La Daniella/5

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V


Mercredi 14.

Le mistral a recommencé hier et cette nuit. Le Castor ne veut pas sortir du port. J’ai pris le parti de faire de longues promenades pour remplir ces deux journées, et je vous écris au crayon sur une feuille de mon album, des hauteurs de Saint-Joseph. Je suis à quelques heures de marche de la ville ; et, tandis que le froid y fait rage, je me baigne ici dans les rayons d’un vrai soleil d’Italie. Je viens de traverser une immense vallée et d’atteindre le pied des collines qui la ferment. Elles ne sont pas assez élevées pour l’abriter ; mais, dans leurs plis étroits, on trouve tout à coup une chaleur ardente et une végétation africaine. Pour vous qui vivez avec les fleurs, je remarque les plantes que je foule. Elles sont toutes aromatiques ; c’est le thym, le romarin, la lavande et la sauge qui dominent. Les courts gazons sont jonchés de petits soucis d’un or pâle et d’une senteur de térébenthine.

Cette région-ci est admirable, et je comprends que la Provence soit si vantée. Ses formes sont étranges, austères, parfois grandioses. Elles attestent des efforts géologiques d’une grande puissance. En certains endroits, ce sont des crêtes déchiquetées qui sortent brusquement du sol et qui dressent d’immenses lignes de fortifications naturelles, quelquefois triples, sur la lisière des plateaux. Ces traînées de roches calcaires, aussi blanches que le plus beau marbre de Carrare, dont elles sont, je crois, cousines germaines, ressemblent à des vagues soudainement cristallisées, et quelques-unes sont penchées comme si elles pliaient encore sous le vent. Ailleurs, sur une étendue de plusieurs milles, les collines sont des escaliers naturels où la terre végétale est soutenue par des strates de pierre d’une régularité inouïe. On pourrait fort bien s’imaginer que chacune de ces collines était surmontée d’un palais magique, et que ces degrés gigantesques ont été taillés par la main des fées pour je ne sais quels êtres en proportion avec la nature primitive. Ce sont les gradins des amphithéâtres de quelque race de titans… Mais la science dit holà à la fantaisie, et se charge d’expliquer ces craquements formidables, ces exhaussements subits, ces soulèvements et ces écroulements, tous ces vomissements d’entrailles qui rayent la surface terrestre d’accidents incompréhensibles Elle voit tout cela d’un œil aussi tranquille que nous les gerçures d’une pomme ou les rugosités d’une coque de noix.

J’ai souvent pensé, avec les poëtes, que la science de ces faits était le bourreau de la poésie. Resté ignorant, j’avoue que je regrette parfois de savoir même l’infiniment peu que je sais. Mais, hier et aujourd’hui, j’ai compris que j’avais tort. Les peintres ne doivent pas être si poëtes que cela. La science regarde et mesure l’immensité. Le peintre doit-il être autre chose qu’un œil qui voit ? Or, pour voir, il faut comprendre.

Je connais, depuis hier, un peintre qui s’en va à Rome et avec qui je voyagerai probablement. Nous étions partis ensemble ce matin, pour la promenade ; mais il s’est arrêté au bout d’une heure, pour dessiner un petit coin qui lui plaisait. Je sais que, devant la vaste nature, le paysagiste ne peut que choisir le petit coin approprié aux convenances de son métier ; mais, avant de s’en emparer, n’est-il pas nécessaire de comprendre l’ensemble, la charpente de ce grand corps qui, dans chaque contrée, a une physionomie, une âme particulière ? Le petit coin peut-il nous révéler quelque chose, tant que l’ensemble ne nous a encore rien dit ? Il y a là, je crois, plus que des accidents de lignes et des effets de lumière. Il y a des formes, une couleur générale dont il me semble que j’aurais besoin de m’imprégner. Si je m’écoutais, je resterais quelque temps ici ; mais l’Italie ! c’est mon rêve, et, puisqu’il m’appelle, il faut le suivre.

Voici pourtant sous mes yeux et autour de moi un pays splendide. Je me rappelle ces paroles de Michelet à l’oiseau qui émigre : « Là, derrière un rocher, dit-il en parlant de la Provence, tu trouverais, je t’assure, un hiver d’Asie ou d’Afrique. » C’est vrai. La terre ici est saine et sèche. Après ces pluies et ces brumes de notre hiver de Paris, je suis tout étonné d’être couché sur l’herbe et de voir, dans le chemin, les troupeaux soulever des flots de poussière. Les pins maritimes se balancent sur ma tête dans une brise qui sent l’été. L’immense vallée qui me sépare de la mer est comme une rade de fleurs et de pâle verdure. Ce ne sont qu’amandiers blancs, abricotiers rosés, pêchers roses, et les oliviers au ton indécis flottant comme des nuages au milieu de toute cette hâtive floraison. Marseille, comme une reine des rivages, est là-bas assise au bord des flots bleus. La mer paraît encore méchante, car, malgré le chaud et le calme qui m’enveloppent ici, je vois bien les masses d’écume que le mistral fouette autour des âpres rochers du golfe, et même je distingue la rayure des lames, bien plus gigantesques encore que, de près, on ne se l’imagine, puisque, à la distance de plusieurs lieues, j’en suis le dessin et j’en saisis le mouvement.


15 mars.

Me voilà enfin sur le Castor, en vue des côtes d’Italie. La journée a été claire et fraîche à bord. Les rivages escarpés sont toujours magnifiques. Ce soir, le vent est tombé, la brume a envahi les horizons. Trois goëlands, qui nous suivaient au coucher du soleil et s’obstinaient à vouloir percher sur la banderole de fumée noire que notre vapeur lance à intervalles égaux, se sont enfin décidés à nous quitter après des cris d’adieu d’une douceur étrange. Le phare de Nice perce le brouillard. Presque personne n’est malade. Pour moi, je n’aurai jamais le plus petit malaise en mer, je sens cela. J’ai un coin pour vous écrire, et je vais vous raconter les incidents de la journée.

D’abord, mon camarade le peintre, qui me prend pour un petit amateur paresseux, et par qui je trouve assez commode d’être piloté et protégé, m’a tenu compagnie tout le temps, et ne m’a pas fait grâce d’un terme du métier, en me montrant le ciel, la vague et les masses de rochers au milieu desquels le steamer nous promène. Il était tout étonné que je n’eusse aucune notion de l’argot des peintres, qu’il lui plaît d’appeler la langue de l’art. Car il faut vous avouer que, pour passer le temps, je me suis amusé à feindre la plus complète ignorance des us, coutumes et locutions de l’atelier. Il était bien près de me mépriser. Cependant la docilité que j’ai mise à l’écouter l’a un peu mieux disposé en ma faveur. Il m’a montré ensuite ses croquis de Marseille. C’est habilement fait, il y a ce qu’il appelle de la patte, une fière patte ; mais cela n’est pas plus l’endroit dont je l’ai vu charmé, que tout autre endroit du monde. Les formes y sont, le sentiment n’y est pas. J’ai essayé de le lui faire entendre. À mon tour, je lui parlais une langue qu’il ne comprenait point et qui n’avait pas, comme son argot d’atelier, le mérite d’être amusante.

C’est, du reste, un aimable garçon que ce Brumières. Il a une trentaine d’années, quelques petites ressources qui lui permettent de refaire le voyage de Rome, bien que ses études soient ce qu’il appelle terminées ; une jolie figure, de la gaieté qui ressemble à de l’esprit, et un très-agréable caractère.

Comme nous causions de l’itinéraire de notre voyage, un monsieur des troisièmes, c’est-à-dire un prolétaire voyageant au dernier prix, et qui avait une attitude dantesque, comme s’il se fût agi de naviguer sur l’Achéron, se mêla de notre conversation et nous conseilla de ne pas perdre notre temps à Gênes, ville pour laquelle il affichait un profond mépris.

La figure de cet homme ne m’était pas inconnue.

— Où donc vous ai-je vu ? lui demandai-je.

— Il y a deux jours, Excellence, répondit-il en assez bon français. Je jouais de la harpe à la Réserve

— Ah ! c’est vous ? Eh bien, où est-elle donc, votre harpe ?

— Elle n’est plus ! Ils se sont pris de vin, colletés, battus. Dans la bagarre, ma pauvre harpe a eu le ventre écrasé sous une table. Et Dieu sait qu’elle était lourde : il y avait six hommes dessus ! Quand ils ont été dessous, il n’y a pas eu moyen de faire entendre qu’ils m’avaient détruit mon gagne-pain. Ce n’est pas qu’ils soient méchants : non, certainement : à jeun, le marin est une bonne pâte d’homme. Mais le rhum, mossiou ! que voulez-vous faire contre cela ? Ils m’auraient tué ! J’ai laissé là ma harpe, et je vais tâcher de faire quelque autre métier. Aussi bien, j’en avais assez, de la musique et de la France. Je suis un Romain, moi, Excellence.

Et, là-dessus, il se redressa de sa hauteur de quatre pieds et demi, taille d’enfant qui ne l’empêche pas de posséder une barbe de sapeur et une chevelure à l’avenant.

— Je suis un Romain, poursuivit-il avec emphase, et j’ai besoin de me retrouver sur les sept collines.

— C’est bien vu, lui dit Brumières, les sept collines doivent avoir besoin de toi ! Mais quel métier y faisais-tu, et à quoi vas-tu consacrer tes précieux jours ?

— Je ne faisais rien ! répondit-il, et je compte ne rien faire, aussitôt que j’aurai amassé quelques sous pour passer l’année.

— Tu n’as donc rien épargné dans ta vie errante ?

— Pas même de quoi payer mon passage sur le Castor ; mais ils me connaissent et ne me parleront pas d’argent avant Civita-Vecchia.

— Mais alors ?…

— Alors, à la garde de Dieu ! répondit-il avec philosophie. Peut-être Vos Excellences me donneront-elles un petit secours…

— Ah ! tu mendies ? s’écria Brumières. Tu es bien Romain, nous n’en pouvons plus douter. Tiens, voilà mon aumône. Fais le tour de l’établissement.

— Rien ne me presse ! peu à peu ! reprit le bohémien en me tendant une main, tandis que, de l’autre, il mettait dans sa poche les cinquante centimes de Brumières.

— Si c’est là le type romain…, dis-je à mon compagnon, quand le harpiste se fut éloigné.

— C’est le type abâtardi ; et pourtant cet homme dégénéré est encore très-beau ; que vous en semble ?

Il ne me semblait pas du tout. Cette énorme barbe grossissant encore le volume d’une tête trop grosse pour le corps grêle et court ; ce nez de polichinelle surmonté de gros sourcils ombrageant des yeux trop fendus ; cette bouche de sot emportant violemment le menton dans tous ses mouvements, me faisaient l’effet d’une caricature de médaille antique ; mais mon ami Brumières paraît habitué à ces laideurs-là, et j’ai remarqué que toutes les figures qui me semblaient grotesques avaient de l’attrait pour lui, pourvu qu’elles eussent ce qu’il appelle de la race.

Au milieu du nombreux personnel qui encombre le Castor, nous nous sommes pourtant trouvés d’accord sur la beauté d’une femme. C’est un personnage assez mystérieux qui a, je crois, troublé la cervelle de mon camarade. Il veut que ce soit une princesse grecque ; soit. D’abord, nous l’avions prise pour une femme de chambre élégante, parce qu’elle était venue, au milieu du déjeuner, chercher quelques mets qu’elle a emportés elle-même dans sa chambre ; mais nous l’avons vue ensuite assise sur le pont, donnant des ordres en italien à une vraie suivante. Puis une dame âgée est apparue à ses côtés, celle sans doute qui était malade, une tante ou une mère, et elles ont parlé anglais comme si elles n’eussent fait autre chose de leur vie.

Brumières ne persiste pas moins à croire Grecque la belle personne qui captive son attention. C’est, en effet, un type oriental : les cils sont d’une longueur et d’une finesse inouïes ; les yeux, longs et doux, ont une forme tout à fait inusitée chez nous ; le front est élevé, avec des cheveux plantés bas ; la taille est d’une élégance et d’un mouvement magnifiques ; enfin, c’est, à coup sûr, une des plus belles femmes, sinon la plus belle femme que j’aie jamais vue.

Je reprends mon bavardage après deux heures d’interruption. C’est un singulier être, à mon sens, que ce Brumières. Il se prétend positivement amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il faut peut-être le prendre au sérieux maintenant. Il a causé avec sa princesse, c’est ainsi qu’il persiste à l’appeler. Il prétend qu’elle est romanesque, étrange, délicieuse. Elle était revenue seule sur le pont et s’est laissé parler des étoiles (que l’on n’aperçoit pas), de la phosphorescence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci ; des merveilles de Rome, qu’elle connaît mieux que Brumières lui-même, ce qui, selon lui, n’est pas peu dire : enfin, elle va à Rome sans s’arrêter, et mon cerveau brûlé, qui devait s’arrêter à Gênes, ne veut plus s’arrêter nulle part. Au moment où il devenait trop curieux, la princesse a eu froid, et s’en est allée rejoindre sa vieille parente, ou sa maîtresse, car rien ne prouve encore qu’elle ne soit pas lectrice ou dame de compagnie.

L’enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraînés à parler de l’amour, et ses théories me semblent violentes à digérer. Comme je montrais quelque doute à l’endroit de la qualité de la dame, il s’est presque fâché, assurant qu’il connaissait le monde, les femmes particulièrement, et que celle-ci appartenait à la plus haute aristocratie. — Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que moi ; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu’importe que votre héroïne soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise ? Ce n’est pas de son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j’imagine ; ce serait d’elle-même. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu’il doit penser de la peinture.

— Eh ! eh ! m’a-t-il répondu, le cadre, quand il est beau, n’est pas une vaine présomption pour la valeur de l’image. Bien certainement, on peut aimer une femme sans argent et sans aïeux ; cela m’est arrivé aussi bien qu’à vous probablement, aussi bien qu’à tout le monde ; mais, quand une femme intelligente et belle joint à ses charmes l’attrait des biens et des grandeurs, elle est complète parce qu’elle vit dans son milieu naturel, dans une atmosphère de poésie faite pour elle.

— Je vous accorde cela pour la vue. Il devait être beau de regarder passer Desdemona traînant sa robe brodée d’or et de perles sur les tapis d’Orient du palais ducal. Cléopâtre, couchée sur les coussins de pourpre de sa galère, me ferait certainement ouvrir les yeux, et, si j’avais vu pareille chose, je passerais peut-être ma vie à m’en souvenir ; mais, pour souhaiter d’être l’époux de Desdemona on l’amant de Cléopâtre, je croirais utile d’être Othello le victorieux ou Antoine le magnifique. Tel que je suis, sans nom, sans richesse et sans gloire, je me tiendrais à distance de ces divinités pour lesquelles il faut des héros, ou de ces diablesses auxquelles il faut des millions. Donc, que votre héroïne soit une reine ou une aventurière, regardez-vous vous-même, ou regardez dans votre poche avant de monter sur le piédestal d’où l’idole plongera toujours sur vous.

— Ainsi, mon cher, reprit-il, vous raisonnez avec l’amour ? Tous croyez qu’il suffit de se dire : « Je ne dois pas désirer cette femme,» pour n’y plus songer ? Ce serait bien facile ! Ou vous êtes singulièrement blasé, ou vous ne savez ce que c’est qu’une passion qui vous envahit. Et d’ailleurs, ajouta-t-il après avoir attendu vainement ma réponse, il n’y a pas de rang et de richesse qui tiennent ! Non, il n’y a pas même d’intelligence, de fierté ou de pruderie qui défende une femme contre la volonté d’un homme. Je vous accorde que nous voilà très-laids, avec nos paletots et nos guêtres de voyageurs, avec nos poches mal garnies, nos noms roturiers, nos célébrités d’artiste, dont personne encore ne se doute. Pour arriver à faire les aimables sur un pied d’égalité avec des Cléopâtre on des Desdemona, il nous faudrait d’autres habits, d’autres séductions, d’autres museaux, peut-être, car je vois bien que c’est notre état ou notre apparence d’inégalité qui vous choque ; mais c’est trop de modestie… ou trop d’orgueil ! Je me moque de tout ça, moi. Je vaux ce que vaux, et, si je parviens à me faire aimer jamais d’une merveille de beauté, de luxe et d’esprit, je me dirai que je le méritais et qu’elle ne pouvait pas faire un meilleur choix, puisque avec rien j’ai su conquérir celle qui avait tout. J’y ai souvent pensé ; j’ai frisé de grandes aventures, et vous verrez que j’en attraperai un belle, un jour ou l’autre. Ces choses-là arrivent toujours à qui s’y croit destiné, jamais à qui doute de soi-même.

Là-dessus, nous nous sommes souhaité le bonsoir, et, enveloppé de son manteau râpé, le bon jeune homme s’est endormi sur un banc, dans sa confiance et dans son bonheur, dans sa raison peut-être ! Ce qui me choque et m’étourdit dans cette estime de soi que rien ne justifie, c’est peut-être là, tout de bon, le moyen grossier, mais toujours sûr, de réaliser ses rêves. Mais où diable va-t-on chercher de pareils rêves ?