La Dame de la Mer/Préface

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Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. v-18).




PRÉFACE


La Dame de la Mer n’a pas besoin d’être commentée. Ceux qui s’attachent au symbole peuvent se dire, s’ils veulent, qu’il y a dans chacun de nous une Ellida qui sommeille. Nous pouvons, sans trop de difficulté, nous découvrir des nostalgies secrètes vers un élément auquel nous appartenons et dont nous sommes séparés. Des systèmes philosophiques, — les plus beaux, — ont été fondés sur ce mystère de notre être intime, dont le moins poète d’entre nous a parfois conscience. Autour de cette vie secrète, les petits intérêts s’agitent, l’égoïsme ou l’abnégation font agir les hommes, l’existence quotidienne va son train. Mais le mystère est en dehors de cette existence. Il rend ceux qu’il possède le plus puissamment étrangers à elle, marchant comme dans une hallucination, obsédés, inquiétants. Pour les âmes tendres et vibrantes, comme celle de la petite Hilde, ils sont tantôt un objet d’agacement, tantôt un objet d’attraction, un stimulant, en tous cas, qu’il est bon ou mauvais, — on ne sait, — de rencontrer au seuil de l’existence. Une autre pièce, Solness le Constructeur, où nous retrouverons Hilde Wangel, nous montrera ce qui en résulte. Dans cette grande tragédie, qui ouvre la dernière période d’Ibsen, la puissance de fascination que Hilde transmettra, en quelque sorte, deviendra irrésistible et fatale. Dans la Dame de la Mer, elle est encore conjurée, étouffée par divers éléments auxquels, dans ses autres œuvres, le poète prête rarement ce pouvoir. Ellida Wangel, retrouvée par celui qui posséda son âme au temps où cette âme était plongée dans son atmosphère natale, l’air du libre océan, Ellida Wangel ne suit pas cet étranger, vaincue qu’elle est par la générosité d’un autre homme, de son mari, qui la laisse maîtresse d’elle-même. L’air du fiord, à l’horizon étroit, où elle étouffait tout à l’heure, lui est soudain devenu respirable. Elle est apprivoisée. Elle se consacrera au culte du foyer bourgeois d’un petit médecin de campagne, borné, un peu ivrogne, mais si débonnaire qu’il en est héroïque.

Elle se reconnaîtra des devoirs de famille. L’une des deux filles issues d’un premier mariage de Wangel, Bolette, épousant sagement un galant professeur à lunettes d’or, Ellida élèvera la cadette, Hilde. Nous verrons dans Solness les singuliers fruits de cette éducation, dont le pauvre Constructeur subira les conséquences. Mais ici rien ne nous les fait prévoir encore. Nous assistons, édifiés, à une belle moralité, et même à deux. D’abord, voici la lutte éternelle entre la détermination et le libre arbitre et le triomphe de ce dernier. La détermination revêt son plus vilain aspect, celui de la suggestion passionnelle, je dirais hypnotique, si Ibsen ne s’était gardé de préciser la nature de ce pouvoir, tout en mentionnant quelques symptômes connus : l’action à distance, le trouble instinctif qui précède l’approche de celui dont on subit l’ascendant, et enfin l’impression psychique devenant impression physiologique, visible et reconnaissable dans les traits ou les yeux d’un enfant né pendant que la mère était sous une influence comme celle dont il s’agit ici.

Mais tout cela n’est qu’incident, cela ne prend à aucun moment le caractère déplaisant d’une démonstration pseudo-scientifique. Le doute plane même sur la réalité de ces phénomènes, dont la fantaisie maladive d’Ellida peut fort bien avoir fait tous les frais. Il y a là, ce qui est bien d’Ibsen, un problème, non une thèse. Et surtout le poète évoque une figure qui, toute vivante qu’elle est, jusqu’aux détails pathologiques inclusivement, se revêt de poésie, suggère cet ensemble de rêve et de pensée qui est l’œuvre magique du maître, contre la fantaisie de qui nous ne pouvons nous défendre pas plus qu’Ellida ne peut, sans l’intervention de Wangel, se défendre contre la volonté de l’Étranger.

Ce Wangel rompra-t-il le charme pour nous aussi ? Nous réveillerons-nous, grâce à lui, d’un rêve poétique pour nous trouver dans une réalité bourgeoise ? Voyons un peu. Wangel est la figure centrale de la seconde moralité que nous apercevons dans la Dame de la Mer. Si Ellida subit alternativement l’action de la fatalité et celle de la liberté, c’est Wangel qui substitue la seconde à la première. C’est lui qui, par l’amour qu’on aime à appeler vrai, par l’amour fait de sacrifice, de dévouement, de renonciation, opère la transformation, accomplit le prodige, ce prodige que Nora attendait de son mari et que le prétentieux Helmer était bien incapable de réaliser, tandis que le simple Wangel le fait avec une touchante facilité. Tout le monde ne sera peut-être pas convaincu que la meilleure façon de ramener à soi une femme hallucinée du fait d’un autre soit de lui laisser la liberté du choix. Mais que ceux qui en doutent réfléchissent à la condition à laquelle opère le remède héroïque du Dr  Wangel. Sa femme sent qu’il agit sous l’inspiration de cet amour, dont je parlais tout à l’heure, et qu’on pourrait appeler l’amour germanique, par opposition à l’autre, qui serait alors l’amour espagnol, celui que la langue espagnole elle-même confond avec la volonté en les désignant l’un et l’autre par un seul mot : el querer, mot où le génie de cette langue admirable a ainsi placé d’avance toute la philosophie de Schopenhauer. Il n’y a pas jusqu’à l’amour divin qui ne rentre dans cette conception. Il est certain que sur Thérèse d’Avila, consumée par les rayons célestes, c’est par la fascination et non par le sacrifice qu’agissait Celui qui l’appelait à lui. Quelle différence d’avec les Catherine Emmerich et les âmes extatiques des pays germains ! Ces dernières aiment surtout Celui qui a souffert pour elle, jusqu’à la mort volontaire. La forme que l’idéal chrétien revêt pour elles, comme pour toute leur race, est bien caractéristique. L’acte suprême qui a transformé la conscience religieuse de notre humanité est surtout désigné en pays germanique par le mot de Réconciliation, Versöhnung. Nous disons Rédemption ; nous nous attachons au résultat tangible et pratique de cet acte. Ces âmes tendres vont plus loin. Le bonheur suprême pour elles n’est pas d’être rachetées, il est d’être réconciliées avec le Maître.

Ibsen écrivit la Dame de la mer à Munich. Quelques années plus tôt, ayant achevé à Dresde une autre pièce, l’Union des Jeunes, si je ne me trompe, il répondait à peu près ainsi aux félicitations d’un ami norvégien : « Ne m’en parlez pas ! il règne là dedans je ne sais quelle odeur de bière et de beurrées. On n’échappe pas au milieu où on se trouve. » Quelque temps après, il s’affranchissait de ce milieu et allait à Capri, écrire les Revenants, où l’on ne sent certes pas de fades relents. Munich n’est pas Dresde. Les vénérables brasseries où les pots des grès passent des mains nerveuses de l’artiste aux mains gantées du prince du sang, puis aux mains calleuses de l’ouvrier ou du cocher de fiacre, sont loin de la terrasse de Bruhl, où les bonnes dames potinent en tricotant, dégustent longuement leur pâle café, et sourient à leur petite fleur bleue, à elles, à la petite fleur qui orne le fond des tasses, — Blühmchen-Kaffee. Mais Munich c’est encore le pays où l’on demande, pour s’émouvoir, la Réconciliation, — Versöhnung. On la demandait à Ibsen avec insistance, surtout, après Rosmerskolm, qu’il venait de rapporter d’une excursion en Norwège. Et, avant cela, Maison de Poupée, le Canard sauvage manquaient terriblement de Versöhnung. On les applaudissait tout de même, mais on n’était pas satisfait comme on aurait voulu l’être. Il céda et donna, dans la Dame de la Mer, de la réconciliation à ceux qui lui en demandaient. Après quoi, il écrivit Hedda Gabler, et se réconcilia avec lui-même.

Cependant, avec cette sournoiserie d’éternel enfant, d’artiste, dont il était coutumier, il avait introduit dans sa pièce, destinée aux cœurs qui battaient autour de lui, une étrange petite figure. Elle amusait les uns, enchantait les autres par la merveilleuse divination qui s’y trahissait de ces natures d’adolescentes qu’on aime, en Germanie, à voir étudiées au théâtre. Mais personne ne pouvait soupçonner en elle la Hilde de plus tard. Lui, cependant, la connaissait. Il savait ce qu’elle deviendrait. C’était l’élément satanique introduit subrepticement dans cette moralité qui fait apparaître comme fin désirable le retour au foyer et la conquête par la famille de celle que des forces obscures arrachaient à la vie familiale. Ces forces renaîtront dans Hilde, qui ne les aura pas impunément senties à côté d’elle, dans Hilde, l’émancipatrice meurtrière, à laquelle on ne résiste pas quand on est un Ibsen. Je ne sais où il serait arrivé s’il avait continué dans la direction que paraissait indiquer la Dame de la mer. Mais nous avons vu où il est arrivé en l’abandonnant : nous l’avons vu finir par Quand nous nous réveillerons, le monument le plus grandiose qu’un poète de son espèce pouvait ériger sur sa propre tombe. Et maintenant, comme la Dame de la mer et Solness le Constructeur sont deux drames très courts malgré le nombre d’actes, ne pourrait-on pas, un beau soir, présenter aux fidèles d’Ibsen Hilde tout entière ? Qu’en pense mon ami et frère d’armes Lugné-Poë, qui a tous les courages ?

J’ai, plusieurs fois, terminé mes modestes préfaces par des conseils aux interprètes. Je ne sais trop si ces conseils ne seront pas superflus ici. Ellida et Wangel se souviendront que Bolette et Hilde soupçonnaient leur père de donner à sa femme « des drogues » pour calmer son inquiétude, ce qui serait certes l’œuvre d’un inconscient, mais ce qui fournit une précieuse indication de scène. Le soupçon n’est pas fondé ; toutefois, il est possible. Ellida, si l’on ignore ce qui se passe en elle, a l’air, en effet, d’avoir reçu une piqûre de morphine. Quand on est renseigné, on reconnaît l’erreur. Mais il faut qu’elle soit admissible. Ibsen veut faire de la vie sur la scène, de la vie telle qu’il la comprend, composée d’éléments psychiques et physiologiques combinés.

L’observation confirme, d’ailleurs, cette manière de voir, qu’on doit aider le dramaturge à communiquer à son public, puisqu’elle est en relation avec tout l’esprit de son œuvre. Ainsi, il est avéré qu’un état comme celui d’Ellida, qu’on l’appelle pathologique ou métaphysique, comme on veut, peut être soit congénital, soit provoqué par un entraînement religieux ou mystique aussi bien que par de simples « drogues ». Certaines personnes s’en servent pour hâter les résultats qu’elles veulent obtenir Moyens psychiques ou physiques agissent sur le cerveau de la même façon. Il y a toujours dans leur emploi un élément de volonté, à côté d’un penchant développé par l’usage. De même, l’hallucination passionnelle d’Ellida est, en partie, volontaire. Elle la redoute et s’y complaît, jusqu’au moment du dégrisement et de la guérison. Est-ce bien difficile à comprendre pour une artiste ? Je ne le crois pas.

Quant à Wangel, un homme que ses enfants peuvent tout naturellement croire capable d’exercer ces pratiques sur sa femme, pour avoir un visage souriant à ses côtés, est, cela va sans dire, un impulsif, du moins dans une certaine mesure. Je sais bien que les médecins ont souvent, à cet égard, une mentalité particulière. Mais cela ne revient-il pas à dire que sa profession même rend plus d’un médecin impulsif ? C’est le cas de Wangel qui, s’il ne traite pas sa femme par les narcotiques, se traite, en tout cas, lui-même par les spiritueux ; on ne le voit pas en user sur la scène et ils n’influent sur rien de ce qu’il dit ni de ce qu’il fait pendant toute la durée de l’action. Mais ce n’en sont pas moins là des traits de caractère qui doivent se refléter dans sa physionomie : vivacité d’allures un peu fébrile, inquiétude, alternatives d’hésitation et de résolution subite. Avec cela, tout ce que comportent ses actes, qui peuvent s’élever jusqu’au sublime. C’est une vraie nature du Nord, de celles que Dostoievsky surtout nous a révélées, mais tempérée par un sentiment scandinave de devoir et de mesure, auquel n’échappent, chez Ibsen, que certains bohêmes, dont Wangel n’est pas. Cependant, c’est le père de Hilde. Il faut le montrer un peu.

On voit que, si Ellida est singulière, Wangel lui-même échappe à la banalité et que, malgré tout, la tonalité de la pièce rentre dans celle de l’œuvre entière d’Ibsen. Je n’ai pas besoin d’appuyer encore sur le personnage de Hilde. Je ne voudrais pas le faire, de peur qu’on ne fût tenté de le porter au premier plan. L’auteur ne l’y a pas placé. Mais il le réserve à de grandes destinées et on n’a pas le droit de le sacrifier. Une artiste intelligente saura, discrètement, en faire valoir, dès ce moment, le côté troublant, pour le mettre en pleine lumière plus tard, quand elle jouera la Hilde de Solness. Les deux rôles, selon moi, peuvent très bien n’en faire qu’un. Et je reviens à mon idée d’un spectacle combiné, qui ne me paraît pas irréalisable.

M. Prozor.