La Dame aux camélias/Préface

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Texte établi par Jules JaninLévy (p. i-xxiv).


MADEMOISELLE MARIE DUPLESSIS.





Il y avait en l’an de grâce 1845, dans ces années d’abondance et de paix où toutes les faveurs de l’esprit, du talent, de la beauté et de la fortune entouraient cette France d’un jour, une jeune et belle personne de la figure la plus charmante qui attirait à elle, par sa seule présence, une certaine admiration mêlée de déférence pour quiconque, la voyant pour la première fois, ne savait ni le nom ni la profession de cette femme. Elle avait en effet, et de la façon la plus naturelle, le regard ingénu, le geste décevant, la démarche hardie et décente tout ensemble, d’une femme du plus grand monde. Son visage était sérieux, son sourire même était imposant, et rien qu’à la voir marcher, on pouvait dire ce que disait un jour Elleviou d’une femme de la cour : Évidemment, voici une fille ou une duchesse.

Hélas ! ce n’était pas une duchesse, elle était née au bas de l’échelle difficile, et il avait fallu qu’elle fût en effet belle et charmante, pour avoir remonté d’un pied si léger les premiers échelons, dès l’âge de dix-huit ans qu’elle pouvait avoir en ce temps-là. Je me rappelle l’avoir rencontrée un jour, pour la première fois, dans un abominable foyer d’un théâtre du boulevard, mal éclairé et tout rempli de cette foule bourdonnante qui juge d’ordinaire les mélodrames à grand spectacle. Il y avait là plus de blouses que d’habits, plus de bonnets ronds que de chapeaux à plumes, et plus de paletots usés que de frais costumes ; on causait de tout, de l’art dramatique et des pommes de terre frites ; des pièces du Gymnase et de la galette du Gymnase ; eh bien, quand cette femme parut sur ce seuil étrange, on eût dit qu’elle illuminait toutes ces choses burlesques ou féroces, d’un regard de ses beaux yeux. Elle touchait du pied ce parquet boueux, comme si en effet elle eût traversé le boulevard un jour de pluie ; elle relevait sa robe par instinct, pour ne pas effleurer ces fanges desséchées, et sans songer à nous montrer, à quoi bon ? son pied bien chaussé, attaché à une jambe ronde que recouvre un bas de soie à petits jours. Tout l’ensemble de sa toilette était en harmonie avec cette taille souple et jeune ; ce visage d’un bel ovale un peu pâle répondait à la grâce qu’elle répandait autour d’elle comme un indicible parfum.

Elle entra donc ; elle traversa, la tête haute, cette cohue étonnée, et nous fûmes très surpris, Liszt et moi, lorsqu’elle vint s’asseoir familièrement sur le banc où nous étions, car ni moi ni Liszt ne lui avions jamais parlé ; elle était femme d’esprit, de goût et de bon sens, et elle s’adressa tout d’abord au grand artiste ; elle lui raconta qu’elle l’avait entendu naguère, et qu’il l’avait fait rêver. Lui, cependant, semblable à ces instruments sonores qui répondent au premier souffle de la brise de mai, il écoutait avec une attention soutenue ce beau langage plein d’idées, cette langue sonore, éloquente et rêveuse tout ensemble. Avec cet instinct merveilleux qui est en lui, et cette grande habitude du plus grand monde officiel, et du plus grand monde parmi les artistes, il se demandait quelle était cette femme, si familière et si noble, qui l’abordait la première et qui, après les premières paroles échangées, le traitait avec une certaine hauteur, et comme si ce fût lui-même qui lui eût été présenté, à Londres, au cercle de la reine ou de la duchesse de Sutherland ?

Cependant les trois coups solennels du régisseur avaient retenti dans la salle, et le foyer s’était vidé de toute cette foule de spectateurs et de jugeurs. La dame inconnue était restée seule avec sa compagne et nous — elle s’était même approchée du feu, et elle avait posé ses deux pieds frissonnants à ces bûches avares, si bien que nous pouvions la voir, tout à notre aise, des plis brodés de son jupon aux crochets de ses cheveux noirs ; sa main gantée à faire croire à une peinture, son mouchoir merveilleusement orné d’une dentelle royale ; aux oreilles, deux perles d’Orient à rendre une reine jalouse. Elle portait toutes ces belles choses, comme si elle fût née dans la soie et dans le velours, sous quelque lambris doré des grands faubourgs, une couronne sur la tête, un monde de flatteurs à ses pieds. Ainsi son maintien répondait à son langage, sa pensée à son sourire, sa toilette à sa personne, et l’on eût cherché vainement, dans les plus hauts sommets du monde, une créature qui fût en plus belle et plus complète harmonie avec sa parure, ses habits et ses discours.

Liszt cependant, très-étonné de cette merveille en un pareil lieu, et de cet entr’acte galant à un si terrible mélodrame, s’abandonnait à toute sa fantaisie. Il est non-seulement un grand artiste, mais encore un homme éloquent. Il sait parler aux femmes, passant comme elles d’une idée à l’autre idée, et choisissant les plus opposées. Il adore le paradoxe, il touche au sérieux, au burlesque, et je ne saurais vous dire avec quel art, quel tact, quel goût infini il parcourut, avec cette femme dont il ne savait pas même le nom, toutes les gammes vulgaires et toutes les fioritures élégantes de la conversation de chaque jour.

Ils causèrent ainsi pendant tout le troisième acte du susdit mélodrame, car pour ma part, je fus à peine interrogé une ou deux fois, par politesse ; mais comme j’étais justement dans un de ces moments de mauvaise humeur, où toute espèce d’enthousiasme est défendu à l’âme humaine, je me tiens pour assuré que la dame me trouva parfaitement maussade, parfaitement absurde, et qu’elle eut complétement raison.

Cet hiver passa, puis l’été, et à l’automne suivant une fois encore, mais cette fois dans tout l’éclat d’une représentation à bénéfice, en plein Opéra, nous vîmes tout d’un coup s’ouvrir, avec un certain fracas, une des grandes loges de l’avant-scène, et, sur le devant de cette loge, s’avancer, un bouquet à la main, cette même beauté que j’avais vue au boulevard. C’était elle ! Mais, cette fois, dans le grand habit d’une femme à la mode, et brillante de toutes les splendeurs de la conquête. Elle était coiffée à ravir, ses beaux cheveux mêlés aux diamants et aux fleurs, et relevés avec cette grâce étudiée qui leur donnait le mouvement et la vie ; elle avait les bras nus et la poitrine nue, et des colliers, et des bracelets, et des émeraudes. Elle tenait à la main un bouquet, de quelle couleur ? je ne saurais le dire ; il faut avoir les yeux d’un jeune homme et l’imagination d’un enfant pour bien distinguer la couleur de la fleur sur laquelle se penche un beau visage. À nos âges, on ne regarde que la joue et l’éclat du regard, on s’inquiète peu de l’accessoire, et si l’on s’amuse à tirer des conséquences, on les tire de la personne même, et l’on se trouve assez occupé, en vérité.

Ce soir-là Duprez venait d’entrer en lutte avec cette voix rebelle dont il pressentait déjà les révoltes définitives ; mais il était seul à les pressentir, et le public ne s’en doutait pas encore. Seulement dans le public le plus attentif, quelques amateurs devinaient la fatigue sous l’habileté, et l’épuisement de l’artiste sous ses efforts immenses pour se mentir à lui-même. Évidemment, la belle personne dont je parle était un juge habile, et après les premières minutes d’attention, on put voir qu’elle n’était pas sous le charme habituel, car elle se rejeta violemment au fond de sa loge, et n’écoutant plus, elle se mit à interroger, sa lorgnette à la main, la physionomie de la salle.

À coup sûr elle connaissait beaucoup de gens parmi les spectateurs les plus choisis. Rien qu’au mouvement de sa lorgnette, on jugeait que la belle spectatrice aurait pu raconter plus d’une histoire, à propos des jeunes gens du plus grand nom ; elle lorgnait tantôt l’un, tantôt l’autre, sans choisir, n’accordant pas à celui-ci plus d’attention qu’à celui-là, indifférente à tous, et chacun lui rendant, d’un sourire ou d’un petit geste très-bref, ou d’un regard vif et rapide, l’attention qu’elle lui avait accordée. Du fond des loges obscures et du milieu de l’orchestre, d’autres regards, brûlants comme des volcans, s’élançaient vers la belle personne, mais ceux-là elle ne les voyait pas. Enfin, si par hasard sa lorgnette se portait sur les dames du vrai monde parisien, il y avait soudain, dans son attitude, je ne sais quel air résigné et humilié qui faisait peine. Au contraire elle détournait la tête avec amertume, si par malheur son regard venait à se poser sur quelqu’une de ces renommées douteuses et de ces têtes charmantes qui usurpent les plus belles stalles du théâtre dans les grands jours.

Son compagnon, car cette fois elle avait un cavalier, était un beau jeune homme à moitié Parisien, et conservant encore quelques reliques opulentes de la maison paternelle, qu’il était venu manger, arpent par arpent, dans cette ville de perdition. Le jeune homme, à son aurore, était fier de cette beauté à son apogée, et il n’était pas fâché de s’en faire honneur en montrant qu’elle était bien à lui, et en l’obsédant de ces mille prévenances si chères à une jeune femme quand elles viennent de l’amant aimé, si déplaisantes lorsqu’elles s’adressent à une âme occupée autre part… On l’écoutait sans l’entendre, on le regardait sans le voir… Qu’a-t-il dit ? la dame n’en savait rien ; mais elle essayait de répondre, et ces quelques paroles, qui n’avaient pas de sens, devenaient pour elle une fatigue.

Ainsi, à leur insu, ils n’étaient pas seuls dans cette loge dont le prix représentait le pain d’une famille pour six mois. Entre elle et lui s’était placé le compagnon assidu des âmes malades, des cœurs blessés, des esprits à bout de tout ; l’ennui, cet immense Méphistophélès des Marguerites errantes, des Clarisses perdues, de toutes ces divinités, filles du hasard, qui s’en vont dans la vie, à l’abandon.

Elle s’ennuyait donc, cette pécheresse, entourée des adorations et des hommages de la jeunesse, et cet ennui même doit lui servir de pardon et d’excuse, puisqu’il a été le châtiment de ses prospérités passagères. L’ennui a été le grand mal de sa vie. À force d’avoir vu ses affections brisées, à force d’obéir à la nécessité de ces liaisons éphémères et de passer d’un amour à un autre amour, sans savoir, hélas ! pourquoi donc elle étouffait si vite ce penchant qui commençait à naître et ces tendresses à leur aurore ? elle était devenue indifférente à toutes choses, oubliant l’amour d’hier et ne songeant guère plus à l’amour d’aujourd’hui qu’à la passion de demain.

L’infortunée ! elle avait besoin de solitude…, elle se voyait obsédée. Elle avait besoin de silence…, elle entendait sans fin et sans cesse les mêmes paroles à son oreille lassée ! Elle voulait être calme !… on la traînait dans les fêtes et dans les tumultes. Elle eût voulu être aimée !… on lui disait qu’elle était belle ! Aussi s’abandonnait-elle, sans résistance, à ce tourbillon qui la dévorait ! Quelle jeunesse !… et comme on comprend cette parole de Mlle  de Lenclos, lorsqu’arrivée au comble de ses prospérités, pareilles à des fables, amie du prince de Condé et de Mme  de Maintenon, elle disait avec un profond soupir de regret : « Qui m’eût proposé une pareille vie, je serais morte d’effroi et de douleur ! »

L’opéra achevé, cette belle personne quitta la place ; la soirée était à peine au milieu de son cours. On attendait Bouffé, Mlle  Déjazet et les farceurs du Palais-Royal, sans compter le ballet où la Carlotta devait danser, légère et charmante, à ses premiers jours d’enivrement et de poésie… Elle ne voulut pas attendre le vaudeville ; elle voulut partir tout de suite et rentrer chez elle, quand tant de gens avaient encore trois heures de plaisir, au son de ces musiques et sous ces lustres enflammés !

Je la vis sortir de sa loge, et s’envelopper elle-même dans son manteau doublé de la fourrure d’une hermine précoce. Le jeune homme qui l’avait amenée là, paraissait contrarié, et comme il n’avait plus à se parer de cette femme, il ne s’inquiétait plus qu’elle eût froid. Je me souviens même de lui avoir aidé à relever son manteau sur son épaule, qui était très-blanche, et elle me regarda, sans me reconnaître, avec un petit sourire douloureux qu’elle reporta sur le grand jeune homme, qui était occupé en ce moment à payer l’ouvreuse des loges, et à lui faire changer une pièce de cinq francs. — Gardez tout, madame, dit-elle à l’ouvreuse en lui faisant un beau salut. Je la vis descendre le grand escalier à droite, sa robe blanche se détachant de son manteau rouge, et son mouchoir attaché sur sa tête, par-dessous son menton ; la dentelle jalouse retombait un peu sur ses yeux, mais qu’importe ! la dame avait joué son rôle, sa journée était achevée, et elle ne songeait plus à être belle… Elle a dû laisser le jeune homme à sa porte ce soir-là.

Une chose digne de remarque et tout à sa louange, c’est que cette jeune femme, qui a dépensé dans les heures de sa jeunesse l’or et l’argent à pleines mains, car elle unissait le caprice à la bienfaisance, et elle estimait peu ce triste argent qui lui coûtait si cher, n’a été l’héroïne d’aucune de ces histoires de ruine et de scandale, de jeu, de dettes et de duels, que tant d’autres femmes, à sa place, eussent soulevées sur leur passage. Au contraire, on n’a parlé autour d’elle que de sa beauté, de ses triomphes, de son goût pour les beaux ajustements, des modes qu’elle savait trouver et de celles qu’elle imposait. On n’a jamais raconté, à son propos, les fortunes disparues, les captivités de la prison pour dettes, et les trahisons, qui sont l’accompagnement ordinaire des ténébreuses amours. Il y avait certainement, autour de cette personne, enlevée si tôt par la mort, une certaine tenue, une certaine décence irrésistible. Elle a vécu à part, même dans le monde à part qu’elle habitait, et dans une région plus calme et plus sereine, bien qu’à tout prendre, hélas ! elle habitât les régions où tout se perd.

Je l’ai revue, une troisième fois, à l’inauguration du chemin de fer du Nord, dans ces fêtes que donna Bruxelles à la France, devenue sa voisine et sa commensale. Dans cette gare, immense rendez-vous des chemins de fer de tout le Nord, la Belgique avait réuni toutes ses splendeurs : les arbustes de ses serres, les fleurs de ses jardins, les diamants de ses couronnes. Une foule incroyable d’uniformes, de cordons, de diamants et de robes de gaze encombrait cet emplacement d’une fête qu’on ne reverra pas. La pairie française et la noblesse allemande, et la Belgique espagnole, et les Flandres et la Hollande parée de ses antiques bijoux, contemporains du roi Louis XIV et de sa cour, toutes les lourdes et massives fortunes de l’industrie, et plus d’une élégante Parisienne, semblables à autant de papillons dans une ruche d’abeilles, étaient accourues à cette fête de l’industrie et du voyage, et du fer dompté et de la flamme obéissant au temps vaincu. Pêle-mêle étrange où toutes les forces et toutes les grâces de la création étaient représentées, depuis le chêne jusqu’à la fleur, et de la houille à l’améthyste. Au milieu de ce mouvement des peuples, des rois, des princes, des artistes, des forgerons et des grandes coquettes de l’Europe, on vit apparaître, ou plutôt moi seul je vis apparaître, plus pâle encore et plus blanche que d’habitude, cette charmante personne déjà frappée du mal invisible qui devait la traîner au tombeau.

Elle était entrée dans ce bal, malgré son nom, et à la faveur de son éblouissante beauté ! Elle attirait tous les regards, elle était suivie de tous les hommages. Un murmure flatteur la saluait sur son passage, et ceux mêmes qui la connaissaient, s’inclinaient devant elle ; elle cependant, toujours aussi calme et retranchée dans son dédain habituel, elle acceptait ces hommages comme si ces hommages, lui étaient dus. Elle ne s’étonnait pas, tant s’en faut, de fouler les tapis que la reine elle-même avait foulés ! Plus d’un prince s’arrêta pour la voir, et ses regards lui firent entendre ce que les femmes comprennent si bien : Je vous trouve belle et je m’éloigne à regret ! Elle donnait le bras, ce soir-là, à un autre étranger, à un nouveau venu, blond comme un Allemand, impassible comme un Anglais, très-vêtu, très-serré dans son habit, très-raide, et qui croyait faire, en ce moment, on le voyait à sa démarche, une de ces hardiesses sans nom, que les hommes se reprochent jusqu’à leur dernier jour.

L’attitude de cet homme était déplaisante certes pour la sensitive qui lui donnait le bras ; elle le sentait, avec ce sixième sens qui était en elle, et elle redoublait de hauteur, car son merveilleux instinct lui disait que plus cet homme était étonné de son action, plus elle-même en devait être insolente, et fouler d’un pied méprisant les remords de ce garçon effarouché. Peu de gens ont compris ce qu’elle a dû souffrir en ce moment, femme sans nom, au bras d’un homme sans nom, cet homme semblant donner le signal de l’improbation, et son attitude menaçante indiquant suffisamment une âme inquiète, un cœur indécis, un esprit mal à l’aise. Mais cet Anglo-Allemand fut cruellement châtié de ses angoisses intimes, lorsqu’au détour d’un grand sentier de lumière et de verdure, notre Parisienne eut fait la rencontre d’un ami à elle, d’un ami sans prétention, qui lui demandait, de temps à autre, un doigt de sa main et un sourire de ses lèvres, un artiste de notre monde, un peintre qui savait mieux que personne, l’ayant si peu vue, à quel point elle était un parfait modèle de toutes les élégances et de toutes les séductions de la jeunesse.

— Ah ! vous voilà, lui dit-elle, donnez-moi le bras et dansons ! et, quittant le bras officiel de son cavalier, la voilà qui se met à valser la valse à deux temps, qui est la séduction même, quand elle obéit à l’inspiration de Strauss, et qu’elle arrive tout énamourée des bords du Rhin allemand, sa vraie patrie ! Elle dansait à merveille, ni trop vive, ni trop penchée, obéissant à la cadence intérieure autant qu’à la mesure visible, touchant à peine d’un pied léger ce sol élastique, et bondissante et reposée, et les yeux sur les yeux de son danseur. — On fit cercle autour de l’un et de l’autre, et c’était à qui serait touché par ces beaux cheveux qui suivaient le mouvement de la valse rapide, et c’était à qui frôlerait cette robe légère empreinte de ces parfums légers, et peu à peu le cercle se rétrécissant, et les autres danseurs s’arrêtant pour les voir, il advint que le grand jeune homme… celui qui l’avait amenée en ce bal, la perdit dans la foule, et qu’il voulut en vain retrouver ce bras charmant, auquel il avait prêté le sien avec tant de répugnance… Le bras et la personne et l’artiste, on ne put pas les retrouver.

Le surlendemain de cette fête, elle vint de Bruxelles à Spa, par une belle journée, à l’heure où ces montagnes couvertes de verdure laissent pénétrer le soleil, heure charmante ! On voit alors accourir toute sorte de malades heureux, qui viennent se reposer des fêtes de l’hiver passé, afin d’être mieux préparés aux joies de l’hiver à venir. À Spa on ne connaît pas d’autre fièvre que la fièvre du bal, et pas d’autres langueurs que celles de l’absence, et pas d’autres remèdes que la causerie et la danse et la musique, et l’émotion du jeu, le soir, lorsque la Redoute s’illumine de toutes ses clartés et que l’écho des montagnes renvoie en mille éclats les sons enivrants de l’orchestre. À Spa, la Parisienne fut accueillie avec un empressement assez rare dans ce village un peu effarouché, qui abandonne volontiers à Bade, sa rivale, les belles personnes sans nom, sans mari et sans position officielle. À Spa aussi, ce fut un étonnement général quand on apprit qu’une si jeune femme était sérieusement malade, et les médecins affligés avouèrent qu’en effet ils avaient rarement rencontré plus de résignation unie à plus de courage.

Sa santé fut interrogée avec un grand soin, avec un grand zèle, et après une consultation sérieuse on lui conseilla le calme, le repos, le sommeil, le silence, ces beaux rêves de sa vie ! À ces conseils elle se prit à sourire en hochant la tête d’un petit air d’incrédulité, car elle savait que tout lui était possible, excepté la possession de ces heures choisies, qui sont le partage de certaines femmes, et qui n’appartiennent qu’à elles seules. Elle promit cependant d’obéir pendant quelques jours, et de s’astreindre à ce régime d’isolement ; mais, vains efforts ! on la vit quelque temps après, ivre et folle d’une joie factice, franchissant, à cheval, les passages les plus difficiles, étonnant de sa gaieté cette allée de Sept-Heures qui l’avait trouvée rêveuse et lisant tout bas sous les arbres.

Bientôt elle devint la lionne de ces beaux lieux. Elle présida à toutes les fêtes ; elle donnait le mouvement au bal ; elle imposait ses airs favoris à l’orchestre, et la nuit venue, à l’heure où un peu de sommeil lui eût fait tant de bien, elle épouvantait les plus intrépides joueurs par les masses d’or qui s’amoncelaient devant elle, et qu’elle perdait tout d’un coup, indifférente au gain, indifférente à la perte. Elle avait appelé le jeu comme un appendice à sa profession, comme un moyen de tuer les heures qui la tuaient. Telle qu’elle était, cependant elle eut encore cette chance heureuse, dans le jeu cruel de sa vie, qu’elle avait conservé des amis, chose rare ! et c’est même un des signes de ces liaisons funestes de ne laisser que cendre et poussière, vanité et néant, après les adorations ! — Et que de fois l’amant a passé près de sa maîtresse sans la reconnaître, et que de fois la malheureuse a appelé, mais en vain, à son secours !… Que de fois cette main vouée aux fleurs s’est vainement tendue à l’aumône et au pain dur !

Il n’en fut pas ainsi pour notre héroïne, elle tomba sans se plaindre, et tombée, elle retrouva aide, appui et protection parmi les adorateurs passionnés de ses beaux jours. Ces gens qui avaient été rivaux, et peut-être ennemis, s’entendirent pour veiller au chevet de la malade, pour expier les nuits folles par des nuits sérieuses, quand la mort approche, et que le voile se déchire, et que la victime couchée là, et son complice comprennent enfin la vérité de cette parole sérieuse : Væ ridentibus ! ! Malheur à celles qui rient ! Malheur ! c’est-à-dire malheur aux joies profanes, malheur aux amours vagabondes, malheur aux changeantes passions, malheur à la jeunesse qui s’égare dans les sentiers mauvais, car à certains détours du sentier, il faut nécessairement revenir sur ses pas, et tomber dans les abîmes où l’on tombe à vingt ans.

Elle mourut ainsi, doucement bercée et consolée en mille paroles touchantes, en mille soins fraternels ; elle n’avait plus d’amants,… jamais elle n’avait eu tant d’amis, et cependant elle ne regretta pas la vie. Elle savait ce qui l’attendait si elle revenait à la santé, et qu’il faudrait reporter, de nouveau, à ses lèvres décolorées, cette coupe du plaisir dont elle avait touché la lie avant le temps ; elle mourut donc en silence, cachée en sa mort encore plus qu’elle ne s’était montrée dans sa vie, et après tant de luxe et tant de scandales, elle eut le bon goût suprême de vouloir être enterrée à la pointe du jour, à quelque place cachée et solitaire, sans embarras, sans bruit, absolument comme une honnête mère de famille qui s’en irait rejoindre son mari, son père, sa mère et ses enfants, et tout ce qu’elle aimait, dans ce cimetière qui est là-bas.

Il arriva cependant, malgré elle, que sa mort fut une espèce d’événement ; on en parla trois jours ; et c’est beaucoup dans cette ville des passions savantes et des fêtes sans cesse renaissantes et jamais assouvies. On ouvrit, au bout de trois jours, la porte fermée de sa maison. — Les longues fenêtres qui donnaient sur le boulevard, vis-à-vis de l’église de la Madeleine, sa patronne, laissèrent de nouveau pénétrer l’air et le soleil dans ces murailles où elle s’était éteinte. On eût dit que la jeune femme allait reparaître en ces demeures. Pas une des senteurs de la mort n’était restée entre ces rideaux soyeux, dans ces longues draperies aux reflets favorables, sur ces tapis des Gobelins où la fleur semblait naître, touchée à peine par ce pied d’enfant.

Chaque meuble de cet appartement somptueux était en ordre et à sa place ; le lit sur lequel elle était morte, était à peine affaissé. Au chevet du lit, un tabouret conservait l’empreinte des genoux de l’homme qui lui avait fermé les yeux. Cette horloge des temps anciens qui avait sonné l’heure à madame de Pompadour et à madame Dubarry, sonnait l’heure encore, comme autrefois ; les candélabres d’argent étaient chargés de bougies préparées pour la dernière causerie du soir ; dans les jardinières, la rose des quatre saisons et la bruyère durable se débattaient, à leur tour, contre la mort. Elles se mouraient, faute d’un peu d’eau…, leur maîtresse était morte, faute d’un peu de bonheur et d’espérance.

Hélas ! aux murailles étaient suspendus les tableaux de Diaz qu’elle avait adopté, une des premières, comme le peintre véritable du printemps de l’année, et son portrait que Vidal avait tracé aux trois crayons. Vidal avait fait de cette belle tête une tête ravissante et chaste, d’une élégance finie, et depuis que cette déesse est morte, il n’a plus voulu dessiner que d’honnêtes femmes, ayant fait pour celle-là une exception qui a tant servi à la naissante renommée du peintre et du modèle !

Tout parlait d’elle encore ! Les oiseaux chantaient dans leur cage dorée ; dans les meubles de Boule, à travers les glaces transparentes, on voyait réunis, choix admirable et digne d’un antiquaire excellent et riche, les plus rares chefs-d’œuvre de la manufacture de Sèvres, les peintures les plus exquises de la Saxe, les émaux de Petitot, les nudités de Klinstadt, les Pampines de Boucher. Elle aimait ce petit art coquet, gracieux, élégant, où le vice même a son esprit, où l’innocence a ses nudités ; elle aimait les bergers et les bergères en biscuit, les bronzes florentins, les terres cuites, les émaux, toutes les recherches du goût et du luxe des sociétés épuisées. Elle y voyait autant d’emblèmes de sa beauté et de sa vie. Hélas ! elle était, elle aussi, un ornement inutile, une fantaisie, un jouet frivole qui se brise au premier choc, un produit brillant d’une société expirante, un oiseau de passage, une aurore d’un instant.

Elle avait poussé si loin la science du bien-être intérieur, et l’adoration du soi-même, que rien ne saurait se comparer à ses habits, à son linge, aux plus petits détails de son service, car la parure de sa beauté était, à tout prendre, la plus chère et la plus charmante occupation de sa jeunesse.

J’ai entendu les plus grandes dames et les plus habiles coquettes de Paris s’étonner de l’art et de la recherche de ses moindres instruments de toilette. Son peigne fut poussé à un prix fou ; sa brosse pour les cheveux s’est payée au poids de l’or. On a vendu des gants qui lui avaient servi, tant sa main était belle. On a vendu des bottines qu’elle avait portées, et les honnêtes femmes ont lutté entre elles à qui mettrait ce soulier de Cendrillon. Tout s’est vendu, même son plus vieux châle qui avait déjà trois ans ; même son ara au brillant plumage, qui répétait une petite mélodie assez triste que sa maîtresse lui avait apprise ; on a vendu ses portraits, on a vendu ses billets d’amour, on a vendu ses cheveux, tout y passa, et sa famille qui détournait la vue quand cette femme se promenait dans sa voiture armoriée, au grand galop de ses chevaux anglais, se gorgea triomphalement de tout l’or que ces dépouilles avaient produit. Ils n’ont rien gardé de ce qui lui avait appartenu, par respect pour eux-mêmes. Chastes gens !

Telle était cette femme à part, même dans les passions parisiennes, et vous pensez si je fus étonné quand parut ce livre d’un intérêt si vif, et surtout d’une vérité toute récente et toute jeune, intitulé : la Dame aux Camélias. On en a parlé tout d’abord, comme on parle d’ordinaire des pages empreintes de l’émotion sincère de la jeunesse, et chacun se plaisait à dire que le fils d’Alexandre Dumas, à peine échappé du collége, marchait déjà d’un pas sûr à la trace brillante de son père. Il en avait la vivacité et l’émotion intérieure ; il en avait le style vif, rapide et avec un peu de ce dialogue si naturel, si facile et si varié qui donne aux romans de ce grand inventeur, le charme, le goût et l’accent de la comédie.

Ainsi le livre obtint un grand succès, mais bientôt les lecteurs, en revenant sur leur impression fugitive, firent cette observation que la Dame aux Camélias n’était pas un roman en l’air, que cette femme avait dû vivre et qu’elle avait vécu d’une vie récente ; que ce drame n’était pas un drame imaginé à plaisir, mais au contraire une tragédie intime, dont la représentation était toute vraie et toute saignante. Alors on s’inquiéta fort du nom de l’héroïne, de sa position dans le monde, de la fortune, de l’ornement et du bruit de ses amours. Le public qui veut tout savoir et qui sait tout en fin de compte, apprit l’un après l’autre, tous ces détails, et le livre lu, on voulait le relire, et il arriva naturellement que la vérité étant connue, rejaillit sur l’intérêt du récit.

Or voilà comme il se fait, par un bonheur extraordinaire, que ce livre imprimé avec le sans-gêne d’un futile roman, à peine destiné à vivre un jour, se réimprime aujourd’hui, avec tous les honneurs d’un livre accepté de tous ! Lisez-le, et vous reconnaîtrez dans ses moindres détails l’histoire touchante dont ce jeune homme si heureusement doué a écrit l’élégie et le drame avec tant de larmes, de succès et de bonheur.

Jules Janin.