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La Dame de Monsoreau/32

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Le Siècle (p. 94-97).


CHAPITRE XXXII.

COMMENT CHICOT, APRÈS AVOIR FAIT UN TROU AVEC UNE VRILLE, EN FIT UN AVEC SON ÉPÉE.


Maître Nicolas David, en reconnaissant celui qu’il savait être son ennemi mortel, ne put retenir un mouvement de terreur.

Gorenflot profita de ce mouvement pour se jeter de côté, et rompre ainsi la rectitude de la ligne qui se trouvait entre son cou et l’épée de l’avocat.

— À moi, tendre ami, cria-t-il, à moi, à l’aide, au secours, à la rescousse, on m’égorge.

— Ah ! ah ! cher monsieur David, dit Chicot, c’est donc vous ?

— Oui, balbutia David, oui, sans doute, c’est moi.

— Enchanté de vous rencontrer, reprit le Gascon.

Puis, se retournant vers le moine :

— Mon bon Gorenflot, lui dit-il, ta présence comme moine était fort nécessaire ici tout à l’heure, quand on croyait monsieur mourant ; mais à présent que monsieur se porte à merveille, ce n’est plus un confesseur qu’il lui faut ; aussi il va avoir affaire à un gentilhomme.

David essaya de ricaner avec mépris.

— Oui, à un gentilhomme, dit Chicot, et qui va vous faire voir qu’il est de bonne race. Mon cher Gorenflot, continua-t-il en s’adressant au moine, faites moi le plaisir d’aller vous mettre en sentinelle sur le palier, et d’empêcher qui que ce soit au monde de venir me déranger dans la petite conversation que je vais avoir avec monsieur.

Gorenflot ne demandait pas mieux que de se trouver à distance de Nicolas David ; aussi accomplit-il le cercle qu’il lui fallait parcourir en serrant les murs le plus près possible ; puis, arrivé à la porte, il s’élança dehors, plus léger de cent livres qu’il ne l’était en entrant.

Chicot ferma la porte derrière lui, et, toujours avec le même flegme, poussa le verrou.

David avait d’abord considéré ce préambule avec un saisissement qui résultait de l’imprévu de la situation ; mais, bientôt, se reposant sur sa force bien connue dans les armes, et sur ce qu’au bout du compte il était seul à seul avec Chicot, il s’était remis, et, quand le Gascon se retourna, après avoir fermé la porte, il le trouva appuyé au pied du lit, son épée à la main et le sourire sur les lèvres.

— Habillez-vous, monsieur, dit Chicot, je vous en donnerai le temps et la facilité, car je ne veux avoir aucun avantage sur vous. Je sais que vous êtes un vaillant escrimeur, et que vous maniez l’épée comme Leclerc en personne ; mais cela m’est parfaitement égal.

David se mit à rire.

— La plaisanterie est bonne, dit-il.

— Oui, répondit Chicot ; elle me paraît telle, du moins, puisque c’est moi qui la fais, et elle vous paraîtra bien meilleure tout à l’heure à vous qui êtes homme de goût. Savez-vous ce que je viens chercher en cette chambre, maître Nicolas ?

— Le reste des coups de lanière que je vous redevais au nom du duc de Mayenne, le jour où vous avez si lestement sauté par une fenêtre.

— Non, monsieur ; j’en sais le compte, et je les rendrai à celui qui me les a fait donner, soyez tranquille. Ce que je viens chercher, c’est certaine généalogie que M. Pierre de Gondy, sans savoir ce qu’il portait, a portée à Avignon, et, sans savoir ce qu’il rapportait, vous a remise tout à l’heure.

David pâlit.

— Quelle généalogie ? dit-il.

— Celle de MM. de Guise, qui descendent, comme vous savez, de Charlemagne en droite ligne.

— Ah ! ah ! dit David, vous êtes donc espion, monsieur ; je vous croyais seulement bouffon, moi ?

— Cher monsieur David, je serai, si vous le voulez bien, l’un et l’autre dans cette occasion : espion pour vous faire pendre, et bouffon pour en rire.

— Me faire pendre !

— Haut et court, monsieur. Vous n’avez pas la prétention d’être décapité, j’espère ; c’est bon pour les gentilshommes.

— Et comment vous y prendrez-vous pour cela ?

— Oh ! ce sera bien simple ; je raconterai la vérité, voilà tout. Il faut vous dire, cher monsieur David, que j’ai assisté le mois passé à ce petit conciliabule tenu dans le couvent de Sainte-Geneviève, entre LL. AA. SS. MM. de Guise et madame de Montpensier.

— Vous ?

— Oui, j’étais logé dans le confessionnal en face du vôtre ; on y est fort mal, n’est-ce pas ? d’autant plus mal, pour mon compte du moins, que j’ai été obligé, pour en sortir, d’attendre que tout fût fini, et que la chose a été fort longue à se terminer. J’ai donc assisté aux discours de M. de Monsoreau, de la Hurière et d’un certain moine dont j’ai oublié le nom, mais qui m’a paru fort éloquent. Je connais l’affaire du couronnement de M. d’Anjou, qui a été moins amusante ; mais en échange la petite pièce a été drôle ; on jouait la généalogie de MM. de Lorraine, revue, augmentée et corrigée par maître Nicolas David. C’était une fort drôle de pièce, à laquelle il ne manquait plus que le visa de Sa Sainteté.

— Ah ! vous connaissez la généalogie ? dit David se contenant à peine et mordant ses lèvres avec colère.

— Oui, dit Chicot, et je l’ai trouvée infiniment ingénieuse, surtout à l’endroit de la loi salique. Seulement, c’est un grand malheur d’avoir tant d’esprit que cela : on se fait pendre ; aussi, me sentant ému d’un tendre intérêt pour un homme si ingénieux, comment ? me suis-je dit, je laisserais pendre ce brave monsieur David, un maître d’armes très agréable, un avocat de première force, un de mes bons amis, enfin, et cela quand je puis au contraire non seulement lui sauver la corde, mais encore faire sa fortune, à ce brave avocat, ce bon maître, cet excellent ami, le premier qui m’ait donné la mesure de mon cœur en prenant la mesure de mon dos ; non, cela ne sera pas. Alors, vous ayant entendu parler de voyage, j’ai pris la résolution, rien ne me retenant, de voyager avec vous, c’est-à-dire derrière vous. Vous êtes sorti par la porte Bordelle, n’est-ce pas ? je vous guettais, vous ne m’avez pas vu, cela ne m’étonne point, j’étais bien caché ; de ce moment-là, je vous ai suivi, vous perdant, vous rattrapant, prenant beaucoup de peine, je vous assure ; enfin, nous sommes arrivés à Lyon ; je dis nous sommes, parce que, une heure après vous, j’étais installé dans le même hôtel que vous, non seulement dans le même hôtel, mais encore dans la chambre à côté ; dans celle-ci, tenez, qui n’est séparée de la vôtre que par une simple cloison ; vous pensez bien que je n’étais pas venu de Paris à Lyon, ne vous quittant pas des yeux, pour vous perdre de vue ici. Non, j’ai percé un petit trou à l’aide duquel j’avais l’avantage de vous examiner tant que je voulais, et, je l’avoue, je me donnais ce plaisir plusieurs fois le jour. Enfin vous êtes tombé malade ; l’hôte voulait vous mettre à la porte ; vous aviez donné rendez-vous à M. de Gondy au Cygne-de-la-Croix ; vous aviez peur qu’il ne vous trouvât point autre part, ou du moins qu’il ne vous retrouvât point assez vite. C’était un moyen, je n’en ai été dupe qu’à moitié ; cependant, comme à tout prendre, vous pouviez être malade réellement, comme nous sommes tous mortels, vérité dont je tâcherai de vous convaincre tout à l’heure, je vous ai envoyé un brave moine, mon ami, mon compagnon, pour vous exciter au repentir, vous ramener à la résipiscence ; mais point, pécheur endurci que vous êtes, vous avez voulu lui perforer la gorge avec votre rapière, oubliant cette maxime de l’Évangile : « Qui frappe de l’épée périra par l’épée. » C’est alors, cher monsieur David, que je suis venu et que je vous ai dit : Voyons, nous sommes de vieilles connaissances, de vieux amis ; arrangeons la chose ensemble ; voyons, dites, à cette heure que vous êtes au courant, voulez-vous l’arranger, la chose ?

— Et de quelle façon ?

— De la façon dont elle se fût arrangée si vous eussiez été véritablement malade, que mon ami Gorenflot vous eût confessé et que vous lui eussiez remis les papiers qu’il vous demandait. Alors je vous eusse pardonné et j’eusse même dit de grand cœur un in manus pour vous. Eh bien ! je ne serai pas plus exigeant pour le vivant que pour le mort ; et ce qui me reste à vous dire, le voici : Monsieur David, vous êtes un homme accompli : l’escrime, le cheval, la chicane, l’art de mettre de grosses bourses dans de larges poches, vous possédez tout. Il serait fâcheux qu’un homme comme vous disparût tout à coup du monde, où il est destiné à faire une si belle fortune. Eh bien, cher monsieur David, ne faites plus de conspirations, fiez-vous à moi, rompez avec les Guises, donnez-moi vos papiers, et, foi de gentilhomme ! je ferai votre paix avec le roi.

— Tandis qu’au contraire, si je ne vous les donne pas ? demanda Nicolas David.

— Ah ! si vous ne me les donnez pas, c’est autre chose. Foi de gentilhomme, je vous tuerai ! Est-ce toujours drôle, cher monsieur David ?

— De plus en plus, répondit l’avocat en caressant son épée.

— Mais si vous me les donnez, continua Chicot, tout sera oublié ; vous ne me croyez pas peut-être, cher monsieur David, car vous êtes d’une nature mauvaise, et vous vous figurez que mon ressentiment est incrusté dans mon cœur comme la rouille dans le fer. Non, je vous hais, c’est vrai, mais je hais M. de Mayenne plus que vous ; donnez-moi de quoi perdre M. de Mayenne et je vous sauve ; et puis, voulez-vous que j’ajoute encore quelques paroles, que vous ne croirez pas, vous qui n’aimez rien que vous-même ? eh bien, c’est que j’aime le roi, moi, tout niais, tout corrompu, tout abâtardi qu’il est ; le roi qui m’a donné un refuge, une protection contre votre boucher de Mayenne, qui assassine de nuit, à la tête de quinze bandits, un seul gentilhomme, sur la place du Louvre ; vous savez de qui je veux parler, c’est de ce pauvre Saint-Mégrin ; n’en étiez-vous pas de ses bourreaux, vous ? Non, tant mieux, je le croyais tout à l’heure, et je le crois bien plus encore maintenant. Eh bien ! je veux qu’il règne tranquillement, mon pauvre roi Henri, ce qui est impossible avec les Mayenne et les généalogies de Nicolas David. Livrez-moi donc la généalogie, et, foi de gentilhomme, je tais votre nom et fais votre fortune.

Pendant cette longue exposition de ses idées, qu’il n’avait même faite si longue que dans ce but, Chicot avait observé David en homme intelligent et ferme. Pendant cet examen, il ne vit pas se détendre une seule fois la fibre d’acier qui dilatait l’œil fauve de l’avocat ; pas une bonne pensée n’éclaira ses traits assombris ; pas un retour de cœur n’amollit sa main crispée sur l’épée.

— Allons, dit Chicot, je vois que tout ce que je vous dis est de l’éloquence perdue, et que vous ne me croyez pas ; il me reste donc un moyen de vous punir d’abord de vos torts anciens envers moi, puis de débarrasser la terre d’un homme qui ne croit plus à la probité ni à l’humanité. Je vais vous faire pendre. Adieu, monsieur David.

Et Chicot fit à reculons un pas vers la porte sans perdre de vue l’avocat.

Celui-ci fit un bond en avant.

— Et vous croyez que je vous laisserai sortir ? s’écria l’avocat ; non pas, mon bel espion ; non pas, Chicot, mon ami : quand on sait des secrets comme ceux de la généalogie, on meurt ! Quand on menace Nicolas David, on meurt ! Quand on entre ici comme tu y es entré, on meurt !

— Vous me mettez parfaitement à mon aise, répondit Chicot avec le même calme ; je n’hésitais que parce que je suis sûr de vous tuer. Crillon, en faisant des armes avec moi, m’a appris, il y a deux mois, une botte particulière, une seule ; mais elle suffira, parole d’honneur. Allons, remettez-moi les papiers, ajouta-t-il d’une voix terrible, ou je vous tue ! et je vais vous dire comment : Je vous percerai la gorge où vous vouliez saigner mon ami Gorenflot.

Chicot n’avait point achevé ces paroles, que David, avec un sauvage éclat de rire, s’élança sur lui ; Chicot le reçut l’épée au poing.

Les deux adversaires étaient à peu près de la même taille ; mais les vêtements de Chicot dissimulaient sa maigreur, tandis que rien ne dissimulait la nature longue, mince et flexible de l’avocat. Il semblait un long serpent, tant son bras prolongeait sa tête, tant son épée agile s’agitait comme un triple dard ; mais, comme le lui avait annoncé Chicot, il avait affaire à un rude adversaire ; Chicot, faisant des armes presque tous les jours avec le roi, était devenu un des plus forts tireurs du royaume ; c’est ce dont Nicolas David put s’apercevoir, en trouvant toujours le fer de son adversaire, de quelque façon qu’il cherchât à l’attaquer.

Il fit un pas de retraite.

— Ah ! ah ! dit Chicot, vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ? Eh bien, encore une fois, les papiers.

David, pour toute réponse, se jeta de nouveau sur le Gascon, et un second combat s’engagea plus long et plus acharné que le premier, quoique Chicot se contentât de parer et n’eût pas encore porté un coup. Cette seconde lutte se termina, comme la première, par un pas de retraite de l’avocat.

— Ah ! ah ! dit Chicot, à mon tour maintenant.

Et il fit un pas en avant.

Pendant qu’il marchait, Nicolas David dégagea pour l’arrêter. Chicot para prime, lia l’épée de son adversaire tierce sur tierce, et l’atteignit à l’endroit qu’il avait indiqué d’avance ; il lui enfonça la moitié de sa rapière dans la gorge.

— Voilà le coup, dit Chicot.

David ne répondit pas ; il tomba du coup aux pieds de Chicot en crachant une gorgée de sang.

Chicot à son tour fit un pas de retraite. Tout blessé à mort qu’il est, le serpent peut encore se redresser et mordre.

Mais David, par un mouvement naturel, essaya de se traîner vers son lit comme pour défendre encore son secret.

— Ah ! dit Chicot, je te croyais retors, et tu es sot, au contraire, comme un reître. Je ne savais pas l’endroit où tu avais caché tes papiers, et voilà que tu me l’apprends.

Et, tandis que David se tordait dans les convulsions de l’agonie, Chicot courut au lit, souleva le matelas et trouva, sous le chevet, un petit rouleau de parchemin, que David, dans l’ignorance de la catastrophe qui le menaçait, n’avait pas songé à cacher mieux.

Au moment même où il le déroulait pour s’assurer que c’était bien le papier qu’il cherchait, David se soulevait avec rage ; puis, retombant aussitôt, rendait le dernier soupir.

Chicot parcourut d’abord d’un œil étincelant de joie et d’orgueil le parchemin rapporté d’Avignon par Pierre de Gondy.

Le légat du pape, fidèle à la politique du souverain pontife depuis son avènement au trône, avait écrit au bas :

Fiat ut voluit Deus : Deus jura hominum fecit.

— Voilà, dit Chicot, un pape qui traite assez mal le roi très chrétien.

Et il plia soigneusement le parchemin, qu’il introduisit dans la poche la plus sûre de son justaucorps, c’est-à-dire dans celle qui s’appuyait sur sa poitrine.

Puis il prit le corps de l’avocat, qui était mort sans presque répandre de sang, la nature de la plaie ayant concentré l’hémorragie au dedans, le replaça dans le lit, la face tournée contre la ruelle, et, rouvrant la porte, appela Gorenflot.

Gorenflot entra.

— Comme vous êtes pâle ! dit le moine.

— Oui, dit Chicot ; les derniers moments de ce pauvre homme m’ont causé quelque émotion.

— Il est donc mort ? demanda Gorenflot.

— Il y a tout lieu de le croire, répondit Chicot.

— Il se portait si bien tout à l’heure.

— Trop bien. Il a voulu manger des choses difficiles à digérer, et, comme Anacréon, il est mort pour avoir avalé de travers.

— Oh ! oh ! dit Gorenflot, le coquin qui voulait m’étrangler, moi, un homme d’Église ; voilà ce qui lui aura porté malheur.

— Pardonnez-lui, compère, vous êtes chrétien.

— Je lui pardonne, dit Gorenflot, quoiqu’il m’ait fait grand’peur.

— Ce n’est pas le tout, dit Chicot ; il conviendrait que vous allumiez les cires, et que vous marmottiez quelques prières près de son corps.

— Pourquoi faire ?

C’était le mot de Gorenflot, on se le rappelle.

— Comment ! pourquoi faire ? Pour n’être point pris et conduit dans les prisons de la ville comme meurtrier.

— Moi ! meurtrier de cet homme ! Allons donc ; c’est lui qui voulait m’étrangler.

— Mon Dieu, oui ! Et, comme il n’a pu y réussir, la colère lui a mis le sang en mouvement ; un vaisseau se sera brisé dans sa poitrine, et bonsoir. Vous voyez bien qu’en somme, Gorenflot, c’est vous qui êtes la cause de sa mort. Cause innocente, c’est vrai ; mais n’importe ! En attendant que votre innocence soit reconnue, on pourrait vous faire un mauvais parti.

— Je crois que vous avez raison, monsieur Chicot, dit le moine.

— D’autant plus raison qu’il y a dans cette bonne ville, à Lyon, un official un peu coriace.

— Jésus ! murmura le moine.

— Faites donc ce que je vous dis, compère.

— Que faut-il que je fasse ?

— Installez-vous ici, récitez avec onction toutes les prières que vous savez, et même celles que vous ne savez pas, et quand le soir sera venu et que vous serez seul, sortez de l’hôtellerie, sans lenteur et sans précipitation ; vous connaissez le travail du maréchal ferrant qui fait le coin de la rue ?

— Certainement, c’est à lui que je me suis donné ce coup hier soir, dit Gorenflot montrant son œil cerclé de noir.

— Touchant souvenir. Eh bien ! j’aurai soin que vous retrouviez là votre cheval, entendez-vous ? Vous monterez dessus sans donner d’explication à personne ; ensuite, pour peu que le cœur vous en dise, vous connaissez la route de Paris ; à Villeneuve-le-Roi vous vendrez votre cheval, et vous reprendrez Panurge.

— Ah ! ce bon Panurge ; vous avez raison, je serai heureux de le revoir, je l’aime. Mais d’ici là, ajouta le moine d’un ton piteux, comment vivrai-je ?

— Quand je donne, je donne, dit Chicot, et ne laisse pas mendier mes amis, comme on fait au couvent de Sainte-Geneviève ; tenez.

Et Chicot tira de sa poche une poignée d’écus qu’il mit dans la large main du moine.

— Homme généreux ! dit Gorenflot attendri jusqu’aux larmes, laissez-moi rester avec vous à Lyon. J’aime assez Lyon ; c’est la seconde capitale du royaume, puis la ville est hospitalière.

— Mais comprends donc une chose, triple brute ! c’est que je ne reste pas, c’est que je pars, et cela si rapidement, que je ne t’engage point à me suivre.

— Que votre volonté soit faite, monsieur Chicot, dit Gorenflot résigné.

— À la bonne heure ! dit Chicot, te voilà comme je t’aime, compère.

Et il installa le moine près du lit, descendit chez l’hôte, et, le prenant à part :

— Maître Bernouillet, dit-il, sans que vous vous en doutiez, un grand événement s’est passé dans votre maison.

— Bah ! répondit l’hôte avec des yeux effarés, qu’y a-t il donc ?

— Cet enragé royaliste, ce contempteur de la religion, cet abominable hanteur de huguenots…

— Eh bien ?

— Eh bien ! il a reçu la visite ce matin d’un messager de Rome.

— Je le sais bien, puisque c’est moi qui vous l’ai dit.

— Eh bien ! notre saint-père le pape, à qui toute justice temporelle est dévolue en ce monde, notre saint-père le pape l’envoyait directement au conspirateur : seulement, selon toute probabilité, le conspirateur ne se doutait pas dans quel but.

— Et dans quel but l’envoyait-il ?

— Montez dans la chambre de votre hôte, maître Bernouillet, levez un peu sa couverture, regardez-lui aux environs du cou, et vous le saurez.

— Holà ! vous m’effrayez.

— Je ne vous en dis pas davantage. Cette justice s’est accomplie chez vous, maître Bernouillet. C’est un bien grand honneur que vous fait le pape.

Puis Chicot glissa dix écus d’or dans la main de son hôte et gagna l’écurie, d’où il fit sortir les deux chevaux.

Cependant l’hôte avait grimpé ses escaliers plus leste que l’oiseau, et était entré dans la chambre de Nicolas David.

Il y trouva Gorenflot en prières.

Alors il s’approcha du lit, et, selon les instructions qu’il avait reçues, releva les couvertures.

La blessure était bien à la place indiquée, encore vermeille ; mais le corps était déjà froid.

— Ainsi meurent tous les ennemis de la sainte religion ! dit-il en faisant un signe d’intelligence à Gorenflot.

— Amen ! répondit le moine.

Ces événements se passaient à peu près vers le même temps où Bussy remettait Diane de Méridor entre les bras du vieux baron, qui la croyait morte.