La Dernière Aldini (RDDM)/2

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Il ne s’agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia aux planches des premiers théâtres de l’Italie, et du métier de pêcheur à l’emploi de primo tenore ; ce fut l’ouvrage de quelques années, et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop cher.

Dix ans après mon départ de Venise, j’étais à Naples, et je jouais Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l’Italie étaient là. Je ne me piquais pas d’être un patriote bien éclairé ; mais je ne partageais pas l’engouement de cette époque pour la domination étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant encore ; je me nourrissais de ces premiers élémens du carbonarisme, qui fermentaient dès-lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.

Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l’exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d’indépendance démocratique dont je m’inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales ; et jusque dans les rangs de l’armée française, aux côtés même des chefs conquérans, nous avions des affiliés, enfans de votre grande révolution, qui, dans le secret de leur ame, se promettaient de laver la tache du 18 brumaire.

J’aimais ce rôle de Roméo, parce que j’y pouvais exprimer des sentimens de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me sentais vengé de notre abaissement national ; car c’était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort, que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.

Un soir, au milieu d’un de mes plus beaux momens, et lorsque la salle semblait prête à crouler sous l’explosion de l’enthousiasme général, mes regards rencontrèrent, dans une loge d’avant-scène tout-à-fait appuyée sur le théâtre, une figure impassible dont l’aspect me glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent l’inspiration du comédien, comme l’expression de certains visages le préoccupe, et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi, du moins, je ne sais pas me défendre d’une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m’exalter, si je le trouve récalcitrant, et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l’effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles, dites près de moi à la dérobée, m’ont quelquefois troublé intérieurement, au point qu’il m’a fallu tout l’effort de ma volonté pour en combattre l’effet.

La figure qui me frappait en cet instant était d’une beauté vraiment idéale ; c’était incontestablement la plus belle femme qu’il y eût dans toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait et trépignait d’admiration, et elle seule, la reine de cette soirée, semblait m’étudier froidement, et apercevoir en moi des défauts inappréciables à l’œil du vulgaire. C’était la muse du théâtre, c’était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil, son large front, ses cheveux d’ébène, son grand œil brillant d’un sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire n’adoucit jamais l’arc inflexible ; tout cela cependant avec une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse et d’élégance.

— Quelle est donc cette belle fille brune, à l’air si froid ? demandai-je, dans l’entr’acte, au comte Nasi, qui m’avait pris en grande amitié et venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.

— C’est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il ; je ne la connais pas, car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère ou sa tante est elle-même étrangère à nos provinces. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le prince Grimani l’aime comme sa fille, qu’il la dotera bien, et que c’est un des plus beaux partis de l’Italie ; ce qui n’empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance, et d’un caractère altier. J’aime si peu les femmes de cette trempe, que je ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la rencontre. On dit qu’elle sera la reine des bals de l’hiver prochain, et que sa beauté est merveilleuse. Je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir. Je ne puis souffrir non plus le Grimani : c’est un vrai hidalgo de comédie, et s’il n’avait pas une belle fortune et une jeune femme qu’on dit aimable, je ne sais qui pourrait se résoudre à l’ennui de sa conversation, ou à la raideur glaciale de son hospitalité.

Pendant l’acte suivant, je regardai de temps en temps la loge d’avant-scène. Je n’étais plus préoccupé de l’idée que j’avais là des juges malveillans, puisque ces Grimani avaient l’habitude d’un maintien superbe, même avec les gens qu’ils estimaient être de leur classe. Je regardai la jeune fille avec l’impartialité d’un sculpteur ou d’un peintre, elle me parut encore plus belle qu’au premier aspect. Le vieux Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge, avait une assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger quelques monosyllabes d’heure en heure, et, à la fin de l’opéra, il se leva lentement et sortit sans attendre le ballet.

Le lendemain je vis le vieillard et la jeune fille à la même place et dans la même attitude flegmatique ; je ne les vis pas s’émouvoir une seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner toute son attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme ceux d’un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond, finit par m’être si gênant, que je l’évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j’essayais d’en détourner mes yeux, plus ils s’obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut, dans ce mystérieux magnétisme, quelque chose de si étrangement puissant, que j’en ressentis une terreur puérile, et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce ; jamais je n’avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des instans où je m’imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D’autres fois je croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j’étais tenté de lui jeter de violens reproches.

La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me disant tout bas : Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre. Il y a là une femme qui te donnera l’occhiata[1].

J’avais cru fermement à l’occhiata pendant la plus longue moitié de ma vie. Je n’y croyais plus, mais l’amour du merveilleux, qu’on ne déloge pas aisément d’une tête italienne et surtout de celle d’un enfant du peuple, m’avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du magnétisme animal. C’était l’époque où ces belles fantaisies étaient en pleine floraison par le monde. Hoffmann écrivait ses contes fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tournaient toutes les espérances de l’illuminisme. Soit que cette faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu’elle me surprît dans un moment où j’étais disposé à la maladie, je me sentis saisi de frissons, et je faillis m’évanouir en rentrant en scène. Ce misérable accablement fit enfin place à la colère, et, dans un moment où je m’approchais de l’avant-scène avec la Checchina (cette seconda donna qui m’avait signalé le mauvais œil), je lui dis, en lui désignant ma belle ennemie et de manière à n’être pas entendu par le public, ces mots parodiés d’une de nos plus belles tragédies :

Bella e stupida.

L’éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement pour réveiller le prince Grimani qui dormait de toute son ame ; puis elle s’arrêta tout d’un coup, comme si elle eût changé d’avis, et resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de vengeance et de menace qui semblait dire : Tu t’en repentiras.

Le comte Nasi s’approcha de moi comme je quittais le théâtre après la représentation : — Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la Grimani. — Suis-je donc ensorcelé ? m’écriai-je, et d’où vient que je ne puis me débarrasser de cette apparition ? — Et tu ne t’en débarrasseras pas de long-temps, pauvret, me dit la Checchina d’un air demi-naïf, demi-moqueur ; cette Grimani, c’est le diable. Attends, ajouta-t-elle en me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais… Corpo della Madona ! s’écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terrible, mon pauvre Lélio !

— On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de manière à la donner aux autres, dit le comte ; venez souper avec moi, Lélio.

Je refusai cette offre ; j’étais malade en effet. Dans la nuit, j’eus une fièvre violente, et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina vint s’installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je fus malade.

La Checchina était une fille de vingt ans, grande, forte, et d’une beauté un peu virile, quoique blanche et blonde. Elle était ma sœur et ma parente, c’est-à-dire qu’elle était de Chioggia comme moi. Comme moi, fille d’un pêcheur, elle avait long-temps employé sa force à battre, à coups de rames, les flots de l’Adriatique. Un amour sauvage de l’indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen de s’assurer une profession libre et une vie nomade. Elle avait fui la maison paternelle et s’était mise à courir le monde à pied, chantant sur les places publiques. Le hasard me l’avait fait rencontrer à Milan, dans un hôtel garni où elle chantait devant la table d’hôtes. À son accent je l’avais reconnue pour une Chioggiote ; je l’avais interrogée, je m’étais rappelé l’avoir vue enfant, mais je m’étais bien gardé de me faire connaître d’elle pour un parent, et surtout pour ce Daniele Gemello qui avait quitté le pays un peu brusquement, à la suite d’un duel malheureux. Ce duel avait coûté la vie à un pauvre diable et le repos de bien des nuits à son meurtrier.

Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évoquer un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de dire à Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine vigueur à Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population servait de témoin. On se battait en plein jour, sur la place publique, et on vengeait une injure par l’épreuve des armes comme aux temps de la chevalerie. Le triste succès des miennes m’exila du pays, car le podestat n’était pas tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient avec sévérité les restes de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous expliquera pourquoi j’avais toujours caché l’histoire de mes premières années, et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de l’argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens d’existence, de crainte qu’en correspondant avec moi, elle ne s’attirât trop ouvertement l’inimitié des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou moins aigries.

Mais comme un reste d’accent vénitien trahissait mon origine, je me donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l’habitude de m’appeler tour à tour son pays, son cousin et son compère.

Grace à mes soins et à ma recommandation, la Checchina acquit rapidement un très beau talent, et, à l’époque de ma vie dont je vous fais le récit, elle venait d’être engagée honorablement dans la troupe de San-Carlo.

C’était une étrange et excellente créature que cette Checchina : elle avait singulièrement gagné depuis le moment où je l’avais ramassée pour ainsi dire sur le pavé ; mais il lui restait et il lui reste encore une certaine rusticité qu’elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et qui fait d’elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina. Dès-lors elle avait corrigé beaucoup de l’ampleur de ses gestes et de la brusquerie de son intonation ; mais elle conservait encore assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle avait de l’intelligence et de l’ame, elle s’élevait à une hauteur relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu’elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait qu’elle frisait le sublime et le bouffon de si près, qu’entre les deux il ne restait plus assez de place pour ses grands bras.

Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts du reste les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu’aux rôles qui lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s’imaginait réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi-martiale, faisaient d’elle une magnifique statue lorsqu’elle était immobile. Mais à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarole ; et quand je voulais l’avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas : Per Dio, non vogar, non siamo qui sull’Adriatico.

Si la Checchina avait été ma maîtresse, c’est ce qu’il vous importe peu de savoir, je présume ; je puis affirmer seulement qu’elle ne l’était point à l’époque dont je vous entretiens, et que je ne devais plus ses soins affectueux qu’à la bonté de son cœur et à la fidélité de sa reconnaissance ; elle a toujours été pour moi une amie et une sœur dévouée, et s’exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses amans les plus brillans, plutôt que de m’abandonner ou de me négliger, quand ma santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son concours.

Elle s’installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu’elle ne m’eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu le comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère, et se fiait à ma parole, mais qui m’avouait à moi-même ce qu’il appelait sa misérable faiblesse. Lorsque j’exhortais la Checchina à ménager les susceptibilités involontaires de cet excellent jeune homme : — Laisse donc, me disait-elle, ne vois-tu pas qu’il faut l’habituer à respecter mon indépendance ? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai à abandonner mes amis du théâtre et à m’occuper de ce que les gens du monde penseront de moi ? N’en crois rien, Lélio, je veux rester libre et n’obéir jamais qu’à la voix de mon cœur. — Elle se persuadait assez gratuitement que le comte était bien déterminé à l’épouser ; et à cet égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don de se faire illusion sur la force des passions qu’elle inspirait : rien ne pouvait se comparer à sa confiance en face d’une promesse, si ce n’est sa philosophique insouciance et son détachement héroïque en face d’une déception.

Je souffris beaucoup, ma maladie faillit même prendre un caractère grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hypertrophique très prononcée, et les vives douleurs que je ressentais au cœur, l’affluence du sang vers cet organe, nécessitèrent de nombreuses saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi, et, dès que je fus convalescent, j’allai prendre du repos et respirer un air doux au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle villa que le comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me promit de venir m’y rejoindre avec la Checchina, aussitôt que les représentations pour lesquelles elle était engagée lui permettraient de quitter Naples.

Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien pour qu’il me fut permis d’essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied, d’assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses imposantes de l’Apennin. Dans mes rêveries, j’appelais cette région le proscenium de la grande montagne, et j’aimais à y chercher quelque amphithéâtre de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée pour m’y livrer tout seul et loin des regards à des élans de déclamation lyrique, auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit mystérieux des eaux murmurantes fuyant sous les rochers.

Un jour, je me trouvai sans m’en apercevoir vers la route de Florence. Elle traversait, comme un ruban éclatant de blancheur, des plaines verdoyantes, doucement ondulées, et semées de beaux jardins, de parcs touffus et d’élégantes villas. En cherchant à m’orienter, je m’arrêtai à la porte d’une de ces belles habitations. Cette porte se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à pas lents une femme d’une taille élancée et d’une démarche si noble, que je m’arrêtai pour la contempler et la suivre des yeux le plus long-temps possible. Comme elle s’éloignait sans paraître disposée à se retourner, il me prit une irrésistible fantaisie de voir ses traits, et j’y succombai sans trop me soucier de faire une inconvenance et de m’attirer une mortification. Que sait-on ? me disais-je, on trouve parfois dans notre doux pays des femmes si indulgentes ! Et puis je me disais que ma figure était trop connue pour qu’il me fût possible d’être jamais pris pour un voleur. Enfin, je comptais sur cette curiosité qu’on éprouve généralement à voir de près les manières et les traits d’un artiste un peu renommé.

Je m’aventurai donc dans l’allée couverte, et marchant à grands pas, j’allais atteindre la promeneuse, lorsque je vis venir à sa rencontre un jeune homme mis à la dernière mode et d’une jolie figure fade, qui m’aperçut avant que j’eusse le temps de m’enfoncer sous le taillis. J’étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s’arrêta devant la dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d’un air aussi surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté :

— Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit ?

La dame se retourna, et à sa vue j’éprouvai une émotion assez vive pour réveiller un instant mon mal. Mon cœur eut un tressaillement nerveux très aigu en reconnaissant la jeune personne qui me regardait si étrangement de sa loge d’avant-scène, lors de l’invasion de ma maladie, à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâlit un peu. Mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation. Elle me toisa de la tête aux pieds avec un calme dédaigneux, et répondit avec un aplomb inconcevable :

— Je ne le connais pas.

Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si consommée, que je me sentis entraîné tout d’un coup à risquer quelque folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la convenance ; nous n’avons pas grand’peur d’être repoussés de ces théâtres particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous sentons si bien la supériorité de l’artiste, car là personne ne sait nous rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que nous y portons. J’abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu soucieux de la manière dont ils m’accueilleraient, et résolu à m’introduire dans la maison sous le premier prétexte venu. Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d’instrumens qu’on avait envoyé chercher à Florence d’une maison de campagne dont j’affectai d’estropier le nom.

— Ce n’est point ici. Vous pouvez vous en aller, me répondit sèchement la signora. Mais en véritable fiancé le cousin vint à mon aide.

— Chère cousine, dit-il, votre piano est tout-à-fait discord ; si monsieur avait le temps d’y passer une heure, nous pourrions faire de la musique ce soir. Je vous en prie ! Est-ce que vous n’y consentirez pas ?

La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répondant : — C’est comme il vous plaira, mon cousin.

Veut-elle se divertir de moi ou de lui ? pensai-je. Peut-être de tous les deux. Je m’inclinai légèrement en signe d’assentiment. Alors le cousin, avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glaces au bout de l’avenue, qui, s’abaissant en berceau, cachait la façade de la villa.

— Voyez, monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compagnie, vous trouverez un salon d’études. Le forte-piano est là. J’aurai l’honneur de vous revoir quand vous aurez fini. — Et s’adressant à sa cousine ; Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu’à la pièce d’eau ?

Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie concentrée de la mortification que j’éprouvais, tandis qu’elle me laissait aller d’un côté et continuait sa promenade en sens opposé, appuyée sur son gracieux et honorable cousin.

Ce n’est pas une chose bien difficile que d’accorder un piano, et quoique je ne l’eusse jamais essayé, je m’en tirai assez bien ; seulement j’y mis beaucoup plus de temps qu’il n’en eût fallu à une main expérimentée, et je voyais, avec un peu d’impatience, le soleil s’abaisser vers la cime des arbres ; car je n’avais d’autre prétexte, pour revoir ma singulière héroïne, que de lui faire essayer le piano lorsqu’il serait d’accord. Je me hâtais donc assez maladroitement, lorsqu’au milieu du monotone carillon dont je m’étourdissais, je levai la tête et vis la jeune signora devant moi, à demi tournée vers la cheminée, mais m’observant dans la glace avec une malicieuse attention. Rencontrer son oblique regard et l’éviter fut l’affaire d’une seconde. Je continuai ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon tour d’observer l’ennemi et de le voir venir.

La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne lui en connaissant pas d’autre) feignit d’arranger avec beaucoup de soin des fleurs dans les vases de la cheminée ; puis elle dérangea un fauteuil, le remit à la place d’où elle venait de l’ôter, laissa tomber son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu’elle referma aussitôt, et voyant que j’étais décidé à ne m’apercevoir de rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clé à marteau sur les cordes métalliques qui exhalèrent un gémissement lamentable. La signora frissonna, haussa les épaules, et reprenant tout d’un coup son sang-froid, comme si nous eussions joué une scène de parodie, elle me regarda fixement en disant : — Cosa, signore ?

— J’ai cru que votre seigneurie me parlait, répondis-je avec la même tranquillité. Et je me remis à l’ouvrage. Elle resta debout au milieu de la chambre, comme pétrifiée d’étonnement devant tant d’audace, ou comme frappée d’une incertitude subite sur mon identité avec le personnage qu’elle avait cru reconnaître. Enfin elle s’impatienta et me demanda presque grossièrement si j’avais bientôt fini. — Oh ! mon Dieu, non ! signora, lui répondis-je, car voici une corde cassée. — En même temps je tournai brusquement la clé sur la cheville que je serrais, et je fis sauter la corde. — Il me semble, reprit-elle, que ce piano vous donne beaucoup de peine. — Beaucoup, repris-je, toutes les cordes cassent. — Et j’en fis sauter une seconde. — C’est comme un fait exprès, s’écria-t-elle. — Oui, en vérité, repris-je encore, c’est un fait exprès. — Le cousin entra dans cet instant, et, pour le saluer, je fis sauter une troisième corde. C’était une des dernières basses, elle fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s’y attendait point, fit un pas en arrière, et la signora partit d’un éclat de rire. Ce rire me parut étrange. Il n’allait ni à sa figure, ni à son maintien ; il avait quelque chose d’âpre et de saccadé, qui déconcerta le pauvre cousin, si bien que j’en eus presque pitié. — Je crains bien, dit la signora, lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de parler, que nous ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre vieux cembalo est ensorcelé, toutes les cordes cassent. C’est un fait surnaturel, je vous assure, Hector ; il suffit de les regarder pour qu’elles se tordent et se brisent avec un bruit affreux. — Puis elle recommença à rire aux éclats, sans que sa figure en reçût le moindre enjouement. Le cousin se mit à rire par obéissance, et fut tout à coup interrompu par ces mots de la signora : — Mon Dieu ! mon cousin, ne riez donc pas, vous n’en avez pas la moindre envie.

Le cousin me parut très habitué à être raillé et tourmenté. Mais il fut blessé sans doute que la chose se passât devant moi, car il dit d’un ton fâché : — Et pourquoi donc, cousine, n’aurais-je pas envie de rire aussi bien que vous ? — Parce que je vous dis que cela n’est pas, répondit la signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle sans se soucier de la bizarrerie de la transition, avez-vous été à San-Carlo cette année ? — Non, ma cousine. — En ce cas, vous n’avez pas entendu le fameux Lélio ?

Elle prononça ces derniers mots avec emphase ; mais elle n’eut pas l’impudence de me regarder tout de suite après, et j’eus le temps de réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au beau milieu du visage.

— Je ne l’ai ni entendu, ni vu, dit le naïf cousin, mais j’en ai beaucoup ouï parler. C’est un grand artiste, à ce qu’on assure.

— Très grand, répartit la Grimani, plus grand que vous de toute la tête. Tenez ! il est de la taille de monsieur… Le connaissez-vous, monsieur ? ajouta-t-elle en se tournant vers moi. — Je le connais beaucoup, signora, répondis-je d’un ton acerbe ; c’est un très beau garçon, un très grand comédien, un admirable chanteur, un causeur très spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne gâte rien.

La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d’un air insouciant comme pour me dire : Peu m’importe. Puis elle éclata de nouveau d’un rire inextinguible, qui n’avait rien de naturel et qui ne se communiqua ni au cousin, ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la conversation qui s’établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.

— Ah ça ! mon cousin, n’allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n’y saurais contredire, car je ne l’ai pas regardé, et sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d’abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l’expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace ; quand il menace, il hurle ; quand il est majestueux, il est ennuyeux ; et dans ses meilleurs momens, c’est-à-dire lorsqu’il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson :

Brutto è, piuchè stupido.


Je suis fâchée de n’être pas de l’avis de monsieur, mais je suis de l’avis du public, moi ! Ce n’est pas ma faute si Lélio n’a pas eu le moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir.

Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora ; mais le digne garçon ne m’en laissa pas le temps. — Voilà bien les femmes ! s’écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine ! Il n’y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l’Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd’hui, sauf à revenir après-demain… — Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou, et Lélio un sot. — Brava signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon, on est un fou quand on vous aime, et un sot quand on vous déplaît. — Avant que vos seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd’hui. Je suis forcé de me retirer ; mais, si vos seigneuries le désirent, je reviendrai demain. — Certainement, monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi, vous nous obligerez si vous revenez demain. — La Grimani, l’arrêtant d’un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout-à-fait, resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d’un air de défi :

— Monsieur reviendra demain ? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon chapeau. — Je n’y manquerai certainement pas, répondis-je en la saluant jusqu’à terre. Elle continua à tenir son cousin immobile à l’entrée de la salle, jusqu’à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la lutte qui s’engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard. J’y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.

Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai l’héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu’elle avait pour la musique.

J’entrai avec calme et la saluai avec autant de respectueuse indifférence que si j’eusse été en effet l’accordeur de piano. Je posai trivialement mon chapeau sur une chaise, j’ôtai péniblement mes gants, imitant la gaucherie d’un homme qui n’est pas habitué à en porter. Je tirai de ma poche une boîte de sapin remplie de bobines de laiton, et je commençai à en dérouler la longueur d’une corde, le tout avec gravité et simplicité. La signora allait toujours battant d’une manière impitoyable le malheureux piano qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les barbares les plus endurcis. Je vis alors qu’elle se divertissait à le fausser et à le briser de plus en plus, afln de me donner de la besogne, et je trouvai dans cette espièglerie plus de coquetterie que de méchanbeté, car elle paraissait assez disposée à me tenir compagnie. Alors je lui dis du plus grand sérieux : — Votre seigneurie trouve-t-elle que le piano commence à être d’accord ? — J’en trouve l’harmonie satisfaisante, répondit-elle en se pinçant la lèvre pour ne pas rire, et les sons qu’il rend sont extrêmement agréables. — C’est un bel instrument, repris-je. — Et en très bon état, ajouta-t-elle. — Votre seigneurie a un très beau talent sur le piano. — Comme vous voyez. — Voilà une walse charmante et très bien exécutée. — N’est-ce pas ? comment ne jouerait-on pas bien sur un instrument aussi bien accordé ? Vous aimez la musique, monsieur ? — Peu, signora, mais celle que vous faites me va à l’ame. — En ce cas, je vais continuer. — Et elle écorcha avec un sourire féroce un des airs de bravura qu’elle m’avait entendu chanter avec le plus de succès au théâtre.

— Monsieur votre cousin se porte bien ? lui dis-je, lorsqu’elle eut fini. — Il est à la chasse. — Votre seigneurie aime le gibier ? — Je l’aime démesurément. Et vous, monsieur ? — Je l’aime sincèrement et profondément. — Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la musique ? — J’aime la musique à table, mais, dans ce moment-ci, j’aimerais mieux le gibier.

Elle se leva et sonna. À l’instant même un laquais parut comme s’il eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette. — Apportez ici le pâté de gibier que j’ai vu ce matin dans l’office, dit la signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté colossal, qu’à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l’attirail nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par enchantement à l’autre bout de l’instrument, et la signora, d’une main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une large brèche à la forteresse.

— Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n’auront point de part, dit-elle en s’emparant d’une perdrix qu’elle mit sur une petite assiette du Japon, et qu’elle alla dévorer à l’autre bout de la chambre, accroupie sur un coussin de velours à glands d’or.

Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle ou si elle voulait me mystifier. — Vous ne mangez pas ? me dit-elle sans se déranger. — Votre seigneurie ne me l’a pas commandé, répondis-je. — Oh ! ne vous gênez pas, dit-elle en continuant à manger à belles dents.

Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j’écoutai les conseils philosophiques de la raison positive. J’attirai une autre perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du piano, et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la signora.

Si ce château n’est pas celui de la belle au bois dormant, pensais-je, et que cette maligne fée n’en soit pas le seul être animé, il est évident que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d’une apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jusqu’à quel point cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m’importe après tout ; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances ; et, s’il y a là-dessous une haine de femme, j’aurai mon tour, dussé-je l’attendre dix ans !

En même temps, je regardais par-dessus le pupitre du piano ma belle hôtesse, qui mangeait d’une manière surnaturelle, et qui ne semblait nullement possédée de cette sotte manie qu’ont les demoiselles de ne manger qu’en secret, et de pincer les lèvres à table d’un air sentimental, comme si elles étaient d’une nature supérieure à la nôtre. Lord Byron n’avait pas encore mis à la mode le manque d’appétit chez le beau sexe. De sorte que ma fantasque signora s’en donnait à cœur joie, et qu’au bout de peu d’instans elle revint auprès de moi, pour tirer du pâté ébréché un filet de lièvre et une aile de faisan. Elle me regarda sans rire, et me dit d’un ton sentencieux :

— Ce vent d’est donne faim. — Il me paraît que votre seigneurie est douée d’un bon estomac, lui dis-je. — Si on n’avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer. — Quinze ans ! m’écriai-je en la regardant avec attention et en laissant tomber ma fourchette. — Quinze ans et deux mois, répondit-elle en retournant à son coussin avec son assiette de nouveau remplie ; ma mère n’en a pas encore trente-deux, et elle s’est remariée l’an dernier. N’est-ce pas singulier, dites-moi, une mère qui se marie avant sa fille ? Il est vrai que, si ma petite mère chérie eût voulu attendre mon mariage, elle eût attendu long-temps. Qui donc voudrait épouser une personne, belle à la vérité, mais stupide au-delà de tout ce qu’on peut imaginer ?

Il y avait tant de gaieté et de bonhomie dans l’air sérieux dont elle me plaisantait ; c’était un si joli loustig que cette grande fille aux yeux noirs et aux longues boucles de cheveux tombant sur un cou d’albâtre ; elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes mauvais desseins m’abandonnèrent. J’avais résolu de vider le flacon de vin afin d’endormir tout scrupule. Je repoussai le flacon, et abandonnant mon assiette, appuyant mon coude sur le piano, je me mis à la considérer de nouveau et sous un nouvel aspect. Ce chiffre de quinze ans avait bouleversé toutes mes idées. J’ai toujours attaché beaucoup d’importance quand j’ai voulu juger une personne, et surtout une personne du sexe féminin, à m’enquérir de son âge de la manière la plus authentique possible. L’habileté croît si rapidement chez le sexe, que six mois de plus ou de moins font souvent que la candeur est fourberie ou la fourberie candeur. Jusque-là je m’étais imaginé que la Grimani avait au moins vingt ans, car elle était si grande, si forte, si brune, et douée dans son regard, dans son maintien, dans ses moindres mouvemens, d’une telle assurance, que tout le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux, je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes, mais sa poitrine n’était pas encore développée. S’il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Ne fut-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l’inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu’elle s’était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n’avais point affaire, comme je l’avais cru d’abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d’abuser de son imprudence.

Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l’analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête, et très ouverts ; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d’emblée l’objet de l’attention. Ce regard, très rare chez une femme, était absolu, et non effronté. C’était la révélation et l’action d’une ame courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire : Ne me cachez rien, car moi, je n’ai rien à cacher à personne.

Lorsqu’elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non intimidée, et, se levant tout d’un coup, elle provoqua l’explication que je voulais lui demander. — Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.

— Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son assiette et son verre, qu’elle avait posés sur le parquet, et en les reportant sur le piano ; seulement, je prie votre seigneurie de me dire si l’accordeur de piano doit, pour vous répondre, s’asseoir devant le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la main, et prêt à se retirer après avoir eu l’honneur de vous parler.

— Monsieur Lélio voudra bien s’asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me désignant un siége placé à droite de la cheminée, et moi sur celui-ci, ajouta-t-elle en s’asseyant du côté gauche, en face de moi, à six pieds environ de distance.

Signora, lui dis-je en m’asseyant, il faut, pour vous obéir, que je reprenne les choses d’un peu haut. Il y a environ deux mois, je jouais Roméo et Juliette à San-Carlo. Il y avait dans une loge d’avant-scène… — Je puis aider votre mémoire, reprit la Grimani. Il y avait dans une loge d’avant-scène, à droite du théâtre, une jeune personne qui vous parut belle ; mais, en la regardant de plus près, vous trouvâtes que son visage était si dépourvu d’expression, que vous vîntes à vous écrier,… en parlant à une de ces dames du théâtre, et assez haut pour que la jeune personne l’entendît…

— Au nom du ciel ! signora, interrompis-je, ne répétez pas les paroles échappées à mon délire, et sachez que je suis sujet à des irritations nerveuses qui me rendent presque fou. Dans cette disposition, tout me porte ombrage, tout me fait souffrir…

— Je ne vous demande pas pourquoi il vous plut de dire votre avis d’une façon si nette sur le compte de la demoiselle de l’avant-scène ; je vous prie seulement de me raconter le reste de l’histoire.

— Je suis obligé, pour être véridique et conséquent, d’insister sur le prologue. En proie à un premier accès de fièvre, début d’une maladie grave dont je suis à peine rétabli, je m’imaginai lire un profond dédain et une froide ironie sur le visage incomparablement beau de la demoiselle de l’avant-scène. J’en fus impatienté, puis troublé, puis bouleversé au point que je perdis la tête, et que je me laissai aller à un mouvement brutal pour faire cesser le charme funeste qui enchaînait toutes mes facultés, et me paralysait au moment le plus énergique et le plus important de mon rôle. Il faut que votre seigneurie me pardonne une folie ; je crois au magnétisme, surtout les jours où je suis malade, et où mon cerveau est faible comme mes jambes ; je m’imaginai que la demoiselle de l’avant-scène avait sur moi une influence pernicieuse ; et, durant la cruelle maladie qui s’empara de moi le lendemain de ma faute, je vous avouerai qu’elle m’apparut souvent dans mon délire, mais toujours altière, toujours menaçante, et me promettant que je paierais cher le blasphème qui m’était échappé. Telle est, signora, la première partie de mon histoire.

Je préparais mon bouclier pour recevoir une bordée d’épigrammes en manière de commentaires, sur ce récit bizarre et, quoique vrai, très invraisemblable, il faut l’avouer. Mais la jeune Grimani, me regardant avec une douceur que je ne soupçonnais pas pouvoir s’allier avec le caractère de sa beauté, me dit, en se penchant un peu sur le bras de son fauteuil : — En effet, seigneur Lélio, votre visage atteste de vives souffrances ; et s’il faut tout vous avouer, lorsque je vous ai reconnu hier, je me suis dit que je vous avais bien mal regardé sur la scène, car vous me paraissiez alors plus jeune de dix ans, et aujourd’hui je ne vous trouve pas plus âgé que vous ne m’aviez semblé au théâtre ; seulement je vous trouve l’air malade, et je suis bien affligée d’avoir été un sujet d’irritation pour vous…

Je rapprochai involontairement mon fauteuil ; mais aussitôt mon interlocutrice reprit son ton railleur et fantasque.

— Passons à la seconde partie de votre histoire, monsieur Lélio, me dit-elle en jouant de l’éventail, et veuillez m’apprendre comment, au lieu de la fuir, vous êtes venu jusqu’ici relancer cette personne dont la vue vous est si odieuse et si funeste ?

— C’est ici que l’auteur s’embarrasse, répondis-je en reculant mon fauteuil, qui roulait très aisément au moindre mouvement de la conversation. Dirai-je que le hasard seul m’a conduit ici ? Si je le dis, votre seigneurie le croira-t-elle ? Et si je dis que ce n’est pas le hasard, votre seigneurie le souffrira-t-elle ?

— Il m’importe assez peu, dit-elle, que ce soit le hasard ou l’attraction magnétique, comme vous diriez peut-être, qui vous amène dans ce pays ; je désire seulement savoir quel est le hasard qui vous a fait devenir accordeur de piano.

— Le hasard de l’inspiration, signora ; le premier prétexte m’était bon pour m’introduire ici.

— Mais pourquoi vous introduire ici ?

— Je répondrai sincèrement, si votre seigneurie daigne me dire auparavant quel est le hasard qui l’a déterminée à m’y laisser pénétrer, bien qu’elle m’eût reconnu au premier coup d’œil ?

— Le hasard de la fantaisie, seigneur Lélio. Je m’ennuyais en tête-à-tête avec mon cousin, ou avec une vieille tante dévote, que je connais à peine ; et tandis que l’un est à la chasse et l’autre à l’église, j’ai pensé que je pourrais égayer par une folie la maussade solitude où on me laisse languir.

Mon fauteuil se rapprocha de lui-même, et j’hésitai à prendre la main de la signora. Elle me paraissait effrontée en cet instant. Il y a des jeunes filles qui naissent femmes, et qui sont corrompues avant d’avoir perdu leur innocence. Celle-ci est bien un enfant, pensais-je, mais un enfant ennuyé de l’être, et je serais un grand sot de ne pas répondre à des agaceries faites avec tant de sang-froid et de hardiesse. Ma foi, tant pis pour le cousin ! Pourquoi aime-t-il la chasse plus que sa cousine ?…

Mais la signora ne fit aucune attention à l’agitation qui s’emparait de moi, et elle ajouta : — Maintenant, la farce est jouée ; nous avons mangé le gibier de mon cousin, et j’ai parlé avec un acteur. Voilà ma tante et mon prétendu mystifiés. La semaine dernière, mon cousin était furieux, parce que, selon lui, je faisais votre éloge avec trop d’enthousiasme. Maintenant, quand il me parlera de vous, et quand ma tante dira que les acteurs sont tous excommuniés en France, je baisserai les yeux d’un petit air modeste et béat, et je rirai en moi-même de penser que je connais le seigneur Lélio, et que j’ai déjeuné avec lui, ici même, sans que personne s’en doute ; mais maintenant il vous reste, monsieur Lélio, à me dire pourquoi vous avez voulu vous introduire ici à l’aide d’un faux rôle.

— Pardon, signora… vous avez dit un mot qui me frappe beaucoup… Vous avez fait la semaine dernière mon éloge avec enthousiasme ?

— Oh ! c’était uniquement pour faire enrager mon cousin. Je ne suis point enthousiaste de ma nature.

Lorsqu’elle me raillait, je reprenais goût à l’aventure et j’étais prêt à m’enhardir. — Puisque vous êtes si sincère envers moi, répondis-je, je ne le serai pas moins envers votre seigneurie. Je me suis introduit ici avec l’intention de réparer mon crime et de demander humblement pardon à la beauté divine que j’ai blasphémée.

En même temps je me laissai glisser de mon fauteuil, et je me trouvai aux genoux de la Grimani bien près de m’emparer de ses belles mains. Elle ne parut pas s’en émouvoir beaucoup ; seulement je vis que, pour dissimuler un peu d’embarras, elle feignait d’examiner attentivement les mandarins chinois dont les robes d’or et de pourpre chatoyaient sur son éventail. — Oh ! mon dieu ! monsieur, me dit-elle sans me regarder, vous êtes bien bon de croire que vous ayez à me demander pardon. D’abord, si j’ai l’air stupide, vous n’êtes pas du tout coupable de vous en être aperçu ; en second lieu, si je ne l’ai pas, il m’est absolument indifférent que vous vous le persuadiez.

— Je jure par tous les dieux, et par Apollon en particulier, que je n’ai parlé ainsi que par colère, par folie, par un autre sentiment peut-être, qui alors ne faisait que de naître et troublait déjà mon esprit. Je voyais que vous me trouviez détestable, et que vous n’aviez pour moi aucune indulgence ; pouvais-je me résigner à perdre le seul suffrage qu’il m’eût été doux et glorieux de conquérir ? Enfin, signora, je suis ici, j’ai découvert votre demeure, et, sachant à peine votre nom, je vous ai cherchée, poursuivie, atteinte, malgré la distance et les obstacles ; me voici à vos pieds. Pensez-vous que j’aurais surmonté de telles difficultés si je n’avais été tourmenté de remords, non à cause de vous qui dédaignez avec raison l’effet de vos charmes sur un pauvre histrion comme moi, mais à cause de Dieu dont j’ai outragé et dont j’ai méconnu le plus bel œuvre.

Je me hasardai en parlant ainsi à prendre une de ses mains, mais elle se leva brusquement, en disant : Levez-vous, monsieur, levez-vous, voici mon cousin qui revient de la chasse.

En effet, à peine avais-je eu le temps de courir au piano et de l’ouvrir, que le signor Ettore Grimani, en costume de chasse et le fusil à la main, entra et vint déposer aux pieds de sa cousine son carnier plein de gibier.

— Oh ! ne vous approchez pas tant de moi, lui dit la signora, vous êtes horriblement crotté, et toutes ces bêtes ensanglantées me dégoûtent. Ah ! Hector, je vous en prie, allez-vous-en, et emmenez tous ces grands vilains chiens qui sentent la vase et qui salissent le parquet.

Force fut au cousin de se contenter de cet élan de reconnaissance et d’aller se parfumer à loisir dans sa chambre. Mais à peine était-il sorti de l’appartement, qu’une sorte de duègne entra, et annonça à la signora que sa tante venait de rentrer et la priait de se rendre auprès d’elle.

— J’y vais, répondit la Grimani ; et vous, monsieur, dit-elle, en se retournant vers moi, puisque cette touche est recassée, veuillez l’emporter et la recoller solidement. Il faudra la rapporter demain et achever de replacer les cordes qui manquent. N’est-ce pas, monsieur ? On peut compter sur votre parole ? Vous serez exact ?

— Oui, signora, vous pouvez y compter, répondis-je, et je me retirai, emportant la touche d’ivoire qui n’était pas cassée.

Je fus exact au rendez-vous. Mais ne pensez point, mes chers amis, que je fusse amoureux de cette petite personne ; c’est tout au plus si elle me plaisait. Elle était extrêmement belle ; mais je voyais sa beauté par les yeux du corps, je ne la sentais pas par ceux de l’ame ; si par instans je me prenais à aimer cette pétulance enfantine, bientôt après je retombais dans mes doutes et me disais qu’elle pouvait bien m’avoir menti, elle qui mentait à son cousin et à sa gouvernante avec tant d’aplomb ; qu’elle avait peut-être bien une vingtaine d’années, comme je l’avais cru d’abord, et que peut-être aussi elle avait fait déjà plusieurs escapades pour lesquelles on la tenait séquestrée dans ce triste château, sans autre société que celle d’une vieille dévote destinée à la gourmander, et d’un excellent cousin prédestiné à endosser innocemment ses erreurs passées, présentes et futures.

Je la trouvai au salon avec ce cher cousin et trois ou quatre grands chiens de chasse, qui faillirent me dévorer. La signora, éminemment capricieuse, faisait ce jour-là à ces nobles animaux un accueil tout différent de la veille, et quoiqu’ils ne fussent guère moins crottés et moins insupportables, elle les laissait complaisamment s’étendre tour à tour ou pêle-mêle sur un vaste sofa en velours rouge à crépines d’or. De temps en temps, elle s’asseyait au milieu de cette meute pour caresser les uns, pour taquiner amicalement les autres.

Il me sembla bientôt que ce retour d’amitié vers les chiens était une coquetterie tendre envers son cousin, car le blond signor Ettore en paraissait très flatté, et je ne sais lequel il aimait le mieux, de sa cousine ou de ses chiens.

Elle était d’une vivacité étourdissante, et son humeur me semblait montée à un tel diapason, elle m’envoyait dans la glace des œillades si acérées, que j’aspirais à voir le cousin s’éloigner. Il s’éloigna en effet bientôt. La signora lui donna une commission. Il se fit un peu prier, puis il obéit à un regard impérieux, à un : Vous ne voulez pas y aller ? proféré d’un ton qu’il paraissait tout-à-fait incapable de braver.

À peine fut-il sorti, qu’abandonnant la tablature, je me levai en cherchant dans les yeux de la signora si je devais m’approcher d’elle, ou attendre qu’elle s’approchât de moi. Elle aussi était debout et semblait vouloir deviner dans mon regard ce à quoi j’allais me décider. Mais elle m’encourageait si peu, et ses lèvres semblaient entr’ouvertes pour me donner une telle leçon (si je venais par malheur à manquer d’esprit dans cette périlleuse rencontre), que je me sentis un peu troublé intérieurement. Je ne sais comment cet échange de regards à la fois provocateurs et méfians, ce bouillonnement de tout notre être qui nous retenait l’un et l’autre dans l’immobilité, cette alternative d’audace et de crainte qui me paralysait au moment peut-être décisif de mon aventure, tout jusqu’à la robe de velours noir de la Grimani, et le brillant soleil qui, pénétrant en rayons d’or au travers des sombres rideaux de soie de l’appartement, venait s’éteindre à nos pieds dans un clair obscur fantastique, l’heure, l’atmosphère brûlante, et le battement comprimé de mon cœur ; tout me rappela vivement une scène de ma jeunesse assez analogue : la signora Bianca Aldini dans l’ombre de sa gondole, enchaînant d’un regard magnétique un de mes pieds posé sur la barque et l’autre sur le rivage du Lido. Je ressentais le même trouble, la même agitation intérieure, le même désir, prêts à faire place à la même colère. Serait-ce donc, pensai-je, que je désirai autrefois la Bianca par amour-propre, ou que je désire aujourd’hui la Grimani par amour ?

Il n’y avait pas moyen de m’élancer, en chantant d’un air dégagé, dans la campagne, comme jadis j’avais bondi sur la grève du Lido, pour me venger d’une innocente coquetterie. Je n’avais pas d’autre parti à prendre que de me rasseoir, et je n’avais d’autre vengeance à exercer que de recommencer sur le piano la quinte majeure : A-mi-la-e-si-mi.

Il faut convenir que cette façon d’exhaler mon dépit ne pouvait pas être bien triomphante. Un imperceptible sourire voltigea au coin de la lèvre de la signora lorsque je pliai les genoux pour me rasseoir, et il me sembla lire ces mots charmans écrits sur sa physionomie : Lélio, vous êtes un enfant. Mais lorsque je me redressai brusquement, prêt à faire rouler le piano au fond de la chambre pour voler à ses pieds, je lus clairement dans sa noire prunelle ces mots terribles : Monsieur, vous êtes un fou.

La signora Aldini, pensai-je, avait vingt-deux ans, j’en avais quinze ou seize ; la signora Grimani en a quinze ou seize, et j’en ai plus de vingt-deux. Que j’aie été dominé par la Bianca, c’est tout simple ; mais que je sois joué par celle-ci, ce n’est pas dans l’ordre. Donc il faut du sang-froid. Je me rassis avec calme, en disant :

— Pardon, signora, si je regarde l’heure à la pendule, je ne puis rester long-temps, et ce piano me paraît en assez bon état pour que je retourne à mes affaires.

— En bon état ! répondit-elle avec un mouvement d’humeur bien marqué. Vous l’avez mis en si bon état, que je crains de n’en jouer de ma vie. Mais j’en suis bien fâchée ; vous avez entrepris de l’accorder : il faut, seigneur Lélio, que vous en veniez à votre honneur.

— Signora, repris-je, je ne tiens pas plus à accorder ce piano, que vous ne tenez à en jouer. Si j’ai obéi à votre commandement en revenant ici, c’est afin de ne pas vous compromettre en cessant brusquement cette feinte. Mais votre seigneurie doit comprendre que la plaisanterie ne peut pas durer éternellement, que le troisième jour cela commence à n’être plus divertissant pour elle, et que le quatrième cela serait un peu monotone pour moi-même. Je ne suis ni assez riche, ni assez illustre pour avoir du temps à perdre. Votre seigneurie voudra bien permettre que je me retire dans quelques minutes, et que ce soir un véritable accordeur vienne achever ma besogne, en alléguant que son confrère est malade et l’a envoyé à sa place. Je puis, sans livrer notre petit secret et sans me faire connaître, trouver un remplaçant qui me saura gré d’une bonne pratique de plus.

La signora ne répondit pas un mot, mais elle devint pâle comme la mort, et de nouveau je me sentis vaincu. Le cousin rentra. Je ne pus réprimer un mouvement d’impatience. La signora s’en aperçut, et de nouveau elle triompha, et de nouveau, voyant bien que je ne voulais pas m’en aller, elle se fit un jeu de mes secrètes agitations.

Elle redevint vermeille et sémillante. Elle fit à son cousin mille agaceries qui tenaient un milieu si juste entre la tendresse et l’ironie, que ni lui, ni moi, ne sûmes bientôt à quoi nous en tenir. Puis tout d’un coup, lui tournant le dos et s’approchant de moi, elle me pria, à voix basse et d’un air mystérieux, de tenir le piano à un quart de ton au-dessous du diapason, parce qu’elle avait une voix de contralto. Qui voulait-elle mystifier du cousin ou de moi, en me disant ce grand secret d’un air si important ? Je faillis aller donner une poignée de main à Hector, tant notre figure me parut également sotte, et notre position ridicule. Mais je vis que le bon jeune homme y attachait plus d’importance que moi, et il me regarda de travers d’un air si sournois et si profond, que j’eus de la peine à m’empêcher de rire. Je répondis tout bas à la Grimani et d’un air encore plus confidentiel : — Signora, j’ai prévenu vos désirs, et le piano est juste au ton de l’orchestre de San-Carlo, qu’on baissa la saison dernière à cause de mon rhume.

La signora prit alors le bras de son cousin d’un air théâtral, et l’emmena dans le jardin avec précipitation. Comme ils restèrent à se promener devant la façade, et que je voyais leurs ombres passer et repasser sur le rideau, je me mis derrière ce rideau, et j’écoutai leur conversation.

— C’est précisément ce que je voulais vous dire, cher cousin, disait la signora. Cet homme a une figure bizarre, effrayante ; il ne se doute pas de ce que c’est qu’un piano, et jamais il ne viendra à bout de l’accorder. Vous verrez ! c’est un chevalier d’industrie, n’en doutez pas. Ayons toujours l’œil sur lui, et tenez votre montre dans votre main quand il passera près de vous. Je vous jure que, pendant que je me penchais, sans me douter de rien, vers le piano, pour lui dire de le baisser, il a avancé la main pour me voler ma chaîne d’or.

— Eh ! vous raillez, ma cousine ! Il est impossible qu’un filou ait tant d’audace. Ce n’est pas du tout là ce que je veux vous dire, et vous feignez de ne pas me comprendre.

— Je feins, Hector ? Vous m’accusez de feindre ? Moi, feindre ? En vérité, dites-moi si vous valez la peine que je me donnerais pour inventer un mensonge ?

— Cette dureté est fort inutile, ma cousine. Il paraît que je vaux du moins la peine que vous cherchiez l’occasion de m’adresser des paroles mortifiantes.

— Mais, pour Dieu, de quoi parlez-vous, mon cousin ? et pourquoi dites-vous que cet homme…

— Je dis que cet homme n’est point un accordeur de piano, qu’il n’accorde pas votre piano, qu’il n’a jamais accordé aucun piano. Je dis qu’il ne vous quitte pas de l’œil, qu’il épie tous vos mouvemens, qu’il aspire toutes vos paroles. Je dis que c’est un homme qui vous aura vue quelque part, à Naples ou à Florence, au théâtre ou à la promenade, et qui est tombé amoureux de vous.

— Et qui s’est introduit ici sous un déguisement, pour me voir et pour me séduire peut-être ! l’infâme ! le scélérat ! — En prononçant ces paroles d’un ton emphatique, la signora se renversa sur un banc en riant aux éclats. Comme je vis le cousin s’approcher de la porte du salon d’un air presque furieux, je retournai à mon poste, et m’armant du marteau d’accordage, je résolus de l’en assommer s’il essayait de m’outrager ; car j’avais déjà pressenti l’homme qui s’arrange de manière à ne pas se battre, et qui appelle ses valets quand on le brave à portée de l’antichambre. Il tombera raide mort avant de tirer le cordon de cette sonnette, pensai-je en serrant le marteau dans ma main et en jetant un rapide regard autour de moi. Mais mon aventure ne garda pas long-temps cette tournure dramatique.

Je revis la signora au bras de son cousin, se promenant sur la terrasse, et de temps en temps s’arrêtant devant la porte de glaces entr’ouverte, pour me regarder, elle, d’un air railleur, lui, d’un air embarrassé. Je ne savais plus ce qui se passait entre eux, et la colère me montait de plus en plus à la gorge.

Une jolie soubrette se trouva tout d’un coup en tiers sur la terrasse. La signora lui parlait d’un ton animé, tantôt riant, tantôt prenant un air absolu. La soubrette semblait hésiter ; le cousin semblait supplier sa cousine de ne pas faire d’extravagance. Enfin la soubrette vint à moi d’un air confus, et me dit en rougissant jusqu’à la racine des cheveux : — Monsieur, la signora m’ordonne de vous dire, en propres termes, que vous êtes un insolent, et que vous feriez bien mieux d’accorder le piano que de la regarder comme vous faites. Pardon, monsieur… Je crois bien que c’est une plaisanterie. — Et je le prends ainsi, répondis-je ; mais répondez à la signora que je lui présente mon profond respect, et que je la prie de ne pas me croire assez insolent pour la regarder. Je n’y pensais pas le moins du monde ; et, s’il faut vous dire la vérité, à vous, ma belle enfant, c’est vous que je voyais au milieu de la prairie, et qui m’occupiez tellement, que je ne songeais plus à continuer ma besogne.

— Moi ! monsieur, dit la soubrette en rougissant encore plus, et en inclinant sa jolie tête sur son sein avec embarras. Comment pourrais-je occuper monsieur ?

— Parce que vous êtes plus jolie cent fois que votre maîtresse, lui dis-je en passant un bras autour d’elle et en lui donnant un baiser avant qu’elle eût le temps de se douter de ma fantaisie.

C’était une belle villageoise, une sœur de lait de la signora. Elle était brune aussi, grande et svelte, mais timide dans sa démarche, et aussi naïve, aussi douce dans son maintien que sa jeune maîtresse était résolue et rusée. Elle tomba dans un tel trouble en se voyant ainsi embrassée par surprise, devant la signora qui s’était approchée presqu’au seuil du salon, entraînant son imbécile cousin, qu’elle s’enfuit en cachant son visage dans son tablier bleu brodé d’argent. La signora, qui ne s’attendait pas davantage à me voir prendre si philosophiquement ses impertinences, recula d’un pas, et le cousin, qui n’avait rien vu, répéta plusieurs fois de suite : — Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que c’est ? — La pauvre fillette continua de fuir sans vouloir répondre, et la signora éclata d’un rire forcé dont je feignis de ne pas m’apercevoir.

Au bout de peu d’instans, je la vis reparaître seule. Je la vis venir vers moi avec une expression de visage qui voulait être sévère, et qui était émue et troublée. — Il est heureux pour vous et pour moi, monsieur, dit-elle d’une voix un peu altérée, que mon cousin soit crédule et simple, car sachez qu’il est jaloux et querelleur.

— En vérité, mademoiselle ? répondis-je gravement.

— Ne raillez pas, monsieur, reprit-elle avec dépit. On peut être aisé à tromper quand on aime, mais on est brave quand on s’appelle Grimani.

— Je n’en doute point, mademoiselle, continuai-je sur le même ton.

— Je vous prie donc, monsieur, reprit-elle encore avec une véhémence involontaire, de ne plus vous montrer ici, car toutes ces plaisanteries pourraient mal finir.

— C’est comme il vous plaira, mademoiselle, répondis-je, toujours imperturbable.

— Il me paraît cependant, monsieur, qu’elles vous divertissent beaucoup, car vous ne paraissez pas disposé à les terminer.

— Si je m’en amuse, signora, c’est par obéissance, comme on s’amuse en Italie sous le règne du grand Napoléon. Je voulais me retirer il y a une heure, et c’est vous qui ne l’avez pas voulu.

— Je ne l’ai pas voulu ? osez-vous dire que je ne l’ai pas voulu ?

— Je voulais dire, signora, que vous n’y avez pas songé, car j’attendais que vous me donnassiez un prétexte pour me retirer d’une manière tant soit peu vraisemblable au beau milieu de ma besogne, et il m’était impossible, quant à moi, de l’imaginer. Cela serait si peu naturel dans l’état où est le piano, et j’ai une si ferme volonté de ne rien faire qui vous compromette, que je reviendrai demain…

— Vous ne le ferez pas…

— J’en demande bien pardon à votre seigneurie, je reviendrai.

— Et pourquoi donc, monsieur ? et de quel droit ?

— Je reviendrai pour satisfaire la curiosité du seigneur Hector, qui est fort intrigué de savoir qui je suis, et j’y reviendrai du droit que vous m’avez donné de faire face à l’homme avec qui vous avez voulu rire de moi.

— Est-ce une menace, seigneur Lélio ? dit-elle en cachant sa frayeur sous le manteau de son orgueil.

— Non, signora. Un homme qui ne veut pas reculer devant un autre homme n’est pas un homme qui menace.

— Mais mon cousin ne vous a rien dit, monsieur ; c’est contre son gré que je vous ai fait ces plaisanteries.

— Mais il est jaloux et querelleur… De plus, il est brave. Moi, je ne suis pas jaloux, signora, je n’en ai ni le droit ni la fantaisie. Mais je suis querelleur aussi, et peut-être que, moi aussi, bien que je ne m’appelle pas Grimani, je suis brave ; qu’en savez-vous ?

— Oh ! je n’en doute pas, Lélio ! s’écria-t-elle avec un accent qui me fit frémir de la tête aux pieds, tant il était différent de ce que j’entendais depuis trois jours.

Je la regardai avec surprise ; elle baissa les yeux d’un air à la fois modeste et fier. Je fus désarmé encore une fois. — Signora, repris-je, je ferai ce que vous voudrez, rien que ce que vous voudrez, comme vous le voudrez.

Elle hésita un instant. — Vous ne pouvez pas revenir comme accordeur de pianos, dit-elle, vous me compromettriez, car mon cousin va certainement dire à ma tante qu’il vous soupçonne d’être un chercheur d’aventures galantes, et si ma tante le sait, elle le dira à ma mère. Or, monsieur Lélio, sachez que je ne me soucie que d’une personne au monde, c’est de ma mère ; que je ne crains qu’une chose au monde, c’est le déplaisir de ma mère. Elle m’a pourtant bien mal élevée, vous le voyez, elle m’a horriblement gâtée… mais elle est si bonne, si douce, si tendre, si triste… Elle m’aime tant… si vous saviez !… Une grosse larme roula sur la noire paupière de la signora ; elle essaya quelques instans de la retenir, mais elle vint tomber sur sa main. Ému, pénétré et terrassé enfin par le terrible dieu avec lequel on ne joue pas en vain, je portai mes lèvres sur cette belle main, et je dévorai cette belle larme, poison subtil qui mit le feu dans mon sein. J’entendis revenir le cousin, et me levant précipitamment : — Adieu, signora, lui dis-je, je vous obéirai aveuglément, je le jure sur mon honneur : si monsieur votre cousin m’offense, je me laisserai insulter ; je serai lâche plutôt que de vous faire verser une seconde larme… Et, la saluant jusqu’à terre, je me retirai. Le cousin ne me parut pas si belliqueux qu’elle me l’avait dépeint, car il me salua le premier, lorsque je passai devant lui. Je me retirai lentement, pénétré de tristesse, car j’aimais, et je devais ne pas revenir. En devenant sincère, mon amour devenait généreux. Je me retournai plusieurs fois pour essayer de voir la robe de velours de la signora ; mais elle avait disparu. Au moment où je franchissais la grille du parc, je l’aperçus dans une petite allée qui longeait la muraille intérieurement. Elle avait couru pour se trouver là en même temps que moi, et elle s’efforçait de prendre une démarche lente et rêveuse pour me faire croire que le hasard amenait cette rencontre ; mais elle était tout essoufflée, et ses beaux bandeaux de cheveux noirs s’étaient dérangés le long des branches qu’elle avait rapidement écartées pour venir à travers le taillis. Je voulus m’approcher d’elle, elle me fit un signe comme pour m’indiquer qu’on la suivait. J’essayai de franchir la grille ; je ne pouvais pas m’y décider. Elle me fit alors un signe d’adieu accompagné d’un regard et d’un sourire ineffables. En cet instant elle fut belle comme je ne l’avais encore point vue. Je mis une main sur mon cœur, l’autre sur mon front, et je m’enfuis, heureux et amoureux déjà comme un fou. Les branches avaient frémi à quelques pas derrière la signora ; mais, là comme ailleurs, le cousin n’arrivait pas à temps : j’avais disparu.

Je trouvai chez moi une lettre de la Checchina. « Je me suis mise en route dimanche pour aller te rejoindre, me disait-elle, et me reposer sous les doux ombrages de Cafaggiolo des fatigues du théâtre. J’ai versé à San-Giovanni ; j’en suis quitte pour quelques contusions, mais ma voiture est brisée. Les maladroits ouvriers de ce village me demandent trois jours pour la réparer. Prends ta calèche, et viens me chercher, si tu ne veux que je périsse d’ennui dans cette auberge de muletiers, etc. » Je partis une heure après, et à la pointe du jour j’arrivai à San-Giovanni. — Comment se fait-il que tu sois seule ? lui dis-je en essayant de me débarrasser de ses grands bras et de ses fraternelles accolades, insupportables pour moi depuis ma maladie, à cause des parfums dont elle faisait un usage immodéré, soit qu’elle crût ainsi imiter les grandes dames, soit qu’elle aimât de passion tout ce qui flatte les sens. — Je me suis brouillée avec Nasi, me dit-elle ; je l’ai planté là, et je ne veux plus entendre parler de lui ! — Ce n’est pas très sérieux, repris-je, puisque pour le fuir tu vas t’installer chez lui. — C’est très sérieux, au contraire, car je lui ai défendu de me suivre. — Et c’est pour lui en ôter les moyens, apparemment, que tu prends sa voiture pour te sauver, et que tu la brises en chemin ? — C’est sa faute ; il fallait bien presser les postillons ; pourquoi a-t-il la mauvaise habitude de courir après moi ? J’aurais voulu me tuer en versant, et qu’il arrivât pour me voir expirer, et pour apprendre ce que c’est que de contrarier une femme comme moi. — C’est-à-dire une folle ; mais tu n’auras pas le plaisir de mourir pour te venger, puisque d’une part tu ne t’es pas fait de mal, et que de l’autre il n’a pas couru après toi. — Oh ! il aura passé ici cette nuit sans se douter que j’y suis, et tu l’auras croisé en venant. Nous allons le trouver à Cafaggiolo. — Il est assez insensé pour cela. — Si j’en étais sûre, je voudrais rester ici huit jours cachée, afin de l’inquiéter, et de lui faire croire que je suis partie pour la France, comme je l’en ai menacé. — À ton plaisir, ma belle ; je te salue et te laisse ma voiture. Quant à moi, j’ai peu de goût pour ce pays et pour cette auberge. — Si tu n’étais pas un sot, tu me vengerais, Lélio ! — Merci ! je ne suis pas offensé ; tu ne l’es pas davantage peut-être ? — Oh ! je le suis mortellement, Lélio ! — Il aura refusé de te donner pour vingt-cinq mille francs de gants blancs, et il aura voulu te donner cinquante mille de diamans ; quelque chose comme cela, sans doute ? — Non, non, Lélio, il a voulu se marier ! — Pourvu que ce ne soit pas avec toi, c’est une envie très pardonnable. — Et ce qu’il y a de plus affreux, c’est qu’il s’était imaginé me faire consentir à son mariage, et conserver mes bonnes grâces. Après une pareille insulte, crois-tu qu’il ait eu l’audace de venir m’offrir un million, à condition que je le laisserais se marier, et que je lui resterais fidèle ! — Un million ! diable ! Voilà bien le quarantième million que je te vois refuser, ma pauvre Checchina. Il y aurait de quoi entretenir une famille royale avec les millions que tu as méprisés ! — Tu plaisantes toujours, Lélio. Un jour viendra où tu verras que, si j’avais voulu, j’aurais pu être reine tout comme une autre. Les sœurs de Napoléon sont-elles donc plus belles que moi ? ont-elles plus de talent, plus d’esprit, plus d’énergie ? Ah ! que je m’entendrais bien à tenir un royaume ! — À peu près comme à tenir des livres en partie double dans un comptoir de commerce. Allons ! tu as mis ta robe de chambre à l’envers, et tu essuies les pleurs de tes beaux yeux avec un de tes bas de soie. Fais trêve pour quelques instans à ces rêves d’ambition ; habille-toi, et partons.

Tout en regagnant la villa de Cafaggiolo, et en laissant ma compagne de voyage donner un libre cours à ses déclamations héroïques, à ses divagations et à ses hâbleries, j’arrivai, non sans peine, à savoir que le bon Nasi avait été fasciné dans un bal par une belle personne, et l’avait demandée en mariage ; qu’il était venu signifier sa résolution à la Checchina ; que celle-ci, ayant pris le parti de s’évanouir et d’avoir des convulsions, il avait été tellement épouvanté par la violence de son désespoir, qu’il l’avait suppliée d’accepter un terme moyen, et de rester sa maîtresse, malgré le mariage. Alors la Checchina, le voyant faiblir, avait orgueilleusement refusé de partager le cœur et la bourse de son amant. Elle avait demandé des chevaux de poste, et signé ou feint de signer un engagement avec l’Opéra de Paris. Le débonnaire Nasi n’avait pu supporter l’idée de perdre une femme qu’il n’était pas sûr de ne plus adorer, pour une femme que peut-être il n’adorait pas encore. Il avait demandé pardon à la cantatrice ; il avait retiré sa demande, et cessé ses démarches de mariage auprès de l’illustre beauté dont la Checchina ignorait le nom. Checchina s’était laissé attendrir ; mais elle avait appris indirectement, le lendemain de ce grand sacrifice, que Nasi n’avait pas eu grand mérite à le faire, puisqu’il venait, entre la scène de fureur et la scène de raccommodement, d’être débouté de sa demande de mariage, et dédaigné pour un heureux rival. La Checchina, outrée, était partie, laissant au comte une lettre foudroyante, dans laquelle elle lui déclarait qu’elle ne le reverrait jamais ; et prenant la route de France, car tout chemin mène à Paris aussi bien qu’à Rome, elle courait attendre à Cafaggiolo que son amant la poursuivît, et vînt mettre son corps en travers du chemin pour l’empêcher de pousser plus avant une vengeance dont elle commençait à s’ennuyer un peu.

Tout cela n’était pas, dans le cerveau de la Checchina, à l’état de calcul étroit et d’intrigue cupide. Elle aimait l’opulence, il est vrai, et ne pouvait s’en passer ; mais elle avait tant de foi en sa destinée et tant d’audace dans le caractère, qu’elle risquait à chaque instant la fortune du jour pour celle du lendemain. Elle passait le Rubicon tous les matins, certaine de trouver sur l’autre rive un empire plus florissant que celui qu’elle abandonnait. Il n’y avait donc, dans ces féminines roueries, rien de vil, parce qu’il n’y avait rien de craintif. Elle ne jouait pas la douleur ; elle ne faisait ni fausses promesses, ni feintes prières. Elle avait, dans ses momens de contrariété, de très véritables attaques de nerfs. Pourquoi ses amans étaient-ils assez crédules pour prendre l’impétuosité de sa colère pour l’effet d’une douleur profonde combattue par l’orgueil ? N’est-ce pas notre faute à tous quand nous sommes dupes de notre propre vanité ?

D’ailleurs, quand même, pour conserver son empire, la Checchina aurait un peu joué la tragédie dans son boudoir, elle avait son excuse dans la grande sincérité de sa conduite. Je n’ai jamais rencontré de femme plus franche, plus fidèle aux amans qui lui étaient fidèles, plus téméraire dans ses aveux lorsqu’elle était vengée, plus incapable de ressaisir sa domination au prix d’un mensonge. Il est vrai qu’elle n’aimait pas assez pour cela, et que nul homme ne lui semblait valoir la peine de se contraindre et de s’humilier à ses propres yeux par une dissimulation prolongée. J’ai souvent pensé que nous étions bien fous, nous autres, d’exiger tant de franchise, quand nous apprécions si peu le mérite de la fidélité. J’ai souvent éprouvé par moi-même qu’il faut plus de passion pour soutenir un mensonge qu’il ne faut de courage pour dire la vérité. Il est si facile d’être sincère avec ce qu’on n’aime pas ! Il est si agréable de l’être avec ce qu’on n’aime plus !

Cette simple réflexion vous expliquera pourquoi il me fut impossible d’aimer long-temps la Checchina, et comment il me fut impossible aussi de ne pas l’estimer toujours, en dépit de ses frasques insolentes et de son ambition démesurée. Je compris vite que c’était une détestable amante et une excellente amie ; et puis, il y avait une sorte de poésie dans cette énergie d’aventurière, dans ce détachement des richesses, inspiré par l’amour même des richesses ; dans cette fatuité inconcevable, couronnée toujours d’un succès plus inconcevable encore. Elle se comparait sans cesse aux sœurs de Napoléon pour se préférer à elles, et à Napoléon pour s’égaler à lui. Cela était plaisant et par trop ridicule. Dans sa sphère, elle avait autant d’audace et de bonheur que le grand conquérant. Elle n’eut jamais pour amans que des hommes jeunes, riches, beaux et honnêtes ; et je ne crois pas qu’un seul se soit jamais plaint d’elle après l’avoir quittée ou perdue, car au fond elle était grande et noble. Elle savait toujours racheter mille puérilités et mille malices par un acte décisif de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle était brave au moral et au physique, et les gens de ce tempérament valent toujours quelque chose, où qu’ils soient et quoi qu’ils fassent.

— Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France. — Il n’y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu’elle venait de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir par ses soumissions. — Mais enfin, supposons que cela arrive, que feras-tu ? Tu n’as rien au monde, et tu n’as pas coutume de garder les dons des amans que tu quittes. C’est pour cela que je t’estime un peu, malgré tous tes crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu devenir ? — J’aurai du chagrin, me répondit-elle ; oui, vraiment, Lélio, j’aurai des regrets, car Nasi est un digne homme, un excellent cœur. Je parie que je pleurerai pendant… je ne sais pas combien de temps ! Mais enfin on a une destinée, ou on n’en a pas. Si Dieu veut que j’aille en France, c’est apparemment parce que je n’ai plus rien d’heureux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de ce bon et tendre amant, c’est sans doute que là-bas un homme plus dévoué et plus courageux m’attend pour m’épouser, et pour prouver au monde que l’amour est au-dessus de tous les préjugés ; n’en doute pas Lélio, je serai princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me l’a prédit dans mon horoscope lorsque je n’avais que quatre ans, et je l’ai toujours cru ; preuve que cela doit être ! — Preuve concluante, repris-je, argument sans réplique ! reine de Barataria, je te salue !

— Qu’est-ce que c’est que la Barataria ? Est-ce que c’est le nouvel opéra de Cimarosa ?

— Non, c’est le nom de l’étoile qui préside à ta destinée.

Nous arrivâmes à Cafaggiolo et n’y trouvâmes point Nasi. — Ton étoile pâlit, la fortune t’abandonne, dis-je à la Chioggiote. — Elle se mordit la lèvre et reprit aussitôt avec un sourire : Avant le lever du soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les cas, il faut prendre des forces, afin d’être préparé aux coups de la destinée. En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une daube truffée, après quoi elle dormit douze heures sans désemparer, passa trois heures à sa toilette et pétilla d’esprit et d’absurdité jusqu’au soir. Nasi n’arriva point.

Pour moi, au milieu de la gaieté et de l’animation que cette bonne fille avait apportée dans ma solitude, j’étais préoccupé du souvenir de mon aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir ma belle patricienne. Mais quel moyen ? je me creusais vainement l’esprit pour en trouver un qui ne la compromît pas. En la quittant, je m’étais juré de ne faire aucune imprudence. En repassant dans ma mémoire le souvenir de ces derniers instans où elle m’avait semblé si naïve et si touchante, je sentais que je ne pouvais plus agir légèrement envers elle, sans perdre ma propre estime. Je n’osais pas prendre des informations sur son entourage, encore moins sur son intérieur ; je n’avais voulu voir personne dans les environs, et maintenant j’en étais presque fâché, car j’eusse pu apprendre par hasard ce que je n’osais demander directement. Le domestique qui me servait était un Napolitain arrivé avec moi et comme moi pour la première fois dans le pays. Le jardinier était idiot et sourd. Une vieille femme de charge, qui tenait la maison depuis l’enfance de Nasi, eût pu m’instruire peut-être ; mais je n’osais l’interroger, elle était curieuse et bavarde. Elle s’inquiétait beaucoup de savoir où j’allais, et pendant les trois jours que je ne lui avais pas rapporté de gibier, ni rendu compte de mes promenades, elle était si intriguée, que je tremblais qu’elle ne vînt à découvrir mon roman. Un nom seul eût pu la mettre sur la voie. Je me gardai donc bien de le prononcer. Je ne voulais pas aller à Florence, j’y étais trop connu ; je m’y serais à peine montré que j’eusse été inondé de visites. Or, dans la disposition maladive et misanthropique qui m’avait fait chercher la retraite de Gafaggiolo, j’avais caché mon nom et mon état tant aux gens des environs qu’aux serviteurs de la maison même. Je devais garder plus que jamais mon incognito, car je présumais que le comte allait arriver, et que ses velléités de mariage pourraient bien lui faire désirer d’ensevelir dans le mystère la présence de la Checchina dans sa maison.

Deux jours s’écoulèrent ainsi sans que Nasi revînt, lui qui eût pu m’éclairer, et sans que j’osasse faire un pas dehors. La Checchina fut prise de vives douleurs et d’un gros rhume par suite des mésaventures de son voyage. Peut-être, ne sachant quelle figure faire vis-à-vis de moi, ne voulant pas avoir l’air d’attendre son infidèle après avoir juré qu’elle ne l’attendrait pas, n’était-elle pas fâchée d’avoir un prétexte pour rester à Gafaggiolo.

Un matin, ne pouvant y tenir, car cette signorina de quinze ans me trottait par la tête avec ses petites mains blanches et ses grands yeux noirs, je pris mon carnier, j’appelai mon chien, et je partis pour la chasse, n’oubliant que mon fusil. Je rôdai vainement autour de la villa Grimani ; je n’aperçus pas un être vivant, je n’entendis pas un bruit humain. Toutes les grilles du parc étaient fermées, et je remarquai que dans la grande allée, d’où l’on apercevait le bas de la façade, on avait abattu de gros arbres, dont le branchage touffu interceptait complètement la vue. Était-ce à dessein qu’on avait dressé ces barricades ? Était-ce une vengeance du cousin ? Était-ce une précaution de la tante ? Était-ce une malice de mon héroïne elle-même ? Si je le croyais ! me disais-je. Mais je ne le croyais pas. J’aimais bien mieux supposer qu’elle gémissait de mon absence et de sa captivité, et je faisais pour sa délivrance mille projets plus ridicules les uns que les autres.

En rentrant à Cafaggiolo, je trouvai dans la chambre de la Checchina une belle villageoise, que je reconnus aussitôt pour la sœur de lait de la Grimani. — Voilà, me dit la Checchina qui l’avait fait asseoir sans façon sur le pied de son lit, une belle enfant qui ne veut parler qu’à toi, Lélio. Je l’ai prise sous ma protection, parce que la vieille Cattina voulait la renvoyer insolemment. Moi, j’ai bien vu à son petit air modeste que c’est une honnête fille, et je ne lui ai pas fait de questions indiscrètes. N’est-ce pas, ma pauvre brunette ? Allons, ne soyez pas honteuse, et passez dans le salon avec M. Lélio. Je ne suis pas curieuse, allez ; j’ai autre chose à faire qu’à tourmenter mes amis.

— Venez, ma chère enfant, dis-je à la soubrette, et ne craignez rien ; vous n’avez affaire ici qu’à d’honnêtes gens.

La pauvre fille restait debout, éperdue, et triste à faire pitié. Bien qu’elle eût eu le courage de cacher jusque-là le motif de sa visite, elle tirait de sa poche, et montrait à demi, dans son trouble, un billet qu’elle y renfonçait de nouveau, partagée entre le soin de son honneur et celui de l’honneur de sa maîtresse. — Oh ! mon Dieu ! dit-elle enfin d’une voix tremblante, si madame allait croire que je viens ici dans de mauvaises intentions !… — Moi ! je ne crois rien du tout, ma pauvrette, s’écria la bonne Checchina en ouvrant un livre et en lisant au travers d’un lorgnon, bien qu’elle eût une vue excellente, car elle croyait qu’il était de bon air d’avoir les yeux faibles. — C’est que madame a l’air si bon, et m’a reçue avec tant de confiance, reprit la jeune fille. — Votre air inspire cette confiance à tout le monde, repartit la cantatrice, et si je suis bonne avec vous, c’est que vous le méritez. Allez, allez, je ne suis pas indiscrète, contez vos affaires à M. Lélio, cela ne me fâchera pas le moins du monde. Allons, Lélio, emmène-la donc ! Pauvre petite ! elle se croit perdue. Va, mon enfant, les comédiens sont d’aussi braves gens que les autres, sois-en sûre.

La jeune fille fit une profonde révérence, et me suivit dans le salon. Son cœur battait à briser le lacet de son corsage de velours vert, et ses joues étaient écarlates comme sa jupe. Elle se hâta de tirer la lettre de sa poche, et, en me la remettant, elle recula de trois pas, tant elle craignait que je ne fusse aussi insolent avec elle que la première fois. Je la rassurai par le calme de mon maintien, et lui demandai si elle avait quelque chose de plus à me dire. — Il faut que j’attende la réponse, me dit-elle d’un air d’angoisse. — Eh bien ! lui dis-je, allez l’attendre dans l’appartement de madame. Et je la reconduisis auprès de la Checchina. — Cette brave fille, lui dis-je, veut entrer au service d’une dame de Florence que je connais particulièrement, et elle vient me demander une lettre de recommandation. Pendant que je vais l’écrire, voulez-vous permettre qu’elle reste près de vous ? — Oui, oui, certes ! dit la Checchina en lui faisant signe de s’asseoir, et en lui souriant d’un air de protection amicale. Cette douceur et cette simplicité de manières envers les gens de son ancienne condition étaient au nombre des belles qualités de la Chioggiote. En même temps qu’elle minaudait les allures de la grande dame, elle conservait la bonté brusque et naïve de la batelière. Ses manières, souvent ridicules, étaient toujours bienveillantes ; et si elle aimait à trôner dans un lit de satin garni de dentelles devant cette pauvre villageoise, elle n’en avait pas moins dans le cœur et sur les lèvres de tendres encouragemens pour son humilité.

La lettre de la signora était conçue en ces termes : « Trois jours sans revenir ! ou vous n’avez guère d’esprit, ou vous n’avez guère d’envie de me revoir. Est-ce donc à moi de trouver le moyen de continuer nos amicales relations ? Si vous ne l’avez pas cherché, vous êtes un sot ; si vous ne l’avez pas trouvé, vous êtes ce que vous m’accusez d’être. La preuve que je ne suis ne superba, ne stupida, c’est que je vous donne un rendez-vous. Demain matin dimanche, je serai à la messe de huit heures à Florence, à Santa-Maria del Sasso. Ma tante est malade ; Lila, ma sœur de lait, doit seule m’accompagner. Si le domestique et le cocher vous remarquent ou vous interrogent, donnez-leur de l’argent, ce sont des coquins. Adieu, à demain. »

Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le plus ampoulé des billets d’amour, ce fut l’affaire de peu d’instans. Mais quand je voulus glisser une pièce d’or dans la main de la messagère, j’en fus empêché par un regard plein de tristesse et de dignité. Elle avait cédé par dévouement à la fantaisie de sa maîtresse : mais il était évident que sa conscience lui reprochait cet acte de faiblesse, et que lui en offrir le paiement, c’eut été la châtier et l’humilier cruellement. Je me reprochais beaucoup, en cet instant, le baiser que j’avais osé lui dérober pour railler sa maîtresse, et j’essayai de réparer ma faute, en la reconduisant jusqu’au bout du jardin avec autant de respect et de courtoisie que j’en eusse témoigné à une grande dame.

Je fus très agité tout le reste du jour. La Checchina s’aperçut de ma préoccupation. — Voyons, Lélio, me dit-elle à la fin du souper que nous prenions tête à tête sur une jolie petite terrasse ombragée de pampres et de jasmins ; je vois que tu es tourmenté ; pourquoi ne m’ouvres-tu pas ton cœur ? Ai-je jamais trahi un secret ? Ne suis-je pas digne de ta confiance ? ai-je mérité qu’elle me fût retirée ? — Non, ma bonne Checchinna, lui répondis-je, je rends justice à ta discrétion (et il est certain que la Checchina eût gardé, comme Portia, les confidences de Brutus) ; mais, ajoutai-je, si tous mes secrets t’appartiennent, il en est d’autres… — Je sais ce que tu vas me dire, dit-elle avec vivacité. Il en est d’autres qui ne sont pas à toi seul et dont tu n’as pas le droit de disposer ; mais si, malgré toi, je les devine, dois-tu pousser le scrupule jusqu’à nier inutilement ce que je sais aussi bien que toi ? Allons, ami, j’ai fort bien compris la visite de cette belle fille ; j’ai vu sa main dans sa poche, et, avant qu’elle m’eût dit bonjour, je savais qu’elle apportait une lettre. À l’air timide et chagrin de cette pauvre Iris (la Checchina aimait beaucoup les comparaisons mythologiques depuis qu’elle épelait l’Aminta di Tasso et l’Adone del Guarini), j’ai bien compris qu’il y avait là une véritable histoire de roman, une grande dame craignant le monde ou une petite fille risquant son établissement futur avec quelque honnête bourgeois. Ce qu’il y a de certain, c’est que tu as fait une de ces conquêtes dont vous autres hommes êtes si fiers, parce qu’elles passent pour difficiles et demandent beaucoup de cachotteries. Tu vois que j’ai deviné ? — Je répondis par un sourire. — Je ne t’en demande pas davantage, reprit-elle ; je sais que tu ne dois trahir ni le nom, ni la demeure, ni la condition de la personne ; d’ailleurs cela ne m’intéresse pas. Mais je puis te demander si tu es enchanté ou désespéré, et tu dois me dire si je puis te servir à quelque chose. — Si j’ai besoin de toi, je te le dirai, répondis-je ; et quant à te faire savoir si je suis enchanté ou désespéré, je puis t’assurer que je ne suis encore ni l’un ni l’autre.

— Eh bien ! eh bien ! prends garde à l’un comme à l’autre, car dans les deux cas, il n’y aurait pas lieu à de si grandes émotions.

— Et qu’en sais-tu ?

— Mon cher Lélio, reprit-elle d’un ton sentencieux, supposons que tu sois enchanté. Qu’est-ce qu’une femme facile de plus ou de moins dans la vie d’un homme de théâtre ? Le théâtre, où les femmes sont si belles, si étincelantes d’esprit ! Vas-tu donc t’enivrer d’une bonne fortune du grand monde ? Vanité ! vanité ! Les femmes du monde sont aussi inférieures à nous sous tous les rapports, que la vanité est inférieure à la gloire.

— Voilà qui est modeste, et je t’en félicite, répondis-je ; mais ne pourrait-on pas retourner l’aphorisme, et dire que c’est la vanité, et non l’amour, qui attire les hommes du monde aux pieds des femmes de théâtre !

— Oh ! quelle différence ! s’écria la Checchina. Une belle et grande actrice est un être privilégié de la nature et relevée par le prestige de l’art ; livrée aux regards des hommes dans tout l’éclat de sa beauté, de son talent et de sa célébrité, n’est-il pas naturel qu’elle excite l’admiration et qu’elle allume les désirs ? Pourquoi donc, vous autres, qui avez la plupart d’entre nous avant les grands seigneurs ; vous, qui nous épousez quand nous avons l’humeur sédentaire, et qui prélevez vos droits sur nous quand nous avons l’ame ardente ; vous, qui laissez jouer à d’autres le rôle d’amans magnifiques, et qui toujours êtes l’amant préféré, ou tout ou moins l’ami du cœur, pourquoi tourneriez-vous vos pensées vers ces patriciennes qui vous sourient du bout des lèvres et vous applaudissent du bout des doigts ? Ah ! Lélio ! Lélio ! je crains qu’ici ton bon sens ne soit fourvoyé dans quelque sotte aventure. À ta place, plutôt que d’être flatté des œillades de quelque marquise sur le retour, je ferais attention à une belle choriste, à la Torquata ou à la Gargani, par exemple… Eh oui ! eh oui ! s’écria-t-elle en s’animant à mesure que je souriais ; ces filles-là sont plus hardies en apparence, et je soutiens qu’elles sont moins corrompues en réalité que tes Cidalises de salon. Tu ne serais pas forcé de jouer auprès d’elles une longue comédie de sentiment, ou de livrer une misérable guerre de bel-esprit… Mais voilà comme vous êtes ! l’écusson d’un carrosse, la livrée d’un laquais, c’en est assez pour embellir à vos yeux le premier laidron titré qui laisse tomber sur vous un regard de protection…

— Ma chère amie, repris-je, tout cela est fort sensé ; mais il ne manque à ton raisonnement que d’être appuyé sur un fait vrai. Pour mon honneur, tu aurais bien pu, je pense, supposer que la laideur et la vieillesse ne sont pas de rigueur chez une patricienne éprise d’un artiste. Il s’en est trouvé de jeunes et belles qui ont eu des yeux, et puisque tu me forces à te dire des choses ridicules dans un langage ridicule, pour te fermer la bouche, apprends que l’objet de ma flamme a quinze ans, et qu’elle est belle comme la déesse Cypris, dont tu apprends par cœur les prouesses en bouts rimés.

— Lélio, s’écria la Checchina en éclatant de rire, tu es le fat le plus insupportable que j’aie jamais rencontré.

— Si je suis fat, belle princesse, m’écriai-je, il y a un peu de votre faute, à ce qu’on prétend.

— Eh bien ! dit-elle, si tu ne mens pas, si ta maîtresse est digne par sa beauté des folies que tu vas faire pour elle, prends bien garde à une chose, c’est qu’avant huit jours tu seras désespéré.

— Mais qu’avez-vous donc aujourd’hui, signora Checchina, pour me dire des choses si désobligeantes ?

— Lélio, ne rions plus, dit-elle en posant sa main sur la mienne avec amitié. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es sérieusement amoureux, et tu vas souffrir…

— Allons, allons ! Checa, sur tes vieux jours tu te retireras à Malamocco, et tu diras la bonne ou la mauvaise aventure aux bateliers des lagunes ; en attendant, laisse-moi, belle sorcière, affronter la mienne sans lâches pressentimens.

— Non, non ! Je ne me tairai pas que je n’aie tiré ton horoscope. S’il s’agissait d’une femme faite pour toi, je ne voudrais pas t’inquiéter ; mais une noble ! une femme du monde, marquise ou bourgeoise, il n’importe, je leur en veux ! Quand je vois cet imbécile de Nasi me négliger pour une créature qui ne me va pas, je parie, au genou, je me dis que tous les hommes sont vains et sots. Ainsi je te prédis que tu ne seras point aimé, parce qu’une femme du monde ne peut pas aimer un comédien ; et si par hasard tu es aimé, tu n’en seras que plus misérable, car tu seras humilié.

— Humilié ! Checchina, qu’est-ce que vous dites donc là ?

— À quoi connaît-on l’amour, Lélio ? au plaisir qu’on donne ou à celui qu’on éprouve ?…

— Pardieu ! à l’un et à l’autre ! Où veux-tu en venir ?

— N’en est-il pas du dévouement comme du plaisir ? Ne faut-il pas qu’il soit réciproque ?

— Sans doute ; après ?

— Quel dévouement espères-tu rencontrer chez ta maîtresse ? quelques nuits de plaisir ? Tu sembles embarrassé de répondre ?

— Je le suis, en effet, je t’ai dit qu’elle avait quinze ans, et je suis un honnête homme.

— Espères-tu l’épouser ?

— Épouser, moi ! une fille riche et de grande maison ! Dieu m’en préserve ! Ah ! ça, tu crois donc que je suis dévoré comme toi de la matrimoniomanie ?

— Mais je suppose, moi, que tu aies envie de l’épouser, tu crois qu’elle y consentira, tu en es sûr ?

— Mais je te répète que pour rien au monde je ne veux épouser personne.

— Si c’est parce que tu serais mal venu à en avoir la prétention, ton rôle est triste, mon bon Lélio !

Corpo di Bacco, tu m’ennuies, Checchina !

— C’est bien mon intention, cher ami de mon ame. Or donc, tu ne songes point à épouser, parce que ce serait une impertinente fantaisie de ta part, et que tu es un homme d’esprit. — Tu ne songes point à séduire, parce que ce serait un crime, et que tu es un homme de cœur. — Dis-moi, est-ce que ce sera bien amusant, ton roman ?

— Mais, créature épaisse et positive que tu es, tu n’entends rien au sentiment. Si je veux faire une pastorale, qui m’en empêchera ?

— Une pastorale, c’est joli en musique. En amour, ce doit être bien fade.

— Mais ce n’est ni criminel ni humiliant.

— Et pourquoi es-tu si agité ? Pourquoi es-tu triste, Lélio ?

— Tu rêves, Checchina, je suis tranquille et joyeux comme de coutume. Laissons toutes ces paroles ; je ne te recommande pas le secret sur le peu que je t’ai dit, j’ai confiance en toi. Pour te rassurer sur ma situation d’esprit, sache seulement une chose : je suis plus fier de ma profession de comédien, que jamais gentilhomme ne le fut de son marquisat. Il n’est au pouvoir de personne de m’en faire rougir. Je ne serai jamais assez fat, quoi que tu en dises, pour désirer des dévouemens extraordinaires, et si un peu d’amour réchauffe mon cœur en cet instant, la joie modeste d’en inspirer un peu me suffit. Je ne nie pas les nombreuses supériorités des femmes de théâtre sur les femmes du monde. Il y a plus de beauté, de grace, d’esprit et de feu, dans les coulisses que partout ailleurs, je le sais. Il n’y a pas plus de pudeur, de désintéressement, de chasteté et de fidélité, chez les grandes dames que partout ailleurs, je le sais encore. Mais la jeunesse et la beauté sont partout des idoles qui nous font plier le genou ; et quant au préjugé, c’est déjà beaucoup pour une femme élevée sous des lois tyranniques, d’avoir en secret un pauvre regard et un pauvre battement de cœur pour un homme que ses préjugés mêmes lui défendent de considérer comme un être de son espèce. Ce pauvre regard, ce pauvre palpito, ce serait bien peu pour le vaste désir d’une grande passion ; — mais je te l’ai dit, cousine, je n’en suis pas là.

— Et qui te dit que tu n’y viendras pas ?

— Alors il sera temps de me prêcher.

— Il sera trop tard, tu souffriras !

— Ah ! Cassandra ! laisse-moi vivre !

Le lendemain à sept heures du matin, j’errais lentement dans l’ombre des piliers de Santa-Maria. Ce rendez-vous était bien la plus grande imprudence que pût commettre ma jeune signora, car ma figure était aussi connue de la plupart des habitans de Florence que la grande route aux pieds de leurs chevaux. Je pris donc les plus minutieuses précautions pour entrer dans la ville à la lueur incertaine de l’aube, et je me tins caché sous les chapelles, la figure plongée dans mon manteau, me glissant en silence et n’éveillant, par le moindre frôlement, les fidèles en prières parmi lesquels je cherchais à découvrir la dame de mes pensées. Je n’attendis pas long-temps ; la belle Lila m’apparut au détour d’un pilier ; elle me montra du regard un confessionnal vide dont la niche mystérieuse pouvait abriter deux personnes. Il y avait, dans le beau regard prompt et intelligent de cette jeune fille, quelque chose de triste qui m’alla au cœur ; je m’agenouillai dans le confessional, et, peu d’instans après, une ombre noire glissa près de moi et vint s’agenouiller à mes côtés. Lila se courba sur une chaise entre nous et les regards du public, qui, heureusement, était absorbé en cet instant par le commencement de la messe, et se prosternait bruyamment au son de la clochette de l’introït. La signora était enveloppée d’un grand voile noir, et ses mains le retinrent croisé sur son visage pendant quelques instans. Elle ne me parlait point, elle courbait sa belle tête, comme si elle fût venue à l’église pour prier ; mais, malgré tous ses efforts pour me paraître calme, je vis que son sein était oppressé, et qu’au milieu de son audace elle était frappée d’épouvante. Je n’osais la rassurer par des paroles tendres, car je la savais prompte à la repartie ironique, et je ne prévoyais pas quel ton elle prendrait avec moi en cette circonstance délicate. Je comprenais seulement que plus elle s’exposait avec moi, plus je devais me montrer respectueux et soumis. Avec un caractère comme le sien, l’impudence eût été promptement repoussée par le mépris. Enfin je vis qu’il fallait le premier rompre le silence, et je la remerciai assez gauchement de la faveur de cette entrevue. Ma timidité sembla lui rendre le courage. Elle souleva doucement le coin de son voile, appuya son bras avec plus d’aisance sur le bois du confessionnal, et me dit d’un ton demi-railleur, demi-attendri :

— De quoi me remerciez-vous, s’il vous plaît ?

— D’avoir compté sur ma soumission, madame, répondis-je ; de n’avoir pas douté de l’empressement avec lequel je viendrais recevoir vos ordres.

— Ainsi, reprit-elle en raillant tout-à-fait, votre présence ici est un acte de pure soumission ?

— Je n’oserais pas me permettre de rien penser sur ma situation présente, sinon que je suis votre esclave, et qu’ayant une volonté souveraine à me manifester, vous m’avez commandé de venir m’agenouiller ici.

— Vous êtes un homme parfaitement élevé, répondit-elle en dépliant lentement son éventail devant son visage et en remontant sa mitaine noire sur son bras arrondi, avec autant d’aisance que si elle eût parlé à son cousin.

Elle continua sur ce ton, et, en très peu d’instans, je fus obsédé et presque attristé de son babil fantastique et mutin. À quoi bon, me disais-je, tant d’audace pour si peu d’amour ? Un rendez-vous dans une église, à la vue de toute une population ; le danger d’être découverte, maudite et reniée de sa famille et de toute sa caste, le tout pour échanger avez moi des quolibets comme elle ferait avec une de ses amies en grande loge, au théâtre ! Se plaît-elle donc aux aventures pour le seul amour du péril ? Si elle s’expose ainsi sans m’aimer, que fera-t-elle pour l’homme qu’elle aimera ? Et puis combien de fois déjà et pour qui ne s’est-elle pas exposée de la sorte ? Si elle ne l’a pas fait encore, c’est le temps et l’occasion qui lui ont manqué. Elle est si jeune ! Mais quelle énorme série d’aventures galantes ne recèle pas cet avenir dangereux, et combien d’hommes en abuseront, et combien de souillures terniront cette fleur charmante avide de s’épanouir au vent des passions ?

Elle s’aperçut de ma préoccupation, et me dit d’un ton brusque :

— Vous avez l’air de vous ennuyer ?

J’allais répondre, lorsqu’un petit bruit nous fit tourner la tête par un mouvement spontané. Derrière nous s’ouvrit la coulisse de bois qui ferme la lucarne grillée par laquelle le prêtre reçoit les confessions, et une tête jaune et ridée, au regard pénétrant et sévère, nous apparut comme un mauvais rêve. Je me détournai précipitamment avant que ce tiers malencontreux eût le temps d’examiner mes traits. Mais je n’osai m’éloigner de peur d’attirer l’attention des personnes environnantes. J’entendis donc distinctement ces paroles adressées à l’oreille de ma complice : — Signora, la personne qui est auprès de vous n’est point venue dans la maison du Seigneur pour entendre les saints offices. J’ai vu dans toute son attitude, et dans les distractions qu’elle vous donne, que l’église est profanée par un entretien illicite. Ordonnez à cette personne de se retirer, ou je me verrai forcé d’avertir madame votre tante du peu de ferveur que vous portez à l’audition de la sainte messe, et de la complaisance avec laquelle vous ouvrez l’oreille aux fades propos des jeunes gens qui se glissent près de vous. La lucarne se referma aussitôt, et nous demeurâmes quelques instans immobiles, craignant de nous trahir par un mouvement. Alors Lila, s’approchant tout près de nous, dit à voix basse à sa maîtresse : — Mon Dieu, retirons-nous, signora ! M. l’abbé Cignola, qui rôdait dans l’église depuis un quart d’heure, vient d’entrer dans le confessional et d’en ressortir presque aussitôt après vous avoir regardée sans doute par la lucarne. Je crains bien qu’il ne vous ait reconnue, ou qu’il n’ait entendu ce que vous disiez. — Je le crois bien, car il m’a parlé, répondit la signora, dont le noir sourcil s’était froncé durant le discours de l’abbé avec une expression de bravade. Mais peu m’importe.

— Je dois me retirer, signora, dis-je en me levant ; en restant une minute de plus, j’achèverais de vous perdre. Puisque vous connaissez ma demeure, vous me ferez savoir vos volontés…

— Restez, me dit-elle en me retenant avec force. Si vous vous éloignez, je perds le seul moyen de me disculper. N’aie pas peur, Lila. Ne dis pas un mot, je te le défends. Mon cousin, dit-elle en élevant un peu la voix, donnez-moi le bras et allons-nous-en. — Y songez-vous, signora ! Tout Florence me connaît. Jamais vous ne pourrez me faire passer pour votre cousin. — Mais tout Florence ne me connaît pas, répondit-elle en passant son bras sous le mien et en me forçant à marcher avec elle. D’ailleurs je suis hermétiquement voilée, et vous n’avez qu’à enfoncer votre chapeau. Allons ! ayez donc mal aux dents ! Mettez votre mouchoir sur votre visage. Eh vite ! voici des gens qui me connaissent et qui me regardent. Ayez de l’assurance et doublez le pas.

En parlant ainsi, et en marchant avec vivacité, elle gagna la porte de l’église, appuyée sur mon bras. J’allais prendre congé d’elle et m’enfoncer dans la foule qui s’écoulait avec nous, car la messe venait de finir, lorsque l’abbé Cignola nous apparut de nouveau, debout sous le portique et feignant de s’entretenir avec un des bedeaux. Son oblique regard nous suivait attentivement. — N’est-ce pas, Hector ? dit la signora en passant près de lui et en penchant sa tête entre le visage de l’abbé et le mien. Lila tremblait de tous ses membres. La signora tremblait aussi, mais son émotion redoublait son courage. L’abbé nous suivait et ne perdait pas un seul de nos mouvemens. Une voiture aux armoiries et à la livrée des Grimani s’avançait à grand bruit, et le peuple, qui a toujours coutume de regarder avidement l’étalage du luxe, se pressait sous les roues et sous les pieds des chevaux. D’ailleurs, l’équipage de la vieille Grimani en particulier attirait toujours une nuée de mendians, car la pieuse dame avait coutume de répandre des aumônes sur son passage. Un grand laquais fut forcé de les repousser pour ouvrir la portière, et j’avançais toujours, conduisant la signora, et toujours suivi du regard inquisitorial de l’abbé Cignola. — Montez avec moi, me dit la signora d’un ton absolu et avec un serrement de main énergique en s’élançant sur le marchepied. — J’hésitais ; il me semblait que ce dernier coup d’audace allait consommer sa perte. — Montez donc, me dit-elle avec une sorte de fureur ; et dès que je fus assis près d’elle, elle leva elle-même la glace, donnant à peine à Lila le temps de s’asseoir vis-à-vis de nous, et au domestique celui de fermer la portière. Et déjà nous roulions avec la rapidité de l’éclair à travers les rues de Florence.

  1. Le regard du mauvais œil. C’est une superstition répandue dans toute l’Italie. À Naples, on porte des talismans en corail pour s’en préserver.