La Daniella/16

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Librairie Nouvelle (1p. 164-175).
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XVI


Frascati, 1er avril.

— C’est moi, me dit lord B***, de cet air mystérieux et profond que donne l’ivresse, c’est moi qui veux vous faire les honneurs de la grotte des Sirènes.

Je me laissai conduire, et, pendant quelques instants, me sentant de nouveau très-gris, je vis toutes choses d’un œil très-vague. Cependant je fus remis et calme plus vite que je ne l’espérais.

Nous gagnâmes le fond resserré de l’entonnoir, qui en est la partie la plus délicieuse. Il est semé de blocs de rochers et de massifs d’arbres, et traversé par le bras de l’Anio, qui, arrivé à l’extrémité de ce petit cirque naturel, se précipite, s’engouffre et disparaît entièrement dans une dernière grotte tellement belle, qu’on la prendrait pour un ouvrage d’art. Le sentier n’a eu pourtant qu’à côtoyer son rebord pour faire pont sur le torrent. Là, en sûreté derrière un parapet de roches à peine dégrossies, qui ne gâte pas la délicieuse sauvagerie du lieu, on plonge de l’œil dans la profondeur d’un nouvel abîme qui est comme la clef du dernier déversoir de cette onde fougueuse, car elle s’y perd avec une dernière clameur effroyable, dans des cavités dont on ne connaît pas l’issue.

— C’est ici, me dit lord B***, que deux Anglais se sont fait avaler par cette bouche béante. On prétend qu’ils sont descendus sur cette corniche étroite, mais parfaitement praticable, que vous voyez là-dessous, et que le pied leur a glissé. Moi, je trouve qu’il faut être bien maladroit pour ne pas s’y promener les deux mains dans ses poches, et vous remarquerez que la chute de l’eau est si nette et si absolue dans son puits naturel, qu’elle n’envoie pas une goutte de pluie sur ses margelles de rocher.

— Alors, vous croyez qu’ils se sont précipités volontairement.

— Et naturellement ! dit-il en fixant sur le gouffre son œil mélancolique, terni par un reste d’ivresse.

— L’aventure n’est pas authentique, dis-je à Tartaglia ; car le guide m’a parlé de trois Anglais, et voilà milord qui parle de deux.

— Il n’y en a peut-être eu qu’un seul, répondit Tartaglia avec son insouciance habituelle sur le chapitre de la vérité ; c’est un suicide qui aura fait des petits.

Ce trait d’esprit produisit sur lord B*** un effet qui m’eût fait frémir si j’eusse été seulement à trois pas de lui, car il enfourcha le parapet avec l’aisance d’un bon cavalier, et parut un instant disposé à descendre sur la corniche ; mais j’avais été à temps de passer mon bras sous le sien, et je le tenais encore mieux que je n’avais tenu Medora quelques instants auparavant. Cette corniche me paraît aussi, à moi, très-praticable ; mais, au milieu de la foudre de la cataracte qui la rase, je n’y voudrais pas voir marcher un Anglais sortant de table.

— Qu’est-ce que vous avez ? me dit-il tranquillement en restant à cheval sur le parapet. Vous croyez que je veux aller faire une promenade dans les entrailles de la terre ? Non ! la vie est si courte, qu’elle ne vaut pas la peine qu’on l’abrège. Donnez-moi du feu pour rallumer mon cigare ! quant à l’immoralité du suicide, en ma qualité d’Anglais de race pure, je proteste. Quand on se sent décidément et irrévocablement à charge au autres…

Il s’interrompit pour rappeler son chien jaune, qui était sauté sur le parapet et qui aboyait à la cascade.

— À bas, Buffalo ! s’écria-t-il d’un ton de sollicitude. Descendez ! ne faites pas de ces imprudences-là !

Et, en voulant repousser l’animal, il tourna ses deux jambes du côté du gouffre, avec une mollesse et une insouciance de mouvement qui me forcèrent à le prendre de nouveau à bras le corps.

— Bah ! reprit-il, vous croyez que je suis gris ? Pas plus que vous, mon cher ! Je vous disais donc que, quand on n’est agréable ni utile à personne, aimer et préserver sa vie est une lâcheté ; mais, tant qu’on a un ami, ne fût-ce qu’un chien, on ne doit pas l’abandonner. Seulement… écoutez ! S’il est vrai pour moi qu’on ne soit pas forcé d’exister à tout prix, le suicide n’en est pas moins une faute, parce qu’il est toujours le résultat d’un mauvais emploi de la vie. La vie n’est une chose insupportable que parce que nous l’avons faite ainsi. Il dépend de tout homme sage et intelligent de bien conduire la sienne, et, pour cela, il faut préserver sa liberté et ne pas tomber dans les piéges d’un amour mal assorti.

Je sentis le rouge me monter au front ; la leçon m’arrivait si directe et si méritée, que je la crus à mon adresse. Je me trompais. Lord B*** ne songeait qu’à se juger lui-même ; mais son attitude brisée sur le bord de l’abîme, sa figure décomposée par l’ennui, et sa tendresse de célibataire pour son chien parlaient si éloquemment, que je me jurai à moi-même de ne jamais revoir Medora.

Cependant, comme lord B*** était réellement pris de sommeil au milieu de ses réflexions mélancoliques, et qu’il parlait de s’étendre, là où il était, pour dormir au bruit de la cataracte, il me fut impossible de le quitter, et les femmes nous eurent bientôt rejoints. Aussitôt que milord entendit la voix sèchement doucereuse de milady, qui lui demandait compte de son attitude négligée, il se remit sur ses pieds, et parla de poursuivre l’exploration, car nous n’avions encore vu, en fait de chutes d’eaux, que les moindres curiosités de l’endroit ; mais la pluie commençait à tomber sérieusement, le ciel était envahi, le soleil éteint, et, bien que Medora insistât pour continuer, lady Harriet, qui se croit souffreteuse et délicate, voulut retourner à Rome. J’appuyai vivement cette idée. On amena les ânes, qui attendaient au fond du cratère, et les femmes remontèrent sans fatigue jusqu’au temple de la Sybille, où, en peu d’instants, la voiture fut prête à les ramener.

C’est alors seulement que je manifestai l’intention de rester à Tivoli jusqu’au lendemain soir.

— Je comprends, dit lady Harriet, que vous désiriez voir tout ce que nous n’avons pu voir aujourd’hui ; mais ne vaudrait-il pas mieux revenir par un beau temps que de vous mouiller ce soir, et peut-être encore demain, pour voir un paysage sans soleil ?

J’insistai. Lord B*** voulut alors rester avec moi, ce que, j’aurais accepté s’il eût été convenable et prudent de laisser les femmes traverser sans lui la campagne de Rome. En dernier ressort, lady Harriet prononça, malgré mes refus et ma résistance, qu’elle me renverrait la voiture le lendemain ; et je fus obligé, pour conquérir ma liberté, de prononcer à mon tour que je resterais peut-être plusieurs jours à Tivoli pour dessiner.

Pendant ce débat, Medora demeura muette et les yeux attachés sur moi avec une expression d’anxiété d’abord, puis de reproche et de dédain qui me fut fort pénible à supporter. Enfin, la voiture partit, et je me sentis allégé du poids d’une montagne.

Voilà, mon ami, un récit bien long, et peut-être trop circonstancié de l’aventure qui me poussa à la solitude de Frascati. Je vous demande pardon de me laisser aller à vous tout dire ; mais il me semble que, si je vous cachais quelque chose, il vaudrait mieux ne rien vous dire du tout.

Quand je me retrouvai seul à Tivoli, au lieu d’aller voir les autres cascades, je redescendis vers celles que je connaissais déjà. Le gardien, ancien soldat au service de la France, voulut bien avoir confiance en ma parole de ne pas attenter à mes jours (car, décidément, cet abîme est regardé comme tentateur), et j’eus la liberté d’aller rêver seul, à l’abri de la pluie, dans les cavernes.

Je ne rentrai pas sans remords dans celle où j’avais rendu ce maudit baiser. J’en ressentais encore le frémissement dangereux ; mais, au lieu de m’y complaire, je me condamnai à un sévère examen de conscience, et je reconnus que j’avais été coupable d’imprudence. N’aurais-je pas dû, depuis les larmes bizarres que le soin d’apporter un chevreau avait fait répandre, et toutes les singularités du reste de la route, deviner, comprendre que j’étais l’objet d’un dépit tout prêt à se changer en caprice et à se faire baptiser du nom de passion ? Eh bien, non ! je ne m’en étais pas douté, apparemment ! J’avais observé, sans grand intérêt et comme malgré moi, cette étrange organisation. J’expliquais les premières larmes par quelque souvenir, peut-être un souvenir d’amour, réveillé en elle par une circonstance fortuite. J’expliquais la scène des bijoux jetés dans le bois par une colère de reine, échouant devant un sujet déterminé à ne pas être un courtisan. J’expliquais même le baiser sur le front, par une hallucination de sa part ou de la mienne. Jusque-là, jusqu’au moment où elle m’avait poursuivi pour me dire : Je vous aime, je m’étais obstiné à croire à je ne sais quelle méprise, ou, passez-moi le mot, à je ne sais quelle fumée d’hystérie nerveuse.

Me voilà donc, pensai-je, en présence d’un amour bon ou mauvais, senti ou rêvé, mais sincère à coup sûr, et aussi résolu que le mien serait timide et involontaire ! Le mien ! En me disant cela, je me tâtais le cœur, j’y appuyais les mains et j’en comptais les battements comme le médecin interroge le pouls d’un malade, et je découvrais, tantôt avec joie, tantôt avec effroi, qu’il n’y avait pas là d’amour vrai, c’est-à-dire pas de foi, pas d’enthousiasme pour cette incomparablement belle créature.

Le trouble que j’avais ressenti était donc tout simplement dans mes sens, et pouvais-je me croire engagé, pour un baiser involontaire, pour un mot que mes lèvres avaient prononcé, que mes oreilles n’avaient pas entendu, que mon esprit ne pouvait même pas ressaisir ?

— Il y aurait là, pensais-je, une question d’honneur vis-à-vis de lord B*** et de sa femme, qui m’ont témoigné la confiance que l’on doit à un homme de cœur. La moindre apparence, la moindre velléité de séduction auprès de leur héritière me ferait rougir à mes propres yeux, et la moindre expression, le moindre témoignage d’amour envers elle, serait tentative de séduction, puisque je sens que je ne l’aime pas. Je n’ai pas eu cette pensée, l’ombre même de cette lâche pensée, un seul instant. Je la repousserais avec dégoût, si elle osait me venir ; mais il y a eu une seconde, un éclair d’égarement des sens, et, puisque dans de telles occasions (la première, à coup sûr, dans mon inexpérience des grandes aventures), je ne suis pas maître de moi, il faut que je m’en préserve avec la prudence d’un vieillard.

Cependant j’éprouvais encore un malaise dont j’eus peine à trouver la cause au fond de mon âme. Je me sentais honteux et comme avili d’être si froid de raisonnement et si décidément vertueux en présence d’une passion aussi échevelée que celle dont j’étais l’objet. Il me semblait que Medora, avec sa folie et son audace, mettait son vaillant pied de reine sur ma pauvre tête d’esclave craintif, et que mes scrupules me faisaient un rôle misérable au prix du sien. Je me confessai obstinément et je reconnus qu’il n’y avait, dans le sentiment de mon humiliation, rien de plus que la suggestion d’un sot amour-propre. Que venait donc faire l’amour-propre entre elle et moi ? Pourquoi cet ennemi du juste et du vrai se glisse-t-il dans les cœurs à leur insu, et quel est ce besoin égoïste et vulgaire de jouer le premier rôle dans une partie qui ne devrait avoir que le ciel pour témoin et pour juge ?

J’aime à croire que, quand je ressentirai le véritable amour, je n’aurai pas à lutter contre cette vanité funeste, que je me sentirai complètement généreux et désarmé devant l’objet de mon adoration, complètement naïf vis-à-vis de moi-même. Mais cette simplicité de cœur et cette loyauté d’intentions, ne les dois-je pas également à la femme dont je repousse les sacrifices ?

— Va donc pour l’injuste mépris de cette amante superbe ! m’écriai-je.

Et, débarrassé de toute hésitation, comme de tout mécontentement vis-à-vis de moi-même, je m’enveloppai de mon caban et j’allai voir les autres gambades fantastiques de l’Anio, le long du mont Catillo.

L’Anio, ou Teverone, ou Aniene, car il a tous ces noms, arrive ici des vallées élevées qui servent de bases aux groupes du mont Janvier. Il y rencontre la brusque coupure d’une gorge qui, par un détour, doit l’emmener, triste et souillé de toutes les eaux corrompues du steppe de Rome, jusqu’au Tibre. Avant d’entrer dans l’affreux désert, il s’élance fier, bruyant et limpide, comme pour faire ses adieux à la vie, à l’air pur, aux splendeurs des hautes régions ; mais cet emportement de puissance mettait en danger la montagne où est Tivoli. Par un très-beau travail, on a divisé son cours en plusieurs bras, et, laissant aux usines, aux ruines et aux touristes de Tivoli le courant mystérieux des grottes de Neptune et les ravissantes cascatelles et cascatellines qui s’épanchent plus loin en ruisseaux d’argent sur le flanc de la montagne, on a contraint la plus forte masse des eaux à suivre paisiblement deux magnifiques tunnels situés à peu de distance de l’entonnoir naturel dont je vous ai parlé. C’est de ces tunnels jumeaux que le fleuve se laisse tomber dans son lit inférieur en cataracte tonnante, et cependant avec une effroyable tranquillité. On descend ensuite dans la gorge pour voir d’en bas toutes ces chutes. La gorge est charmante ; elle n’a qu’un défaut : c’est d’être couverte et remplie d’une végétation si splendide, qu’il est presque impossible de trouver un endroit d’où l’on puisse voir l’ensemble de cette corniche si merveilleusement arrosée.

Les ruines de toutes les villas antiques dont les noms sont célèbres ne m’attirèrent nullement. Je suis las des ruines, et, devant la nature, à moins qu’elles ne lui servent d’ornement, comme ce charmant temple de la Sibylle au-dessus du gouffre de Tivoli, ou de la villa de Mécènes, qui couronne les cascatelles, elles me deviennent honteusement indifférentes.

Je passai la nuit dans le plus affreux lit et dans la plus affreuse chambre de l’affreuse auberge de la Sybille, un vrai coupe-gorge d’opéra-comique. Pourtant, je ne fus point assassiné, et les gens de la maison, malgré leur mauvaise mine, me parurent d’excellentes gens.

Le lendemain, malgré la pluie et un commencement de fièvre, je recommençai mes excursions ; mais rien de ce que je vis ne valait pour moi la grotte des Sirènes, et c’est là que je retournai contempler, pendant deux heures, le torrent engouffré dans son puits sans issue. Ce devait être là, certainement, l’antre favori de la fameuse sibylle libertine, lorsque ces abîmes n’étaient accessibles que par des voies mystérieuses, et que les pâles mortels n’en approchaient qu’en tremblant, effrayés du déchaînement des cataractes autant que des oracles du destin.

Aujourd’hui, c’est un lieu de délices. Ces tapis de violettes et ces buissons de myrtes par lesquels on descend mollement et sans danger jusqu’au milieu de cette grande scène ; ce torrent diminué qui ne menace plus personne et qui n’a gardé de sa fureur que ce qu’il en faut pour donner une émotion puissante sans lassitude et sans anéantissement ; cette grotte, dont les rudes anfractuosités s’embellissent de guirlandes de lierre et de chèvrefeuille, et qui, percée de larges crevasses, vous laisse voir, comme à travers un cadre, les profondeurs d’un paysage magique, tout cela exerça sur moi un magnétisme étrange, et j’ai rêvé là un bonheur que je demande pour paradis au Dieu bon. Oui, ce creux de rochers, d’eaux agitées et de plantes vigoureuses, avec du soleil et un air salubre, si c’était possible ; une grotte pour abri et une femme selon mon cœur, et je consens à être prisonnier sur parole durant l’éternité.

Ma contemplation était si douce et mon corps si fatigué, que je m’endormis comme lord B*** avait voulu s’endormir la veille, au bruit de la cataracte. Quand je m’éveillai, Tartaglia était auprès de moi.

Vous avez tort de dormir là à l’humidité, me dit-il. Il y a de quoi être malade.

Il avait raison : je me sentais mal partout. J’eus peine à remonter au temple. Chemin faisant, Tartaglia, qui était retourné la veille à Rome, m’apprit qu’il venait me chercher avec une voiture par l’ordre de la Medora.

— C’est fort bien, lui répondis-je ; tu vas t’en retourner comme tu es venu. Je compte rester ici huit ou dix jours.

— Vous n’y songez pas, mossiou. Vous êtes dans l’endroit le plus malsain de l’Italie, et vous allez y mourir. Prenez garde d’ailleurs à ce qui va arriver. Dès que la Medora vous saura malade, elle viendra avec sa famille, car ils font tous sa volonté, et elle est folle de vous…

— En voilà assez, répondis-je avec colère. Vous me portez sur les nerfs avec vos sottises. Il faut que tout cela finisse !

Et, prenant mon parti, je montai dans la voiture et donnai au cocher l’ordre de me conduire à Rome chez Brumières.

Je croyais être délivré du Tartaglia, qui, me voyant irrité et un peu en délire, avait fait mine de rester à Tivoli ; mais, à mi-chemin, m’éveillant d’un nouvel assoupissement fébrile, je vis qu’il était sur le siège avec le cocher. Je renouvelai à celui-ci l’injonction de me conduire chez Brumières. Mon intention était d’écrire, de chez lui, une lettre d’adieux à la Famille B***, de faire prendre mes effets par Tartaglia et de quitter Rome a l’instant même. Le cocher fit un signe d’assentiment respectueux, et je me rendormis, vaincu par une torpeur insurmontable.

Quand je m’éveillai, j’étais si accablé, que je ne compris pas où j’étais, et qu’il fallut les empressements de l’excellent lord B*** autour de moi pour m’éclairer sur la trahison de Tartaglia et du cocher. J’étais au palais *** ; je montais l’escalier du ma chambre, soutenu par l’Anglais et la Daniella. Vous savez le reste ; je dois ajouter que je me suis si bien arrangé pour ne pas sortir de ma chambre jusqu’au moment du départ, que je n’ai pas revu Medora. J’espère donc que son caprice est passé ; j’espère même qu’il n’y a pas eu caprice, et, quand j’y songe, je reconnais que j’ai servi de titre à un roman dont elle avait fait le plan avant de me connaître. Elle a vingt-cinq ans, elle est froide, elle a refusé beaucoup de bons partis, a ce que l’on assure. Puis l’ennui est venu, les sens peut-être ; elle a résolu, dit-elle, d’épouser le premier homme délicat qui l’aimerait sans le lui dire. Pourquoi s’est-elle imaginé que j’étais cet homme-là, moi qui ne l’aimais pas du tout ? Ou elle a le ridicule de se croire irrésistible, ou il y a là-dessous l’intrigue impertinente de Tartaglia, qui a eu plus d’effet que je ne pensais.

Quoi qu’il en soit, me voilà loin de Rome, par un temps à ne pas mettre un chien dehors, et, dans quelques jours, quand mes forces seront revenues, s’il y a encore péril en la demeure comme disent les légistes, je me sauverai plus loin encore.

Mais ne trouvez-vous pas que ma terreur de casto Giuseppe, comme dit Tartaglia, dont je vous épargne les dernières remontrances, est d’une fatuité ridicule ?

À propos de Tartaglia, je dois vous dire que le drôle m’a soigné paternellement, et que, maître de fouiller dans mes effets à toute heure, il a pleinement justifié ce que lord B*** me disait de lui : « C’est un vrai gredin, capable de vous arracher, par prières ou par intrigue, votre dernier écu ; mais c’est un valet fidèle, incapable de vous dérober une épingle si vous n’avez pas l’air de vous méfier de lui. En Italie, beaucoup de gens de cette classe sont ainsi faits : ils pillent ceux qu’ils détestent ; ils se font un plaisir de dévaliser ceux qui veulent lutter de finesse pour se garantir ; mais ils voleraient volontiers, pour enrichir ceux qui, par leur confiance absolue, obtiennent leur amitié. Ayez des serrures Fichet à vos coffres ; cachez votre bourse dans les trous de mur les plus invraisemblables : ils déjoueront toutes vos ruses. Laissez la clef à la porte et l’argent sur la table, ce sera chose sacrée pour eux. »

« Ce vaurien a donc du bon comme tons les vauriens… de même que tous les gens vertueux ont un coin de perversité. » C’est toujours lord B*** qui parle, et je vous fais grâce des blasphème, de sa misanthropie. Tant il y a que le Tartaglia me fatiguait, et qu’après avoir bien payé, malgré lui, je dois le dire, ses bons services, je suis charmé d’être délivré de son babil, de sa protection et de ses suggestions matrimoniales.

Voici enfin un peu d’éclaircie dans le temps, et j’en vais profiter pour visiter les jardins Piccolomini et faire le tour de mes domaines.