La Dernière Année de Marie Dorval/03

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Librairie nouvelle (p. 17-24).


III


L’enfant avait quatre ans et demi.

Un jour, vers cinq heures, avant le dîner, Dorval rentre d’une course.

Le petit Georges, resté à la maison, reconnaît son pas, court au-devant d’elle jusqu’à la porte, joyeux comme toujours lorsqu’il la revoyait, en criant :

— Te voilà, mè mère !

Dorval le prend, le soulève pour l’embrasser, et tout à coup sent l’enfant, qui au lieu de l’aider de son élan, lui pèse de tout son poids, glisse entre ses mains et s’affaisse sur lui-même.

Elle croit que c’est un jeu, le relève, et voyant la même faiblesse en rit d’abord, puis le gronde, et enfin s’aperçoit que l’enfant est près de s’évanouir.

Elle appelle, elle crie, elle montre Georges couché à ses pieds, on court chez un médecin. Pendant ce temps, l’enfant tombe en convulsions et perd complètement connaissance.

En revenant à lui, la seule personne qu’il cherche des yeux, qu’il ait l’air de reconnaître, c’est Dorval. Ses yeux se fixent sur elle, et avec un mouvement de la tête qui signifiait : j’en reviens de loin :

— Eh bien, mè mère, dit-il.

Une heure après, la fièvre cérébrale se déclarait de la manière la plus terrible, et après onze jours d’agonie, le 16 mai 1848, l’enfant rendait le dernier soupir, sur les genoux de son père.

Les soins les plus tendres et les plus intelligents avaient été vainement prodigués. MM. Andral, Récamier, Tardieu, amenés par Camille Doucet, MM. Delpech père et fils avaient visité le lit du pauvre petit malade, et n’avaient pu en chasser la mort.

Certes, la douleur du père et de la mère fut grande ; mais au-dessus de cette douleur planait une crainte terrible :

Qu’allait-il se passer dans le cœur, dans la santé, dans la vie de la grand-mère, dont cet enfant était l’idole, l’étoile, la lumière ?

Une sœur de charité était placée depuis quelques jours au chevet de l’enfant. Dorval paraissait l’avoir prise en grande amitié.

Son cœur, éminemment tendre, était accessible à tout ce qui venait de Dieu, ou allait à Dieu.

On les laissa seules, et l’on se réunit dans la chambre de M. Merle, qui, dès cette époque, gardait déjà le lit.

Cependant, Luguet n’y put tenir longtemps. Il alla écouter à la porte où l’enfant mort était resté dans son berceau, et où, près de ce berceau devenu cercueil, se tenaient la sœur de charité et Dorval.

Il lui sembla entendre rire et chanter.

Ce ne pouvait être la sœur, c’était donc Marie qui riait et chantait.

Une idée terrible lui traversa le cerveau. Était-elle devenue folle ?

Il entra.

Dorval, en effet, riait et chantait : la sœur de charité, effrayée, la lui montra du doigt.

Elle avait l’air d’ignorer complètement ce qui s’était passé, elle ne se tournait pas plus du côté du cadavre de l’enfant que d’un autre côté, et en voyant Luguet, elle ne lui parla que de la dernière pièce qu’il avait jouée au Palais-Royal.

Cet état dura trois jours.

On ne pouvait croire que le pauvre petit fût mort. Le père et la mère venaient voir à chaque instant s’il ne s’était pas réveillé du sommeil terrible.

Enfin, le troisième jour, il fallut songer à l’ensevelir.

Ce fut la grand-mère qui le mit au linceul, mais sans larmes, sans cris, sans sanglots, le rire sur les lèvres, comme si elle lui eût passé sa robe des dimanches pour l’emmener à la promenade avec elle.

On apporta la petite bière toute matelassée à l’intérieur.

Dorval y coucha l’enfant comme dans son lit, lui chantant la chanson dont elle l’avait bercé autrefois.

Hélas ! comme on le voit, cet autrefois était bien proche encore.

Le père se tenait debout, silencieux et pleurant, ayant à la main un marteau et des clous.

Quand l’enfant fut couché dans sa bière, le père écarta doucement Dorval, reposa le couvercle sur le cercueil, l’enleva pour embrasser une dernière fois l’enfant, le reposa de nouveau et frappa le premier coup.

À ce premier coup, Dorval jeta un cri, comme si le clou venait de lui entrer dans le cœur.

Puis elle se précipita, repoussa Luguet, arracha le couvercle de la bière et se coucha sur l’enfant, les bras étendus comme Jésus essayant sa croix, avec des cris, des sanglots, des gémissements tels qu’il n’en sort que du cœur des mères.

On la crut sauvée.

C’était le commencement de son agonie, agonie du cœur qui tua le corps, agonie qui devait durer juste un an.

Les prêtres vinrent, les fossoyeurs enlevèrent l’enfant, toute trace de cette jeune vie disparut, la douleur seule resta sous les traits d’une mère pliée, brisée, anéantie.

On conduisit le petit Georges au cimetière Montparnasse.

Avant le départ, Dorval avait demandé qu’on lui cédât pour elle seule le salon où l’enfant avait rendu le dernier soupir.

On y avait consenti, bien entendu, et elle s’y était enfermée.

Au retour, on trouva la porte encore close, on respecta cette grande douleur, qui voulait rester face à face avec Dieu.

Quand Marie avait demandé de rester seule. Luguet avait manifesté quelque crainte.

Mais elle alors, devinant ces craintes, souriant et montrant sa Bible :

— Oh ! ne craignez rien, avait-elle dit, ce n’est pas la peine, pour le peu que j’ai à vivre, de renier ce grand livre-là.

Et, comme nous l’avons dit, on l’avait laissée seule.

La porte fermée toujours n’inspirait donc d’autre crainte que la présence d’une douleur qui pouvait dépasser les forces humaines.

La porte demeura fermée tout le reste de la journée, toute la nuit ; Luguet et Caroline se tenaient l’oreille collée à cette porte, ils entendaient remuer les meubles, ouvrir et fermer les armoires, et, de temps en temps, sortir de cette poitrine déchirée des sanglots sourds et étouffés.

Enfin, le lendemain, vers huit heures du matin, la porte s’ouvrit. Dorval parut et trouva son gendre et sa fille agenouillés devant cette porte.

Ils avaient passé la nuit là.

Ils poussèrent un cri de surprise : la chambre était transformée en chapelle, Marie en avait fait disparaître tous les objets profanes, et elle avait tout remplacé par des souvenirs de Georges et des objets pieux.

Le berceau de l’enfant, comme un autel antique, était placé au milieu de la chambre, tout couvert de fleurs arrachées à la terrasse.

Puis, à côté du berceau, elle avait traîné un canapé sur lequel elle avait étendu un grand voile noir, qui lui servait dans Angelo.

Elle ne devait plus avoir d’autre lit que ce canapé, d’autres draps que ce voile funèbre !