La Daniella/26

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Librairie Nouvelle (1p. 273-287).
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XXVI


Villa Mondragone, 10 avril.

Je reviens vous écrire aujourd’hui dans la même solitude où j’ai passé la journée d’hier à vous raconter l’événement de ma vie, la transformation de mon être. Seulement, hier, il faisait un temps affreux, et je vous écrivais assis sur des décombres, dans une des salles désertes et délabrées de ce noble manoir. Aujourd’hui, je suis en plein air, par un temps délicieux, dans un jardin abandonné, où de magnifiques asphodèles croissent librement sur les margelles disjointes des bassins taris et ensablés. Je suis encore plus heureux qu’hier, bien qu’hier cela ne me parût pas possible, bien que je n’eusse pas conscience, et cela pour la première fois de ma vie, de l’absence du soleil. Je ne m’en suis aperçu qu’en revenant à Frascati, en voyant l’herbe mouillée et le ciel noir. Ah ! qu’est-ce que cela me fait, à présent, qu’il y ait de la lumière et de la chaleur sur la terre ? J’ai mon soleil dans l’âme, mon foyer de vie est dans l’amour qui brûle en moi.

Ne soyons pas ingrat pourtant : le soleil de là-haut est un bel éclairage pour le splendide décor qui m’environne, et je vais chérir exclusivement cet endroit-ci, parce que je suis aussi près d’elle que possible. Je rêve à trouver le moyen de m’y établir le jour et la nuit. Comment cela se pourra-t-il ? Je ne sais. C’est, comme je vous l’ai dit, une ruine abandonnée ; mais il faudra réussir à m’y faire un nid.

C’est que, voyez-vous, la villa Taverna et la villa Mondragone sont situées dans le même parc. Toutes deux appartiennent à une princesse Borghèse qui ne songe pas à en faire deux lots séparés. De la villa Taverna, belle maison de plaisance à mi-côte, on suit un stradone, c’est-à-dire une vaste allée couverte d’arbres séculaires, si longue et si rapide, qu’il ne faut pas moins de vingt minutes pour la monter. Enfin, tout en haut et tout à coup, en tournant dans des bosquets sur la gauche, on se trouve devant une masse de constructions incompréhensibles : c’est Mondragone, villa immense et pleine de caractère, bien qu’elle n’ait rien d’imposant. Le style italien des derniers temps de la renaissance est toujours petit de proportions, quelle que soit sa dimension réelle, et l’œil s’y trompe absolument au premier aspect.

C’est dans cette vaste résidence déserte que je peux pénétrer et m’enfermer, sous prétexte de faire des études de dessin. La femme de charge de la villa Taverna, cette Olivia, amie de ma Daniella, qui me connaît déjà depuis quelques jours, me confie une clef qui ne pèse pas moins d’un kilo, et que je dois rapporter à six heures. Cela me permet d’échanger deux fois par jour, en passant à Taverna, quelques regards avec Daniella, qui, dans une salle basse des communs, travaille à une formidable lessive ; mais j’ai tant de respect pour elle, à présent, qu’afin de ne pas l’exposer aux plaisanteries des gens de la maison, je fais semblant de ne pas la connaître. La nuit, elle se glisse furtivement dans les sentiers couverts et vient me trouver à Piccolomini ; mais il lui faut traverser Falconieri, où elle risque de rencontrer des gardiens mal disposés, ou bien descendre de Taverna à Frascati, et se faire voir aux gens du faubourg. En outre, nous ne pourrons plus tromper longtemps la Mariuccia. C’est par miracle que, depuis deux nuits, nous échappons à sa clairvoyance, et nous ne savons pas encore si, au point où nous en sommes, elle nous sera favorable.

Ici, dans cette résidence déserte, entourée de grandes constructions dont le faîte s’écroule, mais dont toutes les issues extérieures sont bien closes, je pourrais voir ma chère compagne à toute heure si j’avais un logement quelconque, et je ne suis mis aujourd’hui à tout explorer dans le plus grand détail. Il me semble que quelque bonne idée va me venir en TOUS faisant part de mes découvertes.

Imaginez-vous un château qui a trois cent soixante et quatorze fenêtres[1], un château compliqué comme ceux d’Anne Radcliffe, un monde d’énigmes à débrouiller, un enchaînement de surprises, un rêve de Piranèse ; mais d’abord il faut que je vous fasse succinctement l’historique de la villa Mondragone, pour que vous compreniez quelque chose à ce mélange d’abandon misérable et de luxe princier où je cherche un gîte.

Ce palais fut bâti par Grégoire XIII, au XVIe siècle. On y entre par un vaste corps de logis, sorte de caserne destinée à la suite armée du pontifs. Lorsque, plus tard, le pape Paul V en fit une simple villégiature, il relia un des côtés de ce corps de garde au palais par une longue galerie de plain-pied avec la cour intérieure, dont les arcades élégantes s’ouvrent, au couchant, sur un escarpement assez considérable, et laissent aujourd’hui passer le vent et la pluie. Les voûtes suintent, la fresque est devenue une croûte de stalactites bigarrées ; des ronces et des orties poussent dans le pavé disjoint ; les deux étages superposés au-dessus de cette galerie s’écroulent tranquillement. Il n’y a plus de toiture ; les entablements du dernier étage se penchent et s’affaissent aux risques et périls des passants, quand passant il y a, autour de cette thébaïde.

Cependant, la villa Mondragone, restée dans la famille Borghèse, à laquelle appartenait Paul V, était encore une demeure splendide, il y a une cinquantaine d’années, et elle revêt aujourd’hui un caractère de désolation riante, tout à fait particulier à ces ruines prématurées. C’est durant nos guerres d’Italie, au commencement du siècle, que les Autrichiens l’ont ravagée, bombardée et pillée. Il en est résulté ce qui arrive toujours en ce pays-ci après une secousse politique : le dégoût et l’abandon. Pourtant la majeure partie du corps de logis principal, la parte média, est assez saine pour qu’en supprimant les dépendances inutiles, on puisse encore trouver de quoi restaurer une délicieuse villégiature. C’est le parti que voulait prendre et que prendra peut-être la princesse propriétaire actuelle. Des réparations avaient même été entreprises sur un pied de luxe qui peint très-bien l’esprit local. On a commencé par l’inutile, comme toujours. Sans se préoccuper de la couverture à jour, ni des brèches faites par le canon aux étages supérieurs, on a fait des parquets, des peintures et des volets richement montés aux premiers étages. Ces volets, par parenthèse, m’ont frappé comme une chose charmante que je n’ai encore vue nulle part. Ils sont d’un bois résineux veiné de rouge vif qui laisse passer l’éclat du soleil au travers. Cela remplit l’appartement d’un ton rose très-gai. J’ai pu en juger cette partie du local n’étant pas si bien fermée, qu’en cherchant un peu je n’aie trouvé moyen d’y pénétrer.

Au-dessus, s’étendent des salles magnifiques encombrées de poutres et de décombres, et, un détail bien caractéristique, c’est une sorte de boudoir ou chapelle dont le plafond est fraîchement peint, et assez joliment peint par un artiste indigène, dans le goût traditionnel du pays. Ce sont des personnages tout roses nageant dans un ciel bleu turquin, d’un propre et d’un gracieux à donner des idées de bal ; mais, dans le mur latéral, une grande fente que l’on n’a pas encore songé à fermer, bien qu’elle menace d’emporter un pan de l’édifice, sert de passage à une famille d’oiseaux de proie qui ont trouvé là, pour perchoir, un bout de solive sortant à l’intérieur. Ils s’y établissent paisiblement chaque nuit, ainsi que l’atteste un monceau de traces toutes récentes. Les amours du vautour ou de l’orfraie sont donc encore abrités par un ciel de chérubins ou de cupidons enguirlandés tout flambant neufs.

C’est que les embellissements, précurseurs accoutumés des réparations urgentes, sont restés en route. À la dernière révolution, ce palais a été, encore une fois, occupé militairement, et les énormes tas de litière qui jonchèrent les terrasses n’ont pas encore disparu. Était-ce un poste de cavalerie française ou italienne ? Les nombreuses sentences, d’un patriotisme ardent et naïf, charbonnée sur les murs, me font pencher pour la dernière hypothèse.

Va-t-on, comme on le dit aux environs, reprendre les travaux abandonnés ? Là, pour moi, est la question pressante. Si on ne les reprenait pas, la solitude durerait ici, et j’y pourrais peut-être louer un coin où je vivrais inaperçu. Il y a une portion très-bizarre qui semble la plus moderne et la moins endommagée, dans laquelle il m’a été impossible de me glisser. C’est comme une petite villa mystérieuse perchée sur un des côtés de la villa principale. C’est probablement le logement de caprice personnel que, dans ces palais italiens, qu’il soit en haut ou en bas, caché ou apparent, on appelle le casino. Ici c’est un assemblage de petits pavillons, dont les ouvertures annoncent des appartements lilliputiens. C’est assez laid, mais curieusement agencé autour d’une toute petite terrasse, d’où la vue domine une étendue prodigieuse à travers des balustres massifs dont la destination semble être de cacher ce sanctuaire aux regards du dehors. Était-ce une fantaisie de retraite cénobitique ? Un campanile à jour, planté sur cette terrasse, semble avoir été une chapelle, ou une sorte d’oratoire aérien, propre à stimuler le bien-être moral par le bien-être physique du beau site et du vent frais. Mais on peut, tout aussi bien, se représenter, dans ce casino, de mystérieuses amours, retranchées en toute sécurité contre la curiosité d’une suite nombreuse ou de visiteurs inattendus.

Quoi qu’il en soit, cela fait une demeure réservée que l’on n’aperçoit de nulle part, si ce n’est par son entrée principale qui donne sur l’ancien parterre clos de murs festonnés et ornés de boules. Cette entrée est masquée par un beau portique attribué au Vignole, où l’on peut se promener dans un isolement complet.

J’aime beaucoup cet abri élégant avec ses arcades ornées de dragons, ses degrés de marbre brisés, et son fond percé de portes et de fenêtres mystérieuses barricadées solidement. C’est au travers des fentes de ces huis jaloux, qui semblent vouloir garder les secrets du passé, que je vois la petite terrasse, les petits pavillons et le clocheton arrondi du casino. De superbes graminées poussent entre les dalles, et des moineaux, aussi sauvages que ceux de nos villes sont familiers, y prennent leurs ébats sans se douter que, séparé d’eux par une cloison de planches, j’écoute et commente leur caquet. Si je pouvais pénétrer dans cette villa secrète, il me semble que j’y trouverais une demeure close et habitable, car j’y vois des portes et des fenêtres en bon état ; mais il faudrait y entrer par effraction, et je ne dois pas abuser de la confiance des gardiens.

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En cherchant un passage vers ce casino, je viens de faire une autre découverte : c’est un recoin encore plus bizarre, encore plus caché, et beaucoup plus joli. Après avoir erré dans je ne sais combien d’églises souterraines, de salles aux gardes ou d’écuries situées beaucoup plus bas que le niveau de la cour, et d’une si puissante architecture, qu’on ne sait ce que font là, dans les ténèbres, ces belles et vastes salles, je me suis trouvé en face d’un escalier tournant que j’ai descendu.

C’est là que le château, creusé dans le cœur de la montagne, devient singulièrement fantastique ; c’est encore une autre résidence qui ne peut pas avoir servi à loger des domestiques, ils eussent été trop loin de leurs maîtres. Cela ressemble à un quartier réservé à quelque pénitent volontaire, ou à quelque prisonnier d’État. Figurez-vous un tout petit préau profond, à ciel ouvert, avec des constructions situées autour comme les parois d’un puits, et, sous les arcades de ce préau, un autre escalier rapide qui s’enfonce à perte de vue, on ne sait où.

Je l’ai descendu, et je me croyais bien, cette fois, dans les entrailles de la terre : aussi ai-je été encore plus surpris que je ne l’avais été dans le préau, en voyant entrer l’éclat du soleil à cette profondeur. Probablement, j’étais tout simplement arrivé au niveau de la base de ce massif de rocher où Mondragone est assis en face de Rome, au-dessus d’elle de toute la région des premiers étages de la chaîne Tusculane. Une sortie doit avoir existé au bas de cet escalier profond où j’étais parvenu ; mais elle a été murée apparemment, car je ne recevais que par une petite fente, à laquelle je ne pouvais atteindre, les bouffées d’un air frais et l’éblouissement d’un brillant rayon de lumière.

Une nouvelle série de salles souterraines s’ouvrait à ma gauche. Je m’y hasardai dans les ténèbres. Je manquais d’allumettes pour me diriger, et je dus renoncer à cette dangereuse exploration, au milieu des décombres, des excavations imprévues et des casse-cou de toutes sortes.

Je suis donc remonté au petit cloître que je venais de découvrir, et, dans ma fantaisie, j’ai donné à cet endroit un nom quelconque. Je vous le désignerai sous celui de cloître del Pianto, ou, si vous voulez, du Pianto tout court. Ce nom me vient de l’idée que ce lieu isolé, et invisible du dehors, a dû servir à quelque longue et douloureuse expiation.

Le casino aérien dont je vous ai parlé auparavant, et qui est à l’autre extrémité du grand pavillon, gardera son nom de casino. Je devrais rappeler la damnation, perdizione. Je ne sais pourquoi cette petite terrasse retranchée, d’où l’on voit sans être vu, ces clochetons païens et ces petites fenêtres qui regardent dans les yeux les unes des autres, ont l’air de raconter une aventure galante, cachée là sous prétexte de bréviaire.

Si ces vieux murs pouvaient parler, ils révéleraient peut-être bien plus d’intrigues que je ne leur en attribue. Dans tous les cas, ils ont un air de chronique à la fois sinistre et licencieuse, et il m’est bien permis d’en faire, dans ma pensée, le théâtre de romans quelconques.

Le pianto a cela de particulier qu’il est difficile, à première vue, de fixer, sur un plan imaginaire, le point exact où il est situé. C’est peut-être le noyau primitif de toute la construction. C’est peut-être tout uniment une petite cour intérieure nécessaire pour aérer les appartements, qui ne remplissent pas, comme ceux du milieu, tout l’énorme vaisseau du pavillon central. Des fenêtres d’un style plus ancien que le reste, et en partie murées remplissent ses parois supérieures. Celles qui s’enfoncent sous la galerie du cloître sont mystérieusement closes, et j’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé l’entrée des appartements qu’elles éclairaient. On n’arrive à ce cloître que par des détours dont je ne me rends pas encore un compte exact.

J’ai trouvé, malgré l’obscurité, car la plupart des ouvertures extérieures sont murées au nord, le milieu de l’édifice. C’est une salle d’entrée, ou plutôt une cour voûtée, dans laquelle pénétraient, je crois, les voitures et les cavaliers. L’immense porte est murée également. Je l’ai cherchée au dehors et retrouvée au milieu de la plus belle terrasse qu’il soit possible d’imaginer.

Je dis belle quant à la situation et l’étendue. C’est un immense hémicycle dentelé d’un parapet de marbre et d’une riche balustrade en partie rompue aujourd’hui. Au milieu s’élève, en champignon, une lourde fontaine dont la vasque brisée est à sec ; une partie des eaux errantes se perdent au hasard dans les fondations ; le reste s’échappe en dehors, dans une grande niche située au bas du talus monumental de la terrasse.

Mais l’ornement le plus bizarre de cette terrasse, que, pour me conformer à l’usage de la localité, j’appellerai le terrazzone (la grande terrasse), consiste en quatre colonnes gigantesques déjetées par les boulets et surmontées de girouettes et de croix papales brisées ou tordues, ces colonnes qui sont les tuyaux des cheminées de cuisines pantagruélesques situées sous la terrasse même, et probablement de plain-pied avec le bas de l’escalier du Pianto, ont la forme de télescopes démesurés et portent, en guise de couronnement, des masques grimaçants qui vomissaient la fumée des festins, bien loin au-dessus des cimes des arbres du parc.

Tout cela est d’un goût par trop italien de la décadence ; mais c’est d’un fastueux étrange, et la situation est splendide. C’est la même vue découverte et incommensurable que j’ai de ma fenêtre à Piccolomini ; mais l’œil va plus loin encore, parce qu’on est à un mille plus haut, et c’est plus beau, parce qu’au lieu des masures de Frascati pour repoussoir de premier plan, on a une riche étendue de jardins plantureux d’un grand style. L’allée de cyprès, en pente rapide, qui, du bas du terrazzone, traverse tout ce domaine, parallèlement au stadone de chênes verts en berceaux qui descend à la villa Taverna, est véritablement monumentale. Ces arbres ont quelque chose comme quatre-vingts ou cent pieds de haut. Leur tige est un faisceau de colonnettes grêles autour d’un pivot central. C’est bizarre, c’est humide, noir et sépulcral, au milieu du paysage, je ne dirai pas le plus riant, car le steppe de Rome n’est jamais gai, mais le plus étincelant qu’il soit possible d’imaginer.

Mais le Pianto, avec ses festons de ronces et de vignes sauvages qui pendent des crevasses ou qui se traînent sur les débris de sculptures entassés en désordre, est mon petit coin de prédilection. Les étroites dimensions du tableau assez théâtral qu’il présente donnent le sentiment d’une sécurité profonde. Il me semble, seul comme je suis, et enterré vivant dais ces massifs d’architecture où ne pénètre pas le moindre bruit du dehors, que l’on pourrait vivre et mourir là, de bonheur ou de désespoir, sans que personne s’en inquiétât. Certes, à l’heure qu’il est, quelque isolé que vous me supposiez, vous ne pouvez vous représenter une cachette aussi secrète et une solitude aussi absolue que celle d’où je vous écris, au crayon, sur un album ad hoc.

À Tivoli, j’avais déjà rêvé une solitude à deux, une retraite à jamais cachée, dans la galerie taillée au cœur du roc qui domine la cascade. Certes, c’était mille fois plus beau que la ruine muette et sourde où me voilà enfoui ; mais je ne désire plus Tivoli : la folle Medora et la fièvre m’en ont fait un souvenir pénible ; et, d’ailleurs, l’amour vrai n’a pas tant besoin des splendeurs de la nature. Il aime l’ombre et le silence. Le chant terrible des cataractes me gênerait aujourd’hui, s’il me dérobait une des paroles de ma bien-aimée.

Puisque je suis là à vous parler d’elle, il faut que je vous raconte qu’hier au soir, m’en retournant par la pluie à Piccolomini, pluie que, du reste, je ne recevais guère, car ces stradoni d’yeuses antiques sont de véritables voûtes de feuilles persistantes et de monstrueuses branches entrelacées, j’entendis partir, de la villa Taverna, un bruit de voix et de rires où il me semblait reconnaître le rire et la voix de Daniella. J’avais à remettre à Olivia la majestueuse clef de Mondragone, et je vis cette aimable femme à une fenêtre de rez-de-chaussée des bâtiments de service qu’elle occupe avec sa famille. Elle me fit signe d’approcher, et me montra, dans la grande salle où Daniella a établi son atelier de stiratura, un bal improvisé. À la fin de leur journée de travail, les ouvrières qu’elle emploie et les autres jeunes filles de la ferme et de la maison se livraient entre elles à la danse, en attendant qu’on leur servît le souper.

— C’est tous les jours ainsi, me dit Olivia, qui tenait le tambour de basque, unique orchestre de cette bande joyeuse, et qui le passa à une autre pour me parler ; — la Daniella est folle de la danse, et, quand elle vient travailler ici, il faut, bon gré mal gré, que toutes nos filles sautent, ne fût-ce qu’un quart d’heure. Est-ce que vous n’avez pas encore vu danser la Daniella ?

— Une seule fois et un seul instant !

— Oh ! alors, vous ne savez pas que c’est la plus belle danseuse du pays. Dans le temps, on venait de Gensano, et de plus loin encore, pour la voir au bal, et, quoiqu’elle nous ait quittés pendant deux ans, elle n’a rien oublié et rien perdu… Tenez, la voilà qui va reprendre ; regardez-la !

Je montai sur une borne et regardai dans l’intérieur, qu’éclairait une de ces hautes lampes romaines à trois becs, exactement pareilles à celles des anciens et très-élégantes de forme, mais qui donnent une très-médiocre lumière. D’abord je ne vis qu’un pêle-mêle de jeunes filles ébouriffées qui se livraient à une sorte de valse effrénée ; mais l’une d’elles cria :

La fraschetana !

C’est la danse de caractère, et comme qui dirait la gavotte de Frascati. Toutes s’arrêtèrent et firent cercle pour voir Daniella ouvrir cette danse avec une vieille femme de la campagne, qui passe pour avoir gardé la véritable tradition. Olivia me fit signe d’entrer par la fenêtre : je ne me fis pas prier, et me mêlai à l’assistance sans éveiller la moindre surprise ; toutes ces fillettes étaient absorbées par les deux grands modèles de l’art chorégraphique indigène qu’elles avaient à contempler.

Cette danse est charmante : les femmes tiennent leur tablier, et le balancent gracieusement devant elles en minaudant vis-à-vis l’une de l’autre. La vieille matrone, à figure austère, se livrant à ces chatteries d’enfant, était d’un comique achevé, qui ne faisait pourtant rire personne et qui ne déconcertait nullement Daniella. En regardant celle-ci, je ne sais quel frisson de jalousie me passa dans tout le sang. Je crois que, s’il y avait eu là quelque autre homme que moi, je lui aurais cherché querelle. Je ne sais pas si je pourrai jamais me résoudre à la voir danser ailleurs que dans son cénacle de petites filles. Elle est trop belle quand elle s’anime ainsi. Elle avait retroussé sa longue jupe brune, qui se drapait tout naturellement sur un court jupon de flanelle rouge assez rustique, mais d’un ton de coquelicot éblouissant. Le fichu blanc qui couvre ordinairement ses cheveux était relevé carrément, comme le capulet de linge des paysannes romaines, et les grandes pendeloques d’or de ses boucles d’oreilles sautillaient comme des feux follets sur les ondes lustrées de ses cheveux noirs.

Je ne vous dirai pas que sa danse est de l’art et de la grâce : c’est de l’inspiration et du délire, mais un délire sacré comme celui qu’éprouverait une sibylle ; c’est une verve et une énergie à faire trembler ; c’est un regard qui brûle, un sourire qui éblouit, et, tout à coup, des langueurs qui énervent. Quand elle eut dansé dix minutes, elle céda généreusement la place.

— Aux autres ! s’écria-t-elle en prenant le tamburello, qu’elle se mit à faire résonner avec une vigueur étrange.

Il n’y a rien de joli au monde comme le toucher rapide de ces petits doigts sur la peau rebondissante de l’instrument rustique. Elle ne le tient pas élevé au-dessus de sa tête et ne le frappe pas du dos de la main, comme on le fait ailleurs. Ici, les femmes tiennent le tambourin ferme, et le touchent comme si c’était un clavier. Le bruit qu’elles en tirent, en ayant l’air de l’effleurer, est formidable et marque un rhythme si accusé et si accentué que rien n’y résiste, et que la plus médiocre danseuse prend de l’élan et comme de la fureur.

Pourtant, la danse n’était pas enlevée au gré de Daniella, et, pour lui imprimer plus de feu, elle se mit à chanter l’air à pleine voix, avec un accent de colère, des paroles de reproche et d’excitation à ses compagnes endormies, et cette facilité d’improvisation à laquelle se prête la langue italienne, dont toutes les classes de la population manient le mètre et la rime presque aussi aisément que la prose. Toute parole chantée de cette façon a le privilège de produire une grande animation ou une grande gaieté sur les auditeurs. On cessa de danser pour écouter Daniella, qui, au milieu des rires de ses compagnes et des siens propres, débitait une kyrielle de couplets mordants et plaisants. On lui criait, dès qu’elle voulait s’arrêter :

— Encore, encore !

L’air qu’elle chantait est sauvage et original. Elle a une voix admirable, la plus puissante et, en même temps, la plus douce et la plus suave que j’aie jamais entendue, quelque chose qui va au cœur et aux sens, même en jetant follement des badinages enfantins et en affectant un accent courroucé.

— Mon Dieu ! pensais-je, qu’elle est belle et complète, cette organisation méridionale qui se joue de toutes les choses enseignées, et qui trouve en elle-même le sens vivant du beau dans toutes ses manifestations !

J’étais comme honteux, comme effrayé de posséder cette femme que la foule couronnerait et acclamerait, si elle était en ce moment sur un théâtre avec cet abandon et cette inspiration qui n’ont vraiment ici que moi pour public.

Elle était si enivrée de sa danse, de son chant et de son tambour de basque, qu’elle semblait ne pas m’avoir aperçu encore. J’en fus piqué, et, m’approchant d’elle, je lui dis un mot à l’oreille. Elle jeta en l’air le tamburello, et, abaissant sur moi ses beaux yeux humides de plaisir, elle étendit les bras comme si elle allait m’embrasser devant tout le monde. Je m’échappai pour l’empêcher de se trahir, et courus pour l’attendre à Piccolomini, où je la trouvai dans ma chambre. Elle était arrivée avant moi, et la Muriuccia ne l’avait pas vue entrer. Je suis tenté de croire qu’elle a des ailes, ou qu’elle parvient à se rendre invisible quand il lui plaît.


  1. Nombre qui, dans l’architecture de cette époque, représente une étendue immense de constructions.