La Dame au cou nu
LA DAME AU COU NU
Si mes amis, chaque année, consentaient à mourir collectivement, la vie serait à la fois plus simple et plus diverse. Mais, ils restent autour de moi comme des pins-parasols, bien en cercle. Pour compléter ce tableau, je devrais figurer une maison ronde et à égale distance de l’un et de l’autre. Hélas, je roule et si je m’arrête en un point, je puis dire que c’est hors de toute volonté. Je suis encore assez jeune pour aimer le hasard, pas circonscrit, cependant, à quelques mètres.
Tout de même, je tiens à la vie. D’abord parce que l’amitié n’est pas toujours un rideau sans trous ; puis, à chaque saison, les femmes se transforment. Leurs robes sont leurs états d’âme ; et les miens, j’aime à croire, lorsque les tailles s’allongent et les sourires s’affinent. Vienne la saison des facilités ; nuages de tulle, nuages de cheveux nuages de chair et tout alentour flotte la tendresse ; la volupté s’accroche aux branches de mes amis, pins-parasols. Pour saisir au vol les caresses, mes doigts s’allongent, s’ouvrent et se ferment en bec de cygne.
Mes maladies, maintenant. J’y tiens comme d’Adriatique doit tenir à Venise, ses lagunes et sa malaria.
D’abord, j’ai peur de déshabiller une femme. On dirait qu’il s’agit de dépister un caméléon à la fois de forme et de couleur.
Je suis aussi dépourvu de tout instinct géographique et prends la rue d’Anjou pour la rue d’Artois, la rue de Ponthieu pour la rue de Penthièvre et la Transylvanie pour la Pennsylvanie. Cette dernière confusion retarde mon voyage en Amérique et m’aide à ne pas désespérer tout à fait de cette partie du monde, qui est, au surplus, un continent et deux sœurs jumelles (la première, blonde, et l’autre, brune), attachées par un de ces appendices dont on ne se joue pas impunément.
J’aime les gens qui ont deux têtes sur les photographies d’amateur, après un déjeuner à La Varenne, les notaires qui engendrent des poètes ou des homosexuels, Ingres qui accorde son violon et la campagne à Saint-Cloud.
Mais j’aime mieux la dame au cou nu.
Je suis né le 10 août 1900.
Durant mon enfance les femmes ne montraient leur gorge que pour aller au bal. Dans la première moitié de l’année 1914, une citoyenne de Genève m’annonça les cataclysmes qui devaient assourdir mon adolescence, à cause de l’échancrure des corsages sur la Côte d’Azur. Comme elle portait toujours une guimpe hermétique de dentelle noire, son pays demeura en marge de toute catastrophe.
La dame au cou nu devança de plusieurs années les élégantes de 1914. Aussi eût-elle mauvaise réputation et vaut-il mieux, afin de ne pas susciter à nouveau les polémiques, taire son nom.
On l’accusait d’avoir tué son mari et sa mère, et, pour elle, nous achetions les journaux en cachette.
À vrai dire, aux yeux de mes camarades, le plus intéressant de l’affaire était le nom du valet de chambre. Mais ce nom stupéfiant, comme un gros mot prononcé en public ne retenait guère mon attention.
J’aimais la dame au cou nu et je l’aimais parce qu’elle était la dame au cou nu. Je m’accordais fort bien de cette passion, ignorant les principes de la relativité, cette gloire des mathématiciens, joie des réunions mondaines et supplice des cœurs tendres.
La dame au cou nu est la dame au cou nu. Sur le papier de ma chambre d’enfant j’écrivis cette phrase en lettres lisibles de moi seul. S’il s’était trouvé dans la foule un homme pour défendre mon aimée, sans doute aurais-je consenti à joindre son argument.
Les plus grands auteurs prononcèrent des paroles qu’on pût afficher dans les magasins, pour adoucir les vendeuses, ou celles dignes d’orner les frontons et d’autres encore à graver les jours de doute, (comme si c’était un moyen de les raffermir) dans les chairs molles des préjugés et des croyances.
Personne n’avait pensé à la dame au cou nu.
Je n’avais pas neuf ans et demeurai le seul à la défendre sans exhibitionnisme, sans espoir d’un petit profit lorsque s’ouvriraient les portes de sa prison.
Je la vois encore sur les photographies des magazines. Elle était une petite chose toute frêle dans un paquet de crêpe. On la représentait la tête directe, ou bien tournée À droite, à gauche : évanouie, le voile plus fort que les muscles à peine perceptibles sous une peau rose ; d’autres fois, la douceur de son front entraînait sur le bois du box les insignes de son double deuil.
Mais quels que fussent les mouvements leur mystère tout entier n’avait qu’un seul pivot.
Devant ma glace, je reconstituais ces frissons qui aboutissent en angle à la tête immobile des clavicules. Les juges ne purent condamner une femme qui avait de si jolis gestes entre le menton et les épaules.
Acquittée, la dame au cou nu publia ses mémoires. Respectueusement je m’abstins de les lire.
Elle épousa un étranger de grande naissance. J’eus envie d’écrire au mari : « Embrassez longuement tout son cou, son joli cou. »
Moi, je devins un homme.
Les femmes de ma génération ne portent pas de cols et, pourtant, je ne suis pas heureux. Du matin au soir je vitupère : « Caricatures. Jabots de chairs fripées. »
Bien entendu, aucune ne se souvient de celle que toutes copient.
Vieilles femmes simulatrices, elles croient inventer les gestes et les robes qu’on voit chez les couturiers. Mais cela est un lien commun, n’est-ce pas ma dame au cou nu ?
« Très remarquées aux courses, dit un journal anglais, ladies A., B., C. D. E., F., G., H. Lady B., qui s’habille à Paris, portait une robe montante. Le col, en effet, redevient à la mode. »
— Vous savez, interrompt un des mes amis, pins-parasols, Lady B., c’est la fameuse femme accusée d’avoir tué son mari et sa mère, vous vous rappelez ce crime où était compromis un valet de chambre à drôle de nom.
Ô ma dame au cou nu.
Elle est bien passée, la saison du tulle. Il n’y aura pas de surprise pour mes pins-parasols d’amis et encore moins pour moi. Et puis, on me déteste à cause du pessimisme petit pied.
Il faut assassiner un autre mari et une autre mère, ô ma dame au cou nu ; sinon, comment avec ce carcan, comment vous aimer encore ?