La Demoiselle aux yeux verts/Chapitre XIII
XIII
Dans les ténèbres
La première impression de Raoul fut affreuse. Une nuit sans étoiles, lourde, implacable, faite de brume épaisse, une nuit immobile pesait sur le lac invisible et sur les falaises indistinctes. Ses yeux ne lui servaient pas plus que des yeux d’aveugle. Ses oreilles n’entendaient que le silence. Le bruit des cascades ne résonnait plus : le lac les avait absorbées. Et, dans ce gouffre insondable, il fallait voir, entendre, se diriger, et atteindre le but.
Les vannes ? Pas une seconde il n’y avait songé réellement. C’eût été de la folie de jouer au jeu mortel de les chercher. Non, son objectif, c’était de rejoindre les deux bandits. Or, ils se cachaient. Redoutant sans doute une attaque directe contre un adversaire tel que lui, ils se tenaient prudemment dans l’ombre, armés de fusils et tous leurs sens aux aguets. Où les trouver ?
Sur le rebord supérieur de la plage, l’eau glacée lui recouvrait la poitrine et lui causait une telle souffrance qu’il ne considérait pas comme possible de nager jusqu’à l’écluse. D’ailleurs comment eût-il pu manœuvrer cette écluse, sans connaître l’emplacement du mécanisme ?
Il longea la falaise, en tâtonnant, gagna les marches submergées, et arriva au sentier qui s’accrochait à la paroi.
L’ascension était extrêmement pénible. Il l’interrompit tout à coup. Au loin, à travers la brume, une faible lumière brillait.
Où ? Impossible de le préciser. Était-ce sur le lac ? Au haut des falaises ? En tout cas cela venait d’en face, c’est-à-dire des environs du défilé, c’est-à-dire de l’endroit même d’où les bandits avaient tiré et où l’on pouvait supposer qu’ils campaient. Et cela ne pouvait pas être vu de la grotte, ce qui montrait leurs précautions et ce qui constituait une preuve de leur présence.
Raoul hésita. Devait-il suivre le chemin de terre, subir tous les détours des pics et des vallonnements, monter sur des roches, descendre dans des creux d’où il perdrait de vue la précieuse lumière ? C’est en songeant à Aurélie, emprisonnée au fond du terrifiant sépulcre de granit, qu’il prit sa décision. Vivement, il dégringola le sentier parcouru, et se jeta, d’un élan, à la nage.
Il crut qu’il allait suffoquer. La torture du froid lui paraissait intolérable. Bien que le trajet ne comportât pas plus de deux cents à deux cent cinquante mètres, il fut sur le point d’y renoncer, tellement cela semblait au-dessus des forces humaines. Mais la pensée d’Aurélie ne le quittait pas. Il la voyait sous la voûte impitoyable. L’eau poursuivait son œuvre féroce, que rien ne pouvait arrêter ni ralentir. Aurélie en percevait le chuchotement diabolique et sentait son souffle glacial. Quelle ignominie !
Il redoublait d’efforts. La lumière le guidait comme une étoile bienfaisante, et ses yeux la considéraient ardemment, comme s’il eût peur qu’elle ne s’évanouît subitement sous l’assaut formidable de toutes les puissances de l’obscurité. Mais d’autre part est-ce qu’elle n’annonçait pas que Guillaume et Jodot étaient à l’affût, et que, tournée et baissée vers le lac, elle leur servait à fouiller du regard la route par où l’attaque aurait pu se produire ?
En approchant, il éprouvait un certain bien-être, dû évidemment à l’activité de ses muscles. Il avançait à larges brassées silencieuses. L’étoile grandissait, doublée par le miroir du lac.
Il obliqua, hors du champ de clarté. Autant qu’il put en juger, le poste des bandits était établi en haut d’un promontoire qui empiétait sur l’entrée du défilé. Il se heurta à des récifs, puis rencontra une berge de petits galets où il aborda.
Au-dessus de sa tête, mais plutôt vers la gauche, des voix murmuraient.
Quelle distance le séparait de Jodot et de Guillaume ? Comment se présentait l’obstacle à franchir ? Muraille à pic ou pente accessible ? Aucun indice. Il fallait tenter l’escalade au hasard.
Il commença par se frictionner vigoureusement les jambes et le torse avec de petits graviers secs dont il remplit sa main. Puis il tordit ses vêtements mouillés, qu’il remit ensuite, et, bien dispos, il se risqua.
Ce n’était ni une muraille abrupte, ni une pente accessible. C’étaient des couches de rocs superposés comme les soubassements d’une construction cyclopéenne. On pouvait donc grimper, mais grâce à quels efforts, à quelle audace, à quelle gymnastique périlleuse ! On pouvait grimper, mais les cailloux auxquels les doigts tenaces s’agrippaient comme des griffes, sortaient de leurs alvéoles, les plantes se déracinaient, et là-haut, les voix devenaient de plus en plus distinctes.
En plein jour, Raoul n’eût jamais tenté cette entreprise de folie. Mais le tic-tac ininterrompu de sa montre le poussait comme une force irrésistible ; chaque seconde qui battait ainsi près de son oreille, c’était un peu de la vie d’Aurélie qui se dissipait. Il fallait donc réussir. Il réussit. Soudain il n’y eut plus d’obstacles. Un dernier étage de gazon couronnait l’édifice. Une lueur vague flottait dans l’ombre, comme une nuée blanche.
Devant lui se creusait une dépression, un terrain en cuvette, au centre duquel s’écroulait une cabane à moitié démolie. Un tronc d’arbre portait une lanterne fumeuse.
Sur le rebord opposé, deux hommes lui tournaient le dos, étendus à plat ventre, penchés vers le lac, des fusils et des revolvers à portée de leurs mains. Près d’eux une seconde lumière, provenant d’une lampe électrique, celle dont la lueur avait guidé Raoul.
Il regarda sa montre et tressaillit. L’expédition avait duré cinquante minutes, beaucoup plus longtemps qu’il ne le croyait.
— J’ai une demi-heure tout au plus pour arrêter l’inondation, pensa-t-il. Si, dans une demi-heure, je n’ai pas arraché à Jodot le secret des vannes, je n’ai plus qu’à retourner près d’Aurélie, selon ma promesse, et mourir avec elle.
Il rampa dans la direction de la cabane, caché par les hautes herbes. Une douzaine de mètres plus loin, Jodot et Guillaume causaient en sécurité absolue, assez haut pour qu’il reconnût leurs voix, pas assez pour qu’il recueillît une seule parole. Que faire ?
Raoul était venu sans plan précis et avec l’intention d’agir selon les circonstances. N’ayant aucune arme, il jugeait dangereux d’entamer une lutte qui, somme toute, pouvait tourner contre lui. Et, d’autre part, il se demandait si, en cas de victoire, la contrainte et les menaces détermineraient un adversaire comme Jodot à parler, c’est-à-dire à se déclarer vaincu et à livrer des secrets qu’il avait eu tant de mal à conquérir.
Il continua donc de ramper, avec des précautions infinies, et dans l’espoir qu’un mot surpris pourrait le renseigner. Il gagna deux mètres, puis trois mètres. Lui-même, il ne percevait pas le froissement de son corps sur le sol, et ainsi il parvint à un point où les phrases prenaient un sens plus net.
Jodot disait :
— Eh ! ne te fais donc pas de bile, sacrebleu ! Quand nous sommes descendus à l’écluse, le niveau atteignait la cote cinq, qui correspond au plafond de la grotte, et, puisqu’ils n’avaient pas pu sortir, leur affaire était déjà réglée. Sûr et certain, comme deux et deux font quatre.
— Tout de même, fit Guillaume, vous auriez dû vous établir plus près de la grotte, et, de là, les épier.
— Pourquoi pas toi, galopin ?
— Moi, avec mon bras encore tout raide ! C’est tout au plus si j’ai pu tirer.
— Et puis t’as peur de ce bougre-là…
— Vous aussi, Jodot.
— Je ne dis pas non. J’ai préféré les coups de fusil… et le truc de l’inondation, puisqu’on avait les cahiers du vieux Talençay.
— Oh ! Jodot, ne prononcez pas ce nom-là…
La voix de Guillaume faiblissait. Jodot ricana :
— Poule mouillée, va !
— Rappelez-vous, Jodot. À mon retour à l’hôpital, quand vous êtes venu nous trouver, maman vous a répondu : « Soit. Vous savez où ce diable d’homme, ce Limésy de malheur, a niché Aurélie, et vous prétendez qu’en le surveillant on ira jusqu’au trésor. Soit. Que mon garçon vous donne un coup de main. Mais pas de crime, n’est-ce pas ? pas de sang… »
— Il n’y en a pas eu une goutte, fit Jodot, d’un ton goguenard.
— Oui, oui, vous savez ce que je veux dire, et ce qu’il est advenu de ce pauvre homme. Quand il y a mort, il y a crime… C’est comme pour Limésy et pour Aurélie, direz-vous qu’il n’y a pas crime ?
— Alors, quoi, il fallait abandonner toute cette histoire ? Crois-tu qu’un type comme Limésy t’aurait cédé la place comme ça, pour tes beaux yeux ? Tu le connais pourtant, le damné personnage. Il t’a cassé un bras… il aurait fini par te casser la gueule. Lui ou nous, c’était à choisir.
— Mais Aurélie ?
— Les deux font la paire. Pas moyen de toucher à l’un sans toucher à l’autre.
— La malheureuse…
— Et après ? Veux-tu le trésor, oui ou non ? Ça ne se gagne pas en fumant sa pipe, des machines de ce calibre-là.
— Cependant…
— Tu n’as pas vu le testament du marquis ? Aurélie héritière de tout le domaine de Juvains… Alors qu’aurais-tu fait ? L’épouser peut-être ? Pour se marier, il faut être deux, mon garçon, et j’ai idée que le sieur Guillaume…
— Alors ?…
— Alors, mon petit, voilà ce qui se passera. Demain le lac de Juvains redeviendra comme avant, ni plus haut ni plus bas. Après-demain, pas plus tôt, puisque le marquis le leur a défendu, les bergers rappliquent. On trouve le marquis, mort d’une chute, dans un ravin du défilé, sans que personne puisse supposer qu’une main secourable lui a donné le petit coup qui fait perdre l’équilibre. Donc succession ouverte. Pas de testament, puisque c’est moi qui l’ai. Pas d’héritier, puisqu’il n’a aucune famille. En conséquence l’État s’empare légalement du domaine. Dans six mois, la vente. Nous achetons.
— Avec quel argent ?
— Six mois pour en trouver, ça suffit, dit Jodot, l’intonation sinistre. D’ailleurs, que vaut le domaine pour qui ne sait pas ?
— Et s’il y a des poursuites ?
— Contre qui ?
— Contre nous.
— À propos de quoi ?
— À propos de Limésy et d’Aurélie ?
— Limésy ? Aurélie ? Noyés, disparus, introuvables.
— Introuvables ! On les trouvera dans la grotte.
— Non, car nous y passerons demain matin, et, deux bons galets attachés aux jambes, ils iront au fond du lac. Ni vu ni connu.
— L’auto de Limésy ?
— Dans l’après-midi, nous filons avec, de sorte que personne ne saura même qu’ils sont venus de ce côté. On croira que la petite s’est fait enlever de la maison de santé par son amoureux et qu’ils voyagent on ne sait où. Voilà mon plan. Qu’en dis-tu ?
— Excellent, vieille canaille, dit une voix près d’eux. Seulement, il y a un accroc.
Ils se retournèrent, dans un sursaut d’effroi. Un homme était là, accroupi à la manière arabe, un homme qui répéta :
— Un gros accroc. Car, enfin, tout ce joli plan repose sur des actes accomplis. Or, que devient-il si le monsieur et la dame de la grotte ont pris la poudre d’escampette ?
Leurs mains cherchaient à tâtons les fusils, les brownings. Plus rien.
— Des armes ?… pour quoi faire ? dit la voix gouailleuse. Est-ce que j’en ai, moi ? Un pantalon mouillé, une chemise mouillée, un point c’est tout. Des armes… entre braves gens comme nous !
Jodot et Guillaume ne bougeaient plus, interloqués. Pour Jodot, c’était l’homme de Nice qui réapparaissait. Pour Guillaume, l’homme de Toulouse. Et surtout, c’était l’ennemi redoutable dont ils se croyaient débarrassés, et dont le cadavre…
— Ma foi, oui, dit-il, en riant, et en affectant l’insouciance, ma foi, oui, vivant. La cote numéro 5 ne correspond pas au plafond de la grotte. Et d’ailleurs si vous vous imaginez que c’est avec de petits trucs de ce genre qu’on a raison de moi ! Vivant, mon vieux Jodot ! Et Aurélie aussi. Elle est bien à l’abri, loin de la grotte, et pas une goutte d’eau sur elle. Donc nous pouvons causer. Du reste ce sera bref. Cinq minutes, pas une seconde de plus. Tu veux bien ?
Jodot se taisait, stupide, effaré. Raoul regarda sa montre, et paisiblement, nonchalamment, comme si son cœur n’avait pas sauté dans sa poitrine étreinte par une angoisse indicible, il reprit :
— Voilà. Ton plan ne tient plus. Dès l’instant où Aurélie n’est pas morte, elle hérite, et il n’y a pas vente. Si tu la tues et qu’il y ait vente, moi, je suis là, et j’achète. Il faudrait me tuer aussi. Pas possible. Invulnérable. Donc tu es coincé. Un seul remède.
Il fit une pause. Jodot se pencha. Il y avait donc un remède ?
— Oui, il y en a un, prononça Raoul, un seul : t’entendre avec moi. Le veux-tu ?
Jodot ne répondit point. Il s’était accroupi à deux pas de Raoul et fixait sur lui des yeux brillants de fièvre.
— Tu ne réponds pas. Mais tes prunelles s’animent. Je les vois qui brillent comme des prunelles de bête fauve. Si je te propose quelque chose, c’est que j’ai besoin de toi ? Pas du tout. Je n’ai jamais besoin de personne. Seulement, depuis quinze ou dix-huit ans, tu poursuis un but que tu es tout près d’atteindre, et cela te donne des droits, des droits que tu es résolu à défendre par tous les moyens, assassinat compris.
— Ces droits, je te les achète, car je veux être tranquille, et qu’Aurélie le soit aussi. Un jour ou l’autre, tu trouverais moyen de nous faire un mauvais coup. Je ne veux pas. Combien demandes-tu ?
Jodot semblait se détendre. Il gronda :
— Proposez.
— Voici, dit Raoul. Comme tu le sais, il ne s’agit pas d’un trésor dont chacun peut prendre sa part, mais d’une affaire à mettre debout, d’une exploitation, dont les bénéfices…
— Seront considérables, fit Jodot.
— Je te l’accorde. Aussi mon offre est en rapport. Cinq mille francs par mois.
Le bandit sursauta, ébloui par un tel chiffre.
— Pour tous les deux ?
— Cinq mille pour toi… Deux pour Guillaume.
Celui-ci ne put s’empêcher de dire :
— J’accepte.
— Et toi, Jodot ?
— Peut-être, fit l’autre. Mais il faudrait un gage, une avance.
— Un trimestre, ça va-t-il ? Demain à trois heures, rendez-vous, à Clermont-Ferrand, place Jaude, et remise d’un chèque.
— Oui, oui, dit Jodot, qui se méfiait. Mais rien ne me prouve que demain le baron de Limésy ne me fera pas arrêter.
— Non, car on m’arrêterait en même temps.
— Vous ?
— Parbleu ! La capture serait meilleure que tu ne supposes.
— Qui êtes-vous ?
— Arsène Lupin.
Le nom eut un effet prodigieux sur Jodot. Il s’expliquait maintenant la ruine de tous ses plans et l’ascendant que cet homme exerçait sur lui.
Raoul, répéta :
— Arsène Lupin, recherché par toutes les polices du monde. Plus de cinq cents vols qualifiés, plus de cent condamnations. Tu vois, on est fait pour s’entendre. Je te tiens. Mais tu me tiens, et l’accord est signé, j’en suis sûr. J’aurais pu tout à l’heure te casser la tête. Non. J’aime autant une transaction. Et puis, je t’emploierai au besoin. Tu as des défauts, mais de rudes qualités. Ainsi la manière dont tu m’as filé jusqu’à Clermont-Ferrand, c’est de premier ordre, puisque je n’ai pas encore compris. Donc tu as ma parole, et la parole de Lupin… c’est de l’or. Ça colle ?
Jodot consulta Guillaume à voix basse, et répliqua :
— Oui, nous sommes d’accord. Que voulez-vous ?
— Moi ? Mais rien du tout, mon vieux, dit Raoul toujours insouciant. Je suis un monsieur qui cherche la paix et qui paie ce qu’il faut pour l’obtenir. On devient des associés… voilà le vrai mot. Si tu désires verser dans l’association dès aujourd’hui une part quelconque, à ta guise. Tu as des documents ?
— Considérables. Les instructions du marquis, rapport au lac.
— Évidemment puisque tu as pu fermer l’écluse. Elles sont détaillées, ces instructions ?
— Oui, cinq cahiers d’écriture fine.
— Et tu les as là ?
— Oui. Et j’ai le testament aussi… en faveur d’Aurélie.
— Donne.
— Demain, contre les chèques, déclara Jodot nettement.
— Entendu, demain, contre les chèques. Serrons-nous la main. Ce sera la signature du pacte. Et séparons-nous.
Une poignée de main fut échangée.
— Adieu, fit Raoul.
L’entrevue était finie, et cependant la vraie bataille allait se livrer en quelques mots. Toutes les paroles prononcées jusque-là, toutes les promesses, autant de balivernes propres à dérouter Jodot. L’essentiel, c’était l’emplacement des vannes. Jodot parlerait-il ? Jodot devinerait-il la situation véritable, la raison sournoise de la démarche faite par Raoul ?
Jamais Raoul ne s’était senti à ce point anxieux. Il dit négligemment :
— J’aurais bien aimé voir « la chose » avant de partir. Tu ne pourrais pas ouvrir les vannes d’écoulement devant moi ?
Jodot objecta :
— C’est qu’il faut, d’après les cahiers du marquis, sept à huit heures pour que les vannes opèrent jusqu’au bout.
— Eh bien, ouvre-les tout de suite. Demain matin, toi d’ici, Aurélie et moi de là-bas, on verra « la chose », c’est-à-dire les trésors. C’est tout près, n’est-ce pas, les vannes ? au-dessous de nous ? près de l’écluse ?
— Oui.
— Il y a un sentier direct ?
— Oui.
— Tu connais le maniement ?
— Facile. Les cahiers l’indiquent.
— Descendons, proposa Raoul, je vais te donner un coup de main.
Jodot se leva et prit la lampe électrique. Il n’avait pas flairé le piège. Guillaume le suivit. En passant, ils aperçurent les fusils que Raoul, au début, avait attirés près de lui et poussés un peu plus loin. Jodot mit l’un d’eux en bandoulière. Guillaume également.
Raoul qui avait saisi la lanterne emboîta le pas aux deux bandits.
— Cette fois, se disait-il avec une allégresse qu’eût trahie l’expression de son visage, cette fois, nous y sommes. Quelques convulsions peut-être encore. Mais le grand combat est gagné.
Ils descendirent. Au bord du lac, Jodot s’orienta sur une digue de sable et de gravier qui bordait le pied de la falaise, contourna une roche qui masquait une anfractuosité assez profonde où une barque était attachée, s’agenouilla, déplaça quelques gros cailloux, et découvrit un alignement de quatre poignées de fer que terminaient quatre chaînes engagées dans des tuyaux de poterie.
— C’est là, tout à côté de la manivelle de l’écluse, dit-il. Les chaînes actionnent les plaques de fonte posées au fond.
Il tira l’une des poignées. Raoul en fit autant, et il eut l’impression immédiate que la commande se transmettait à l’autre bout de la chaîne et que la plaque avançait. Les deux autres épreuves réussirent également. Il y eut dans le lac, à quelque distance, une série de petits bouillonnements.
La montre de Raoul marquait neuf heures vingt-cinq. Aurélie était sauvée.
— Prête-moi ton fusil, dit Raoul. Ou plutôt, non. Tire toi-même… deux coups.
— Pour quoi faire ?
— C’est un signal.
— Un signal ?
— Oui. J’ai laissé Aurélie dans la grotte, laquelle est presque remplie d’eau et tu te rends compte de son épouvante. Alors, en la quittant, j’ai promis de l’avertir, par un moyen quelconque, dès qu’elle n’aurait plus rien à craindre.
Jodot fut stupéfait. L’audace de Raoul, cet aveu du danger que courait encore Aurélie le confondaient, et en même temps augmentaient à ses yeux le prestige de son ancien adversaire. Pas une seconde, il ne songea à profiter de la situation. Les deux coups de fusil retentirent parmi les rocs et les falaises. Et tout de suite, Jodot ajouta :
— Tenez, vous êtes un chef, vous. Il n’y a qu’à vous obéir et sans barguigner. Voici les cahiers et voici le testament du marquis.
— Un bon point, s’écria Raoul, qui empocha les documents. Je ferai quelque chose de toi. Pas un honnête homme, ça jamais, mais une fripouille acceptable. Tu n’as pas besoin de cette barque ?
— Ma foi non.
— Elle me sera commode pour rejoindre Aurélie. Ah ! un conseil encore : ne vous montrez plus dans la région. Si j’étais de vous, je filerais cette nuit jusqu’à Clermont-Ferrand. À demain, camarades.
Il monta dans la barque et leur fit encore quelques recommandations. Puis Jodot enleva l’amarre. Raoul partit.
— Quels braves gens ! se dit-il en ramant avec vigueur. Dès qu’on s’adresse à leur bon cœur, à leur générosité naturelle, ils marchent à fond. Bien sûr, camarades, que vous les aurez les deux chèques. Je ne garantis pas qu’il y ait encore une provision à mon compte Limésy. Mais vous les aurez tout de même, et signés loyalement, comme je l’ai juré.
Deux cent cinquante mètres, avec de bons avirons, et après une expédition aussi féconde en résultats, ce n’était rien pour Raoul. Il atteignit la grotte en quelques minutes, et y pénétra directement, proue en avant, et lanterne sur la proue.
— Victoire ! s’exclama-t-il. Vous avez entendu mon signal Aurélie ? Victoire !
Une clarté joyeuse emplit le réduit exigu où ils avaient failli trouver la mort. Le hamac traversait d’un mur à l’autre. Aurélie y dormait paisiblement. Confiante en la promesse de son ami, convaincue que rien ne lui était impossible, échappant aux angoisses du danger et aux affres de cette mort tant désirée, elle avait succombé à la fatigue. Peut-être aussi avait-elle perçu le bruit des deux détonations. En tout cas, nul bruit ne la réveilla…
Lorsqu’elle ouvrit les yeux le lendemain, elle vit des choses surprenantes dans la grotte où la lumière du jour se mêlait à la clarté d’une lanterne. L’eau s’était écoulée. Au creux d’une barque appuyée contre la paroi, Raoul vêtu d’une houppelande de berger et d’un pantalon de toile qu’il avait dû prendre sur la planche, parmi les effets du vieux marquis, dormait aussi profondément qu’elle avait dormi.
Durant de longues minutes, elle le contempla, d’un regard affectueux où il y avait une curiosité refrénée. Qui était cet être extraordinaire, dont la volonté s’opposait aux arrêts du destin, et dont les actes prenaient toujours un sens et une apparence de miracles ? Elle avait entendu, sans aucun trouble d’ailleurs (que lui importait ?) l’accusation de Marescal et le nom d’Arsène Lupin lancé par le commissaire. Devait-elle croire que Raoul n’était autre qu’Arsène Lupin ?
— Qui es-tu, toi que j’aime plus que ma vie ? pensait Aurélie. Qui es-tu, toi qui me sauves incessamment, comme si c’était ton unique mission ? Qui es-tu ?
— L’oiseau bleu.
Raoul se réveillait, et l’interrogation muette d’Aurélie était si claire qu’il y répondait sans hésitation.
— L’oiseau bleu, chargé de donner le bonheur aux petites filles sages et confiantes, de les défendre contre les ogres et les mauvaises fées, et de les conduire dans leur royaume.
— J’ai donc un royaume, mon bien-aimé Raoul ?
— Oui. À l’âge de six ans vous vous y êtes promenée. Il vous appartient aujourd’hui, de par la volonté d’un vieux marquis.
— Oh ! vite, Raoul, vite, que je voie… ou plutôt que je revoie.
— Mangeons d’abord, dit-il. Je meurs de faim. Du reste la visite ne sera pas longue, et il ne faut pas qu’elle le soit. Ce qui a été caché pendant des siècles ne doit apparaître définitivement au grand jour que lorsque vous serez maîtresse de votre royaume.
Selon son habitude elle évita toutes questions sur la façon dont il avait agi. Qu’étaient devenus Jodot et Guillaume ? Avait-il des nouvelles du marquis de Talençay ? Elle préférait ne rien savoir et se laisser guider.
Un instant plus tard, ils sortaient ensemble, et Aurélie, de nouveau bouleversée par l’émotion, appuyait sa tête contre l’épaule de Raoul, en murmurant :
— Oh ! Raoul, c’est bien cela… c’est bien cela que j’ai vu autrefois, le second jour… avec ma mère…