La Daniella/51

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Librairie Nouvelle (2p. 214-229).
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LI


Mondragone, 4 juin 185…

J’ai été interrompu par une visite très-inattendue, et j’ai à vous raconter avec ordre ce qui s’est passé. Je vous écrivais après avoir pesé avec Daniella et Felipone le pour et le contre du mariage alla pianetta, lorsqu’on sonna à la porte de la grande cour. J’allai ouvrir laissant Daniella deviser avec son parrain dans le casino.

Mon étonnement fut extrême de voir Medora seule avec Buffalo, venant me rendre visite à dix heures du soir.

— Je ne veux voir que vous, me dit-elle ; venez dehors sous ces arbres.

— Non, répondis-je. Que penserait-on si nous étions observés ou rencontrés ? Venez chez moi, ma femme et Felipone y sont.

— C’est impossible. Vous n’êtes pas marié, et, comme vous ne le serez pas, je dois considérer Daniella comme votre maîtresse et rien de plus.

— Vous plaît-il de me dire d’où vous savez que nous ne serons pas mariés ?

— Je le sais par une lettre que votre oncle a écrite au mien. Il déclare s’opposer formellement à ce qu’il appelle une folie coupable.

— Alors, c’est par intérêt pour moi que vous daignez venir seule, la nuit, m’avertir de cette mésaventure ?

— Je ne suis pas seule ; M. Brumières est par là qui m’attend. Quant à l’intérêt que je vous porte, il est réel, et, bien ou mal accueillie, je vous rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi.

— Apporter une mauvaise nouvelle avec tant d’empressement, est-ce là un service ?

— Oui sans doute, si elle est utile à quelque chose.

— Et si elle ne sert à rien ?

— L’intention reste bonne. Vous voilà averti : c’est à vous de savoir si vous devez entretenir Daniella dans ses illusions que vous ne pouvez plus partager. Après la manière dont, en homme de cœur et de principes, vous nous avez parlé de l’abbé Valreg, je ne peux pas supposer que vous songiez à lui désobéir.

— Ceci me regarde et ne saurait vous intéresser. Mais vous plaît-il encore de me dire quelles raisons mon oncle fait valoir pour s’opposer à ce mariage ?

— De très-bonnes raisons si elles sont fondées. Il aurait reçu, sur le compte de Daniella, des renseignements très-défavorables.

— Lord et lady B*** rectifieront son jugement.

— Moi aussi, certainement. Je ne puis rien alléguer de grave contre cette fille, tant qu’elle a été à mon service ; mais je ne connais pas ses antécédents.

— Je les connais, moi, et ma parole sera prise en considération par mon oncle. Je vais vous conduire au bras de Brumières.

— C’est inutile. Bonsoir ; réfléchissez !

Elle disparut, et j’avais à peine refermé la porte que Daniella, inquiète, vint à moi dans la cour.

— Qu’est-ce donc qui est venu ? Je pensais que c’était Olivia.

— C’est Olivia, en effet, répondis-je, résolu à ne pas lui faire part de la désobligeante communication de Medora ; elle n’avait pas le temps d’entrer. Elle venait me demander, en passant, si nous n’avions besoin de rien.

Quand nous eûmes rejoint Felipone, qui s’en allait par le pianto et par les souterrains (c’est le chemin le plus court, et il n’en veut pas prendre d’autre), je l’arrêtai en lui annonçant que j’étais résolu à me marier dès le lendemain matin.

— Eh bien ! fiat voluntas tua ! dit-il avec sa bonne humeur et sa résolution accoutumées. Il ne s’agit que d’avoir deux témoins. En voilà un, fit-il en posant sa main sur sa large poitrine. Quant à l’autre, ça ne sera pas bien facile à trouver si vite : il y a peu de gens disposés à se mettre mal avec le curé. N’importe, on avisera, et on se lèvera de bon matin. Tenez chez moi par le souterrain, à six heures précises. Et bonsoir, car je veux être sur pied avant le jour.

— Et pourquoi n’irais-tu pas tout de suite à Frascati ? lui dit Daniella. Il n’est pas tard, tu trouverais les gens chez eux.

— Non pas ! reprit-il ; quand on demande aux gens un service un peu délicat, il ne faut pas leur laisser une nuit de réflexion.

Il s’éloigna, et Daniella, se jetant dans mes bras, me supplia de réfléchir aussi, moi, à la détermination que je venais de prendre. Elle s’effrayait du silence de mon oncle et craignait de m’attirer des chagrins.

— Attendons encore quelques jours, disait-elle ; peut-être recevras-tu une bonne réponse qui nous mettra l’âme en joie et en repos pour ce beau jour de notre mariage.

— Ayons l’âme en repos et en joie tout de suite, lui répondis-je. Si j’ai quelque chagrin de famille, il ne sera pas à comparer à ce que tu as souffert pour moi. Mon oncle n’a aucune espèce de pouvoir légal pour s’opposer à mon mariage. Sa volonté, si elle était contraire à ma résolution, aurait beaucoup d’empire sur moi en toute autre circonstance ; mais celle-ci est au-dessus de toute considération. Songe donc, Daniella, tu portes déjà là, contre ton cœur, un être que j’aime déjà avec passion. Je peux déjà dire : C’est vous deux que j’aime plus que tout au monde ! À qui me dois-je, je te le demande ? Pourquoi attendrais-je des discussions qui ne peuvent rien changer entre nous, et dont l’issue sera toujours la même ? L’autre nuit j’ai rêvé que j’entendais une voix d’ange à mon oreille. C’était ; celle de mon enfant qui me disait : « J’existe, je suis entré dans le cercle de ton existence ; je suis là. Dieu me donne à Daniella pour toi. » Et je tarderais, moi, un seul jour, à prendre un engagement sans lequel cet enfant, cet ange, pourrait me dire demain dans mon sommeil : « Tu ne veux donc pas de moi ? »

— Oui, oui, demain ! s’écria Daniella avec transport ; marions-nous demain ! Que rien ne puisse nous séparer ; que personne ne puisse dire un jour : « Voilà un pauvre petit ange qui n’a pas été aimé le jour où il est descendu vers eux !

À six heures du matin, nous étions chez Felipone. Sa femme était à Piccolomini, où elle soigne toujours lady Harriet. Cet arrangement ne convient guère au fermier ; mais la Vincenza l’a voulu, dit-il : elle ne manque pourtant de rien ici ! Elle veut gagner de l’argent, folie de jeune femme, pour avoir des bijoux !

— Et notre second témoin, l’as-tu trouvé, parrain ? lui dit Daniella préoccupée.

— Oui, répondit-il ; nous allons le prendre en passant. Passe devant, toi, figlioccina, et va-t’en à l’église de ta paroisse par le bas du faubourg. Ton fiancé s’en ira seul par le chemin d’en haut. Moi, je ferai le tour par la porte de la ville. Au moment où la messe sonnera, soyons chacun à l’une des trois portes de l’église. Je vous donnerai le signal pour entrer, en entrant le premier. Vous aurez l’œil sur moi, et vous me suivrez, chacun de votre côté, par les petites nefs. De cette manière nous arriverons ensemble à la porte de la sacristie sans avoir éveillé les soupçons du curé qui pourrait bien nous jouer quelque mauvais tour pour nous empêcher de l’approcher à temps.

— Mais le second témoin, reprit Daniella, où sera-t-il ?

— Il est déjà à son poste, répondit Felipone. Vous verrez un homme bien dévot, prosterné devant la chapelle de Saint-Antoine. Touchez-lui l’épaule en passant, Valreg. Il se relèvera et vous suivra. La chapelle en question sera la dernière à votre gauche.

Au moment de quitter mon bras, Daniella, effrayée, se mit à genoux et pria pour appeler sur notre entreprise la protection de son saint patron. Puis elle cacha entièrement sa taille et son visage sous un grand châle blanc, et prit le chemin le plus long, ainsi qu’il était convenu.

— Toi, me dit Felipone en me regardant tu es trop signor étranger. On fera trop d’attention à toi. Prends-moi cette cape et ce chapeau de campagne et marche !

Au moment où la messe de six heures et demie commençait à sonner, j’étais à la porte de droite de l’église, et je la tenais entre-bâillée. Au bout de quelques instants, je vis celle qui me faisait face s’entr’ouvrir aussi, et la tête voilée de Daniella apparaître. On allait dire une messe basse, et, dans la semaine, le troupeau des fidèles est fort restreint à cette heure-là. Il n’y avait qu’une douzaine de vieillards des deux sexes dans l’église, et notre isolement dans ce vaisseau désert était une circonstance assez défavorable.

Au bout d’une minute, qui me parut un siècle, Felipone entra par la porte principale, et, longeant les piliers massifs qui le protégeaient de leur ombre, il vint me rejoindre dans la petite nef que je remontais sans bruit, pendant que Daniella faisait le même mouvement le long de la nef opposée.

J’eus un moment d’émotion lorsque je la vis traverser pour venir nous joindre à la porte de la sacristie, et surtout quand Felipone me dit, en haussant les épaules d’impatience :

— Et l’autre témoin !

Je l’avais oublié ; j’avais passé près de lui sans le voir. Une seconde de retard faisait tout échouer. Nous entendions des pas traînants dans la sacristie. Je m’élançai vers la chapelle de Saint-Antoine, mais notre ami inconnu venait à ma rencontre. C’était un paysan qu’à son chapeau pointu et à son sayon de peau de chèvre j’eusse pris pour Onofrio, s’il n’eût été plus petit d’une coudée.

Je ne perdis pas le temps à le regarder. Le curé sortait de la sacristie pour se rendre à l’autel. Nous étions collés contre la muraille, de chaque côté de la porte, Daniella avec son parrain, moi avec mon témoin. Nous saisîmes tous deux, en même temps, la pianeta, c’est-à-dire la chasuble de l’officiant, et, parlant le premier, je lui dis en lui montrant Daniella voilée : Voilà ma femme ; et Daniella dit de même en me montrant : Voilà mon mari.

Le curé ne m’avait jamais vu ; il m’adressa un sourire presque bienveillant comme pour me dire :

Mieux vaut ce mariage-là que rien.

Il regarda mon témoin, et son sourire devint tout à fait enjoué. Mes yeux se portèrent rapidement sur ce personnage, qui venait d’ôter son chapeau respectueusement devant le prêtre… C’était Tartaglia !

Jusque-là tout allait bien. La figure du prêtre ne rappelait en rien ce rocher poilu auquel l’auteur des Fiancés compare la triste figure de don Abbondio. C’était une figure réjouie, luisante de santé ; l’œil était vif et hardi. Mais cette face épanouie se couvrit d’un nuage sombre lorsque Daniella rejeta en arrière le châle qui cachait ses traits. Le curé fit une grimace menaçante, en voyant auprès d’elle l’athée Felipone. Mais il était trop tard, nous tenions la chasuble, nous avions dit les mots sacramentels qui appellent et forcent la protection de l’Église. L’officiant était obligé de prendre nos noms, de subir la consécration légale de nos témoins et de nous donner in petto la bénédiction nuptiale, en bénissant son troupeau durant la messe.

L’attitude de Daniella durant cette cérémonie me toucha vivement. Sa gravité extatique et son recueillement profond contrastaient avec les prosternations facétieusement hypocrites de Tartaglia, et la campe audacieuse de l’incrédule Felipone. Couverte de son châle blanc, qui, de sa tête brune, retombait sur sa robe de deuil, elle offrait une harmonie de tons austères et de lignes pures qui rappelait la suave majesté des vierges d’Holbein.

Cette beauté délirante aux heures de l’expansion a une faculté étonnante de transformation complète lorsqu’elle se concentre, pour ainsi dire, dans son ravissement intérieur. Elle porte tour à tour, au front et dans les yeux, l’éclair brûlant et la tranquille lumière des étoiles. Jamais encore je ne l’avais vue si chastement belle et si saintement heureuse.

Quand la messe fut finie et l’acte rédigé dans la sacristie, sans qu’une seule parole fût échangée entre nous et le curé, nous sortîmes de l’église, Daniella et moi. Felipone regagna sa ferme sans vouloir ébruiter la part qu’il avait prise à notre mariage, et, pendant que nous lui adressions quelques remercîments rapides, Tartaglia avait disparu comme un rêve.

À peine étions-nous dans la rue, ma femme et moi, qu’une, deux, trois et bientôt vingt commères vinrent nous accoster et nous questionner. En un quart d’heure, tout Frascati sut que nous étions bel et bien mariés. Nous nous donnions le divertissement de l’annoncer en confidence à chaque curieuse, en la priant de garder le secret. C’était le plus sûr moyen de donner à notre mariage la consécration de la publicité.

Notre premier soin fut d’aller en faire part aux habitants de la villa Piccolomini. Nous rencontrâmes en chemin la tante Mariuccia, qui pleura de joie, mais qui nous témoigna une certaine inquiétude.

— Vous allez avoir, dans le curé, un ennemi bien à craindre, dit-elle. Ce n’est pas un méchant homme ; mais il sera fâché de perdre comme ça son autorité par surprise. Et puis, Dieu sait ce que c’est qu’un prêtre étranger qui est venu rendre visite à lord B***, et qui est, je crois, encore avec lui à l’heure où je vous parle. Il a une figure noire qui m’a fait peur, et, si vous m’en croyez, vous n’irez pas à Piccolomini pendant qu’il y est.

Les inquiétudes de Mariuccia ne pouvaient m’atteindre. Marié avec Daniella, je me sentais libre et fier comme si j’eusse été le maître du monde. Nous passâmes la grille et vîmes, dans le stradone, lord B*** qui marchait lentement avec un prêtre. Tous deux nous tournaient le dos. Je voulus aller vers eux ; Daniella voulait m’en empêcher et aller d’abord saluer lady Harriet.

— Je ne sais pas pourquoi cet homme noir me fait peur, disait-elle. Sachons de milady s’il vient ici pour nous, et ne nous montrons pas à lui. Viens vite, passons avant qu’il se retourne !

II était trop tard : les deux promeneurs se retournèrent, et ce prêtre, dont je ne m’étais pas donné la peine d’observer la démarche, me montra en plein sa figure. C’était l’abbé Valreg !

Je courus me jeter dans ses bras, et, le ramenant vers Daniella interdite, je lui dis, comme au curé de Frascati :

— Voilà ma femme !

— Ta femme ! ta femme ! dit-il avec moins d’humeur que je n’en attendais de sa part, ce n’est pas encore décidé !

— C’est décidé et conclu, repris-je nous sortons de l’église, et nous sommes mariés.

— Mariés ? mariés sans mon consentement ! quand j’avais écrit au curé de Frascati que je m’opposais… Ah ! je vois bien que tout va à la diable dans ce pays du bon Dieu, et me voilà encore plus mécontent d’y être venu, quand tout cela aurait pu s’arranger aussi mal de loin que de près ?

— C’est donc pour moi que vous avez fait ce voyage ?

— Et pour qui, je t’en prie ? Crois-tu que je sois comme toi, et que j’aime à perdre mon temps et mon argent sur les chemins ?

— Je vois, dans cette démarche, une preuve d’affection si grande, que j’en suis heureux au delà de ce que je peux dire. Oui, oui, mon bon vieux !

Et, en l’appelant ainsi, comme au temps de mon enfance, je l’embrassais encore malgré lui…

— Oui, ce jour-là est le plus grand de ma vie, grâce à elle et grâce à vous, puisque vous êtes là !

— C’est cela ! reprit-il, moitié riant, moitié colère ; je viens pour te donner ma malédiction, et tu trouves tout cela très-gentil, très-drôle, très-amusant !

— Non, non, je trouve cela si bon et si généreux de votre part, que je sens que je vous aime mille fois plus qu’auparavant.

— C’est-à-dire que, m’aimant mille fois mieux depuis que tu m’as désobéi et traité comme une vieille marionnette au rebut, je dois m’attendre, par la suite, à un redoublement d’affection dans le même genre ! ça promet !

Je le laissai exhaler son mécontentement. Lord B** avait emmené Daniella auprès de sa femme, et nous marchions grands pas, moi suivant docilement tous les mouvements de mon bon oncle, le long du stradone. Il avait un dépit que j’eusse trouvé vraiment comique, si la crainte de l’avoir sérieusement affligé ne m’eût tenu dans l’attente d’une explosion plus grave. Mais cette explosion n’arriva pas, et j’en fus même étonné, sachant que l’abbé Valreg, sans être vindicatif est assez persistant dans ses ruptures avec ceux qu’il appelle des ingrats.

Il se contenta de me grogner pendant une demi-heure, me questionnant n’écoutant pas mes réponses, puis me reprochant de ne pas lui répondre, et cherchant matière à fâcherie dans les témoignages d’affection que je lui donnais ; enfin s’adoucissant tout à coup avec une grande bonhomie, pour repartir sur nouveaux frais, mais jamais avec beaucoup de justice, selon moi, car nos opinions sur toutes choses diffèrent si essentiellement qu’il me reprochait ce que je pensais avoir fait de bon, et passait légèrement sur ce que je m’affligeais sérieusement de n’avoir pu éviter. Par exemple, il comprenait, disait-il, que j’eusse mis à néant son autorité, puisqu’en somme il n’en avait pas légalement sur moi.

— Chacun pour soi, après tout, disait-il. Ainsi va le monde, et il n’en peut être autrement. Tu savais que je dirais non ; tu t’es dépêché de conclure. Je ne t’en veux pas pour ça : tout autre eût agi de même à ta place. Mais ce que je trouve fou et bête au dernier point, c’est d’avoir refusé une héritière pour épouser une fille qui n’avait rien ; car je sais toute ton histoire, vois-tu. J’ai causé avec cet Anglais, qui m’a l’air d’un brave homme, bien qu’il ait une drôle de manière de parler. Mot par mot je lui ai tiré les paroles du ventre, tout de même. Je ne suis pas encore si maladroit que tu t’imagines, et j’ai bien vu que tu n’avais fait, dans ce pays-ci, que des âneries. C’est ta manière de voir, soit ! Tu crois que tu as une fortune au bout de ton pinceau ! Moi, je crois que tu n’auras rien sous la dent quand viendra la marmaille, et que, comme tu seras toujours un niais, j’aurai beau économiser sou par sou, je ne te laisserai jamais ce qu’il faudrait pour contenter tes caprices. Par exemple, voilà une jolie petite course que tu me fais faire, qui me coûtera au moins… cinquante francs de mon argent ! heureusement l’archevêque de mon diocèse m’a payé les frais de route, vu qu’il avait justement une commission a me donner pour le cardinal Antonelli, qui est de ses amis. Sans ça j’aurais été obligé de dépenser une année de mon casuel. Il est vrai que je ne serais pas venu : non, morbleu, je ne serais pas venu !

Tout en grondant, mon oncle m’apprit qu’il était arrivé depuis quatre jours à Rome, et qu’il avait employé ce temps à faire sa commission et à solliciter de monseigneur Antonelli la rémission de mon péché :

— Car il paraît, ajouta-t-il, que tu t’amuses à cracher sur les saintes images et à porter sur toi des signes de cabale maçonnique ou autres ?

— Vous ne croyez pas cela, j’espère ?

— Non, je ne le crois pas. J’ai même engagé ma parole ; j’ai juré sur mon salut éternel que jamais l’idée n’avait pu te venir de profaner une image du culte. Quant à la cabale, tu m’avais écrit que tu ne savais pas même de quoi il était question, et j’ai répondu de toi. On a fait un peu de grimaces pour mettre fin à cette procédure : mais comme il paraît que j’avais apporté de bonnes nouvelles de mon archevêque, et qu’il m’avait bien recommandé dans ses lettres ; comme, d’ailleurs, je suis têtu et que je ne crains pas de parler à n’importe quel grand personnage de l’Église je l’ai emporté. Tu es libre ; le cautionnement sera rendu à ton Anglais, qui est vraiment meilleur que tu ne mérites ; et si tu ne te fais plus d’ennemis dans le pays, tu peux y faire quelques économies.

Il m’apprit aussi que ses lettres à lord B*** et au curé de Frascati, pour retarder mon mariage, avaient été écrites de Rome. C’était la cause du retard tenté en vain par ce dernier, Mon oncle avait eu pour motif principal, disait-il, l’inconduite de Daniella.

— Mais on m’avait trompé, se hâta-t-il d’ajouter. L’Anglais m’a rassuré à cet égard ; il paraît que la fille est honnête, et qu’on m’avait mal parlé d’elle par jalousie.

Pressé de me dire l’auteur de ces calomnies, il m’avoua avoir reçu à Mers une lettre anonyme où on l’engageait à s’opposer à mon mariage avec une fille intrigante et de mauvaise mœurs.

— Cela, dit-il, m’avait décidé à aller trouver mon archevêque. Je le priais d’écrire dans ce maudit pays pour empêcher ton mariage. C’est alors qu’il m’a dit : « Pourquoi n’iriez-vous pas ? J’ai justement une communication secrète à adresser à Rome par un moyen sûr. Vous êtes une personne sûre, vous ! — Ah ! pardié, oui, que je lui ai répondu : je suis un bonhomme tranquille, moi, et pas curieux de vos manigances de grands seigneurs !» Ça l’a fait rire. « Allez-y, m’a-t-il dit, je me charge de vos dépenses… » Tout de même, il a mal fait son compte ; il croyait, comme moi que la vie n’était pas chère en Italie, et les hôtels sont des coupe-gorge. Ah ! oui, je me suis mis en colère avec tous ces écorcheurs, les bateliers, les conducteurs, les garçons d’auberge, les aubergistes et les facchini ! Bien nommés, ma foi ! de vrais faquins ! Plus de cent fois par jour j’en ai le sang à la tête. Il faut payer partout, payer pour visiter les églises, qui sont fermées à clef comme des coffres ; payer pour demander son chemin dans la rue ; payer à la douane ; et des frais de passe-port ! et des mendiants ! C’est honteux, tant de loqueteux dans les rues et sur les chemins ! Si ma paroisse était administrée comme ça, je ne voudrais jamais y remettre les pieds ! En voilà un étonnement pour moi de voir comment les chose se passent ici ! Des prêtres qui vont à la comédie, des cardinaux qui donnent le bras aux dames pour traverser l’église de Saint-Pierre ; et des Vénus, et des Cornus, et des Bacchus plein le Vatican ! des idoles païennes jusque dans les églises ! Encore, si tout ça était joli à regarder ; mais rien ! c’est affreux ! Des vieux tas de pierres dans les plus beaux quartiers, des statues à qui il manque bras et jambes, un pays à l’abandon, une brande de Vaudevant, une brenne de Mézières tout autour de la ville sainte, des aqueducs qui n’amènent plus d’eau, des bœufs desséchés, des hommes qui ont tous l’air de brigands, qu’on est toujours à regarder derrière soi s’ils ne reviennent pas vous assassiner après vous avoir ôté leur guenille de chapeau ; des femmes sales qui ont l’air effronté, par dessus le marché ; des scorpions dans le pain, des cheveux dans la soupe… et quelle soupe ! je n’en voudrais pas chez nous pour laver les sabots de ma jument. Pouah ! le vilain pays ! Dépêche-toi de me regarder, car tu ne m’y verras pas longtemps, dans ta belle campagne de Rome !

Quand il eut exhalé son dépit, sa fatigue, ses déceptions et ses étonnements, il se sentit plus calme et consentit à venir déjeuner à Piccolomini, où lady Harriet nous réclamait. C’était la première fois qu’elle se remettait à table avec la famille, et je trouvai Daniella assise à côté d’elle, Medora entra quand nous eûmes tous pris place, et sa figure, animée par la promenade du matin, prit une expression de fureur quand elle vit l’accueil fait à ma femme. Elle se calma aussitôt, et, après avoir souhaité le bonjour à sa tante, elle se retira chez elle, sous prétexte de migraine, mais bien évidemment pour ne pas manger avec Daniella.

Lady Harriet fut admirablement bonne et charmante en cette circonstance. Elle sauva l’impertinence de sa nièce en affirmant que Medora était réellement indisposée ; mais elle l’affirma d’un air et d’un ton qui montraient que cette personne injuste et volontaire avait perdu toute influence sur elle, et qu’elle se souciait fort peu de la mécontenter. Elle avait fait improviser à son cuisinier, dès qu’elle avait su, par Daniella, notre mariage, un déjeuner plus recherché qu’à l’ordinaire ; et Mariuccia avait couvert de fleurs les assiettes de dessert. C’était, disait lady Harriet, tout ce que l’on avait pu faire pour notre repas de noces ; et l’abbé Valreg qui, sans être gourmand, a des habitudes de bien vivre très-contrariées depuis qu’il a quitté son presbytère, recouvra toute sa bonne humeur devant cette table proprement et copieusement servie.

La bonne Mariuccia voulut aider dans l’office, bien qu’elle ne se mêle jamais du service de nos Anglais. Cette femme aimante et dévouée était heureuse de regarder, par la porte entr’ouverte, sa nièce assise à la table des milords. Lord B*** l’aperçut au dessert et dit quelques mots à l’oreille de sa femme, qui la fit appeler pour la prier de boire avec elle à la santé des mariés. Elle lui versa elle-même du vin de Grèce dans un verre taillé, et le lui présenta sur une assiette avec force biscuits et confitures. Mariuccia ne fut pas invitée à s’asseoir. La conversion de milady ne pouvait aller jusque-là ; et en somme, Mariuccia, qui ne s’était pas attendue à tant d’honneur et qui n’était pas en toilette, n’eût pas accepté avec plaisir de s’arrêter plus longtemps. Elle fit le tour de la table pour trinquer avec chacun de nous, embrassa sa nièce avec enthousiasme, et emporta les friandises pour le capucino, ce pauvre idiot de frère qu’elle aime et qu’elle gâte, tout en disant qu’il s’est fait moine parce qu’il n’était bon à rien.

Brumières fut aimable aussi. Il improvisa très-heureusement des vers qu’il écrivit au crayon sur le dos d’une assiette, et dans lesquels il vanta à propos le bon cœur et la vive pénétration de la noble dame qui accueillait maternellement la femme de génie, la future grande artiste. Lady Harriet voulut avoir l’explication de cette énigme. Daniella s’y refusait, en riant des exagérations de notre ami ; mais celui-ci parla, malgré nous, avec tant de feu, de la voix et de l’instinct musical de ma femme, et du grand talent qu’il m’attribue comme musicien et comme peintre, que, bon gré mal gré, il nous fallut passer pour des aigles. Lady Harriet, prompte à la crédulité et à l’engouement, tomba d’emblée dans ce rêve de nos glorieuses destinées et caressa, en elle-même, celui d’être notre première protectrice. Elle déclara que sa première sortie serait pour venir à Mondragone entendre chanter Daniella et voir ma peinture.

Elle était visiblement gaie et heureuse de l’effort qu’elle avait fait pour rompre, une fois en passant, avec ses habitudes de convenances et ses préjugés aristocratiques. Je sentais bien que cette rupture ne pouvait être de longue durée, et que tout cela était une petite débauche de bienveillance et de bonté, favorisée par la solitude de Frascati, les souvenirs de la via Aurelia, la présence de mon oncle et le plaisir, toujours cher à l’Anglaise en voyage, de faire un peu d’excentricité. Mais, au milieu de ces considérations, j’en apercevais une plus puissante et plus agréable pour moi : c’était le désir de satisfaire le mari si longtemps méconnu et dédaigné. Lady Harriet était véritablement sensible à l’attachement qu’il lui avait prouvé, et si elle doit revenir à ses tristes erreurs sur le compte de cet excellent homme, ce qu’à Dieu ne plaise ! du moins, il aura eu, pendant cette convalescence où la joie de se sentir revivre a disposé Harriet à une appréciation plus équitable, quelques jours de repos et de bonheur.