La Daniella/40

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Librairie Nouvelle (2p. 91-103).
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XL


Il était deux heures du matin quand nous arrivâmes à une petite villa près d’Albano. Là, nos fugitifs devaient prendre, chez une personne amie qui les attendait, une petite voiture, où le prince, le docteur et la signora feraient le reste du trajet jusqu’à la mer, par les chemins de traverse. Tous les chevaux étaient loués ou prêtés, et devaient être dispersés et laissés à certaines stations convenues sur la côte. Otello seul devait être embarqué, comme l’inséparable serviteur de Medora. Je fus donc très-étonné lorsqu’elle m’offrit de me le laisser.

— Cette bête gênera et retardera notre embarquement, dit-elle au prince, qui ne s’étonnait pas moins que moi. Ce sera, dans un aussi petit bâtiment que celui qui doit nous emporter, un compagnon très-incommode et peut-être dangereux.

— Tout a été prévu, répondit-il, et tout doit être disposé en conséquence. J’aimerais mieux me jeter à la mer que d’être cause pour vous d’un petit chagrin, et, puisque vous ne regrettiez dans votre fuite que ce beau compagnon…

— Je regrette autre chose, dit Medora d’un ton singulier, c’est de n’avoir pas réfléchi… à l’ennui qu’il nous causera. Décidément, monsieur Valreg, je vous le laisse, je vous le donne ; acceptez-le comme un souvenir de moi.

— Eh ! bon Dieu ! qu’en ferais-je à Mondragone ? m’écriai-je naïvement.

— Felipone le logera et le soignera ; ou bien il restera dans cette maison, où je vais dire qu’il vous appartient et que vous viendrez le reprendre.

— Vous oubliez, madame, que, soit à Mondragone, soit partout ailleurs, le soin de me nourrir moi-même l’emportera nécessairement sur celui de nourrir un quadrupède de cette taille…

— Eh bien, reprit-elle avec impatience, si c’est un embarras pour vous, vous le vendrez, il est à vous !

— Je n’ai rien fait qui vous autorise à m’offrir un présent, répondis-je, un peu impatienté moi-même de ce nouveau caprice.

Nous étions entrés dans le jardin de la petite villa, où la voiture était tout attelée et prête à partir, et le prince pressait Medora d’y monter. Il crut comprendre qu’elle désirait me récompenser de lui avoir servi de garde du corps, et il eut la malheureuse idée de me demander si je n’avais pas besoin d’argent. Il ajouta, voyant que j’étais peu disposé à avoir recours à lui, qu’il m’offrait un à-compte sur le tableau qu’il m’avait commandé.

Je répondis que ce n’était pas le moment de parler d’affaires ; que la nuit s’avançait, et que nous avions tous à faire diligence pour être hors de danger avant le jour, Medora était sur le marchepied de la voiture, et semblait vouloir prolonger cette inopportune discussion.

— Pardon mille fois, lui dis-je en la saluant ; mais Felipone m’attend, et je ne puis souffrir qu’il s’expose pour moi à rentrer trop tard.

Je pris congé du prince et du docteur, qui me pressèrent encore de partir avec eux. Je me pressai, moi, de remonter sur Vulcanus et de reprendre avec Felipone le chemin de Mondragone.

Dès que nous fûmes seuls ensemble, notre marche n’étant plus embarrassée par les précautions à prendre pour une femme, et nos chevaux s’animant à l’idée de retourner chez eux, nous marchâmes si vite, qu’en moins d’une heure nous nous trouvâmes au pied des hauteurs de Tusculum.

La lune était couchée, le temps se voilait, et nous éprouvions cette sécurité que l’on trouve dans la protection de l’ombre et de la solitude. Nous commencions à gravir au pas l’escarpement de l’antique citadelle latine, lorsque Felipone, avec qui je causais tranquillement, posa sa main sur mon bras pour m’imposer silence, en me disant tout bas : — Regardez… là-haut !

Plusieurs ombres noires se dessinaient sur le ciel auprès des rochers de la croix, au beau milieu du chemin qu’il nous fallait suivre.

Felipone n’hésita pas un instant sur le parti que nous avions à prendre. Sans perdre le temps à me l’expliquer.

— Suivez-moi, me dit-il.

Et, tournant bride, il s’enfonça dans une prairie en pente rapide qui s’étendait à notre droite, et dont nous suivîmes la lisière ombragée jusqu’à une masse sombre que je reconnus être un paillis, c’est-à-dire une de ces bergeries en paille et en bruyère dont est semé l’agro romano.

— Arrêtons-nous ici et ne bougeons pas, me dit Felipone à voix basse. Ne réveillons pas inutilement les bergers et les chiens des autres cabanes. Leur bruit nous trahirait. Il y a, par ici, plusieurs de ces paillis. Je sais qu’en voilà un abandonné. N’y entrons pas, nous pourrions y être bloqués. Si les gens de là-haut ne nous ont pas vus, tout va bien ; nous pourrons tout à l’heure traverser la prairie. S’ils nous ont vus, observons-les pour jouer à cache-cache avec eux.

— Observer me paraît difficile dans cette obscurité.

— Quand on ne peut pas se servir de ses yeux, on se sert de ses oreilles. Taisons-nous, écoutons. Un quart d’heure de patience, et nous saurons à quoi nous en tenir.

— Mais ces chevaux, impatients de rentrer chez eux, nous trahiront, et nous empêcheront d’entendre.

— Je le sais bien : voyez ce que je fais, et faites-en autant. Tenez, voilà un bout de courroie.

Il mettait un tord-nez à son bidet et l’attachait à une branche. J’avais vu pratiquer ce moyen expéditif de réduire à l’immobilité le cheval le plus impétueux. Je tordis la lèvre supérieure du bon Vulcanus avec la courroie, que je fixai court à un arbre. Dans cette situation, l’animal, dont chaque mouvement devient douloureux, se permet à peine de respirer.

Condamné, par la volonté, à un silence et à une immobilité semblables à ceux que j’imposais à mon cheval, je crois que je souffris plus que lui. On ne se figure pas ce que c’est que la gêne et l’ennui de s’annihiler ainsi, pour se soustraire à un péril que l’on aimerait mieux brusquer. Cela est si contraire au tempérament français, que je me sentis pris de spasmes. Felipone, autrement trempé que moi à cet égard, écoutait et guettait. Placé tout près de lui, je voyais son petit œil rond étinceler dans l’ombre comme celui d’un chat, et il me semblait voir aussi sur sa bouche l’éternel sourire de bienveillance et de contentement qui anime ses traits vulgaires, mais agréables.

La confiance que m’inspirait son expérience calma l’irritation de mes nerfs ; debout, les bras appuyés sur le bord du toit de paille, qui ressemblait à une hutte de sauvages je ne sentis pas que je m’endormais.

Je dormis si bien, que je rêvai. Il me sembla voir Daniella et Medora assises sur ce chaume, et jouant avec leurs mouchoirs à qui me mettrait un tord-nez comme à Vulcanus. Puis, je me trouvai transporté dans mon village, au presbytère. Mon oncle se mourait, et la Marion me reprochait d’arriver trop tard.

D’autres images plus confuses se pressèrent dans mon cerveau durant ce court sommeil. Je fus réveillé par la main de Felipone qui se posait sur mon épaule.

— Est-ce que vous dormez ? me dit-il tout bas. Allons ! vous voilà bien étonné ? vous ne savez plus où vous êtes ? Moi, je n’ai pas été aussi tranquille : j’ai eu une belle peur ! J’ai cru un instant voir un homme tout debout, à deux pas de moi : mais c’était ce têteau que je n’avais pas encore remarqué ; et puis quelque chose a passé là, dans les herbes ; mais c’était quelque bête, car il n’en est rien résulté ; et, à présent, je suis sûr que nous avons déjoué les espions, ou que l’ennemi ne nous avait pas aperçus. Il n’y a pas eu le moindre bruit dans les environs.

— Pourtant, lui dis-je, qu’est-ce que ces voix là-bas ?

— C’est le cri des sentinelles autour de la villa Mondragone : Sentinelles, prenez garde à vous ! Hein, dites donc, ces bons carabiniers qui croient vous garder encore ! Mais il s’agit de rentrer dans la place sans qu’ils s’en doutent, et c’est plus difficile peut-être que d’en sortir. Nous ne sommes plus dans le chemin.

— Reprenons-le.

— Oh ! que non ! le poste de la croix de Tusculum est sans doute occupé, quoique je n’entende plus rien.

— Ce ne sont pas des carabiniers que nous avons vus là ; j’en suis sûr.

— Et moi aussi, mais des limiers de police : c’est pire ! Il ne s’agit plus, comme au départ du prince, de passer coûte que coûte, il s’agit de ne pas faire donner l’alarme et de rentrer sans qu’on puisse s’imaginer que nous sommes sortis.

— Eh bien, ne pouvons-nous gagner avec précaution la petite chapelle qui donne entrée au souterrain ?

— C’est justement ce qu’il faut faire.

— Mais nos chevaux nous gêneront maintenant plus qu’ils ne nous serviront ?

— Ils ne nous gêneront plus ; voyez.

En effet, les chevaux avaient disparu. Pendant mon sommeil, qui avait duré une demi-heure, Felipone les avait dépouillés et mis en liberté. Il avait caché dans les paillis les bridons, les couvertures, les étriers et les sangles, objets faciles à venir reprendre en temps opportun. Ma selle, mes fontes et les pistolets avaient été laissés à dessein à la villetta d’Albano. Nous n’avions gardé pour arme que deux petits fusils eu bandoulière, équipement permis à tout habitant d’un pays où la chasse n’est pas gardée. Les chevaux nus venaient d’être livrés à leur instinct ; ils s’en étaient allés, en paissant, au pâturage où ils avaient l’habitude d’être conduits à la pointe du jour ; et, bien que le jour ne parût pas encore, Felipone était certain qu’ils s’y rendraient d’eux-mêmes, malgré ce point de départ inusité.

— Allons, dit-il après avoir écouté encore, en route ! Le temps voudra s’éclaircir aux approches de l’aube, profitons de ce reste de nuit et de brouillard pour traverser la prairie ; nous passerons cette fois derrière les Camaldules ; ce sera plus long, mais plus sûr.

Nous prîmes la prairie en biais ; mais nous n’y avions pas fait cinquante pas qu’un projectile passa entre nous en sifflant à nos oreilles.

— Qu’est-ce que cela ? dis-je à Felipone, qui s’arrêta surpris.

— Une pierre, répondit-il ; ça a dû partir de ce buisson-là ; oh ! oh ! Campani est par ici. Il lui est défendu d’avoir des armes à feu, parce qu’il s’en sert pour arrêter les passants ; mais il est si adroit à la fronde, qu’il se passe de balles. Il nous a vus ! Avançons ! Courez comme moi, en zig-zag !

— Non ! tombons sur le buisson et faisons une fin de ce coquin-là.

— Et s’il a une bande avec lui ? Vous voyez bien que ceci est une provocation.

En effet, les pierres nous poursuivaient à intervalles réguliers et tombaient presque à nos pieds, dans l’herbe, avec un bruit mat.

— Mauvaise grêle ! dit Felipone en s’arrêtant indécis ; il en vient de ces autres buissons devant nous ! Il paraît que Campani a appris à ses compères à se servir de la corde ; mais ils travaillent pour leur compte et non pour celui de la police ; car ils n’ont pas de fusils ; ils craignent le bruit autant que nous. Avançons ! ils ne sont pas tous aussi adroits que leur maître ; et d’ailleurs, ils nous entendent plus qu’ils ne nous voient et tirent au juger. Sans cela, l’un de nous aurait déjà son affaire.

Nous avançâmes encore ; mais, tout à coup, Felipone s’arrêta de nouveau.

— Nous sommes cernés, dit-il ; nous nous sommes enfournés dans un cercle de buissons éparpillés, qui est pour eux un poste meilleur que pour nous. Il va falloir soutenir un siége… Eh bien, à la grâce de Dieu ! suivez-moi.

Il prit sa course résolument, et, au milieu des pierres qui continuaient à siffler de tous côtés, il se jeta derrière un paillis plus petit que celui où nous nous étions abrités d’abord, et d’où partaient les aboiements hurlés de plusieurs chiens réveillés depuis le commencement de l’assaut que nous subissions.

— Que faire ? dit Felipone ; voilà ce que je craignais ! Les bergers vont prendre l’alarme, nous confondre peut-être avec les brigands et tirer sur nous. Je ne sais pas s’ils sont plusieurs ou un seul en ce moment dans la prairie. Depuis quinze jours je ne sors pas de Mondragone ! Nous voilà tombés dans un mauvais traquenard. Je regrette nos chevaux, à présent.

Les chiens enfermés dans le paillis redoublaient de rage.

— Qui va là ? cria de l’intérieur une voix grave.

Et nous entendîmes claquer la batterie d’un fusil que l’on armait pour nous recevoir.

— C’est vous, Onofrio ? répondit le fermier en approchant sa bouche de la fente de la porte. Je suis Felipone, poursuivi par des bandits. Ouvrez-moi !

— Silence, Lupo ! silence, Télégone ! dit la voix du berger.

La porte s’ouvrit aussitôt et se referma sur nous, au moyen d’une barre transversale. Nous nous trouvâmes dans les ténèbres, dans la chaleur grasse d’une atmosphère chargée des miasmes de la toison des brebis et d’une forte odeur de fromage aigre.

— Vous n’êtes que deux ? nous dit le berger avec calme et douceur. Vous a-t-on vus entrer ?

— À coup sûr ! répondit Felipone.

— Sont-ils beaucoup ?

— Je n’en sais rien.

— Avez-vous des armes ?

— Deux fusils de chasse.

— Avec le mien, ça fait trois. Ont-ils des fusils aussi, ces coquins ?

— Ils ont des pierres. C’est Campani.

— Avec ses frondeurs ? Croyez-vous que Masolino en soit ?

Chi lo sà ? répondit Felipone.

— Vos armes sont chargées ? demanda encore Onofrio.

Sicuro ! répondit le fermier.

— Votre camarade n’a pas peur ?

— Pas plus que toi et moi.

— Eh bien, défendons-nous ! Mais il faut voir clair. Attendez !

Il alluma une petite lampe qu’il plaça au milieu des trois dalles de pierre qui lui servaient de cheminée, et nous vîmes l’intérieur du chalet qu’il s’était bâti lui-même à sa guise. Pour sol, un plancher élevé de terre sur des blocs de roche et sablé ; pour lambris, un mur bas, assez solidement crépi à l’intérieur ; pour toit, une couverture de paille très-artistement faite, avec des branches pour charpente et des bambous romains pour volige ; pour lit, une caisse pleine de feuilles de maïs ; pour siége, un tronçon de pin ; pour table, un superbe chapiteau de colonne antique ; pour ornements, une quantité de chapelets, de reliques, mêlés à des fragments d’antiquités païennes de toutes sortes ; pour compagnie, deux chiens maigres, qui, avec une incomparable docilité, s’étaient tus à son premier commandement, et trois moutons malades qu’il avait pris dans sa cabane pour les médicamenter. Le reste du troupeau était dans un second paillis plus vaste, situé à dix pas de là, et gardé, à l’intérieur, par d’autres chiens qui faisaient assaut de hurlements furieux et désespérés.

— La cabane est solide, me dit Onofrio, qui, en me reconnaissant, me sourit autant que son lourd masque cuivré, encadré d’une barbe blonde, peut sourire ; à moins qu’ils n’y mettent le feu, nous y sommes à l’abri de leurs cailloux, et mes paillassons sont à l’épreuve de la balle. Et puis, tenez, ajouta-t-il en retirant du mur certains gros bouchons de paille, voilà, sur chaque face, un trou pour passer le fusil et voir où l’on vise : c’est de mon invention, il est bon qu’un berger soit fortifié comme cela pour défendre ses brebis. À présent, ajouta-t-il quand il nous eut postés, mon avis est de ne pas laisser approcher l’ennemi. Faisons feu aussitôt que nous pourrons viser.

— Non ! dit le fermier, ne faisons feu qu’à la dernière extrémité.

— Pourquoi ça ? reprit Onofrio. Le bruit attirera les carabiniers de Mondragone qui viendront à notre secours. Il paraît, Felipone, qu’ils vous gardent là dedans un jeune homme bien dangereux, un ennemi de la religion qui a tiré sur le pape ?

C’est ainsi que mon aventure était racontée dans les prairies de Tusculum. Je ne pus m’empêcher de sourire en songeant à l’effroi du bon berger, s’il eût pu reconnaître ce scélérat dans le pauvre peintre dont il avait serré la main quelque temps auparavant, et auquel il donnait maintenant asile et protection au péril de sa vie.

— Oui, oui, c’est un grand misérable que ce prisonnier, dit Felipone, sans se départir un seul instant de sa belle et joyeuse humeur. Mais songeons à ceux qui sont là. Je commence à les voir, et voilà vos chiens qui recommencent à être furieux. Si nous les lâchions sur cette canaille ?

— Ils me les tueront, avec leurs pierres, dit Onofrio avec un soupir. Je crois que j’aimerais mieux être tué moi-même. Pourtant, s’il le faut, nous verrons !

Tout à coup, une voix âpre, une voix blanche, fêlée comme celle de beaucoup d’Italiens à formes athlétiques, retentit à la porte de la cabane, comme si elle partait de dessous terre.

— Berger, disait-elle, ne craignez rien ; faites taire vos chiens ; écoutez-moi.

— C’est la voix du Campani ; le serpent s’est glissé dans l’herbe, me dit vivement Felipone, pendant qu’Onofrio calmait ses chiens avec plus de peine, cette fois, que la première. Il s’est blotti sous la cabane entre le sol et les pierres qui supportent la devanture ; nous ne pouvons pas tirer sur lui !

— Que voulez-vous ? Parlez ! dit Onofrio.

— Nous n’en voulons ni à vous ni à vos moutons, mais à une méchante bête qui est entrée chez vous. C’est le prisonnier de Mondragone, l’assassin du saint-père.

— Non ! dit Onofrio en me regardant avec bienveillance ; vous mentez ! Allez-vous-en !

— Je jure sur l’Évangile que c’est lui, répondit le bandit.

— Si c’est lui, vous n’avez pas mission de l’arrêter. Avertissez les carabiniers.

— Oui ! pendant que vous le ferez sauver ! D’ailleurs les carabiniers le mettraient en prison, et ce n’est pas ce que je veux.

— C’est cela ! dit Felipone à mon oreille ; c’est la vengeance romaine. Il veut vous tuer lui-même.

— Vous ne voulez pas le livrer ? reprit Campani.

— Non !

Une fois ? Je vous avertis que nous sommes quinze, et qu’au premier signal, en un clin d’œil, votre baraque va être enfoncée et vos trois carcasses défoncées. Nous mettrons le feu ensuite, et on croira que vous vous êtes endormi trop près de votre lampe en chantant vos prières.

Onofrio frémit de la tête aux pieds, porta à sa bouche le scapulaire qu’il avait au cou, et, avec sa voix sans inflexion et son visage de pierre, il répondit encore non, avec une tranquille et grandiose résignation.

Il se fit une minute de silence ; puis la voix de Campani reprit :

Deux fois ? Je vas donner le signal ; il faudra bien que le loup sorte du trou !

Je n’attendis pas le troisième refus du brave berger, incapable de maîtriser plus longtemps ma colère, je déchargeai ma carabine sur la tête du bandit, qui avait eu l’imprudence de se relever à demi sans se douter de l’existence de la meurtrière d’où je le guettais, et sa cervelle, fracassée à bout portant, jaillit sanglante sur le mur de la cabane et jusque sur le canon de mon fusil.

— Mauvaise chance pour lui ! dit Felipone, en qui l’horreur se traduisit par un éclat de rire nerveux.

— Vous l’avez tué ? dit l’impassible Onofrio. C’est un de moins ! Attention aux autres ! et ne nous laissons plus approcher, s’il est possible !

J’étais résolu à ne pas compromettre plus longtemps les deux hommes généreux qui se dévouaient pour moi. Je m’élançai vers la porte.

— Que faites-vous ? s’écria le fermier en me repoussant avec vigueur.

— Je vais me battre tout seul contre ces bandits, et leur vendre ma vie le plus cher que je pourrai. Ils n’en veulent qu’à moi.

— Cela ne sera pas, je ne le veux pas, dirent à la fois le fermier et le berger. Si vous sortez, nous sortirons aussi.

La situation ne permettait pas un long combat de générosité. D’ailleurs, Felipone n’espérait pas être plus épargné que moi par ces bandits.

— Masolino doit être parmi eux, dit-il ; c’est mon ennemi personnel. Il faut que l’un de nous deux en finisse cette nuit avec l’autre !

Quant à Onofrio, il paraissait porter jusqu’à l’héroïsme la religion de l’hospitalité.

— Si nous nous séparons, disait-il, nous sommes perdus. Nous pouvons nous sauver en restant ensemble. Allons, allons, pas de mots inutiles. Que chacun de nous soit à son poste !