La Damnation de Saint Guynefort/03

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L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 11-15).


III


Quatre mois après, la petiote église de La Noaillette était faite et parfaite. Les charpentiers avaient posé à la cime du clocher un beau bouquet qui avait été congrûment arrosé le dimanche d’après, et maintenant un superbe coq de fer étamé, indiquait les quatre vents de l’horizon aux bonnes gens du bourg. Au dedans, tout était en ordre. Le plafond fait de lambris cloués en voûte était passé en gris ; le maître-autel était en sa place, au chevet, avec tous les chandeliers et autres accessoires nécessaires. Peu auparavant, les fondeurs de cloches de l’Orsarie, en Nailhac, avaient fait leur œuvre au pied même du clocher, selon la coutume, et au moyen de la fameuse cabre, la campane, pesant seulement deux quintaux la pauvre ! avait été montée et logée en son lieu et place.

Il n’y avait plus qu’à consacrer la nouvelle église, et à installer le capelan. Mais auparavant il fallait le choisir, et c’est pour cette fin que tout le peuple de la paroisse était assemblé à La Noaillette, le dimanche de la Nativité.

Ainsi que l’avait prédit le sire Joffre, le clerc Guynefort fut élu haut la main, et quelques pauvres galliots coureurs de bénéfices qui guignaient la place, s’en retournèrent déconfits. Le pèlerin n’eut pourtant pas l’unanimité des voix des chefs de famille. Un certain Mondissou, du Clédier-de-Villemur, passa résolument à gauche, lorsque le nom de Guynefort fut mis en avant. C’était alors la manière de voter : « non » ; car comme bien on pense, en ce temps là les bulletins de vote et les urnes en sapin n’étaient pas encore inventés.

Interrogé par l’écuyer sur le motif qui le mouvait à senestre, Mondissou répondit sans barguigner, qu’il s’était marié au carnaval dernier avec une jeune femme frisque et gaillarde, laquelle était férue du pèlerin depuis son arrivée dans la paroisse, ce qui lui déplaisait très fort, attendu qu’il n’avait aucun goût pour les femmes « consacrées », c’est-à-dire honorées des faveurs des oints du Dieu vivant, de manière qu’il eût voulu voir Guynefort, curé tout ailleurs qu’à La Noaillette.

Mais le vieux Quailler, de la Charlie, peigneur de chanvre de son état, et doyen des marguilliers, oyant cela, répliqua pertinemment au jaloux, que les anciens de la paroisse avaient pourvu à la chose. Et en effet, à ce moment quatre ou cinq bonshommes macrobiens s’avancèrent vers le nouveau curé, et, très respectueusement, lui expliquèrent que les paroissiens entendaient que leur capelan eût, selon l’antique coutume, une prêtresse, ou sacristine, ou bénédicte, comme les curés de Bonneguise, Nailhac, Saint-Agnan et autres du voisinage ; et ce, à seule fin de n’être tenté de croquer les ouailles gentilles confiées à sa garde.

— Vous me faites tort en ceci, mes amics ! — répondit Guynefort ; — toutefois j’accepte cette humiliation en pénitence de mes péchés. Comptez que par avant ma prise de possession de la cure, vous serez satisfaits.

Le lendemain, le bon prêtre élu s’en fut à Périgueux, monté sur un petit bardot prêté par l’écuyer Joffre. Son voyage était aux fins d’impétrer l’investiture canonique de la cure de La Noaillette. L’évêque d’alors était Pierre de Saint-Astier ; mais, d’aventure, lorsque Guynefort se présenta au palais épiscopal, mondit seigneur était allé voler la perdrix, avec ses oiseaux, dans la vallée de l’Ille, chez un de ses nobles parents. En son absence, ce fut le vicaire général qui, au vu du procès-verbal de l’élection, et des lettres de prêtrise délivrées par l’évêque de Saint-Flour, dûment collationnées et scellées, confirma Guynefort dans la possession de la cure de La Noaillette. En même temps, le dit vicaire, délégua pour consacrer l’église et installer le nouveau curé, le très révérend dom Jacques de Glenadel abbé de Tourtoirac.

De Périgueux, Guynefort revint à Joffrenie où il ne fit que coucher. Le lendemain il repartit pour se mettre en quête d’une prêtresse, afin de tenir la sienne promesse faite aux bonnes gens de La Noaillette.

Quelques jours plus tard, l’avant-veille de son installation, il revint, amenant avec lui une sacristine jeunette et brave à plaisir.

Où ce mâtin de Guynefort avait-il été dénicher ce gentil oiseau ? En bas Limosin pour sûr, car jamais plus coquet barbichet ne coiffa plus mignonne créature, d’Ayen à Ségur ! Bien faite de corps, la jambe fine comme toute bonne limosine, des cheveux dorés, une bouche rose qui laissait voir de jolies petites quenottes blanches, et des yeux rieurs couleur de coque d’aveline, telle était Nicolette. Avec ça un air fripon, et une démarche gracieuse, qui balançait derrière elle sa courte jupe de futaine à grain d’orge.

En notre temps sans foi, des impies comme vous ou moi, eussent trouvé à gloser sur cette gente marguillière. Ainsi ne firent pas les paroissiens de La Noaillette ; ils furent enchantés au contraire, et complimentèrent Guynefort d’avoir recruté une aussi mignarde créature. Le jaloux Mondissou lui-même se déclara satisfait :

— Avec cette prêtresse — dit-il, — notre curé ne sera pas induit en tentation de courir après les poules et poulettes de la paroisse.

Quoique cette assertion fut sujette à interprétation, à cause de la nature de l’homme, — je ne parle pas de la femme ! — qui facilement va au change et appète préférablement les pommes du voisin, nul ne protesta.

Le jour de la consécration de la petite église de La Noaillette, tous les curés d’alentour venus à la cérémonie, guignèrent la joliette limosine et félicitèrent leur confrère, avec une pointe d’envie. Le vieil abbé de Tourtoirac, l’honora même d’un coup d’œil de regret en se ramentevant sa jeunesse. Mais les prêtresses qui avaient accompagné leurs prêtres, selon l’usage, lui trouvèrent l’air un petit peu beaucoup trop déluré.

Après la consécration de l’église, Guynefort fut mis en la « libre, actuelle et corporelle possession de la cure de La Noaillette, avec tous ses droits, cens, rentes, dîmes et autres revenus dépendant d’icelle. » Le révérend dom Glenadel le prenant par la main, l’introduisit dans l’église et lui remit la clef du portail. En entrant, la corde de la cloche pendant, Guynefort sonna trois coups en l’honneur de la Sainte Trinité ; puis, toujours conduit par le seigneur abbé, il alla au maître autel qu’il baisa, après quoi il fit son oraison à monseigneur Saint-Pierre et lut l’évangile du jour. Cela fait, il en vint à la porrection des vases sacrés, et enfin ayant aspergé et encensé, le clergé, le sire Joffre, les manants, et visité les fonts baptismaux, la prise de possession fut complète et achevée. Procès-verbal fut dressé du tout et signé des principaux assistants.

Une clause du dit procès-verbal, portait que le curé donnait en pur don, exempt de toute simonie, et à jamais, à l’église de La Noaillette, la sainte maille de la chaîne du prince des apôtres. Après avoir été baisée dévotieusement par tous les fidèles, la dite maille fut réintégrée dans un reliquaire de cuivre, offert par le sire Joffre et la damoiselle son épouse.

Tout naturellement, l’église fut consacrée à Dieu sous le vocable de Saint-Pierre-es-liens.

Point n’est besoin de dire qu’à l’issue de la double cérémonie on banqueta sérieusement, et qu’il y eut de notables beuveries. Quelques curés prirent un petit plumet ecclésiastique, et le vénérable dom Glenadel s’en retourna un peu cardinalisé de la trogne, tant il avait bu d’un certain hypocras confectionné pour les gargamelles de marque.

— Messire, vous verserai-je de cet hypocras ? J’y ai mis tous mes soins à l’intention de votre Révérence, — demandait d’une voix douce Nicolette exclusivement attachée au service de l’abbé pendant le repas.

— Verse mon enfant ! verse divine Hébé ! — disait le bonhomme agréablement chatouillé au col par l’aile du barbichet, lorsque la gente bénédicte se penchait pour remplir le hanap abbatial.

Avant de remonter sur sa mule blanche, dom Glenadel tapota du revers des doigts la joue de Nicolette.

— Grand merci ma fille, tu as réjoui les yeux d’un vieillard ; que Dieu te bénisse !