La Dame de Monsoreau/47
CHAPITRE XLVII.
LES ÉCHECS DE CHICOT, LE BILBOQUET DE QUÉLUS ET LA SARBACANE DE SCHOMBERG.
On peut dire que Chicot, malgré son apparente froideur, s’en retournait au Louvre avec la joie la plus complète.
C’était pour lui une triple satisfaction d’avoir rendu service à un brave comme l’était Bussy, d’avoir travaillé à quelque intrigue et d’avoir rendu possible, pour le roi, un coup d’État que réclamaient les circonstances.
En effet, avec la tête et surtout le cœur que l’on connaissait à M. de Bussy, avec l’esprit d’association que l’on connaissait à MM. de Guise, on risquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne ville de Paris.
Tout ce que le roi avait craint, tout ce que Chicot avait prévu, arriva comme on pouvait s’y attendre.
M. de Guise, après avoir reçu, le matin, chez lui, les principaux ligueurs, qui, chacun de son côté, étaient venus lui apporter les registres couverts de signatures que nous avons vus ouverts dans les carrefours, aux portes des principales auberges et jusque sur les autels des églises ; M. de Guise, après avoir promis un chef à la Ligue, et après avoir fait jurer à chacun de reconnaître le chef que le roi nommerait ; M. de Guise, après avoir enfin conféré avec le cardinal et avec M. de Mayenne, était sorti pour se rendre chez M. le duc d’Anjou, qu’il avait perdu de vue la veille, vers les dix heures du soir.
Chicot se doutait de la visite ; aussi, en sortant de chez Bussy, avait-il été incontinent flâner aux environs de l’hôtel d’Alençon, situé au coin de la rue Hautefeuille et de la rue Saint-André. Il y était depuis un quart d’heure à peine, quand il vit déboucher celui qu’il attendait par la rue de la Huchette.
Chicot s’effaça à l’angle de la rue du Cimetière, et le duc de Guise entra à l’hôtel sans l’avoir aperçu.
Le duc trouva le premier valet de chambre du prince assez inquiet de n’avoir pas vu revenir son maître ; mais il s’était douté de ce qui était arrivé, c’est-à-dire que le duc avait été coucher au Louvre.
Le duc demanda si en l’absence du prince il ne pourrait point parler à Aurilly : le valet de chambre répondit au duc qu’Aurilly était dans le cabinet de son maître, et qu’il avait toute liberté de l’interroger.
Le duc passa. Aurilly, en effet, on se le rappelle, joueur de luth et confident du prince, était de tous les secrets de M. le duc d’Anjou, et devait savoir mieux que personne où se trouvait Son Altesse.
Aurilly était pour le moins aussi inquiet que le valet de chambre, et de temps en temps il quittait son luth, sur lequel ses doigts couraient avec distraction, pour se rapprocher de la fenêtre et regarder, à travers les vitres, si le duc ne revenait pas.
Trois fois on avait envoyé au Louvre, et, à chaque fois, on avait fait répondre que monseigneur, rentré fort tard au palais, dormait encore.
M. de Guise s’informa à Aurilly du duc d’Anjou.
Aurilly avait été séparé de son maître la veille, au coin de la rue de l’Abre-Sec, par un groupe qui venait augmenter le rassemblement qui se faisait à la porte de l’hôtellerie de la Belle-Étoile, de sorte qu’il était revenu attendre le duc à l’hôtel d’Alençon, ignorant la résolution qu’avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.
Le joueur de luth raconta alors au prince lorrain la triple ambassade qu’il avait envoyée au Louvre, et lui transmit la réponse identique qui avait été faite à chacun des trois messagers.
— Il dort à onze heures, dit le duc ; ce n’est guère probable ; le roi est debout d’ordinaire à cette heure. Vous devriez aller au Louvre, Aurilly.
— J’y ai songé, monseigneur, dit Aurilly, mais je crains que ce prétendu sommeil ne soit une recommandation qu’il ait faite au concierge du Louvre, et qu’il ne soit en galanterie par la ville ; or, s’il en était ainsi, monseigneur serait peut-être contrarié qu’on le cherchât.
— Aurilly, reprit le duc, croyez-moi, monseigneur est un homme trop raisonnable pour être en galanterie un jour comme aujourd’hui. Allez donc au Louvre sans crainte, et vous y trouverez monseigneur.
— J’irai donc, monsieur, puisque vous le désirez ; mais que lui dirai-je ?
— Vous lui direz que la convocation au Louvre était pour deux heures, et qu’il sait bien que nous devions conférer ensemble avant de nous trouver chez le roi. Vous comprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un mouvement de mauvaise humeur assez irrespectueux, que ce n’est point au moment où le roi va nommer un chef à la Ligue qu’il s’agit de dormir.
— Fort bien, monseigneur, et je prierai Son Altesse de venir ici.
— Où je l’attends bien impatiemment, lui direz-vous ; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sont déjà au Louvre, et il n’y a pas un instant à perdre. Moi, pendant ce temps, j’enverrai quérir M. de Bussy.
— C’est entendu, monseigneur. Mais, au cas où je ne trouverais point Son Altesse, que ferais-je ?
— Si vous ne trouvez point Son Altesse, Aurilly, n’affectez point de la chercher ; il suffira que vous lui disiez plus tard avec quel zèle j’ai tenté de la rencontrer. Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai au Louvre.
Aurilly salua le duc et partit.
Chicot le vit sortir et devina la cause de sa sortie. Si M. le duc de Guise apprenait l’arrestation de M. d’Anjou, tout était perdu, ou, du moins, tout s’embrouillait fort. Chicot vit qu’Aurilly remontait la rue de la Huchette pour prendre le pont Saint-Michel ; lui, au contraire alors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse de ses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment où Aurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.
Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit au théâtre même des événements importants de la journée.
Il descendit les quais garnis de bourgeois, ayant tout l’aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui lui apparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plus tranquille et sa plus benoîte apparence.
Aurilly savait son monde et connaissait sa cour ; il causa d’abord avec l’officier de la porte, qui était toujours un personnage considérable pour les chercheurs de nouvelles et les flaireurs de scandale.
L’officier de la porte était tout miel ; le roi s’était réveillé de la meilleure humeur du monde.
Aurilly passa de l’officier de la porte au concierge.
Le concierge passait une revue de serviteurs habillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d’un nouveau modèle.
Il sourit au joueur de luth, répondit à ses commentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurilly la meilleure opinion de l’atmosphère politique.
En conséquence, Aurilly passa outre et prit le grand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant force saluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et les antichambres.
À la porte de l’appartement de Son Altesse, il trouva Chicot assis sur un pliant.
Chicot jouait aux échecs tout seul, et paraissait absorbé dans une profonde combinaison.
Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avec ses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.
Il fut forcé de frapper sur l’épaule du Gascon.
— Ah ! c’est vous, dit Chicot, pardon, monsieur Aurilly.
— Que faites-vous donc, monsieur Chicot ?
— Je joue aux échecs, comme vous voyez.
— Tout seul ?
— Oui… j’étudie un coup… savez-vous jouer aux échecs, monsieur ?
— À peine.
— Oui, je sais, vous êtes musicien, et la musique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrent à cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leur intelligence.
— Il paraît que le coup est sérieux, demanda en riant Aurilly.
— Oui, c’est mon roi qui m’inquiète ; vous saurez, monsieur Aurilly, qu’aux échecs le roi est un personnage très niais, très insignifiant, qui n’a pas de volonté, qui ne peut faire qu’un pas à droite, un pas à gauche, un pas en avant, un pas en arrière, tandis qu’il est entouré d’ennemis très alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d’un coup, et d’une foule de pions qui l’entourent, qui le pressent, qui le harcèlent ; de sorte que, s’il est mal conseillé, ah ! dame ! en peu de temps, c’est un monarque perdu ; il est vrai qu’il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d’un bout de l’échiquier à l’autre, qui a le droit de se mettre devant lui, derrière lui et à côté de lui ; mais il n’en est pas moins certain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s’aventure lui-même, monsieur Aurilly, et, dans ce moment, je vous avouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des plus périlleuses.
— Mais, demanda Aurilly, par quel hasard, monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons à la porte de Son Altesse Royale ?
— Parce que j’attends M. de Quélus, qui est là.
— Où là ? demanda Aurilly.
— Mais chez Son Altesse.
— Chez Son Altesse, M. de Quélus ? fit avec surprise Aurilly.
Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livré passage au joueur de luth ; mais de telle façon qu’il avait transporté son établissement dans le corridor, et que le messager de M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui et la porte d’entrée.
Cependant il hésitait à ouvrir cette porte.
— Mais, dit-il, que fait donc M. de Quélus chez M. le duc d’Anjou ? je ne les savais pas si grands amis.
— Chut ! dit Chicot avec un air de mystère.
Puis, tenant toujours son échiquier entre ses deux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, de sorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvres arrivèrent à l’oreille d’Aurilly.
— Il vient demander pardon à Son Altesse Royale, dit-il, pour une petite querelle qu’ils eurent hier.
— En vérité ? dit Aurilly.
— C’est le roi qui a exigé cela ; vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en ce moment. Le roi n’a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus, et Quélus a reçu l’ordre de s’humilier.
— Vraiment ?
— Ah ! monsieur Aurilly, dit Chicot, je crois que véritablement nous entrons dans l’âge d’or ; le Louvre va devenir l’Arcadie, et les deux frères Arcades ambo. Ah ! pardon, monsieur Aurilly, j’oublie toujours que vous êtes musicien.
Aurilly sourit et passa dans l’antichambre, en ouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coup d’œil des plus significatifs avec Quélus, qui d’ailleurs était probablement prévenu à l’avance.
Chicot reprit alors ses combinaisons palamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durement peut-être que ne l’eût mérité un souverain en chair et en os, mais plus durement certes que ne le méritait un innocent morceau d’ivoire.
Aurilly, une fois entré dans l’antichambre, fut salué très courtoisement par Quélus, entre les mains de qui un superbe bilboquet d’ébène, enjolivé d’incrustations d’ivoire, faisait de rapides évolutions.
— Bravo ! monsieur de Quélus, dit Aurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile, bravo !
— Ah ! mon cher monsieur Aurilly, dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez du luth ?
— Quand vous aurez étudié autant de jours votre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j’ai mis, moi, d’années à étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur ? ne lui parliez-vous pas ce matin, monsieur ?
— J’ai en effet audience de lui, mon cher Aurilly, mais Schomberg a le pas sur moi !
— Ah ! M. de Schomberg aussi ! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.
— Oh ! mon Dieu ! oui. C’est le roi qui règle cela ainsi ; il est là dans la salle à manger. Entrez donc, monsieur d’Aurilly, et faites-moi le plaisir de rappeler au prince que nous attendons.
Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçut Schomberg couché plutôt qu’assis sur un large escabeau tout rembourré de plumes.
Schomberg, ainsi renversé, visait avec une sarbacane à faire passer dans un anneau d’or, suspendu au plafond par un fil de soie, de petites boules de terre parfumée, dont il avait ample provision dans sa gibecière, et qu’un chien favori lui rapportait toutes les fois qu’elles ne s’étaient pas brisées contre la muraille.
— Quoi ! s’écria Aurilly, chez monseigneur un pareil exercice !… Ah ! monsieur Schomberg !
— Ah ! guten Morgen ! monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant le cours de son jeu d’adresse, vous voyez, je tue le temps en attendant mon audience.
— Mais où est donc monseigneur ? demanda Aurilly.
— Chut ! monseigneur est occupé dans ce moment à pardonner à d’Épernon et à Maugiron. Mais ne voulez-vous point entrer, vous qui jouissez de toutes familiarités près du prince ?
— Peut-être y a-t-il indiscrétion ? demanda le musicien.
— Pas le moins du monde, au contraire ; vous le trouverez dans son cabinet de peinture ; entrez, monsieur Aurilly, entrez.
Et il poussa Aurilly par les épaules dans la pièce voisine, où le musicien ébahi aperçut tout d’abord d’Épernon occupé devant un miroir à se roidir les moustaches avec de la gomme, tandis que Maugiron, assis près de la fenêtre, découpait des gravures près desquelles les bas-reliefs du temple de Vénus Aphrodite à Cnide et les peintures de la piscine de Tibère à Caprée pouvaient passer pour des images de sainteté.
Le duc, sans épée, se tenait dans son fauteuil entre ces deux hommes, qui ne le regardaient que pour surveiller ses mouvements, et qui ne lui parlaient que pour lui faire entendre des paroles désagréables.
En voyant Aurilly, il voulut s’élancer au-devant de lui.
— Tout doux, monseigneur, dit Maugiron, vous marchez sur mes images.
— Mon Dieu ! s’écria le musicien, que vois-je là ? on insulte mon maître !
— Ce cher monsieur Aurilly, dit d’Épernon tout en continuant de cambrer ses moustaches, comment va-t-il ? Très bien, car il me paraît un peu rouge.
— Faites-moi donc l’amitié, monsieur le musicien, de m’apporter votre petite dague, s’il vous plaît, dit Maugiron.
— Messieurs, messieurs, dit Aurilly, ne vous rappelez-vous donc plus où vous êtes ?
— Si fait, si fait, mon cher Orphée, dit d’Épernon, voilà pourquoi mon ami vous demande votre poignard. Vous voyez bien que M. le duc n’en a pas.
— Aurilly, dit le duc avec une voix pleine de douleur et de rage, ne devines-tu donc pas que je suis prisonnier ?
— Prisonnier de qui ?
— De mon frère. N’aurais-tu donc pas dû le comprendre, en voyant quels sont mes geôliers.
Aurilly poussa un cri de surprise.
— Oh ! si je m’en étais douté ! dit-il.
— Vous eussiez pris votre luth pour distraire Son Altesse, cher monsieur Aurilly, dit une voix railleuse ; mais j’y ai songé : je l’ai envoyé prendre, et le voici.
Et Chicot tendit effectivement son luth au pauvre musicien ; derrière Chicot, on pouvait voir Quélus et Schomberg qui bâillaient à se démonter la mâchoire.
— Et cette partie d’échecs, Chicot ? demanda d’Épernon.
— Ah ! oui, c’est vrai, dit Quélus.
— Messieurs, je crois que mon fou sauvera son roi ; mais, morbleu ! ce ne sera pas sans peine. Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre poignard en échange de ce luth, troc pour troc.
Le musicien consterné obéit et alla s’asseoir sur un coussin, aux pieds de son maître.
— En voilà déjà un dans la ratière, dit Quélus ; passons aux autres.
Et sur ces mots qui donnaient à Aurilly l’explication des scènes précédentes, Quélus retourna prendre son poste dans l’antichambre, en priant seulement Schomberg de changer sa sarbacane contre son bilboquet.
— C’est juste, dit Chicot, il faut varier ses plaisirs ; moi, pour varier les miens, je vais signer la Ligue.
Et il referma la porte, laissant la société de Son Altesse Royale augmentée du pauvre joueur de luth.