yeux bruns comme des noisettes, et ses courts cheveux de la couleur du sable. Je l’appelais : The Nut-Brown Maid, en souvenir d’une vieille ballade écossaise. Elle aussi était une vierge brune comme une noisette.

Je disais donc qu’elle m’aimait beaucoup, en ami, en camarade, en compagnon de chasse. Mais, lorsque je voulus lui faire partager le désir sournois qui peu à peu s’était glissé dans mes veines, je me heurtai à sa volonté rigide, ainsi qu’à une muraille de fer. À ces moments-là, elle me considérait avec une telle horreur farouche dans le regard, une telle répulsion de tout son être, subitement hostile, que je dus battre en retraite. Seuls lui plaisaient le grand air, les marches à travers la forêt, les fleurs sauvages cueillies en chemin, et le péril et l’aventure. Elle était faite pour le péril et l’aventure autant que moi. Nous nous aimions en frères. Au fond de notre amitié, pourtant réelle, croupissait une vase corrompue de soupçon, de haine même. Elle se défiait de moi, et je n’oubliais pas mon ressentiment féroce de mâle dédaigné. Les hommes sont des cochons, voyez-vous, de simples cochons : c’est d’ailleurs leur unique supériorité sur les femmes, qui ont parfois la faiblesse et le tort d’être bonnes… Je ne pardonnerai jamais à Nell de ne point avoir voulu, être ma maîtresse… Je ne le lui pardonnerai jamais, non, pas même à mon lit d’agonie…

Un incident, surtout, me vexa. Nous étions en pleine forêt, par un soir très vert, lorsque je tentai de l’embrasser sur la bouche. Elle me planta entre les deux yeux un coup de poing si formidable que j’en fus défiguré pendant plus de deux semaines… Deux semaines pendant lesquelles mes camarades de chasse me raillèrent impitoyablement. Mais ce ne fut pas tout. Elle ajouta l’insulte au dommage physique causé par elle.

« J’aimerais mieux avaler un crapaud que de me laisser embrasser par toi, » dit-elle en montrant du doigt la minuscule bête brune qui lui avait suggéré cette comparaison peu flatteuse pour ma personne.

Une idée, assez lâche, je l’avoue, mais ingénieuse, traversa ma cervelle. Tout endolori, je me livrai à une chasse effrénée, qui eut pour résultat la capture du petit crapaud.

« Avale-le tout de suite, » ordonnai-je, « ou je t’embrasse de force. »

Elle me regarda bien en face. Grave, elle comprit que je ne plaisantais point. Un mépris inexprimable serpenta sur ses lèvres minces, lèvres d’ascète et d’ermite. Elle prit l’affreuse bestiole, et l’avala, un peu plus pâle seulement.

Ce menu fait me découragea. Je ne tentai plus de l’embrasser. Et je lui en voulus mortellement.

Un jour, elle vint à moi, ses yeux de noisette plus clairs et plus joyeux que d’ordinaire.

« J’ai un projet superbe à te soumettre, dear old Jerry. Tu sais que j’ai infiniment d’affection pour toir quoique j’aie choisi d’avaler un crapaud plutôt que de t’embrasser. Je vais te prouver mon amitié en t’emmenant avec moi ce soir. Dès le crépuscule nous nous en irons, en canot. Nous prendrons une torche pour nous éclairer. Et nous aurons une chasse aux flambeaux magnifique, à nous deux. Nous tuerons beaucoup de cerfs avant demain matin.

— Je veux bien, » acquiesçai-je. Et, le soir même, nous nous embarquâmes dans un canot qu’un vieil Indien prêta à Nell.

Quelle inoubliable magnificence ! La torche ensanglanta le fleuve de reflets écarlates. On aurait cru voir dans l’eau l’embrasement d’un palais. Les deux rives se détachaient en sanguine. Les arbres érigeaient des feuillages rouges, ainsi qu’en octobre… C’était aussi beau qu’un paysage d’enfer. Seulement, en fait de damnés, il n’y avait que moi. Et je ne crois pas avoir commis de péché assez grandiose pour mériter cette mise en scène splendide.

« Là-bas ! » chuchota Nell impérieusement.

Elle désignait, de son doigt tendu, la rive droite. Je vis deux larges prunelles qui reflétaient la lueur rouge.

« Un cerf ! » exultai-je. Je saisis mon fusil, et, visant entre les deux prunelles lumineuses, je tirai. Nous entendîmes un froissement de feuilles et de roseaux, puis l’eau remuée par une chute lourde.

Nell eut un cri de joie lorsque nous découvrîmes à la surface un superbe daim, que je happai par les andouillers et hissai triomphalement dans le canot.

Nell ressaisit la pagaie et nous descendîmes le fleuve en silence.

C’était une belle nuit jaune. Les ténèbres ressemblaient à des couches d’ambre très épaisses. La lune ruisselait, telle une coulée d’or en fusion. Et les étoiles au fond du fleuve étincelaient ainsi que les paillettes d’une jupe d’arlequine.

En moi pleurnichait sottement quelque chose de sentimental. Si l’histoire du crapaud ne m’eût trotté encore dans la cervelle, j’aurais aimé Nell, à cet instant, d’une tendresse passionnée. Je ne sais pas tourner de longues phrases, mais j’aurais pris sa main entre les miennes, et je serais devenu meilleur. Je n’aurais plus eu de colère ni de haine contre personne. J’aurais pardonné à cet Indien qui m’a volé ma montre d’argent. Je lui aurais même pardonné, à elle, l’amour stupide qui me faisait souffrir. Je serais devenu crédule et confiant, comme les tout petits. J’aurais fait, pour elle et par elle, des actions méritoires et désintéressées. J’aurais rendu des services aux gens. J’aurais cessé de me battre, même avec les Tuscaroarers. Afin de me rapprocher d’elle, j’aurais été doux comme elle. Oui, j’aurais cessé d’être brave pour être bon, et n’est-ce point là le plus grand sacrifice que l’on puisse faire à une femme ?

… J’entrevoyais, dans l’ombre, le beau front et les belles paupières baissées de Nell. Tout en me traitant avec justice d’idiot, je me sentais devenir bête autant qu’un livre de poésie.

La voix basse de la Nut-Brown Maid interrompit ma rêverie inepte.

« Ces yeux qui se posent sur nous à travers les buissons ! As-tu vu ces yeux, Dirk ? Ce ne sont pas des yeux de cerf… Ils brillent d’une tout autre façon. Et puis, ils sont plus petits et moins rapprochés… Les aperçois-tu, là-bas ? Comme ils brillent à travers les buissons !

— Tu as raison, Nell.

— Et puis, vois comme ils bougent ! Les yeux des cerfs ne bougent pas de cette façon. Les cerfs ne remuent pas la tête en cercles irréguliers, comme cela. Leurs regards passent rapidement d’une chose à l’autre ou se fixent avec intensité… Les cerfs n’ont point ces prunelles indécises et clignotantes, Jerry. »

Mon fusil troubla le fleuve et la nuit d’un petit tonnerre bref.

« Ne tire pas, imbécile ! » me cria Nell…

Mais il était trop tard. Le coup était parti.

Nous regardâmes vers la rive. À ma grande surprise, les yeux se posaient toujours sur nous à travers les buissons. Mais ils brillaient d’une rousse lueur de colère.

Je me tournai vers Nell, attendant l’explication de l’énigme.

Un grognement de pourceau furieux parvint jusqu’à nous. Je me sentis blêmir. La Nut-Brown Maid elle-même se troubla un peu.

Nous avions affaire à un ours gris…

« Ta balle l’a certainement atteint, » murmura Nell. « Pourvu qu’il ne nous attaque pas ! »

Un craquement de feuilles… Un plongeon brusque et lourd… Les craintes de Nell se réalisaient. L’ours nageait à notre poursuite.

De toutes ses forces, de tout son courage, Nell poussa en avant le canot. Nous glissâmes rapidement sur le fleuve, suivis par l’ours ronflant et reniflant.

L’incertitude nocturne nous enveloppait.

« S’il nous rejoint, » disait Nell, très calme. « le canot chavirera sous son poids. Il nous faudra nager, comme l’ours. Et l’un de nous ne gagnera jamais la rive. »

J’eus le très naturel espoir que ce serait elle… Nous étions désarmés. Nos fusils avaient glissé au fond de la barque, et l’eau les avait mis hors d’état… Et, par un diabolique hasard, je ne retrouvais point mon couteau.

Je me tournai vers la jeune fille, dont la pagaie fendait l’eau inlassablement. Soudain, elle se dressa d’un bond inquiet.

« Écoute, Jerry… »

Nos regards appréhensifs se croisèrent. Nous entendîmes un bruit d’eau tombante.

« Ce doit-être la cascade que nous avons entendue plus haut, à la courbe du fleuve, » hasardai-je.

« Non… Le bruit de l’eau est proche… Jerry, Jerry, la cascade n’est plus à cent mètres d’ici… Sers-toi, comme d’une rame, de la crosse de ton fusil et aide-moi à arrêter le canot. »

Nous parvînmes à ralentir l’esquif, et nous espérions le diriger vers la rive, lorsqu’un choc pesant fit osciller l’arrière de l’embarcation. La torche vacillante nous révéla la tête et les longues griffes recourbées de l’ours. L’instabilité du canot, qui dansait éperdument et menaçait de tourner la quille en l’air, ne découragea point la bête tenace, mais nous donna un instant de répit.

Nell me regarda, de ses yeux indomptables.

« As-tu peur, Jerry ? Moi, je n’ai point peur… Ce sera peut-être très court… Je t’ai toujours porté beaucoup d’affection, mon frère Jerry… »

Un élan d’amour, furieux comme le désespoir, me poussa vers elle.

« Puisque nous allons mourir tous les deux, ma chérie, mon aimée… Puisque nous allons mourir dans dix minutes, dans cinq minutes, dans trois minutes, peut-être… Donne-moi tes lèvres… Laisse-moi t’embrasser sur la bouche… Et je mourrai plus heureux que je n’ai vécu. Je serai même content de mourir. »

Elle était hostilement pure comme une de ces petites bêtes marines qui vivent tapies en un coquillage aux parois de nacre… Je vis la contraction douloureuse de tout son visage brun.

« Je ne peux pas, Jerry. Même devant les grandes ténèbres, je ne peux pas… Et pourtant, je t’aime bien, mon frère Jerry… »

Ce fut plus amer que l’idée de la mort… Certes, j’étais grossièrement bête ce soir-là, au delà de ma coutume.

Elle se ressaisit rapidement.

« Tout espoir n’est pas perdu, Jerry. Il ne faut pas mourir sans avoir combattu la Mort. »

Je lui répondis, avec un geste découragé :

« Si nous atterrissons, nous tombons aux griffes de l’ours… Et, si nous n’atterrissons pas, le courant nous emportera par-dessus la cataracte… Elle est peut-être très haute… Elle peut mesurer une cinquantaine ou même une centaine de pieds.

— Dans ce cas, dirigeons-nous vers la terre, » décida Nell. « Saisis, en attendant, ton fusil par le canon et cogne sur le museau de l’ours. »

J’obéis et nous glissâmes vers la terre. Soudain, retentit un craquement plus atroce qu’un coup de revolver tiré dans l’oreille… Je ne pus retenir un cri d’épouvante… Nell, silencieuse ainsi que la Bravoure, me montra le manche inutile de la pagaie brisée.

« À la nage ! » criai-je.

« Il est trop tard, Jerry… »

Le courant nous emportait irrésistiblement vers la cataracte.

… Assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, nous nous regardâmes une dernière fois. J’emporterais, jusqu’en l’inconnu, l’amertume de son refus replié.

« Oh ! comme la Mort est froide ! » grelotta Nell.

… L’horrible souvenir !… Le canot bondit en avant. Ce fut la chute abominable… Du bruit… De l’eau… De l’écume… De la poussière d’eau… De la fumée d’eau… Embruns et vapeurs… Ténèbres…

… Et le réveil…

Nous flottions doucement sur des flots très calmes. Le tonnerre de la cataracte n’était plus qu’un écho. Nell, les paupières baissées, paraissait se recueillir.

Ma tête tournoyait ainsi qu’une balle d’enfant. Cette stupeur où je plongeais ressemblait à la douloureuse hébétude des lendemains d’ivresse.

« Nell… » appelai-je très bas.

Les belles paupières se relevèrent lentement.

Je ne trouvai que des paroles stupides.

« Ce n’était qu’une petite cascade, après tout… Si j’avais su !… Et l’ours ? »

Nous le vîmes, à travers l’obscurité jaune, nageant vers la rive. L’effroi de cette chute inattendue avait détourné sa colère. Il préférait lâcher sa vengeance et se diriger vers la sécurité de la rive.

« Il y a des imbéciles pour dire qu’on ne meurt qu’une fois, Jerry… Moi, j’aurai connu deux agonies… »