La Daniella/53

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Librairie Nouvelle (2p. 240-251).
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LIII


Mondragone, 7 juin.

Nous avons été hier à Rome, et nous voilà mariés indissolublement. Par surcroît de bonheur, j’ai une commande. Le rêve de la Mariuccia s’est réalisé. La princesse B***, s’étant fait raconter toute notre histoire et me voyant enfin à l’abri de toute persécution, m’a demandé d’aller la voir avec ma femme, à laquelle elle a fait l’accueil le plus gracieux. Nous sortions du consulat, et je venais d’échapper à l’acte par lequel lady Harriet voulait nous enrichir. La Providence nous envoyait donc un soudain dédommagement et comme une récompense de notre confiance en elle. La princesse a vu une pochade de moi que j’avais laissée emporter par Brumières, et que celui-ci a eu l’obligeante idée de faire mettre, à mon insu, sous les yeux de l’illustre propriétaire de Mondragone. C’était précisément un projet de fresque, un entrelacement de fleurs, de fruits et d’enfants, pour un joli petit plafond de salle de bain projetée et déjà mise, l’année dernière, en état de recevoir une décoration quelconque. La forme élégante de cette petite pièce m’avait frappé, et, dans un moment de loisir, j’avais jeté mon idée sur du papier à aquarelle. Il paraît que cette idée, a plu. On me charge de l’exécuter, et on me fournira un aide pour m’affermir dans ma connaissance, un peu incomplète, des procédés de la fresque. Si l’on est content de mon travail, et que je ne désire pas quitter le pays, on me confiera d’autres décorations dans le palais, et on fera arranger alors le casino, pour me mettre, avec ma famille, à l’abri du froid en hiver. C’est la seule occasion où l’on ait paru songer à envoyer de nouveau des maçons et des charpentiers dans ce palais toujours en ruine, dont on s’occupe, avant tout, d’enjoliver les boudoirs. Il est question de trois mille francs pour mon travail de la saison, et il me semble que c’est déjà bien joli pour un commençant de mon importance.

Et maintenant, me voilà devant ma composition, prenant des mesures et débrouillant mon premier travail, afin d’entrer dans un rêve délicieux. Tous ces Amorini, que je vais faire les plus beaux possibles, auront certainement un air de famille. Ils ressembleront tous à Daniella, laquelle veut déjà choisir celui qui lui plaira le mieux, pour le regarder dit-elle, à toute heure, et pour que ses traits passent, de son âme, sur le visage de son enfant.

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Lady B*** se trouve si bien du séjour de Frascati, qu’elle songe à y acheter une villa, afin d’y revenir tous les ans, et qu’elle prend des arrangements pour passer tout l’été, soit dans sa propriété future, soit à Piccolomini, qu’elle parle de meubler convenablement. Le bon accord semble vouloir durer entre elle et son mari. Je crois qu’elle s’est aperçue de ce fait bizarre, qu’après vingt ans de mariage fort maussade lord B*** entrait dans une véritable lune de miel, et la satisfaction d’inspirer de l’amour dans son arrière-saison flatte réellement l’amour-propre de cette bonne et vertueuse dame. Elle a pris, avec son époux, des manières de pudique chatterie, et des embarras de jeune personne, et des coquetteries prudes qui seraient très-amusantes à observer ; mais la Medora raille tout cela avec tant d’aigreur que nous nous abstenons même d’en sourire, Daniella et moi.

Ce réveil du vieux cupidon préposé à la gouverne du ménage B*** ; cette refloraison de milady, qui en cachette de mylord teint ses cheveux un peu blanchis par la maladie qu’elle vient de faire ; la jalousie de Felipone, qui commence, dit-on, à faire des scènes de passion à sa perfide Vincenza ; notre bonheur, à nous autres solitaires de Mondragone ; le printemps, les oiseaux, l’éloquence de Brumières, que sait-on ? tout et rien, ont inspiré enfin à Medora une sorte de goût pour son cavalier servant ; et le gaillard, comme il s’intitule lui-même, a eu l’adresse de rendre lady Harriet assez contraire à ses espérances, ce qui leur donne plus d’assiette. En réalité, lady B*** trouve, avec raison, que sa nièce, use trop de la liberté accordée aux demoiselles anglaises et que cette succession de soupirants encouragés et éconduits commence à compromettre la dignité d’une tante et la bonne renommée nécessaire à une fille à marier. Elle tiendrait à honneur de lui faire faire un mariage convenable, à son point de vue, si elle avait le droit de chasser Brumières de Piccolomini, et elle l’eût déjà fait. Il sent très-bien qu’on l’admet à contre-cœur au rez-de-chaussée, et il s’en réjouit. Il aspire au moment où on lui fermera la porte du salon au nez. Ce jour-là Medora sera décidée à être madame de Brumières, car notre ami a découvert, ou a bien voulu nous révéler, qu’il avait quelques petits aïeux en réserve pour faciliter son établissement.

Dans tout cela, nous cherchons Tartaglia sans retrouver sa trace. Le secours important qu’il nous a donné pour notre mariage, revirement inattendu de ses idées au sujet de mon union avec Medora, l’emploi de son temps depuis sa disparition de Mondragone, rien ne nous a été expliqué. Après nous être apparu comme un revenant dans l’église de Frascati, il s’est évanoui comme une ombre avant que nous ayons pu le remercier. Felipone prétend n’en savoir pas plus que nous sur son compte. Il nous a raconté qu’il s’était assuré d’abord, pour nous servir de témoin, Simone di Mattia, traiteur de la Campana un de ses amis, habituellement ivre de la veille, et par conséquent incapable de réfléchir aux conséquences d’une brouille avec le curé ; mais, au moment de se mettre en route, maître Simone s’était ravisé prudemment, prouvant par là, disait Felipone, qu’il portait mieux son vin que celui des autres. Si bien que notre ami le fermier s’était vu très en peine pendant quelques instants, et sur le point de nous faire abandonner l’entreprise pour ce jour-là, lorsque Tartaglia, déguisé en berger de la montagne, s’était trouvé comme tombé du ciel au coin de la rue. Il avait accepté l’offre de nous assister, sans hésitation, disant qu’il m’aimait trop pour ne pas consentir à empirer ses relations déjà très-mauvaises avec l’autorité. Felipone n’avait pas eu le temps de lui en demander davantage. La cloche de l’église était en branle.

Onofrio, que nous allons voir de temps en temps, nous à dit l’avoir vu rôder, le soir de ce jour-là, autour de Tusculum ; il ne l’a pas aperçu depuis.

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15 juin, Mondragone.

Nous l’avons enfin retrouvé, mêlé aux nouveaux événements que j’ai à vous raconter.

Il fut décidé, le 8 de ce mois, que miss Medora épouserait M. de Brumières à la chasuble. Voici ce qui s’était passé pour amener cette résolution : autorisé à faire sa demande à lady Harriet pour un mariage en règle, Brumières s’était arrangé pour déplaire, et pour s’entendre dire devant Medora, jusque-là railleuse et comme prête à se dédire s’il était agréé, des choses assez blessantes, telles que : « J’espère que ma nièce réfléchira. — Je n’ai aucun autre droit sur elle que celui de l’intérêt que je lui porte ; mais si elle m’accordait la moindre autorité, j’en userais pour la détourner de vous, qui n’avez pas les opinions et les sentiments du monde où elle est appelée à vivre. »

Il faut vous dire que Brumières, qui n’a aucune espèce d’opinions, s’était posé, ce jour-là, en homme très-avancé et même beaucoup trop avancé, en présence de lady B***, et que Medora, qui, en fait d’indifférence absolue sur toute matière politique, est absolument dans le même cas que son adorateur, avait trouvé neuf et divertissant d’être excessivement philosophe, en paroles, à son exemple.

La chose prévue arriva : lady Harriet fut scandalisée, et Medora se déclara victime persécutée. Jour et heure furent pris pour l’union clandestine. Seulement, elle jugea à propos de taire une légère modification au programme dont Daniella lui avait donné l’exemple Craignant que le curé de Frascati ne fût sur, ses gardes, elle décida qu’on se marierait à Rocca-di-Papa, où elle comptait passer les premiers jours de son mariage.

C’était donc un enlèvement en règle dont Brumières nous annonça le bonheur et la gloire, et même il eut la fantaisie de m’avoir pour un de ses témoins, faveur dont je le remerciai négativement, ne voulant rien faire qui pût être désagréable à lady B***.

C’est à Rocca-di-Papa précisément que nous reçûmes cette confidence en y rencontrant le futur. Il s’y était rendu pour examiner la localité. Nous avions été là, nous autres, pour nous promener, et moi surtout pour regarder des enfants, car ils vivent en tas dans cette petite ville, et ils y sont à peu près. nus en cette saison. On y peut donc étudier leurs mouvements dans toute la liberté de la nature.

Je n’ai rien vu d’aussi étrange et d’aussi pittoresque, en fait de construction, que cette bourgade de Rocca-di-Papa. Je vous ai décrit la gorge sauvage meublée d’une sorte de forêt vierge qui occupe le fond du précipice del buco. Nous avions laissé ce désert sur notre gauche et suivi le chemin plus large et plus doux qui, à travers les bois de châtaigniers, monte vers la ville. Daniella, en passant auprès des trois pierres, détourna la tête pour ne pas voir l’endroit du fourré où elle m’avait surpris avec Medora. Ce lien lui rappelait le seul chagrin que nous nous soyons causé l’un à l’autre.

Rocca-di-Papa est un cône volcanique couvert de maisons superposées jusqu’au faîte, qui se termine par un vieux fort ruiné. Les caves d’une zone d’habitations s’appuient sur les greniers de l’autre ; les maisons se tombent continuellement sur le dos ; le moindre vent fait pleuvoir des tuiles et craquer des supports. Les rues, peu à peu verticales, finissent par des escaliers qui finissent eux-mêmes par des blocs de lave supportant une ruine difficile à aborder, et flanquée d’un vieil arbre qui se penche sur la ville, comme une bannière à la pointe d’un clocher.

Tout cela est vieux, crevassé, déjeté et noir comme la lave dont est sorti ce réceptacle de misère et de malpropreté. Mais, vous savez, tout cela est superbe pour un peintre. Le soleil et l’ombre se heurtent vivement sur des angles de rochers qui percent de toutes parts à travers les maisons, sur des façades qui se penchent l’une contre l’autre, et tout à coup se tournent le dos pour obéir aux mouvements du sol âpre et tourmenté, qui les supporte, les presse et les sépare. Comme dans les faubourgs de Gênes, des arceaux rampants relient de temps en temps les deux côtés de la ruelle étroite, et ces ponts servent eux-mêmes de rues aux habitants du quartier supérieur.

Tout est donc précipice dans cette ville folle, refuge désespéré des temps de guerre, cherché dans le lieu le plus incommode et le plus impossible qui se puisse imaginer. Les confins de la steppe de Rome sont bordés, en plusieurs endroits, de ces petits cratères pointus, qui ont tous leur petit fort démantelé et leur petite ville en pain de sucre, s’écroulant et se relevant sans cesse, grâce à l’acharnement de l’habitude et à l’amour du clocher.

Cette obstination s’explique par le bon air et la belle vue. Mais cette vue est achetée au prix d’un vertige perpétuel, et cet air est vicié par l’excès de saleté des habitations. Femmes, enfants, vieillards, cochons et poules grouillent pêle-mêle sur le fumier. Cela fait des groupes bien pittoresques, et ces pauvres enfants, nus au vent et au soleil, sont souvent beaux comme des Amours. Mais cela serre le cœur quand même. Je crois d’ailleurs que je ne m’habituerais jamais à les voir courir sur ces abîmes. L’incurie des mères, qui laissent leurs petits, à peine âgés d’un an, marcher et rouler comme ils peuvent sur ces talus effrayants, est quelque chose d’inouï qui m’a semblé horrible. J’ai demandé s’il n’arrivait pas souvent des accidents.

— Oui, m’a-t-on répondu avec tranquillité, il se tue beaucoup d’enfants et même de grandes personnes. Que voulez-vous la ville est dangereuse !

J’entrai dans une des plus pauvres maisons pour me faire une idée de l’existence de ces êtres. Je fus surpris de la quantité de provisions et d’ustensiles entassés dans ce bouge infect, Jarres et tonneaux pleins de pois, de châtaignes, de grains et de fruits secs ; solives garnies de mais, d’oignons, de fromages, de viande de porc salé ; vases de terre, de bois et de faïence ; linge dans le cuvier de lessive ; lits énormes ; images de dévotion, chapelets bénits, statuettes et reliquaires, tout était pêle-mêle, et si encombré, qu’autour de la cheminée, de la table et des lits, il y avait à peine moyen de poser les pieds et de passer les épaules sans fouler ou renverser quelque chose.

Cette abondance en désordre, couverte de crasse et de vermine, me donna à penser. Ces gens sont donc pourvus de tout ce qui est nécessaire à la vie ; le sol est fertile, et ils possèdent dix fois plus d’aliments et de meubles que la plupart des journaliers de mon pays, dont les maisonnettes, propres et bien rangées, ne se remplissent jamais que de ce qui est strictement nécessaire au jour le jour. Chez nous, le pauvre n’a pas de provisions dans les mauvaises années ; il travaille pour le pain du lendemain, il court après le fagot de la veillée, la femme lave et raccommode sans cesse les pauvres vêtements de la famille. Ici, il n’y a point de mauvaises années ; on recueille et on entasse, jusque sur son oreiller, des denrées variées ; on engraisse des animaux domestiques jusque sous son lit ; on paye des journaliers pour cultiver la terre, et on ne raccommode pas les hardes ; on ne travaille pas, on se laisse dévorer par la vermine ; on se vautre au soleil et on tend la main aux passants : voilà l’existence des localités fertiles et saines. D’où vient ?

Vous répondrez ; moi, je reprends mon récit. Nous sortîmes de la ville, non sans peine, par une ruelle étroite, rapide et glissante d’eau de fumier, où passait une caravane de mulets chargés de genêts qui ne laissaient pas de place aux passants, et qui ne pouvaient s’arrêter à la descente. Nous avions hâte de fuir ce taudis navrant d’où, cependant, par la fenêtre de toute baraque immonde, l’œil plonge sur des abîmes de verdure splendide, sur les brillants petits lacs, sur les ravins délicieux et sur les immenses horizons de montagnes d’opale. Nous marchâmes tout au plus dix minutes, et nous atteignîmes la source del buco.

C’est une fontaine abondante qui s’épanche dans de grandes auges de pierre blanche, lavoir pittoresque dans les rochers, sur des cimes sauvages. Les eaux s’échappent en nombreux filets qui bouillonnent sur un sol de roche ondulée, et vont, à quelques pas de là, se réunir et s’engouffrer dans le buco.

Nous étions sur les plateaux qui forment d’immenses terrasses entre les monts Albains et les monts Tusculans, non loin du prétendu camp d’Annibal. Sous nos pieds, dans la fêlure gigantesque du mur de roches que nous tâchions en vain de côtoyer, tombait la cascade et se dressaient les créneaux brisés de la petite tour où j’ai passé des heures si heureuses et si tristes. Il n’y a là de frayé qu’un sentier effroyable où je ne voulus pas laisser Daniella se hasarder. Je m’assurai que, d’en haut comme d’en bas, ma belle cascade fantastique et ma tour sont à peu près impossibles à voir sans se casser le cou. Les formes étranges de ces plateaux, rehaussés de cônes aigus ou tronqués, et les formidables brisures de leurs flancs escarpés attestent les convulsions violentes des âges volcaniques. Sur un de ces plateaux, où un vent frais soufflait avec impétuosité dans sa chevelure, Daniella ramassa pour vous des gentianes d’un bleu veiné de rose et de petites jacinthes sauvages qui sont des plantes adorables de forme et de couleurs, mais dont malheureusement vous n’aurez que les squelettes.

Daniella était triste en cueillant ces fleurs et en regardant l’âpre paysage qui nous environnait : des plaines incultes, des taillis impraticables, des ruisseaux sans cours, formant marécage jusque sur les cimes battues du vent ; tout cela s’étendant, d’un côté jusqu’à Monte-Cavo (mons Albanus), de l’autre jusqu’au revers de l’arx de Tusculum, qui vu de la hauteur, se trouvait beaucoup plus près que, de mon refuge dans le précipice, je ne l’avais imaginé.

— Allons-nous-en, me dit Daniella ; mon corps et mon âme se refroidissent ici. Le bruit de cette cascade me fait mal. Tu n’as pas voulu me laisser apercevoir la tour maudite, et tu as bien fait : je sens que je ne la reverrai jamais sans remords.

— Et moi j’aime quand même cette cascade qui chantait pendant ton sommeil, et cette ruine où, après tant d’heures d’inquiétude et de chagrin mortel, je t’ai enfin pressée dans mes bras et endormie sur mon cœur.

— Tu ne te souviens donc plus que j’ai été injuste, violente, folle et cruelle ? C’est là le seul crime de ma vie, mais il est grand et il me fait trembler de peur quand j’y pense. Tu sais bien ce que je disais dans nos premiers jours de Mondragone : Dieu, que j’ai offensé quand je me suis donnée à toi sans sa permission, me punira : et il m’a punie plus sévèrement que je ne l’avais prévu. Que j’aie été séparée de toi, maltraitée, insultée, battue, volée et tout cela avec de mortelles inquiétudes sur ton compte, je m’y attendais presque. La conscience de mon péché m’en donnait comme un avertissement ; mais que, le premier jour où j’ai été réunie à toi, un jour que j’aurais dû passer en prières et à tes genoux pour adorer et remercier Dieu, j’aie été coupable envers toi, que je t’aie odieusement fait souffrir !… voilà un jour de l’enfer qui m’a été imposé, et quand je me souviens de mon délire, je me sens un vertige comme si le démon me serrait la gorge et me tenaillait le cœur en me criant : « Ce n’est pas la seule fois que je t’aurai en ma puissance ; je reviendrai, et tu recommenceras ! » Ô mon Dieu, mon Dieu ! s’écria ma pauvre Daniella avec exaltation, faites que je ne recommence pas ! faites-moi mourir plutôt que de me laisser vivre pour le malheur de ce que j’aime !

Je la consolai en lui jurant qu’elle pouvait retomber dans sa jalousie, sans danger désormais.

— C’est ma faute, lui dis-je si, tous deux, nous avons tant souffert. J’ai été surpris par la douleur, j’ai manqué de foi et de force. J’aurais dû trouver des paroles et des caresses pour te détromper et te rassurer, des formules sacrées pour chasser ton démon. J’étais fatigué et malade ; et puis j’avais en moi-même, dans ce triste lieu, des pensées sinistres et lâches. J’avais boudé la providence comme un sot enfant boude sa mère. Je m’étais révolté contre les heures qui ne marchaient pas assez vite ; j’avais été fou ! Je méritais donc une punition et je l’ai subie. À présent je n’en crains plus d’autre, je n’en mériterai plus. Notre amour nous sanctifiera et chassera le mauvais esprit qui rôde autour des cœurs heureux. Nous ferons de notre passion une religion et une vertu. N’est-ce pas déjà fait ? N’ai-je pas été bien inspiré de braver pour toi tous les reproches et de briser tous les obstacles, de refuser les dons de la richesse et de vouloir être tout pour toi, à moi tout seul ? Tu vois bien que Dieu nous pardonne et nous bénit, puisque je suis sorti de tous mes dangers, et que tout ce que j’ai demandé au ciel se réalise : toi, un enfant, du travail et de la dignité !

Elle essuya ses larmes, et, gagnée par ma foi, elle remercia Dieu avec enthousiasme.

Non, je ne crois pas qu’elle redevienne le jouet de la violence de ses instincts. Je lui ai dit ce que je pense ; je ne la crains pas, cette femme que j’adore. Je sens que je l’amènerai doucement à combattre l’impétuosité de ses premières impressions, et que je lui apprendrai à être heureuse.

Nous nous remettions en route pour Tusculum lorsque Brumières cria après nous et accourut pour nous accompagner, en nous faisant part de son triomphe.