La Dame de Monsoreau/20
CHAPITRE XX.
COMMENT CHICOT, FORCÉ DE RESTER DANS L’ÉGLISE DE L’ABBAYE VIT ET ENTENDIT DES CHOSES QU’IL ÉTAIT FORT DANGEREUX DE VOIR ET D’ENTENDRE.
Chicot se hâta de descendre de sa chaire et de se mêler aux derniers moines, afin de reconnaître, s’il était possible, le signe à l’aide duquel on pouvait regagner la rue, et de se procurer ce signe, s’il en était encore temps. En effet, après avoir rejoint les retardataires, après avoir allongé la tête pardessus toutes les têtes, Chicot reconnut que le signe de sortie était un denier taillé en étoile.
Notre Gascon avait bon nombre de deniers dans sa poche, mais malheureusement pas un n’avait cette taille particulière, d’autant plus inusitée qu’elle exilait pour jamais cette pièce, ainsi mutilée, de la circulation monétaire.
Chicot envisagea la situation d’un coup d’œil : arrivé à la porte, ne pouvant pas produire son denier étoilé, il était reconnu comme un faux frère, puis, comme tout naturellement les investigations ne se borneraient point là, pour maître Chicot, fou du roi, charge qui lui donnait beaucoup de privilèges au Louvre et dans les autres châteaux, mais qui, dans l’abbaye Sainte-Geneviève, et surtout en des circonstances pareilles, perdait beaucoup de son prestige. Chicot était pris dans un traquenard ; il gagna l’ombre d’un pilier et se blottit dans l’angle d’un confessionnal, adossé à l’angle de ce pilier.
— Et puis, se dit Chicot, en me perdant je perds la cause de mon imbécile de souverain, que j’ai la niaiserie d’aimer, tout en lui disant des injures. Sans doute il eût mieux valu retourner à l’hôtellerie de la Corne-d’Abondance, et rejoindre frère Gorenflot ; mais à l’impossible nul n’est tenu.
Et tout en se parlant ainsi à lui-même, c’est-à-dire à l’interlocuteur le plus intéressé à ne pas dire un mot de ce qu’il disait, Chicot s’effaçait de son mieux entre l’angle de son confessionnal et les moulures de son pilier.
Alors il entendit l’enfant de chœur crier du parvis :
— N’y a-t-il plus personne ? On va fermer les portes.
Aucune voix ne répondit, Chicot allongea le cou et vit effectivement la chapelle vide, à l’exception des trois moines plus enfroqués que jamais, lesquels se tenaient assis dans les stalles qu’on leur avait apportées au milieu du chœur.
— Bon, dit Chicot, pourvu qu’on ne ferme pas les fenêtres, c’est tout ce que je demande.
— Faisons la visite, dit l’enfant de chœur au frère portier.
— Ventre de biche ! dit Chicot, voilà un moinillon que je porte dans mon cœur.
Le frère portier alluma un cierge, et, suivi de l’enfant de chœur, commença de faire le tour de l’église.
Il n’y avait pas un instant à perdre. Le frère portier et son cierge devaient passer à quatre pas de Chicot, qui ne pouvait manquer d’être découvert. Chicot tourna habilement autour du pilier, demeurant dans l’ombre à mesure que l’ombre tournait, et, ouvrant le confessionnal fermé au loquet seulement, il se glissa dans la boîte oblongue, dont il tira la porte sur lui après s’être assis dans la stalle.
Le Frère portier et le moinillon passèrent à quatre pas de là, et à travers le grillage sculpté Chicot vit se refléter sur sa robe la lumière du cierge qui les éclairait.
— Que diable ! se dit Chicot, ce frère portier, ce moinillon et ces trois moines ne vont pas rester éternellement dans l’église ; quand ils seront sortis, j’entasserai les chaises sur les bancs, Pélion sur Ossa, comme dit M. Ronsard, et je sortirai par la fenêtre.
— Ah ! oui, par la fenêtre ! reprit Chicot se répondant à lui-même ; mais, quand je serai sorti par la fenêtre, je me trouverai dans la cour, et la cour n’est point la rue. Je crois que mieux vaut encore passer la nuit dans le confessionnal. La robe de Gorenflot est chaude ; ce sera une nuit moins païenne que celle que j’eusse passée ailleurs, et j’y compte pour mon salut.
— Éteins les lampes, dit l’enfant de chœur ; que l’on voie bien du dehors que le conciliabule est fini.
Le portier, à l’aide d’un immense éteignoir, étouffa aussitôt la lumière des deux lampes de la nef, qui se trouva plongée ainsi dans une funèbre obscurité.
Puis celle du chœur.
L’église ne fut plus alors éclairée que par le rayon blafard qu’une lune d’hiver faisait glisser à grand peine à travers les vitraux coloriés.
Puis, après la lumière, le bruit s’éteignit.
La cloche sonna douze fois.
— Ventre de biche ! dit Chicot, à minuit dans une église ; s’il était à ma place, mon fils Henriquet aurait une belle peur ! Heureusement que nous sommes d’une complexion moins timide. Allons, Chicot, mon ami, bonsoir et bonne nuit.
Et, après s’être adressé ce souhait à lui-même, Chicot s’accommoda du mieux qu’il put dans son confessionnal, poussa le petit verrou intérieur afin d’être chez lui et ferma les yeux.
Il y avait dix minutes à peu près que ses paupières s’étaient jointes, et que son esprit, troublé par les premières vapeurs du sommeil, voyait flotter dans ce vague mystérieux qui forme le crépuscule de la pensée une foule de figures indécises, quand un coup éclatant, frappé sur un timbre de cuivre, vibra dans l’église, et alla se perdre frémissant dans ses profondeurs.
— Ouais ! fit Chicot en rouvrant les yeux et en dressant les oreilles : que veut dire ceci ?
En même temps, la lampe du chœur se ralluma bleuâtre, et, de son premier reflet, éclaira les trois mêmes moines, assis toujours les uns près des autres, à la même place et dans la même immobilité.
Chicot ne fut point exempt d’une certaine crainte superstitieuse : tout brave qu’il était, notre Gascon était de son époque, et son époque était celle des traditions fantastiques et des légendes terribles.
Il fit tout doucement le signe de la croix en murmurant tout bas :
— Vade retro, Satanas !
Mais, comme les lumières ne s’éteignirent point au signe de notre rédemption, ce qu’elles n’eussent point manqué de faire si elles eussent été des lueurs infernales ; comme les trois moines restèrent à leurs places malgré le vade retro, le Gascon commença à croire qu’il avait affaire à des lumières naturelles, et, sinon à de vrais moines, du moins à des personnages en chair et en os.
Chicot ne s’en secoua pas moins, en proie à ce frisson de l’homme qui s’éveille, combiné avec le tressaillement de l’homme qui a peur.
En ce moment, une des dalles du chœur se leva lentement et resta dressée sur sa base étroite. Un capuchon gris se montra au bord de l’ouverture noire, puis un moine tout entier apparut, qui prit pied sur le marbre, tandis que la dalle se refermait doucement derrière lui.
À cette vue, Chicot oublia l’épreuve qu’il venait de tenter et cessa d’avoir confiance dans la conjuration qu’il croyait décisive. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et il se figura un instant que tous les prieurs, abbés et doyens de Sainte-Geneviève, depuis Optat, mort en 533, jusqu’à Pierre Boudin, prédécesseur du supérieur actuel, ressuscitaient dans leurs tombeaux, situés dans la crypte où dormaient autrefois les reliques de sainte Geneviève, et allaient, selon l’exemple qui leur était donné, soulever de leurs crânes osseux les dalles du chœur.
Mais ce doute ne fut pas long.
— Frère Monsoreau, dit un des trois moines du chœur à celui qui venait d’apparaître d’une si étrange manière, la personne que nous attendons est-elle arrivée ?
— Oui, messeigneurs, répondit celui auquel la question était adressée, et elle attend.
— Ouvrez-lui la porte, et qu’elle vienne à nous.
— Bon, dit Chicot, il paraît que la comédie avait deux actes, et que je n’avais encore vu jouer que le premier. Deux actes ! mauvaise coupe.
Et, tout en plaisantant avec lui-même, Chicot n’en éprouvait pas moins un dernier frisson qui semblait faire jaillir un millier de pointes aiguës de la stalle de bois sur laquelle il se tenait assis.
Cependant frère Monsoreau descendait un des escaliers qui conduisaient de la nef au chœur, et venait ouvrir la porte de bronze donnant dans la crypte située entre les deux escaliers.
En même temps, le moine du milieu abaissait son capuchon, et montrait la grande cicatrice, noble signe auquel les Parisiens reconnaissaient avec tant d’ivresse celui qui déjà passait pour le héros des catholiques, en attendant qu’il devînt leur martyr.
— Le grand Henri de Guise en personne, le même que S. M. très imbécile croit occupé au siège de la Charité ! Ah ! je comprends maintenant, s’écria Chicot, celui qui est à sa droite et qui a béni les assistants, c’est le cardinal de Lorraine, tandis que celui qui est à sa gauche, qui parlait à ce mirmidon d’enfant de chœur, c’est monseigneur de Mayenne, mon ami ; mais où donc, dans tout cela, est maître Nicolas David ?
En effet, comme pour donner immédiatement raison aux suppositions de Chicot, le capuchon du moine de droite et le capuchon du moine de gauche s’étaient abaissés et avaient mis à jour la tête intelligente, le front large et l’œil perçant du fameux cardinal, et le masque infiniment plus vulgaire du duc de Mayenne.
— Ah ! je te reconnais, dit Chicot, trinité peu sainte, mais très visible. Maintenant, voyons ce que tu vas faire, je suis tout yeux ; voyons ce que tu vas dire, je suis tout oreilles.
En ce moment même, M. de Monsoreau était arrivé à la porte de fer de la crypte, qui s’ouvrait devant lui.
— Aviez-vous cru qu’il viendrait ? demanda le Balafré à son frère le cardinal.
— Non seulement je l’ai cru, dit celui-ci, mais j’en étais si sûr, que j’ai sous ma robe tout ce qu’il faut pour remplacer la sainte ampoule.
Et Chicot, assez près de la trinité, comme il l’appelait, pour tout voir et pour tout entendre, aperçut sous le faible reflet de la lampe du chœur briller une boîte en vermeil aux ciselures en relief.
— Tiens, dit Chicot, il paraît que l’on va sacrer quelqu’un. Moi qui ai toujours eu envie de voir un sacre, comme cela se rencontre !
Pendant ce temps une vingtaine de moines, la tête ensevelie sous d’immenses capuchons, sortaient par la porte de la crypte et se plaçaient dans la nef. Un seul, conduit par M. de Monsoreau, montait l’escalier du chœur et venait se placer à la droite de MM. de Guise, dans une stalle du chœur, ou plutôt debout sur la marche de cette stalle.
L’enfant de chœur, qui avait reparu, alla respectueusement prendre les ordres du moine de droite et disparut.
Le duc de Guise promena son regard sur cette assemblée, des cinq sixièmes moins nombreuse que la première, et qui, par conséquent, était, selon toute probabilité, une assemblée d’élite, et s’étant assuré que, non seulement tout ce monde l’écoutait, mais encore l’écoutait avec impatience :
— Amis, dit il, le temps est précieux ; je vais donc droit au but. Vous avez entendu tout à l’heure, car je présume que vous faisiez partie de la première assemblée ; vous avez entendu tout à l’heure, dis-je, dans le rapport de quelques membres de la Ligue catholique, les plaintes de ceux de l’association qui taxent de froideur et même de malveillance un des principaux d’entre nous, le prince le plus rapproché du trône. Le moment est venu de rendre à ce prince ce que nous lui devons de respect et de justice. Vous allez l’entendre lui-même, et vous jugerez, vous qui avez à cœur de remplir le premier but de la sainte Ligue, si vos chefs méritent les reproches de froideur et d’inertie faits tout à l’heure par un des frères de la sainte Ligue que nous n’avons pas jugé à propos d’admettre dans notre secret, par le moine Gorenflot.
À ce nom prononcé par le duc de Guise avec un accent qui décelait ses mauvaises intentions envers le belliqueux génovéfain, Chicot, dans son confessionnal, ne put s’empêcher de se livrer à une hilarité qui, pour être muette, n’en était pas moins déplacée, eu égard aux grands personnages qui en étaient l’objet.
— Mes frères, continua le duc, le prince dont on nous avait promis le concours, le prince dont nous osions à peine espérer la présence, mais le simple assentiment, mes frères, le prince est ici.
Tous les regards se tournèrent curieusement vers le moine placé à droite des trois princes lorrains et qui se tenait debout sur le degré de sa stalle.
— Monseigneur, dit le duc de Guise en s’adressant à celui qui pour le moment était l’objet de l’attention générale, la volonté de Dieu me paraît manifeste, car, puisque vous avez consenti à vous joindre à nous, c’est que nous faisons bien de faire ce que nous faisons. Maintenant, une prière, Altesse : abaissez votre capuchon, afin que vos fidèles voient par leurs propres yeux que vous tenez la promesse que nous leur avons faite en votre nom, promesse si flatteuse qu’ils n’osaient y croire.
Le personnage mystérieux que Henri de Guise venait d’interpeller ainsi porta la main à son capuchon, qu’il rabattit sur ses épaules, et Chicot, qui s’était attendu à trouver sous ce froc quelque prince lorrain dont il n’avait pas encore entendu parler, vit avec étonnement apparaître la tête du duc d’Anjou, si pâle qu’à la lueur de la lampe sépulcrale elle semblait celle d’une statue de marbre.
— Oh ! oh ! dit Chicot, notre frère d’Anjou ! il ne se lassera donc pas de jouer au trône avec les têtes des autres ?
— Vive monseigneur le duc d’Anjou ! crièrent tous les assistants.
François devint plus pâle encore qu’il n’était.
— Ne craignez rien, monseigneur, dit Henri de Guise, cette chapelle est sourde et les portes en sont bien fermées.
— Heureuse précaution, se dit Chicot.
— Mes frères, dit le comte de Monsoreau, Son Altesse demande à adresser quelques mots à l’assemblée.
— Oui, oui, qu’elle parle ! s’écrièrent toutes les voix, nous écoutons.
Les trois princes lorrains se retournèrent vers le duc d’Anjou et s’inclinèrent devant lui.
Le duc d’Anjou s’appuya aux bras de sa stalle ; on eût dit qu’il allait tomber.
— Messieurs, dit-il d’une voix si sourdement tremblante, qu’à peine put-on entendre les paroles qu’il prononça d’abord ; messieurs, je crois que Dieu, qui souvent paraît insensible et sourd aux choses de ce monde, tient au contraire ses yeux perçants constamment fixés sur nous, et ne reste ainsi muet et insouciant en apparence que pour remédier un jour par quelque coup d’éclat aux désordres que causent les folles ambitions des humains.
Le commencement du discours du duc était, comme son caractère, passablement ténébreux ; aussi chacun attendit-il qu’un peu de lumière descendît sur les pensées de Son Altesse pour les blâmer ou les applaudir.
Le duc reprit d’une voix un peu plus assurée :
— Moi aussi, j’ai jeté les yeux sur ce monde, et, ne pouvant embrasser toute sa surface de mon faible regard, j’ai arrêté mes yeux sur la France. Qu’ai-je vu alors par tout ce royaume ? La sainte religion du Christ ébranlée sur ses bases augustes et les vrais serviteurs de Dieu épars et proscrits. Alors j’ai sondé les profondeurs de l’abîme ouvert depuis vingt ans par les hérésies qui sapent les croyances sous prétexte d’atteindre plus sûrement à Dieu, et mon âme, comme celle du prophète, a été inondée de douleurs.
Un murmure d’approbation courut dans l’assemblée. Le duc venait de manifester sa sympathie pour les souffrances de l’Église ; ce qui déjà était presque une déclaration de guerre à ceux qui faisaient souffrir cette Église.
— Ce fut au milieu de cette affliction profonde, continua le prince, que le bruit vint à moi que plusieurs nobles gentilshommes pieux et amis des coutumes de nos ancêtres essayaient de consolider l’autel ébranlé. J’ai jeté les yeux autour de moi, et il m’a semblé que j’assistais déjà au jugement suprême, et que Dieu avait séparé en deux corps les réprouvés et les élus. D’un côté étaient ceux-là, et je me suis reculé avec horreur ; de l’autre côté étaient les élus, et je suis venu me jeter dans leurs bras. Mes frères, me voici.
— Amen ! dit tout bas Chicot.
Mais c’était une précaution inutile : Chicot eût pu répondre tout haut, et sa voix n’eût pas été entendue au milieu des applaudissements et des bravos qui s’élevèrent jusqu’aux voûtes de la chapelle.
Les trois princes lorrains, après en avoir donné le signal, les laissèrent se calmer ; puis le cardinal, qui était le plus rapproché du duc, faisant encore un pas de son côté, lui dit :
— Vous êtes venu de votre plein gré parmi nous, prince ?
— De mon plein gré, monsieur.
— Qui vous a instruit du saint mystère ?
— Mon ami, un homme zélé pour la religion, M. le comte de Monsoreau.
— Maintenant, dit à son tour le duc de Guise, maintenant que Votre Altesse est des nôtres, veuillez, monseigneur, avoir la bonté de nous dire ce que vous comptez faire pour le bien de la sainte Ligue.
— Je compte servir la religion catholique, apostolique et romaine dans toutes ses exigences, répondit le néophyte.
— Ventre de biche ! dit Chicot, voici, sur mon âme, des gens bien niais, de se cacher pour dire de pareilles choses ! Que ne proposent-ils cela tout bonnement au roi Henri III, mon illustre maître ? Tout cela lui irait à merveille : processions, macérations, extirpations d’hérésies comme à Rome, fagots et auto-da-fés comme en Flandre et en Espagne. Mais c’est le seul moyen de lui faire avoir des enfants, à ce bon prince. Corbœuf ! j’ai envie de sortir de mon confessionnal et de me présenter à mon tour, tant ce cher duc d’Anjou m’a touché ! Continue, digne frère de Sa Majesté, noble imbécile, continue !
Et le duc d’Anjou, comme s’il eût été sensible à l’encouragement, continua en effet.
— Mais, dit-il, l’intérêt de la religion n’est pas le seul but que des gentilshommes doivent se proposer. Quant à moi, j’en ai entrevu un autre.
— Ouais ! fit Chicot, je suis gentilhomme aussi ; cela m’intéresse donc comme les autres ; parle, d’Anjou, parle.
— Monseigneur, on écoute Votre Altesse avec la plus sérieuse attention, dit le cardinal de Guise.
— Et nos cœurs battent d’espérance en vous écoutant, dit M. de Mayenne.
— Je m’expliquerai donc, dit le duc d’Anjou en sondant de son regard inquiet les profondeurs ténébreuses de la chapelle, comme pour s’assurer que ses paroles ne tomberaient qu’en oreilles dignes de recevoir la confidence.
M. de Monsoreau comprit l’inquiétude du prince et le rassura par un sourire et par un coup d’œil des plus significatifs.
— Or, quand un gentilhomme a pensé à ce qu’il doit à Dieu, continua le duc d’Anjou en baissant involontairement la voix, il pense alors à son…
— Parbleu ! à son roi, souffla Chicot, c’est connu.
— À son pays, dit le duc d’Anjou, et il se demande si son pays jouit bien réellement de tout l’honneur et de tout le bien-être qu’il était destiné d’avoir en partage : car un bon gentilhomme tire ses avantages de Dieu d’abord, et ensuite du pays dont il est l’enfant.
L’assemblée applaudit violemment.
— Eh bien, mais, dit Chicot, et le roi ? il n’en est donc plus question, de ce pauvre monarque ? Et moi qui croyais, comme c’est écrit sur la pyramide de Juvisy, qu’on disait toujours : Dieu, le roi et les dames !
— Je me demande donc, poursuivit le duc d’Anjou, dont les pommettes saillantes s’animaient peu à peu d’une rougeur fébrile, je me demande donc si mon pays jouit de la paix et du bonheur que mérite cette patrie si douce et si belle qu’on appelle la France, et je vois avec douleur qu’il n’en est rien.
En effet, mes frères, l’État se trouve tiraillé par des volontés et des goûts différents, tous aussi puissants les uns que les autres, grâce à la faiblesse d’une volonté supérieure, laquelle, oubliant qu’elle doit tout dominer pour le bien de ses sujets, ne se souvient de ce principe royal que par capricieux intervalles, et toujours si à contre-sens, que ses actes énergiques n’ont lieu que pour faire le mal ; c’est sans nul doute à la fatale destinée de la France ou à l’aveuglement de son chef qu’il faut attribuer ce malheur. Mais, quoique nous en ignorions la vraie source, ou que nous ne fassions que la soupçonner, le malheur n’en est pas moins réel, et j’en accuse, moi, ou les crimes commis par la France contre la religion, ou les impiétés commises par certains faux amis du roi plutôt que par le roi lui-même. Ce qui fait, messieurs, que, dans l’un ou l’autre cas, j’ai dû, en serviteur de l’autel et du trône, me rallier à ceux qui, par tous les moyens, cherchent l’extinction de l’hérésie et la ruine des conseillers perfides. Voilà, messieurs, ce que je veux faire pour la Ligue en m’y associant avec vous.
— Oh ! oh ! murmura Chicot avec des yeux tout ébahis de surprise ; voilà un bout de l’oreille qui passe, et, comme je l’avais cru d’abord, ce n’est point une oreille d’âne, mais de renard.
Cet exorde du duc d’Anjou, qui peut-être a paru un peu long à nos lecteurs, séparés qu’ils sont par trois siècles de la politique de cette époque, avait tellement intéressé les assistants, que la plupart s’étaient rapprochés du prince pour ne point perdre une syllabe de ce discours prononcé avec une voix de plus en plus obscure à mesure que le sens des paroles devenait de plus en plus clair.
Le spectacle était alors curieux. Les assistants, au nombre de vingt-cinq ou trente, le capuchon en arrière, laissant voir des figures nobles, hardies, éveillées, étincelantes de curiosité, se groupaient sous la lueur de la seule lampe qui éclairait alors la scène.
De grandes ombres se répandaient dans toutes les autres parties de l’édifice, qui semblaient, pour ainsi dire, étrangères au drame qui se passait sur un seul point.
Au milieu du groupe, on distinguait la figure pâle du duc d’Anjou, dont les os frontaux cachaient les yeux enfoncés, et dont la bouche, quand elle s’ouvrait, semblait le rictus sinistre d’une tête de mort.
— Monseigneur, dit le duc de Guise, en remerciant Votre Altesse des paroles qu’elle vient de prononcer, je crois devoir l’avertir qu’elle n’est entourée que d’hommes dévoués, non seulement aux principes qu’elle vient de professer, mais encore à la personne de Son Altesse Royale elle-même, et c’est ce dont, si elle en doutait, la suite de la séance pourrait la convaincre plus énergiquement qu’elle ne le pense elle-même.
Le duc d’Anjou s’inclina, et en se relevant jeta un regard inquiet sur l’assemblée.
— Oh ! oh ! murmura Chicot, ou je me trompe, ou tout ce que nous avons vu jusqu’à présent n’était qu’un préambule, et quelque chose va se passer ici de plus important que toutes les fadaises qu’on a dites et faites jusqu’à présent.
— Monseigneur, dit le cardinal, auquel le regard du prince n’avait point échappé, si Votre Altesse éprouvait par hasard quelque crainte, les noms seuls de ceux qui l’entourent en ce moment la rassureraient, je l’espère. Voici M. le gouverneur d’Aunis, M. d’Entragues le jeune, M. de Ribeirac et M. de Livarot, gentilshommes que Votre Altesse connaît peut-être et qui sont aussi braves que loyaux. Voici encore M. le vidame de Castillon, M. le baron de Lusignan, MM. Cruce et Leclerc, tous pénétrés de la sagesse de Votre Altesse Royale et heureux de marcher sous ses auspices à l’émancipation de la sainte religion et du trône. Nous recevrons donc avec reconnaissance les ordres qu’elle voudra bien nous donner.
Le duc d’Anjou ne put dissimuler un mouvement d’orgueil. Ces Guises, si fiers, qu’on n’avait jamais pu les faire plier, parlaient d’obéir.
Le duc de Mayenne reprit :
— Vous êtes, par votre naissance, par votre sagesse, monseigneur, le chef naturel de la sainte Union, et nous devons apprendre de vous quelle est la conduite qu’il faut tenir à l’égard de ces faux amis du roi dont nous parlions tout à l’heure.
— Rien de plus simple, répondit le prince avec cette espèce d’exaltation fébrile qui tient lieu de courage aux hommes faibles ; quand des plantes parasites et vénéneuses croissent dans un champ, dont sans elles on tirerait une riche moisson, il faut déraciner ces herbes dangereuses. Le roi est entouré non pas d’amis, mais de courtisans qui le perdent et qui excitent un scandale continuel dans la France et dans la chrétienté.
— C’est vrai, dit le duc de Guise d’une voix sombre.
— Et d’ailleurs, ces courtisans, reprit le cardinal, nous empêchent, nous, les véritables amis de S. M., d’arriver jusqu’à elle, comme c’est le droit de nos charges et de nos naissances.
— Laissons donc, dit brusquement le duc de Mayenne, aux ligueurs vulgaires, à ceux de la première Ligue, le soin de servir Dieu. En servant Dieu, ils serviront ceux qui leur parlent de Dieu. Nous, faisons nos affaires. Des hommes nous gênent : ils nous bravent, ils nous insultent, ils manquent continuellement de respect au prince que nous honorons le plus et qui est notre chef.
Le front du duc d’Anjou se couvrit de rougeur.
— Détruisons, continua Mayenne, détruisons jusqu’au dernier cette engeance maudite que le roi enrichit des lambeaux de nos fortunes, et que chacun de nous s’engage à en retrancher un seul de la vie. Nous sommes trente ici, comptons-les.
— C’est penser sagement, dit le duc d’Anjou, et vous avez déjà fait votre tâche, monsieur de Mayenne.
— Ce qui est fait ne compte pas, dit le duc.
— Il faut cependant nous en laisser, monseigneur, dit d’Entragues ; moi, je me charge de Quélus.
— Moi de Maugiron, dit Livarot.
— Et moi de Schomberg, dit Ribeirac.
— Bien ! bien ! répétait le duc, et nous avons encore Bussy, mon brave Bussy, qui se chargera bien de quelques-uns.
— Et nous ! et nous ! crièrent tous les ligueurs.
M. de Monsoreau s’avança.
— Ah ! ah ! dit Chicot, qui, en voyant la tournure que prenaient les choses, ne riait plus, voici le grand-veneur qui vient réclamer sa part de la curée.
Chicot se trompait.
— Messieurs, dit-il en étendant la main, je réclame un instant de silence. Nous sommes des hommes résolus, et nous avons peur de nous parler franchement les uns aux autres. Nous sommes des hommes intelligents, et nous tournons autour de niais scrupules.
Allons, messieurs, un peu de courage, un peu de hardiesse, un peu de franchise. Ce n’est pas des mignons du roi Henri qu’il s’agit, ce n’est pas de la difficulté que nous éprouvons à nous approcher de sa personne.
— Allons donc ! disait Chicot écarquillant les yeux au fond de son confessionnal et se faisant un entonnoir acoustique de sa main gauche pour ne pas perdre un mot de ce qu’on disait. Allons donc ! hâte-toi, j’attends.
— Ce qui nous occupe tous, messeigneurs, reprit le comte, c’est l’impossibilité devant laquelle nous sommes acculés. C’est la royauté que l’on nous donne et qui n’est pas acceptable pour une noblesse française : des litanies, du despotisme, de l’impuissance et des orgies, la prodigalité pour des fêtes qui font rire de pitié toute l’Europe, la parcimonie pour tout ce qui regarde la guerre et les arts. Ce n’est pas de l’ignorance, ce n’est pas de la faiblesse, une conduite pareille, messieurs, c’est de la démence !
Un silence funèbre accueillit les paroles du grand-veneur. L’impression était d’autant plus profonde, que chacun se disait tout bas ce qu’il venait de dire tout haut, de sorte que chacun tressaillit comme à l’écho de sa propre voix, et frissonna en songeant qu’il était en tous points de l’avis de l’orateur.
M. de Monsoreau, qui sentait bien que ce silence ne venait que d’un excès d’approbation, continua :
— Devons-nous vivre sous un roi fou, inerte et fainéant, au moment où l’Espagne allume les bûchers, au moment où l’Allemagne réveille les vieux hérésiarques assoupis dans l’ombre des cloîtres, quand l’Angleterre, avec son inflexible politique, tranche les idées et les têtes ? Toutes les nations travaillent glorieusement à quelque chose. Nous, nous dormons. Messieurs, pardonnez-moi de le dire devant un grand prince qui blâmera peut-être ma témérité, car il a le préjugé de famille ; messieurs, depuis quatre ans nous ne sommes plus gouvernés par un roi, mais par un moine.
À ces mots, l’explosion, habilement préparée et habilement contenue depuis une heure par la circonspection des chefs, éclata si violemment, que nul n’eût reconnu dans ces énergumènes ces froids et sages calculateurs de la scène précédente.
— À bas Valois ! cria-t-on, à bas frère Henri ! donnons-nous pour chef un prince gentilhomme, un roi chevalier, un tyran, s’il le faut, mais pas un frocard !
— Messieurs, messieurs, dit hypocritement le duc d’Anjou, pardon, je vous en conjure, pour mon frère, qui se trompe, ou plutôt qui est trompé. Laissez-moi espérer, messieurs, que nos sages remontrances, que l’efficace intervention du pouvoir de la Ligue, le ramèneront dans la bonne voie.
— Siffle, serpent, dit Chicot, siffle.
— Monseigneur, répondit le duc de Guise, Votre Altesse a entendu peut-être un peu tôt, mais enfin elle a entendu l’expression sincère de la pensée de l’association. Non, il ne s’agit plus ici d’une ligue contre le Béarnais, épouvantail des imbéciles ; il ne s’agit plus d’une ligue pour soutenir l’Église, qui se soutiendra bien toute seule ; il s’agit, messieurs, de tirer la noblesse de France de la position abjecte où elle se trouve. Trop longtemps nous avons été retenus par le respect que Votre Altesse nous inspire ; trop longtemps cet amour que nous lui connaissons pour sa famille nous a renfermés violemment dans les bornes de la dissimulation. Maintenant tout est révélé, monseigneur, et Votre Altesse va assister à la véritable séance de la Ligue, dont ce qui vient de se passer n’est que le préambule.
— Que voulez-vous dire, monsieur le duc ? demanda le prince palpitant tout à la fois d’inquiétude et d’ambition.
— Monseigneur, nous nous sommes réunis, continua le duc de Guise, non pas, comme l’a dit judicieusement M. le grand-veneur, pour rebattre des questions usées en théorie, mais pour agir efficacement. Aujourd’hui nous nous choisissons un chef capable d’honorer et d’enrichir la noblesse de France ; et, comme c’était la coutume des anciens Francs, lorsqu’ils se donnaient un chef, de lui donner un présent digne de lui, nous offrons un présent au chef que nous nous sommes choisi…
Tous les cœurs battirent, mais moins fort que celui du duc.
Cependant il resta muet et immobile, et sa pâleur seule trahit son émotion.
— Messieurs, continua le duc en saisissant dans la stalle placée derrière lui un objet assez lourd qu’il éleva entre ses mains, messieurs, voici le présent qu’en votre nom à tous je dépose aux pieds du prince.
— Une couronne ! s’écria le duc se soutenant à peine, une couronne à moi, messieurs !
— Vive François III ! s’écria d’une voix qui fit trembler la voûte la troupe compacte des gentilshommes, qui avaient tiré leurs épées.
— Moi ! moi ! balbutiait le duc tremblant à la fois de joie et de terreur, moi ! Mais c’est impossible ! Mon frère vit encore, mon frère est l’oint du Seigneur.
— Nous le déposons, dit le duc, en attendant que Dieu sanctionne par sa mort l’élection que nous venons de faire, ou plutôt en attendant que quelqu’un de ses sujets, lassé de ce règne sans gloire, prévienne par le poison ou le poignard la justice de Dieu !…
— Messieurs ! dit plus faiblement le duc, messieurs….
— Monseigneur, dit à son tour le cardinal, au scrupule si noble que Votre Altesse vient d’exprimer tout à l’heure, voici notre réponse : Henri III était l’oint du Seigneur ; mais nous l’avons déposé ; il n’est plus l’élu de Dieu, et c’est vous qui allez l’être, monseigneur. Voici un temple aussi vénérable que celui de Reims ; car ici ont reposé les reliques de sainte Geneviève, patronne de Paris ; ici a été inhumé le corps de Clovis, premier roi chrétien ; eh bien, monseigneur, dans ce temple saint, en face de la statue du véritable fondateur de la monarchie française, moi, l’un des princes de l’Église, et qui, sans ambition folle, puis espérer un jour en devenir le chef, je vous dis, monseigneur, voici, pour remplacer le saint chrême, une huile sainte envoyée par le pape Grégoire XIII. Monseigneur, nommez votre futur archevêque de Reims, nommez votre connétable, et, dans un instant, c’est vous qui serez sacré roi, et c’est votre frère Henri, qui, s’il ne vous remet pas le trône, sera considéré comme un usurpateur. Enfant, allumez les flambeaux de l’autel.
Au même instant, l’enfant de chœur, qui n’attendait évidemment que cet ordre, déboucha de la sacristie, un allumoir à la main, et en un instant cinquante flambeaux étincelèrent tant sur l’autel que dans le chœur.
On vit alors sur l’autel une mitre resplendissante de pierreries et une large épée fleurdelisée : c’était la mitre archiépiscopale ; c’était l’épée de connétable.
Au même instant, au milieu des ténèbres que n’avait pu dissiper l’illumination du chœur, l’orgue s’éveilla et fit entendre le Veni, Creator.
Cette espèce de péripétie ménagée par les trois princes lorrains, et à laquelle le duc d’Anjou lui-même ne s’attendait point, produisit une impression profonde sur les assistants. Les courageux s’exaltèrent, et les faibles eux-mêmes se sentirent forts.
Le duc d’Anjou releva la tête, et d’un pas plus assuré, et d’un bras plus ferme qu’on n’aurait dû s’y attendre, il marcha droit à l’autel, prit de la main gauche la mitre, et de la main droite l’épée, et, revenant vers le duc et vers le cardinal, qui s’attendaient à ce double honneur, il mit la mitre sur la tête du cardinal, et ceignit l’épée au duc.
Des applaudissements unanimes saluèrent cette action décisive, d’autant moins attendue, que l’on connaissait le caractère irrésolu du prince.
— Messieurs, dit le duc aux assistants, donnez vos noms à M. le duc de Mayenne, grand maître de France ; le jour où je serai roi, vous serez tous chevaliers de l’ordre.
Les applaudissements redoublèrent, et tous les assistants vinrent l’un après l’autre donner leurs noms à M. de Mayenne.
— Mordieu ! dit Chicot, la belle occasion d’avoir le cordon bleu ! Je n’en retrouverai jamais une pareille, et dire qu’il faut que je m’en prive !
— Maintenant, à l’autel, sire, dit le cardinal de Guise.
— M. de Monsoreau, mon capitaine colonel ; MM. de Ribeirac et d’Entragues, mes capitaines ; M. de Livarot, mon lieutenant des gardes, prenez dans le chœur les places auxquelles le rang que je vous confie vous donne droit.
Chacun de ceux qui venaient d’être nommés alla prendre le poste que, dans une véritable cérémonie du sacre, l’étiquette leur eût assigné.
— Messieurs ; dit le duc en s’adressant au reste de l’assemblée, vous m’adresserez tous une demande, et je tâcherai de ne point faire un seul mécontent.
Pendant ce temps le cardinal était passé derrière le tabernacle, et y avait revêtu les ornements pontificaux. Bientôt il reparut avec la sainte ampoule, qu’il déposa sur l’autel.
Alors il fit un signe à l’enfant de chœur qui apporta le livre des Évangiles et la croix. Le cardinal prit l’un et l’autre, posa la croix sur le livre des Évangiles et les étendit vers le duc d’Anjou, qui mit la main dessus.
— En présence de Dieu, dit le duc, je promets à mon peuple de maintenir et d’honorer notre sainte religion, comme il appartient au roi très chrétien et au fils aîné de l’Église. Et qu’ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Évangiles.
— Amen ! répondirent d’une seule voix tous les assistants.
— Amen ! reprit une espèce d’écho qui semblait venir des profondeurs de l’église.
Le duc de Guise, faisant, comme nous l’avons dit, les fonctions de connétable, monta les trois marches de l’autel, et en avant du tabernacle déposa son épée, que le cardinal bénit.
Le cardinal alors la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, la présenta au roi, qui la prit par la poignée.
— Sire, dit-il, prenez cette épée, qui vous est donnée avec la bénédiction du Seigneur, afin que par elle et par la force de l’Esprit-Saint, vous puissiez résister à tous vos ennemis, protéger et défendre la sainte Église et le royaume qui vous est confié. Prenez cette épée, afin que, par son secours, vous exerciez la justice, vous protégiez les veuves et les orphelins, vous répariez les désordres ; afin que, vous couvrant de gloire par toutes les vertus, vous méritiez de régner avec celui dont vous êtes l’image sur la terre, et qui règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles.
Le duc baissa l’épée de manière que la pointe touchât le sol, et, après l’avoir offerte à Dieu, la rendit au duc de Guise.
L’enfant de chœur apporta un coussin qu’il déposa devant le duc d’Anjou, qui s’agenouilla.
Puis le cardinal ouvrit le petit coffret de vermeil, et, avec la pointe d’une aiguille d’or, il en tira une parcelle d’huile sainte, qu’il étendit sur la patène.
Alors, la patène à la main gauche, il dit sur le duc deux oraisons.
Puis, prenant le saint-chrême avec le pouce, il traça une croix sur le sommet de la tête du duc, en disant :
— Ungo te in regem de oleo sanctificato, in nomme Patris et Filii et Spiritus sancti.
Presque aussitôt l’enfant de chœur essuya l’onction avec un mouchoir brodé d’or.
En ce moment le cardinal prit la couronne à deux mains et l’abaissa vers la tête du prince, mais sans la poser. Aussitôt le duc de Guise et le duc de Mayenne s’approchèrent, et de chaque côté soutinrent la couronne.
Enfin le cardinal, ne la soutenant plus que de la main gauche, dit en bénissant le prince de la main droite :
« Dieu te couronne de la couronne de gloire et de justice. »
Puis, la posant sur la tête du prince :
« Reçois cette couronne, dit-il, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
Le duc d’Anjou, blême et frissonnant, sentit la couronne se poser sur sa tête, et instinctivement il y porta la main.
La sonnette de l’enfant de chœur retentit alors, et fit courber le front de tous les assistants.
Mais ils se relevèrent bientôt, brandissant les épées et criant : — Vive le roi François III !
— Sire, dit le cardinal au duc d’Anjou, vous régnez dès aujourd’hui sur la France ; car vous êtes sacré par le pape Grégoire XIII lui-même, dont je suis le représentant.
— Ventre de biche ! dit Chicot, quel malheur que je n’aie pas les écrouelles !
— Messieurs, dit le duc d’Anjou se relevant fier et majestueux, je n’oublierai jamais les noms des trente gentilshommes qui m’ont, les premiers, jugé digne de régner sur eux ; et maintenant adieu, messieurs, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde !
Le cardinal s’inclina, ainsi que le duc de Guise ; mais Chicot, qui les voyait de côté, s’aperçut que, tandis que le duc de Mayenne reconduisait le nouveau roi, les deux princes lorrains échangeaient un ironique sourire.
— Ouais ! dit le Gascon ; qu’est-ce que cela signifie encore, et à quoi sert le jeu si tout le monde triche ?
Pendant ce temps, le duc d’Anjou avait regagné l’escalier de la crypte, et bientôt il disparut dans les ténèbres de l’église souterraine, où, l’un après l’autre, tous les assistants le suivirent, à l’exception des trois frères, qui rentrèrent dans la sacristie, tandis que le frère portier éteignait les cierges de l’autel.
L’enfant de chœur referma la crypte derrière eux, et l’église se trouva éclairée par cette lampe, qui, seule inextinguible, semblait un symbole inconnu du vulgaire, et parlant seulement aux élus de quelque mystérieuse initiation.