La Dame de Monsoreau/80

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Le Siècle (p. 194-196).


CHAPITRE LXXX.

LES GUETTEURS.


Aurilly et le duc d’Anjou se tinrent mutuellement parole : le duc retint près de lui Bussy tant qu’il put pendant le jour afin de ne perdre aucune de ses démarches.

Bussy ne demandait pas mieux que de faire pendant le jour sa cour au prince ; de cette façon, il avait la soirée libre. C’était sa méthode, et il la pratiquait même sans arrière-pensée.

À dix heures du soir, il s’enveloppa de son manteau, et, son échelle sous le bras, il s’achemina vers la Bastille.

Le duc, qui ignorait que Bussy avait une échelle dans son antichambre, qui ne pouvait croire que l’on marchât seul ainsi dans les rues de Paris, le duc qui pensait que Bussy passerait par son hôtel pour prendre un cheval et un serviteur, perdit dix minutes en apprêts. Pendant ces dix minutes, Bussy, leste et amoureux, avait déjà fait les trois quarts du chemin.

Bussy fut heureux comme le sont d’ordinaire les gens hardis ; il ne fit aucune rencontre par les chemins, et en approchant il vit de la lumière aux vitres.

C’était le signal convenu entre lui et Diane.

Il jeta son échelle au balcon. Cette échelle, munie de six crampons placés en sens inverses, accrochait toujours quelque chose.

Au bruit, Diane éteignit sa lampe et ouvrit la fenêtre pour assurer l’échelle.

La chose fut faite en un instant.

Diane jeta les yeux sur la place ; elle fouilla du regard tous les coins et recoins : la place lui parut déserte.

Alors elle fit signe à Bussy qu’il pouvait monter.

Bussy, sur ce signe, escalada les échelons deux à deux ; y en avait dix : ce fut l’affaire de cinq enjambées, c’est-à-dire de cinq secondes.

Ce moment avait été heureusement choisi, car tandis que Bussy montait par la fenêtre, M. de Monsoreau, après avoir écouté patiemment pendant plus de dix minutes à la porte de sa femme, descendait péniblement l’escalier, appuyé sur le bras d’un valet de confiance, lequel remplaçait Remy avec avantage, toutes les fois qu’il ne s’agissait ni d’appareils ni de topiques.

Cette double manœuvre, qu’on eût dite combinée par un habile stratégiste, s’exécuta de cette façon, que Monsoreau ouvrait la porte de la rue juste au moment où Bussy retirait son échelle et où Diane fermait sa fenêtre.

Monsoreau se trouva dans la rue ; mais, nous l’avons dit, la rue était déserte, et le comte ne vit rien.

— Aurais-tu été mal renseigné ? demanda Monsoreau à son domestique.

— Non, monseigneur, répondit celui-ci. Je quitte l’hôtel d’Anjou, et le maître-palefrenier, qui est de mes amis, m’a dit positivement que monseigneur avait commandé deux chevaux pour ce soir. Maintenant, monseigneur, peut-être était-ce pour aller tout autre part qu’ici.

— Où veux-tu qu’il aille ? dit Monsoreau d’un air sombre.

Le comte était comme tous les jaloux, qui ne croient pas que le reste de l’humanité puisse être préoccupée d’autre chose que de les tourmenter.

Il regarda autour de lui une seconde fois.

— Peut-être eussé-je mieux fait de rester dans la chambre de Diane, murmura-t-il. Mais peut-être ont-ils des signaux pour correspondre ; elle l’eût prévenu de ma présence, et je n’eusse rien su. Mieux vaut encore guetter du dehors, comme nous en sommes convenus. Voyons, conduis-moi à cette cachette de laquelle tu prétends que l’on peut tout voir.

— Venez, monseigneur, dit le valet.

Monsoreau s’avança moitié s’appuyant au bras de son domestique, moitié se soutenant au mur.

En effet, à vingt ou vingt-cinq pas de la porte, du côté de la Bastille, se trouvait un énorme tas de pierre provenant de maisons démolies et servant de fortifications aux enfants du quartier lorsqu’ils simulaient les combats, restes populaires des Armagnacs et des Bourguignons.

Au milieu de ce tas de pierres le valet avait pratiqué une espèce de guérite qui pouvait facilement contenir et cacher deux personnes.

Il étendit un manteau sur ces pierres, et Monsoreau s’accroupit dessus.

Le valet se plaça aux pieds du comte.

Un mousqueton tout chargé était posé à tout événement à côté d’eux.

Le valet voulut apprêter la mèche de l’arme ; mais Monsoreau l’arrêta.

— Un instant, dit-il, il sera toujours temps. C’est gibier royal que celui que nous éventons, et il y a peine de la hart pour quiconque porte la main sur lui.

Et ses yeux, ardents comme ceux d’un loup embusqué dans le voisinage d’une bergerie, se portaient des fenêtres de Diane dans les profondeurs du faubourg, et des profondeurs du faubourg dans les rues adjacentes, car il désirait surprendre et craignait d’être surpris.

Diane avait prudemment fermé ses épais rideaux de tapisserie, en sorte qu’à leur bordure seulement filtrait un rayon lumineux, qui dénonçait la vie, dans cette maison absolument noire.

Monsoreau n’était pas embusqué depuis dix minutes que deux chevaux parurent à l’embouchure de la rue Saint-Antoine.

Le valet ne parla point ; mais il étendit la main dans la direction des deux chevaux.

— Oui, dit Monsoreau, je vois.

Les deux cavaliers mirent pied à terre à l’angle de l’hôtel des Tournelles, et ils attachèrent leurs chevaux aux anneaux de fer disposés dans la muraille à cet effet.

— Monseigneur, dit Aurilly, je crois que nous arrivons trop tard ; il sera parti directement de votre hôtel ; il avait dix minutes d’avance sur vous, il est entré.

— Soit, dit le prince ; mais, si nous ne l’avons pas vu entrer nous le verrons sortir.

— Oui, mais quand ! dit Aurilly.

— Quand nous voudrons, dit le prince.

— Serait-ce trop de curiosité que de vous demander comment vous comptez vous y prendre, monseigneur ?

— Rien de plus facile. Nous n’avons qu’à heurter à la porte, l’un de nous, c’est-à-dire toi, par exemple, sous prétexte que tu viens demander des nouvelles de M. de Monsoreau. Tout amoureux s’effraie au bruit. Alors toi entré dans la maison, lui sort par la fenêtre, et moi, qui serai resté dehors, je le verrai déguerpir.

— Et le Monsoreau ?

— Que diable veux-tu qu’il dise ? C’est mon ami, je suis inquiet, je fais demander de ses nouvelles, parce que je lui ai trouvé mauvaise mine dans la journée ; rien de plus simple.

— C’est on ne peut plus ingénieux, monseigneur, dit Aurilly.

— Entends-tu ce qu’ils disent ? demanda Monsoreau à son valet.

— Non, monseigneur ; mais s’ils continuent de parler, nous ne pouvons manquer de les entendre, puisqu’ils viennent de ce côté.

— Monseigneur, dit Aurilly, voici un tas de pierres qui semble fait exprès pour cacher Votre Altesse.

— Oui ; mais attends, peut-être y a-t-il moyen de voir à travers les fentes des rideaux.

En effet, comme nous l’avons dit, Diane avait rallumé ou rapproché la lampe, et une légère lueur filtrait du dedans au dehors.

Le duc et Aurilly tournèrent et retournèrent pendant plus de dix minutes, afin de chercher un point d’où leurs regards pussent pénétrer dans l’intérieur de la chambre.

Pendant ces différentes évolutions, Monsoreau bouillait d’impatience et arrêtait souvent sa main sur le canon du mousquet, moins froid que cette main.

— Oh ! souffrirai-je cela ? murmura-t-il ; dévorerai-je encore cet affront ? Non, non : tant pis, ma patience est à bout. Mordieu ! ne pouvoir ni dormir, ni veiller, ni même souffrir tranquille, parce qu’un caprice honteux s’est logé dans le cerveau oisif de ce misérable prince ! Non, je ne suis pas un valet complaisant ; je suis le comte de Monsoreau ; et qu’il vienne de ce côté, je lui fais, sur mon honneur, sauter la cervelle. Allume la mèche, René, allume…

En ce moment, justement le prince, voyant qu’il était impossible à ses regards de pénétrer à travers l’obstacle, en était revenu à son projet, et s’apprêtait à se cacher dans les décombres, tandis qu’Aurilly allait frapper à la porte, quand tout à coup, oubliant la distance qu’il y avait entre lui et le prince, Aurilly posa vivement sa main sur le bras du duc d’Anjou.

— Eh bien, monsieur, dit le prince étonné, qu’y a-t-il ?

— Venez, monseigneur, venez, dit Aurilly.

— Mais pourquoi cela ?

— Ne voyez-vous rien briller à gauche ? Venez, monseigneur, venez.

— En effet, je vois comme une étincelle au milieu de ces pierres.

— C’est la mèche d’un mousquet ou d’une arquebuse, monseigneur.

— Ah ! ah ! fit le duc, et qui diable peut être embusqué là ?

— Quelque ami ou quelque serviteur de Bussy. Éloignons-nous, faisons un détour, et revenons d’un autre côté. Le serviteur donnera l’alarme, et nous verrons Bussy descendre par la fenêtre.

— En effet, tu as raison, dit le duc ; viens.

Tous deux traversèrent la rue pour regagner la place où ils avaient attaché leurs chevaux.

— Ils s’en vont, dit le valet.

— Oui, dit Monsoreau. Les as-tu reconnus ?

— Mais il me semble bien, à moi, que c’est le prince et Aurilly.

— Justement. Mais tout à l’heure j’en serai plus sûr encore.

— Que va faire monseigneur.

— Viens !

Pendant ce temps, le duc et Aurilly tournaient par la rue Sainte-Catherine avec l’intention de longer les jardins et de revenir par le boulevard de la Bastille.

Monsoreau rentrait et ordonnait de préparer sa litière.

Ce qu’avait prévu le duc arriva. Au bruit que fit Monsoreau, Bussy prit l’alarme : la lumière s’éteignit de nouveau, la fenêtre se rouvrit, l’échelle de corde fut fixée et Bussy, à son grand regret, obligé de fuir comme Roméo, mais sans avoir, comme Roméo, vu se lever le premier rayon du jour et entendu chanter l’alouette.

Au moment où il mettait pied à terre et où Diane lui renvoyait l’échelle, le duc et Aurilly débouchaient à l’angle de la Bastille. Ils virent, juste au-dessous de la fenêtre de la belle Diane, une ombre suspendue entre le ciel et la terre ; mais cette ombre disparut presque aussitôt au coin de la rue Saint-Paul.

— Monsieur, disait le valet, nous allons réveiller toute la maison.

— Qu’importe ? répondait Monsoreau furieux ; je suis le maître ici, ce me semble, et j’ai bien le droit de faire chez moi ce que voulait y faire M. le duc d’Anjou.

La litière était prête. Monsoreau envoya chercher deux de ses gens qui logeaient rue des Tournelles, et lorsque ces gens, qui avaient l’habitude de l’accompagner depuis sa blessure, furent arrivés et eurent pris place aux deux portières, la machine partit au trot de deux robustes chevaux et en moins d’un quart d’heure fut à la porte de l’hôtel d’Anjou.

Le duc et Aurilly venaient de rentrer depuis si peu de temps, que leurs chevaux n’étaient pas encore débridés.

Monsoreau, qui avait ses entrées libres chez le prince, parut sur le seuil juste au moment où celui-ci, après avoir jeté son feutre sur un fauteuil, tendait ses bottes à un valet de chambre.

Cependant un valet qui l’avait précédé de quelques pas annonça M. le grand-veneur.

La foudre brisant les vitres de la chambre du prince n’eût pas plus étonné celui-ci que l’annonce qui venait de se faire entendre.

— Monsieur de Monsoreau ! s’écria-t-il avec une inquiétude qui perçait à la fois et dans sa pâleur et dans l’émotion de sa voix.

— Oui, monseigneur, moi-même, dit le comte en comprimant ou plutôt en essayant de comprimer le sang qui bouillait dans ses artères.

L’effort qu’il faisait sur lui-même fut si violent que M. de Monsoreau sentit ses jambes qui manquaient sous lui et tomba sur un siège placé à l’entrée de la chambre.

— Mais, dit le duc, vous vous tuerez, mon cher ami, et dans ce moment même, vous êtes si pâle, que vous semblez près de vous évanouir.

— Oh ! que non, monseigneur, j’ai, pour le moment, des choses trop importantes à confier à Votre Altesse. Peut-être m’évanouirai-je après, c’est possible.

— Voyons, parlez, mon cher comte, dit François tout bouleversé.

— Mais pas devant vos gens, je suppose, dit Monsoreau.

Le duc congédia tout le monde, même Aurilly.

Les deux hommes se trouvèrent seuls.

— Votre Altesse rentre ? dit Monsoreau.

— Comme vous voyez, comte.

— C’est bien imprudent à Votre Altesse d’aller ainsi la nuit par les rues.

— Qui vous dit que j’ai été par les rues ?

— Dame ! cette poussière qui couvre vos habits, monseigneur…

— Monsieur de Monsoreau, dit le prince avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre, faites-vous donc encore un autre métier que celui de grand-veneur ?

— Le métier d’espion ? oui, monseigneur. Tout le monde s’en mêle aujourd’hui, un peu plus, un peu moins ; et moi comme les autres.

— Et que vous rapporte ce métier, monsieur ?

— De savoir ce qui se passe.

— C’est curieux, fit le prince en se rapprochant de son timbre pour être à portée d’appeler.

— Très curieux, dit Monsoreau.

— Alors, contez-moi ce que vous avez à me dire.

— Je suis venu pour cela.

— Vous permettez que je m’assoie.

— Pas d’ironie, monseigneur, envers un humble et fidèle ami comme moi, qui ne vient à cette heure et dans l’état où il est, que pour vous rendre un signalé service. Si je me suis assis, monseigneur, c’est sur mon honneur que je ne puis rester debout.

— Un service ? reprit le duc, un service.

— Oui.

— Parlez, donc.

— Monseigneur, je viens à Votre Altesse de la part d’un puissant prince.

— Du roi ?

— Non, de monseigneur le duc de Guise.

— Ah ! dit le prince, de la part du duc de Guise ! c’est autre chose. Approchez-vous et parlez bas.