La Daniella/58

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Librairie Nouvelle (2p. 298-300).



CONCLUSION.


Ici se termine le journal de Jean Valreg. Des occupations assidues, la peinture dont il était chargé, les études musicales qu’il continuait avec sa femme, les promenades nécessaires à la santé de l’un et de l’autre, et les visites fréquentes à la villa Taverna, où lord et lady B*** passèrent l’été, rendirent si difficile le surcroît de besogne que je lui avais imposé, qu’il me demanda la permission de s’en tenir à de simples lettres de temps en temps. Voici le résumé de sa situation à l’automne de la même année.

L’événement tragique de la befana n’avait pas éveillé le moindre soupçon, malgré l’absence indéfinie de la Vincenza. Felipone n’avait pas fait semblant de chercher sa femme. À ceux qui le questionnaient, il répondait qu’il était becco, beccone, becco cornuto ; et il riait ! La disparition de la Vincenza coïncidant avec celle de Brumières, que personne n’avait vu partir, on ne doutait pas qu’il n’eût enlevé la fermière, dont les relations avec lui n’étaient un secret pour personne.

Les annexes de l’immense villa continuaient à dégringoler dans le ravin. Le pavillon central était toujours solide et s’embellissait de fresques et de lambris. Le casino était devenu une demeure délicieuse de fraîcheur, de poésie et de gaieté pour le modeste ménage. Les visites n’y manquaient pas. La curiosité qu’inspirait ce couple amoureux niché dans une ruine en attirait bien quelques-unes dont on se fût passé ; mais cette curiosité était bienveillante et le soir y mettait fin. Le dîner et la veillée tête à tête, au sein d’une solitude absolue et grandiose, étaient toujours une fête pour Valreg et Daniella. On y parlait du petit enfant comme s’il était déjà né, et en attendant on aimait Gianino, on le tenait propre et on lui apprenait à lire.

Felipone n’avait pas laissé percer la moindre agitation. Il s’occupait de ses affaires, tenait mieux que jamais sa ferme et sa laiterie, caressait ses neveux, vantait Gianino comme un prodige, ne s’occupait d’aucune femme et riait toujours des maris trompés et de lui-même.

« Seulement, nous nous apercevons, écrivait Valreg, qu’il maigrit et que ses yeux se plombent. Il boit beaucoup et commence à divaguer après souper. Il ne lui échappe jamais un mot compromettant ; mais son sourire éternel devient l’étrange expression d’une souffrance chronique. Je le crois atteint d’une maladie de foie, et il fait tout ce qu’il faut pour qu’elle ne soit pas longue. Il va souvent causer avec le berger de Tusculum, qui cherche à le guérir de son athéisme, mais qui n’y parvient pas encore. Pourtant, le fait de cette intimité entre deux hommes de caractères et d’opinions si opposés s’explique peut-être, chez Felipone, par un vague besoin de croire. Il semble parfois qu’il défende avec acharnement son impiété pour se faire battre. Malheureusement, le berger a, malgré son grand bon sens, trop de superstitions locales pour être un apôtre bien efficace. Onofrio croit aux sorciers. Un autre berger, son voisin de paillis, est gettatore, jeteur de sorts, et lui fait mourir ses moutons. Il le ménage dans la crainte qu’il ne lui donne une maladie dont il a fait mourir une vieille femme de Marino, et qui consistait à vomir des cheveux, « toujours et toujours des cheveux qui lui pesaient affreusement sur l’estomac, et qui auraient pu couvrir le monte Cavo, tant ils étaient longs, épais, inépuisables. » Vous voyez que le sage Onofrio, un érudit, un philosophe, un saint quant à l’austérité, un homme de cœur à tous égards, est, malgré tout, un paysan assez semblable aux nôtres. Ses récits merveilleux font rire Felipone, et ses menaces de l’enfer ne lui causent ni crainte ni remords. Une seule fois, je lui ai entendu regretter de ne pas croire au ciel ; mais il a vite ajouté : « Le ciel et l’enfer sont sur la terre. Quand on a eu l’un et l’autre, on n’en doit désirer ni craindre davantage.»

Telle n’est pas la croyance de Daniella ; mais elle a fini par se sentir pardonnée et par savourer sans effroi son amour et son bonheur, désormais sanctifiés par le prochain espoir de la maternité.

Medora se fait construire, aux environs de Gênes, une villa fabuleuse. Tartaglia y fait ses affaires honnêtement, à ce qu’il assure.

La bonne intelligence se soutient entre lord et lady B***. Quand cette dernière a quelque mouvement d’humeur, elle se borne à gronder Buffalo, qui, du reste, est admis au salon. Je sais par l’abbé Valreg, que j’ai vu en Berry, que la bonne Harriet a fait son testament, et qu’elle assure une petite fortune aux enfants à venir de Jean Valreg ; mais c’est un secret que l’on garde au jeune ménage.



FIN.