La Dernière année de Danton/01

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La Dernière année de Danton
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 154-192).
LA DERNIÈRE ANNÉE DE DANTON

I
L’ASSAUT A LA GIRONDE. — LE COMITÉ DANTON


I. — GEORGES-JACQUES DANTON

Le 8 mars 1793, la Convention ouvrait sa séance dans un état d’agitation tout à fait extraordinaire. Le pays était derechef menacé de la plus redoutable invasion. Après la déconfiture des Allemands à l’automne précédent, on avait cru tout sauvé. Prenant l’offensive, la Convention avait jeté Dumouriez sur les Pays-Bas et Custine sur le Rhin et, après un discours hautain de Danton, proclamé que la Révolution « allait porter la France à ses limites naturelles. » On les avait atteintes de toute part en effet. Mais, par un retour offensif, les Autrichiens s’étaient, à la fin de février, jetés sur la Belgique qu’occupait l’armée de Dumouriez et, en quelques jours, avec une rapidité déconcertante, avaient envahi la nouvelle conquête de la République. Le 5 mars, Liège nous avait été repris, et la trouée de la Meuse était ainsi ouverte à l’invasion.

Sans doute on se pouvait rassurer avec les souvenirs d’antan. En septembre, l’armée prussienne n’avait-elle pas pénétré jusqu’en Champagne et dû reculer devant l’énergie qu’avait déployée le Conseil exécutif, secondé par la vaillante ardeur des soldats de la Nation ? Ce souvenir cependant ne rassurait guère.

C’est qu’en septembre 1792 nous avions eu devant nous deux nations à la vérité coalisées, mais secrètement divisées par leurs vieilles querelles, l’Autriche et la Prusse. On avait pu, par d’habiles négociations plus encore que par d’audacieuses entreprises, écarter le danger : surtout, on avait pu y faire exclusivement front. Aujourd’hui, la situation était tout autre : non seulement Prusse et Autriche rapprochées semblaient prêtes à marcher sans défaillance, mais l’Europe entière paraissait résolue à les appuyer moralement ou matériellement ; l’Angleterre et l’Espagne nous avaient déclaré la guerre ; les Etats Italiens se remuaient ; la Russie s’ébranlait. Par surcroît, l’Ouest se soulevait, prenant à dos la Révolution, et l’on percevait dans les provinces du Midi une sourde fermentation. L’armée, cependant, un instant grisée par ses succès, se démoralisait ; son chef, le général Dumouriez, enflé par ses victoires, puis aigri par certains gestes de la Convention, méditait de retourner contre Paris les troupes de Belgique, et on l’en soupçonnait. Le gouvernement, enfin, était incapable de rien organiser : le Conseil exécutif, depuis que Danton en était sorti, était un corps sans âme ; la Commission de défense, organisée par la Convention, perdait son temps en palabres, et la Convention elle-même, désemparée, pouvait-elle vraiment, — assemblée de 750 membres, — exercer efficacement la dictature de salut public ?

C’est dans ces circonstances que, le 8 mars, sur l’annonce des désastres de Belgique, elle se réunissait.

Soudain un homme surgit à la tribune, et une émotion plus grande sembla s’emparer de l’Assemblée. Danton ! Depuis plus de cinq semaines, il n’avait ni parlé ni paru à la Convention. Un deuil affreux l’en avait éloigné, le jetant dans une sombre prostration. Puis il était parti pour la Belgique où, quelques jours, il était resté, regardant l’invasion s’avancer. Et il reparaissait, mais si bouleversé, les traits si convulsés, l’âme si manifestement agitée par les chagrins et les soucis que cette figure, toujours effrayante, semblait, à cette heure, révéler, avant qu’il n’eût ouvert la bouche, de lourdes et terribles pensées.

Danton ! Quel homme était-ce que celui-là pour qu’à son apparition à la tribune, les députés se sentissent frémir, les uns de joie, les autres de terreur, tous d’une intense émotion.

Il faut ici, résumant en quelques pages une vie tumultueuse, dire ce que le nom évoquait.

C’était un Champenois, d’une race paysanne très récemment arrachée à la terre ; le père avait été huissier, puis procureur à Arcis-sur-Aube où était né Georges-Jacques Danton, le 26 octobre 1759. Et lui-même, à vingt ans, avait quitté sa petite ville pour chercher, dans la basoche, sa vie à Paris. Et, clerc chez le procureur, après sept années d’une existence précaire, il avait, en épousant la fille du limonadier Charpentier, trouvé avec une charmante femme une petite fortune et un suffisant crédit pour acheter un office d’avocat ès conseils, équivalant à peu près à la charge d’un de nos avocats au Conseil d’Etat. Et « Monsieur d’Anton, » ainsi qu’il signait, était venu installer son cabinet (plus achalandé qu’on ne l’a dit) dans une maison de la Cour du Commerce, entre la rue Saint-André des Arts et la rue des Cordeliers, sans se douter certes qu’un jour, sur l’emplacement de cette maison détruite, s’élèverait la statue destinée à perpétuer son souvenir.

C’est que s’il était alors ambitieux de « faire fortune, » lui-même, je suppose, n’entrevoyait en rien la carrière à la fois si agitée et, quoique courte, si remplie qui le mènerait des clubs révolutionnaires à la Chancellerie, pour le précipiter ensuite aux avatars les plus imprévus, — jusqu’à l’échafaud.

Ce Champenois tout à la fois brutal et madré, truculent et grandiloquent, désordonné et puissant, à la figure mafflue et ravagée, à la taille athlétique et aux épaules larges, aux yeux étincelans sous les sourcils broussailleux, à la bouche épaisse qui, entre deux accès de rire formidable, laissera échapper de si terribles paroles, n’apparaît, en 1787, que comme un bourgeois jouisseur, bon garçon, mari fort amoureux d’une femme fort accorte, organisant sa vie entre un foyer qu’il désire confortable, le café Procope où, le soir, il aime jouer aux dominos avec quelques amis, le Théâtre tout voisin où l’attirent Corneille et Molière, des vacances dans son Val d’Aube, dans sa petite ville qu’il adore, et enfin ses affaires auxquelles il parait s’adonner non sans succès. Dans la Cour du Commerce, « M. d’Anton » est populaire : on dit, en le voyant passer dans son habit bleu : « Voilà cet excellent M. d’Anton ! »

La Révolution a fait jaillir de ce bourgeois un tribun qui sans doute s’ignorait. Il est, le 14 juillet, monté sur les tables et son « organe stentorial, » — ainsi que s’exprimeront si souvent ses auditeurs, — l’a tout de suite imposé. Il est vite devenu le président de ce « district des Cordeliers » qui, dès l’été de 1789, s’est jeté à l’avant-garde du Paris révolutionnaire et constitué en canton insurgé. Des arrêtés singuliers où tout est fronde audacieuse, ont bientôt signalé ce tumultueux district à l’inquiétude des pouvoirs constitués, ministres, Assemblée nationale et Hôtel de Ville, à l’admiration du peuple parisien, à l’attention de tous ; c’est la « République des Cordeliers » qui semble ne connaître point de maître, et qui cependant en a un, son président qui ne signe pas seulement les arrêtés tapageurs, mais les inspire et les rédige. L’ « excellent M. d’Anton » est devenu, pour les Cordeliers fanatisés, » leur chéri président. »

Appuyé sur ces séides, il s’est déjà signalé en 1790 comme l’homme des audaces. Contre la première équipe des révolutionnaires, celle que 1789 a installée à l’Hôtel de Ville, contre Bailly, La Fayette, les « quatrevingtneuvistes, » comme il les appellera dédaigneusement, il a entrepris une lutte au couteau. Lui est l’homme de la seconde équipe, — au moins l’espère-t-il, — celle qui, balayant, « ces tièdes, » fera « la seconde Révolution. » Vainement l’Hôtel de Ville essaie-t-il de le faire traîner, sous prétexte d’un geste factieux, devant le Châtelet : il sait jouer la justice et lui résister, et, saisissant les quarante-sept autres districts de sa cause, comme étant celle de la Liberté et de la Démocratie, il devint le héros d’une de ces « affaires » judiciaires qui, grossies démesurément, mettent un homme au pinacle. De l’ « affaire Danton » Danton s’élance.

Vainement encore à l’Hôtel de Ville, où il est venu siéger, on parvient à l’étouffer : vainement, le district des Cordeliers supprimé avec les autres, le tremplin d’où il a semblé prendre son élan, est brisé sous ses pieds. On le voit soudain reparaître quand on le croyait écarté ; c’est quand, le 10 novembre 1790, orateur des sections de la capitale, il vient, à la barre de l’Assemblée nationale, dans un discours d’une violence inouïe, sommer les députés de réclamer du Roi le renvoi de ses ministres « contre-révolutionnaires. » Interrompu par la Droite exaspérée, soutenu par la Gauche exaltée, il domine le tumulte et écrase à ce point les suspects qu’avant une semaine ceux-ci démissionnent. Et, cette victoire remportée, il peut rentrer pour quelques jours dans l’ombre de son cabinet.

Chose curieuse, il continue, au milieu du tumulte de la vie publique, à mener l’existence bourgeoise qu’il aime. Il a un appartement confortable, une bibliothèque choisie, un foyer où il aime à recevoir grassement ses amis ; s’il conduit « sa Gabrielle » à Saint-Sulpice pour la messe du dimanche, il ne l’abandonne le soir que pour la partie de dominos du café Procope ; cependant il continue à plaider devant « les conseils de Sa Majesté » dans un style fort convenable, — pour le haut prince de Montbarey par exemple, qui l’honore de son amitié. Il est avec tous « brave homme, » jovial, la plaisanterie un peu grasse et le geste trop familier ; il sait remiser ses foudres. Le bourgeois sans cesse, — et cela durera jusqu’à son dernier jour, — retient le tribun, et quand les grands jours arriveront, il faudra que sans cesse le tribun gourmande le bourgeois pour se pouvoir échapper. Au demeurant, ainsi que l’écrira un ami, « bon fils, bon père, bon époux, bon ami. »

Parfois cependant, il s’arrache à cette vie aisée pour paraître aux clubs, celui des Cordeliers que, tout près de chez lui, il a fondé lui-même, celui des Jacobins où il ne parle jamais sans faire éclater les applaudissemens.il semble néanmoins encore un simple agitateur quand, le 31 janvier 1791, il est, après une série d’échecs, élu membre du Conseil Général du département de Paris. Et alors, on voit se révéler un nouveau Danton. Dans sa lettre d’acceptation, il s’affirme « capable d’allier aux élans du patriotisme bouillant... l’esprit de modération nécessaire pour goûter les fruits d’une heureuse Révolution.. » Il en sera toujours ainsi : toutes les fois que, si peu que ce soit, Danton arrivera à « une place, » on le verra sinon s’assagir, du moins essayer de le faire. Dans le tribun et derrière le bourgeois, un troisième personnage existe : un politique extrêmement réaliste, vrai produit du terroir champenois, infiniment plus avisé que ne le feraient penser les phrases parfois folles qui, dans les clubs, lui valent de frénétiques applaudissemens, et bientôt un homme d’État fort capable d’échapper aux fantasmagories révolutionnaires pour apercevoir les nécessités nationales. Il se proclame prêt à se modérer lorsqu’il entre au « Département : » il se déclarera énergiquement « constitutionnel, » soumis au Roi autant qu’à la loi, quand il sera, l’année suivante, élu substitut du procureur de la Commune ; il sera tel lorsqu’ « un boulet l’aura porté au ministère de la Justice, » lorsque enfin sa destinée l’aura mis à la tête du Comité de Salut public.

Mais le tribun, dès 1791, a offensé ou simplement impressionné trop de gens pour que l’opinion s’habitue à le considérer sous un si nouveau jour. Si ses collègues du « département » l’avaient pris, dès 1791, au mot, qui sait si effectivement ils ne l’eussent point détourné de ses rêves de « seconde révolution. » Mais, à l’Hôtel de Ville, on se méfie ; on le tient à distance. Bien plus, on lui témoigne un mépris mortifiant : l’agitateur passe pour vénal.

L’était-il, c’est une question qu’on ne peut traiter en dix mots. Si Danton, acheté par la Cour (ainsi que l’en accusent tant de gens dont je discuterai ailleurs les témoignages), avait eu, comme Mirabeau, l’impudence audacieuse de signer un reçu et si ce reçu était entre nos mains, à la question posée la réponse serait là. Il est douteux que le reçu existe, ait jamais existé. Mais de l’ensemble des témoignages dont certains sont troublans, je suis arrivé, après bien des hésitations, à croire qu’il reçut de l’argent, — de la Cour et peut-être de quelques autres. Et de même, lorsque plus tard se pose la question des « fonds extraordinaires » confiés au Conseil exécutif et qui, je le dirai plus longuement, furent si étrangement gaspillés ; de même lorsque, plus tard encore, j’aurai à parler des razzias faites en Belgique, je serai amené à conclure qu’il est possible, probable, que l’argent, pour prendre une de ses expressions, ne lui ait jamais fait assez « peur. »

Telle chose le rendrait dès l’abord franchement méprisable, s’il était le « vendu » qui, recevant l’argent, thésaurise soigneusement et s’enrichit. Il s’enrichit peu (je dirai quels furent ses achats et quelles conclusions ils entraînent). La main aussi large que le cœur, Danton était prodigue : l’argent tombait dans cette main peut-être, il en coulait aussi souvent. Une bande que je ne peux ici dénombrer l’entourait, qui, les mains tendues, recevait l’or tombant de ses gros doigts dans ceux des « amis. » Il gardait peu, ce qui ne l’excusait point, — s’il reçut, — de recevoir.

Quoi qu’il en soit, — et qu’elle fût vraie ou prétendue, — on parlait beaucoup de sa « vénalité, » dès 1791. Son prestige n’en souffrait point au club : il en souffrait à l’Hôtel de Ville où ses collègues le traitèrent en voisin incommode et suspect. Il n’y vint plus, furieux, et se rejeta au club où, d’avril à juin, on le vit honnir tout à la fois les hommes du Roi et ceux de La Fayette, les modérés plus encore que les royalistes, (c Je vois avec douleur, crie-t-il, qu’il faut un supplément de Révolution. »

Il croit en trouver l’occasion dans la fuite du roi Louis, en juin 1791. Dans cette « crise de Varennes, » Danton joue un rôle qui paraît à première vue celui d’un « républicain » de la première heure. Après avoir étudié l’événement au point de vue très spécial des projets de Danton, tout me porte à croire qu’il travailla moins pour la République que pour Philippe d’Orléans, qui, depuis 1789, cultivait fort les « Cordeliers, » et leur état-major, et qu’on verra Danton favoriser plus ou moins ouvertement jusqu’aux derniers jours de 1792.

Quoi qu’on en doive penser, Danton, après d’évidentes hésitations, se range soudain parmi les Jacobins extrêmes qui, après comme avant le retour du Roi, réclament sa déchéance. Et s’il ne paraît point au Champ-de-Mars, ce 17 juillet où une pétition nettement républicaine fut portée sur l’autel de la Patrie, si, par conséquent, il n’est point pris dans la sanglante bagarre qui suit, son attitude pendant les jours précédens a été telle au club ou dans la rue, qu’il n’en est pas moins compromis dans l’échauffourée et poursuivi devant le tribunal saisi de l’affaire.

Il disparaît : il va se terrer à Arcis, enchanté d’ailleurs toutes les fois qu’un prétexte lui est donné de regagner sa maison de province et, protégé par le fanatique amour des Jacobins du lieu, il peut y passer trois semaines sans être inquiété. On en fait, à Paris, mille contes. L’événement paraît singulier, et des « purs » commencent à suspecter ce séjour paisible à vingt lieues de Paris sous l’œil bienveillant du commissaire du Roi. Il estime peut-être qu’il faut se donner, un peu plus, l’apparence d’un proscrit. Puisque le procès s’instruit au tribunal, il affecte de se croire plus sérieusement menacé et part pour l’Angleterre. Quel agitateur n’a rêvé de connaître, fût-ce un instant, un de ces exils d’où l’on revient avec une popularité accrue et, pour l’avenir, la possibilité de beaux effets de tribune ? Le 5 septembre cependant, apprenant que les élections à la Législative tournent bien pour ses amis, il se décide à rentrer à Paris, — encore que sous le coup d’un mandat d’arrêt.

C’est qu’il espère être lui-même parmi les élus. Je dirai comment l’opposition très vive, non de ses adversaires naturels, mais peut-être de quelques amis (cela se voit) l’écarta, dans une série de scrutins, de la nouvelle Assemblée. Peut-être le faut-il regretter. L’aventure de juillet 1791, — ainsi qu’il lui arrivera souvent, — l’a forcé à réfléchir. Cette fois, le bourgeois a dû morigéner le tribun, et le tribun peut-être ne demande qu’à prendre, une fois député, une attitude moins démagogique. On peut le croire quand, élu quelques mois après substitut du procureur de la Commune, il prononce, le 20 janvier 1792, un discours qui, pour le biographe de Danton, est un des plus curieux documens qui lui soient fournis sur la psychologie de l’homme.. Rejetant, chose curieuse, sur son physique (car « la nature lui a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la Liberté ») sa réputation de violence, il proteste qu’il « n’a consenti à paraître exagéré que pour n’être point faible, » et, après s’être justifié de toutes les accusations portées contre lui, s’affirme résolu à servir fidèlement le Roi que, le 23 juin précédent, il déclarait « criminel ou imbécile. »

Un mot de son discours permet de comprendre une des causes de tant de sagesse. Il loue le Roi d’avoir, en appelant son prédécesseur. Cahier de Gerville, au ministère de l’Intérieur, donné ainsi à la Constitution « une nouvelle preuve de son attachement. » N’a-t-il pas pensé qu’il y avait là un précédent à souligner ? Il est de fait que, lorsqu’en mars 1792, s’ouvrira la crise ministérielle déterminée par le départ de Narbonne, son nom sera prononcé, soit pour les Sceaux, soit pour l’Intérieur.

Pourquoi les députés de la Gauche, appelés alors à « faire le ministère, » préféreront-ils imposer au Roi l’obscur Duranthon, le médiocre Roland ? C’est que, peu de jours avant, alors que, dans ses discours précédens, Danton s’était vraiment tenu dans la note modérée, il a commis une maladresse absurde : à propos d’un incident fort médiocre, le tribun (l’aventure se répétera) a soudain fait tort au politique : dans un discours d’une insolence inouïe qui a scandalisé les Jacobins eux-mêmes, il a attaqué le Roi et s’est rendu impossible à l’heure où Brissot, le leader girondin, était certainement disposé à lui faire attribuer le portefeuille de l’Intérieur. Et Danton manque le ministère.

Cette déception le rejette dans l’opposition violente : sa rancune est grande contre le Roi, mais bien plutôt contre Brissot et les Girondins, et le voilà qui, depuis quelques semaines, suspect de tiédeur à Robespierre, se jette littéralement dans ses bras. Son attitude s’accentuant, il se fait de plus en plus, en juin, en juillet, l’homme de la « seconde Révolution. »

Cette « seconde Révolution, » nous savons qu’elle éclate. Le Dix Août est l’œuvre de Danton. On lui en a contesté le mérite (j’entends parler au point de vue révolutionnaire) ; à l’étudier, on voit au contraire que son rôle y fut plus considérable encore qu’on ne le pense. Je le montrerai ailleurs préparant dans ses moindres détails la journée, organisant le mouvement « sectionnaire » qui, dirigé contre le trône, l’ébranlé, en attendant que, dans la tragique nuit du 9 au 10 août, le Journal de Lucile Desmoulins nous le montre levant, à l’heure dite, son bras musclé comme pour abattre ce trône si savamment sapé.

Certes, il ne marche pas personnellement sur les Tuileries ; mais, après avoir préparé l’attaque du château, il en paralyse la défense : c’est lui en effet qui, à l’Hôtel de Ville, consomme le coup d’Etat municipal ; ce coup d’Etat, substituant à la Commune loyaliste un Conseil insurrectionnel, permet d’arrêter en pleine exécution le plan conçu par le commandant de la Garde nationale, pour plus de sûreté assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville.

Sûr alors que le Château est livré, Danton, avec cette singulière insouciance, qui, chez lui, succède aux plus grands efforts, va se coucher cour du Commerce au crépuscule du 10 août.

C’est là qu’à trois heures du matin, Fabre et Desmoulins viennent l’arracher à son pesant sommeil pour lui apprendre qu’il est nommé par l’Assemblée ministre de la Justice avec place prépondérante dans le Conseil Exécutif. « Il faut, ajoute Fabre, grand profiteur, que tu me nommes secrétaire du Sceau... » Et Danton, mal réveillé, répète à plusieurs reprises ; « Vous êtes sûr que je suis ministre ! »

Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour s’y habituer. Ce singulier garde des Sceaux se fait, suivant ses termes, plus que le ministre de la Justice, le « ministre de la Révolution. »

Cette Révolution, il la trouve engagée dans une crise terrible : l’Europe nous menace ; si l’Autriche et la Prusse seules sont nos ennemies déclarées, les autres Puissances semblent sur le point de se déclarer à leur tour ; les Autrichiens marchent sur Lille ; le roi de Prusse, franchissant la frontière, va faire capituler Longwy, puis Verdun, forcer les passages d’Argonne. L’armée, désorganisée par l’émigration des officiers et l’indiscipline des soldats, est prête à se dissoudre. Et, dans l’Ouest (Danton le sait par un de ses agens), une conspiration se trame, destinée à soulever la Bretagne. Les provinces acceptent mal la chute du trône : on n’y est pas pour la République (Danton l’affirme en plein Conseil). A Paris même, tout est division : dans l’Assemblée, Girondins et Montagnards s’opposent déjà les uns aux autres et, entre l’Assemblée et la Commune insurrectionnelle du 10 août dont l’arrogance est bientôt intolérable, c’est le conflit de toutes les heures, La France envahie semble se livrer.

Il faut vraiment reconnaître qu’à cette heure, Danton seul agit et tient bon. Devant l’invasion menaçante, députés et ministres parlent de quitter Paris, de transporter le gouvernement en province. Danton n’a foi, lui, que dans la dictature provisoire de Paris pour sauver la France et la Révolution. « La France est dans Paris ! » crie-t-il, et, dans le Conseil, dans les couloirs de l’Assemblée, il proteste : « J’ai fait venir ma mère qui a soixante-dix ans, j’ai fait venir mes deux enfans : ils sont arrivés hier soir. Avant que les Prussiens entrent à Paris, je veux que ma famille périsse, je veux que 20 000 flambeaux, en un instant, fassent de Paris un monceau de cendres. » Il émeut et presque rassure.

Mais il ne se contente pas de parler. Il agit, — et de toutes les façons. Ayant complètement subjugué ses collèges, il s’est fait le ministre de la défense nationale : les ministres des Relations extérieures, de la Guerre et de la Marine sont ses agens supérieurs ; seul Roland, ministre de l’Intérieur, lui est aigrement hostile ; mais, s’il l’agace, il ne le peut arrêter. Alors il s’empare de l’Etat ; il lie partie avec Dumouriez, lui fait crédit, le charge de réorganiser l’armée, l’encourage, l’entraîne, lui envoie de l’argent et des hommes. En même temps, sa diplomatie retient et presque reprend l’Angleterre avec qui il rêve une alliance ; mais, miracle plus extraordinaire, cette même diplomatie, doublant l’action de Dumouriez, travaille utilement le roi de Prusse : tenu en échec, mais si peu, à Valmy, on verra Frédéric-Guillaume ouvrir des négociations et se retirer dans des circonstances qui, pour mystérieuses qu’elles soient, peuvent cependant s’expliquer. Mais, si Danton a su exploiter les méfiances de la Prusse contre l’Autriche, si d’habiles agens, tous à Danton, ont su envelopper le Roi et, disent bien des gens, répandre l’or à propos parmi ses serviteurs, il n’en va pas moins que c’est en faisant se lever la France, en la jetant enfiévrée et presque enivrée de patriotisme derrière l’Argonne, que Danton a préparé la reculade des Prussiens. Leur Roi, ébranlé par une résistance, quelques jours avant inattendue, a été, de ce fait, plus accessible aux ouvertures. Par là, Valmy a sauvé le pays.

Malheureusement, cette fièvre n’entraîne point seulement la Nation aux plus nobles élans, elle permet à des misérables d’organiser dans les prisons les effroyables massacres de Septembre. Pour beaucoup de gens, ce hideux épisode met une tache ineffaçable au front de Danton. A bien étudier tous les témoignages et à bien examiner les faits, il est difficile de l’en laver complètement. Certes, il paraît bien (j’en donnerai les preuves) qu’il n’a pas voulu les massacres et qu’il a essayé de sauver des victimes ; il n’est pas sûr qu’il n’ait pas approuvé cet « accès de fièvre ; » il est certain que, pouvant l’empêcher, il ne l’a pas fait. Il est donc impossible, quelque sentiment qu’on ait de Danton, de ne pas laisser retomber sur lui une grosse part de la responsabilité des massacres de Septembre. Mais il est, d’autre part, impossible de ne lui point attribuer une part énorme à la libération du territoire, qui est chose faite à la fin d’octobre.

Et c’est de cela que la Nation lui est reconnaissante. Élu à la Convention, il sort du ministère entouré d’un prestige singulier dont témoignent à peu près tous les contemporains.

Est-il étonnant qu’à la Convention, il prenne immédiatement une place énorme ? Le « Cyclope, » le « Titan, « l’ « Hercule, » comme l’appellent amis et ennemis, s’impose, il est l’homme le plus en vue de l’Assemblée.

Chose étrange, il semble au début ne vouloir profiter de cette situation, lui, le tribun violent des Cordeliers, que pour prêcher tout à la fois la modération et la conciliation. La première motion portée à la tribune de la Convention l’est par lui ; or elle ne vise point, ainsi qu’on s’y attend, à faire proclamer la République, mais bien à faire déclarer la propriété « éternelle. » Le premier geste de ce révolutionnaire est ainsi un geste conservateur. Il est caractéristique de toute une mentalité. De son passage aux affaires, Danton garde l’idée qu’il faut « faire l’union » non seulement des révolutionnaires, mais de tous les Français. Je montrerai plus au long quel était ce plan d’apaisement et comment s’y rattachent presque tous les gestes de Danton pendant les premiers mois de la législature. Il ne prône pas seulement le respect de la propriété, mais le respect des consciences, s’écriant que, si lui s’est affranchi des doctrines religieuses, il jugerait criminel de priver tant de croyans des secours de « l’homme consolateur. » Il aimerait écarter tout sujet de discussion. Je pense démontrer qu’il espéra sauver le Roi (Robespierre l’en accusera violemment un jour), et commença à y travailler. Pour ce motif et d’autres encore, on le voit tendre la main à la droite de l’Assemblée et, sans désavouer la Montagne, s’éloigner parfois d’elle, lorsqu’elle s’incarne dans Marat et Robespierre, pour tenter de s’allier à Vergniaud et à Brissot.

Beaucoup de membres de la Droite répondent tout d’abord à son appel. On le voit, seul des membres de la Montagne, porté aux grands Comités et au bureau même de l’Assemblée, peuplés de Girondins. Mais tout un groupe refuse de désarmer : ce sont les amis personnels des Roland. Mme Roland a voué à Danton une haine de femme, dont un morceau de ses Mémoires, tout récemment retrouvé, dit toute la violence. Or, le salon Roland est, pour la Droite, un salon directeur. Et le salon Roland a juré d’abattre Danton. Certes, pour répondre aux appels du tribun, il lui faudra beaucoup pardonner : ces gens le tiennent sincèrement pour un personnage à la fois vénal et cruel : ils lui attribuent tous les vices et tous les crimes. Loin de les lui pardonner, ils veulent l’en accabler, l’éclaboussant du sang de Septembre, réclamant les « comptes » de l’ex-ministre, tenu pour prévaricateur. Parfois Danton perd patience, riposte violemment, attaque nommément à la tribune Mme Roland ; et, malgré son désir, le fossé s’élargit. Alors, il s’exaspère d’être, malgré lui, rejeté dans les bras de Robespierre et de Marat. Il enrage d’être « mal connu. » Dans le même discours, on voit se succéder des appels désespérés à l’union et des gestes de violence brutale. Ce qui le désespère, c’est que le Roi va être la victime de cette querelle : il faudrait que, pour le sauver, la Gironde et Danton fussent d’accord : Dumouriez, de la Belgique qu’il occupe, prêche à ses amis de la Gironde l’oubli des injures vis-à-vis d’un homme dont il apprécie le génie et le patriotisme. C’est en vain.

Alors, dégoûté de cette lutte, désireux peut-être de ne pas assister au procès du Roi, inquiet de ce qui se passe en Belgique, il s’y fait envoyer et en prépare l’annexion. Pour justifier cette annexion, on voit Danton se jeter avec sa fougue ordinaire dans la politique de conquête. Il reparaît en effet à l’Assemblée, le 31 janvier, et y prononce ce discours célèbre, qui tient tout entier dans la phrase capitale : « Nos limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes, des quatre côtés de l’horizon : du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Alpes. Là, doivent finir les bornes de notre République et nulle puissance ne pourra nous empêcher de les atteindre. »

L’Europe qu’il a toujours espéré arrêter semble résolue à marcher contre nous. Il estime maintenant qu’il est préférable de prendre l’offensive et d’en imposer par la superbe. C’est que tout semble rompu depuis la mort du Roi. Cette mort, Danton l’a votée. Jusqu’au bout cependant, la Droite a espéré qu’il prônerait la clémence, car un « ho ! » de déception a accueilli son dernier vote. Furieux contre lui-même et les autres, il est encore reparti pour la Belgique où il préside à l’annexion. Cependant il aspire à rentrer, à aller à Arcis se reposer en plantant « ses arbres » dont on le voit s’inquiéter, à retrouver le foyer, sa « chère Gabrielle, » à qui il annonce son prochain retour, et son « petit Danton, » à qui il faudra dire que « son papa ne sera pas toujours à dada. » Il rentre et trouve le foyer désert, la maison sous scellés, les enfans partis, la femme morte.

Il l’adorait : sa douleur parut atroce et semble presque l’avoir aliéné. Sa femme était enterrée depuis trois jours, il la fit arracher à son cercueil pour l’embrasser et fit mouler ses traits. L’inscription mise au bas du buste du musée de Troyes en témoigne. Puis l’ayant rendue à la terre, il se mura chez lui, parut indifférent à tout, écœuré de tout, prostré.

Cependant autour de lui on entendait exploiter ce chagrin. Nous avons la lettre, où Robespierre montre du doigt à Danton, « qu’il aime plus que jamais jusqu’à la mort, » les hommes qui, en l’atteignant, ont fait mourir sa femme de chagrin. Collot d’Herbois surenchérit : « Les Girondins l’ont fait périr ! » s’écrie-t-il aux Jacobins. Il fallait que Danton, au lieu de se terrer, courût sus à ces ennemis. Il préféra d’abord, sombre et furieux, courir à la frontière. La Belgique était menacée d’invasion : après trois semaines de claustration étroite, il partit brusquement, arriva le 5 mars à Bruxelles, voulut se jeter dans Liège, apprit à mi-chemin que la ville était déjà occupée. Alors, voyant le péril imminent, il repartit pour Paris, résolu, pour organiser de nouveau la défense, à y soulever les esprits.

Mais ce n’était plus le Danton de naguère. Les accusations violentes des Girondins, la nécessité où il avait cru être de voter contre sa conscience la mort du Roi, les enfiévrantes missions de Belgique, les soucis que causaient à son patriotisme les dangers de la patrie, mais, par-dessus tout, la mort de la femme aimée, avaient jeté cette âme trouble dans une sorte de tempête où devaient sombrer les bonnes résolutions de l’automne de 1792.

Lorsque, le 8 mars, Georges-Jacques Danton reparaissait, après cinq semaines d’absence, à la tribune de la Convention, chacun fut frappé de l’horrible fureur qui décomposait ses traits. Point n’était besoin de cette émouvante particularité pour que, dans la Convention, courût une sorte de frisson. L’homme de la défense nationale, le « Titan » de 1792 ressuscitait.

On allait en effet revoir le Danton à la fois patriote et révolutionnaire. Mais derrière le tribun enflammé, l’autre homme subsistait. A travers cette terrible année 1793-1794, nous allons voir Danton aux prises avec ses « ennemis, » mais, — ce qui est plus intéressant, — aux prises plus encore avec lui-même. Le tragique conflit du tribun passionné, âpre, brutal et du politique avisé, clairvoyant, facilement « magnanime, » suivant le mot de Royer-Collard, fait l’intérêt psychologique de cette terrible page de biographie.


II. — LA CRISE DE FRÉNÉSIE

« Nous avons, citoyens, fait plusieurs fois l’expérience que tel est le caractère français qu’il faut des dangers pour trouver toute son énergie. Eh bien, ce moment est arrivé ! »

Toute l’Assemblée écoutait, haletante, ce revenant. Debout, dominant de sa taille la tribune de l’Assemblée, l’œil enflammé, la main droite tendue, la gauche embrassant la hanche, il communiquait sa flamme à l’Assemblée.

« Oui, il faut le dire à la France entière : si vous ne volez pas au secours de nos frères de Belgique, si Dumouriez est enveloppé, si son armée était obligée de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables d’un pareil événement ? La fortune publique anéantie, la mort de 600 000 Français pourrait en être la suite. Citoyens, vous n’avez pas une minute à perdre ! » Il fallait que Paris « donnât à la France l’impulsion qui déjà « avait enfanté des triomphes. » Des commissaires de la Convention courraient toutes les sections et engageraient les citoyens à voler au secours de la Belgique. La France suivrait Paris.

La motion fut votée. Son auteur semblait vraiment revenu à quelques mois en arrière, bien avant ce mirage qu’il avait un instant caressé : la Révolution se faisant accueillante ; maintenant, il fallait qu’ « elle se fît terrible. »

Cette attitude cadrait avec ses dispositions, qui étaient celles d’un malade que la fièvre brûlait. Sorti de sa prostration, il s’était surexcité. Mais son âme aigrie ne s’ouvrait plus qu’aux sentimens violens. C’en était fini de la main tendue. Si les Girondins continuaient à l’attaquer, si, par surcroît, ils faisaient mine d’entraver l’action révolutionnaire, il les écraserait.

Or ils continuaient à l’attaquer follement. Le 16 janvier, comme il avait paru intervenir despotiquement dans le débat préalable au vote régicide : « Tu n’es pas encore roi, Danton ! » avait crié Louvet. Il avait protesté violemment et, pour montrer sans doute qu’il n’était pas homme à recevoir des coups sans les rendre, il avait, le 21, demandé la destitution de Roland « pour le bien de la République. » Et cependant, dans ce même discours, il avait encore « adjuré » les Girondins, notamment Brissot, de venir reconnaître qu’il s’était efforcé de « porter l’union partout. » Et il cria : « Je veux être connu ! » dernier appel que ne voulut pas entendre le salon Roland, entêté à le méconnaître.-

Cependant, contre ces gens entêtés à le « méconnaître, » Danton avait pris ses avantages. Le Comité de défense générale, renouvelé le 21 janvier sur sa demande, s’était trouvé peuplé de Montagnards, et il y était entré des premiers. Cet échec n’avait fait que surexciter l’ennemi qui, dans des pamphlets, dénonçait tantôt le « nouveau Cromwell, » tantôt l’« agent de d’Orléans. » Absorbé par sa mission en Belgique, lui, n’avait pas répondu. Aussi bien hésitait-il encore, dans cet instant, en ruinant les Girondins, à livrer toute la République à la Montagne.

C’est alors que la mort de Gabrielle Danton, exploitée par les Robespierre et les Collot, l’était venue bouleverser. Les discours de mars vont être en général empreints d’une sorte de frénésie, c’est, a-t-on dit, le fauve qui a perdu sa femelle. Cette frénésie, si elle détraque l’homme d’État, inspire bien l’orateur : les onze discours prononcés du 8 mars au 1er avril sont parmi les plus éloquens qui nous soient parvenus, et combien le tribun exalté fait tort au politique conciliateur !

Entendit-il en finir tout de suite ? Fut-il derrière les meneurs qui, les 9 et 10 mars, tentèrent de soulever Paris contre la Gironde ? Il se peut. C’est des Cordeliers que partit le signal. L’émeute ayant échoué, il combattit Vergniaud, demandant la punition des coupables. Une parole de l’orateur girondin eût pu cependant le frapper : « Il est à craindre que la Révolution, comme Saturne, ne dévore successivement tous ses enfans. » L’exécution des Girondins, avant huit mois, lui donnera raison, mais aussi, avant treize, celle de Danton. Et leur perte, à tous, était en germe dans leur querelle désormais inexpiable ?

Si Danton voulait qu’on fermât les yeux sur l’émeute, c’est aussi qu’on avait besoin de Paris. Comme en juillet 1792, la Patrie « était en danger, » Dumouriez reculait ; mais, exaspéré, il menaçait par surcroît de trahir. Et tout, derechef, semblait près de craquer. Loin de le réprimer, il fallait au contraire surexciter le génie de la Révolution, prendre de grandes mesures, des « mesures révolutionnaires. » Danton les exigeait, son œil menaçant fixé sur la Droite.

Le 10 mars, il prononça deux grands discours : celui du matin est d’un grand patriote, celui du soir d’un révolutionnaire que tout surexcite.

L’appel au courage fut admirable. « Il ne nous faut que des hommes et la France en regorge ! » Ce fut son premier mot. La France s’allait dresser. Contre qui porterait-elle ses coups ? Ici se découvre le génie politique d’un Danton : s’affranchissant de sa sympathie pour l’Angleterre, il l’aperçoit maintenant, avec une claire vue, au centre de la coalition. C’est elle qui, désormais, par son or va essayer de triompher de la liberté française. Bonaparte la dénoncera sans cesse, cette Albion, comme l’éternelle ennemie ; mais Bonaparte n’aura alors qu’à regarder le drame qui, depuis 1793, se sera déroulé. En 1793, il faut un singulier instinct politique pour désigner si sûrement du doigt la vraie ennemie. Désormais on est « Rome, » elle est « Carthage. » Comment réduire « Carthage ? » En frappant son commerce (c’est déjà l’idée du blocus continental) : « Prenons la Hollande, et Carthage est à nous ! » Affamée, l’Angleterre renversera Pitt et devra venir à résipiscence.

Après avoir si nettement établi la situation, c’est l’appel enflammé à l’énergie : « Que vos commissaires partent à l’instant, qu’ils partent cette nuit et qu’ils disent aux riches : Il faut que vos richesses payent nos efforts ; le peuple n’a que du sang, il le prodigue ; allons, misérables, prodiguez vos richesses... Il faut du caractère. On en a manqué... Je fus dans une position telle que celle-ci dans le moment où l’ennemi était en France. Je disais aux prétendus patriotes : Vos discussions sont nuisibles au succès de la liberté. Vos discussions sont misérables. Je vous rebute tous, vous êtes tous des traîtres. Battons l’ennemi et ensuite nous nous disputerons. Je disais : Eh ! que m’importe, pourvu que la France soit sauvée, que mon nom soit flétri ! J’ai consenti à passer pour un buveur de sang ! Buvons le sang des ennemis de l’humanité, mais enfin que l’Europe soit libre ! » Et après de nouveaux cris d’appel frémissans et comme déchirans : « Remplissez vos destinées, point de passions, point de querelles, suivons la vague de la Liberté ! »

Haché par les applaudissemens des tribunes, le discours s’acheva dans une ovation « universelle, » dit le compte rendu.

C’était du meilleur Danton. Mais il n’avait réclamé de la Nation que de l’or et des soldats ; autour de lui, on voulait autre chose : des fers et le couperet. La Montagne entendait qu’on semât la terreur. Il fallait « un tribunal révolutionnaire. » Du matin au soir, Danton en adopta l’idée. On en fit la proposition ; la Droite pensa l’esquiver : on allait lever la séance à six heures, lorsque Danton se rua à la tribune et, d’une voix retentissante, cria : « Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leurs postes. » L’accent fut si terrible que chacun resta figé « dans un calme profond. » Quoi, disait-il, quand Dumouriez est peut-être enveloppé, on se séparerait sans avoir pris de grandes mesures contre les ennemis intérieurs qui bravent le peuple... Arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire. » Le mot évoquait de terribles souvenirs. Une voix cria : « Septembre ! » Alors, il osa excuser les massacres : ils n’eussent pas eu lieu si un tribunal eût existé. Il fallait donc profiter de la leçon. « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être. » Il demandait l’organisation du Tribunal et un pouvoir exécutif plus fort. Le ton devait être allier, car, de droite, on l’interrompit : « Tu agis comme un roi. — Et toi, riposta-t-il, tu par les comme un lâche. » Il insista, adjura, fut applaudi, enleva le vote, la création du tribunal devant lequel, après la Reine et les Girondins, il devait, un an après, comparaître lui-même.

Mais plus que l’organisation du Tribunal, le renforcement du pouvoir exécutif lui paraissait nécessaire. Sa faiblesse venait de l’erreur où était tombée la Constituante, interdisant à tout député de recevoir un portefeuille. Une telle disposition ne permettait de confier le ministère qu’à des sous-ordres, d’où la dangereuse inaction du Conseil. Évidemment, il se lassait lui-même d’être réduit, s’il restait membre de l’Assemblée, à son rôle de simple excitateur. Sans doute il essaya de donner à sa proposition une allure désintéressée : « jurant par la patrie » qu’il « n’accepterait jamais une place dans le ministère, » il voulait qu’on autorisât les députés à y entrer. Qui, en effet, parmi les députés « ne sentait pas la nécessité d’une grande cohésion » entre les agens du pouvoir exécutif et les députés « chargés de la défense extérieure de la Révolution ? »

La motion était d’un esprit réaliste et pratique. Mais les accusations de dictature, dirigées contre son auteur, depuis sept mois, étaient si violentes qu’il lui fallait une incroyable hardiesse pour oser la formuler. Ses précautions ne désarmèrent pas et Larevellière vint, de sa voix aigre, s’opposer « à une tyrannie nouvelle. » Il ne se fit pas faute de ranimer les défiances contre ces « hommes d’une grande audace » dont l’arrivée au pouvoir serait peut-être le signal d’une dissolution de l’Assemblée. » « Je ne cesserai, ajoutait le député de la Droite, de poursuivre ces tyrans, brigands qui, bien logés, bien nourris, bien vêtus, vivant dans les plaisirs, s’élèvent avec fureur contre ce qui jouit de quelque aisance. » L’allusion était claire : la Droite, enchantée, fit un succès au bossu, entraîna le Centre, tandis que la Montagne elle-même abandonnait Danton. Il retira sa proposition, — la plus raisonnable qu’il eût faite. Mais Louvet allait s’écrier, dans des brochures sur la « faction d’Orléans, » que Danton avait « découvert une des plus importantes parties de son plan » et platement échoué. Calomnié ou deviné, Danton dut emporter de cette séance de nouveaux motifs de colère.


Il jugeait avec raison que la Commission de défense, où la Gironde avait repris la majorité, était incapable de faire front à une situation vraiment épouvantable.

Dumouriez, exaspéré, menaçait la Convention. Le 12, il avait écrit une lettre comminatoire au président qui, consterné, l’avait communiquée à la seule Commission. Un instant, les intérêts des Girondins et des Dantonistes de la Commission y parurent identiques ; les uns et les autres avaient prôné le général, se l’étaient même disputé. On tint secrète la lettre et on décida qu’incontinent, Danton et son fidèle Delacroix, flanqués de quelques autres, partiraient pour la Belgique afin de ramener au devoir le compromettant Dumouriez.

Le général était resté en relations cordiales avec le tribun. Un an après, Robespierre tentera d’accabler son ennemi sous ce souvenir : s’il fallait l’en croire, Danton aurait été complice du général, lui aurait préparé les voies vers la dictature, aurait déchaîné l’émeute (avortée) du 10 mars pour lui donner un prétexte à intervenir à Paris avec ses armées. Tout cela me paraît fort peu vraisemblable. Danton ne rêvait point d’un César. Mais Dumouriez, qu’il estimait bon chef (il l’avait proclamé le 10 mars), était nécessaire à la défense.

C’était, à la Commission, Danton qui, le 14, avait demandé qu’on tentât de ramener le malheureux qui « avait perdu la tête en politique, » mais « conservait ses talens militaires. » Les envoyés « le guériraient » ou le « garrotteraient. »

Danton ne put joindre le général que le 20 à Louvain. Dumouriez venait d’être battu à Nerwinden et était hors de lui. Danton le prit dans ses bras, le « cajola » et obtint une rétractation écrite ; puis, le 21 mars, il reprit le chemin de Paris.-

Dumouriez n’avait pas été sincère. Danton parti, il se prépara à trahir. Les commissaires restés en Belgique le pressentaient. Dans trois lettres à Danton du 25, du 28 et du 29 mars, Delacroix signalait, à son ami, le général comme devenant décidément « dangereux » et concluait à l’arrestation. Ces lettres intimes suffiraient à nos yeux à détruire la légende de la « complicité » de Danton avec Dumouriez.

L’événement donnait raison à Delacroix. Le 26 mars, Dumouriez s’était, devant trois délégués des Jacobins, livré à des fanfaronnades séditieuses. Le 4 avril, ne rencontrant point, dans son armée, l’instrument qu’il avait espéré, il allait brusquement se réfugier dans le camp autrichien.

Ces événemens étaient gros de conséquences pour tous, pour Danton entre tous. Sans doute, la Gironde en restait atteinte. C’était elle qui, depuis 1792, épaulait bruyamment le général. Mais, avec plus d’éclat encore, Danton l’avait adopté. Dans les derniers jours, il l’avait défendu avec un acharnement qui commençait, dit Thibaudeau, à « étonner. »

Or, le 28, le bruit s’était répandu que, en dépit des promesses de Danton, Dumouriez trahissait : Girondins et Dantoniens cherchèrent incontinent à s’accabler les uns les autres sur cette trahison, — ne fut-ce que pour se dégager personnellement de l’aventure. Les Girondins semblent même avoir pris les devans. Ils auraient réclamé l’arrestation de Danton, et effectivement le bruit de cette arrestation courut. Et, soudain, les attaques de la Gironde se déchaînèrent, des salons à l’Assemblée, si violentes, que Danton, exaspéré et alarmé, se décida à faire front. La bataille allait dès lors être sans merci.


Jusqu’au bout, — en dépit de la fureur qui parfois le dominait, — Danton avait espéré qu’on s’entendrait. Le 15 mars, une suprême tentative de réconciliation avait eu lieu. Des conférences s’étaient instituées. Le girondin Bancal formulait l’espoir que de « ces conférences fraternelles où l’on s’était dit des vérités, » il surgirait « quelque chose. »

Mais plus que jamais le salon Roland y était hostile, — autant d’ailleurs que Robespierre sur sa Montagne. Dans une dernière entrevue, Danton fut au contraire pressant. Il fallait fonder la concorde sur l’oubli du passé. Guadet répondit brutalement : « Tout, tout, excepté l’immunité des égorgeurs et de leurs complices. » Danton, souffleté, resta immobile. Mais Guadet criait : « La guerre, et qu’un des deux périsse ! » Alors Danton lui saisit la main, ému devant l’abîme que, sous leurs pas, creusait cette parole, et le regardant fixement : « Guadet, dit-il, tu veux la guerre, tu auras la mort ! »

Les ponts étaient ainsi coupés et la campagne contre la Gironde commença. Robespierre, appuyé par Danton, entendait éliminer le parti de ses positions. Le 25 mars, à la Commission de défense en majorité girondine, la Convention substitua un Comité de salut public, d’où la Droite, dès l’abord en minorité, allait être chassée. Les événemens d’ailleurs écartaient fatalement les modérés à l’heure où tout devenait démesuré. Guadet avait voulu « la guerre, » il allait avoir « la mort. »

Aux Girondins Danton apparaissait comme le meneur de cette intrigue. Avant même qu’elle eût réussi, ils entendirent étrangler l’homme avec l’affaire de Dumouriez.

Le 27, la trahison n’étant point encore connue, Danton avait prononcé un discours où, dans un passage incident, il avait déclaré avoir vu une lettre dans laquelle Roland avait convié Dumouriez à se liguer avec lui pour écraser le parti jacobin, « surtout ce Danton. » Le lendemain, Roland protesta : la lettre était un faux. Les Girondins crièrent à l’imposture. Il fallait que Danton s’expliquât. Le 30, ils l’y provoquèrent en termes acerbes. Tandis que, dit le compte rendu, « plusieurs voix s’élevaient pour accuser Danton, » notamment au sujet des fameux « comptes, » un député cria qu’il serait bon que Danton parlât de la mission en Belgique, au sujet de laquelle mille bruits infamans circulaient déjà.

Danton se sentait-il mal assuré ? Son discours haletant, en tous cas, le laissa croire. Et, le soir, aux Jacobins, il prononça un autre plaidoyer où, au milieu de boutades ironiques et de fougueuses sorties, on pouvait percevoir le même embarras à s’expliquer franchement. Une menace s’y formulait, annonçant l’orage ; la Convention « infestée » se « purgerait sans déchiremens, » et s’adressant à ses ennemis (absens) il ajoutait : « Nous voulons bien encore nous montrer sages et froids, mais, si vous levez encore la tête, vous serez tous anéantis. »

Les « ennemis » crurent Danton empêtré et entendirent l’enfoncer d’un seul coup le surlendemain, 1er avril.

Ce fut Lasource qui attacha le brûlot : l’accusation de complicité avec Dumouriez. Danton y répondit encore avec une relative modération, discutant les faits, démontrant ce qui le séparait du général, qu’il n’avait renoncé à faire saisir que par patriotisme d’abord, car on se battait contre les Autrichiens ; par prudence ensuite, car, dépourvu de toute force exécutoire, il ne pouvait prévaloir contre le prestige de l’état-major.

La modération même de cette première réponse put faire croire à Lasource que son adversaire était intimidé. Il remonta donc à la tribune et cette fois l’accusation se précisa : Dumouriez avait voulu rétablir la royauté après avoir dissous la Convention nationale ; Delacroix et Danton étaient les complices, « tenant, l’un en Belgique, l’autre à Paris, les deux extrémités du fil de la conjuration. » C’était, si Lasource était logique, demander la tête de ses deux collègues.

De son banc, Danton ne disait mot. Mais un des témoins de la scène dit qu’ « immobile à sa place, relevant sa lèvre avec une expression de mépris qui lui était propre et inspirait une sorte d’effroi, son regard annonçait en même temps la colère et le dédain ; son attitude contrastait avec les mouvemens de son visage et l’on voyait, dans ce mélange bizarre de calme et d’agitation, qu’il n’interrompait pas son adversaire parce qu’il lui serait facile de lui répondre et qu’il était certain de l’écraser. »

Cependant, un autre membre de la Droite, Birotteau, ayant succédé à Lasource à la tribune, allait plus loin que lui : Danton s’était voulu faire roi. « Vous êtes un scélérat, cria Danton, la France un jour vous jugera. » Mais la Convention semblait hésitante : la campagne menée, depuis huit jours, avec une passion inouïe contre Danton portait ses fruits et l’embarras qu’avait montré l’ « accusé » semblait l’avoir rendu suspect. L’Assemblée décréta la constitution d’une commission d’enquête. La Droite sembla triompher. Alors Danton parut résolu à brûler ses vaisseaux : « On le vit courir à la tribune, congéstionné de fureur, résolu à écraser qui voulait le perdre. « Passant devant les bancs de la Montagne, il dit d’une voix basse et comme se parlant à lui-même : « Les scélérats ! ils voudraient rejeter leurs crimes sur nous ! » La Gauche comprit, dit Levasseur, que « son impétueuse éloquence allait rompre enfin toutes les digues. » Aussi, tout entière debout, semblait-elle prête à le suivre dans son assaut. Mais en vain il demandait la parole ; la Droite la lui refusait : il s’expliquerait à la Commission. Il parut, un instant, renoncer à faire violence à l’Assemblée et fit mine de regagner sa place. Alors toute l’extrême Gauche se leva de nouveau, « l’invitant à retourner à la tribune pour être entendu » et dans les tribunes ce furent de longs applaudisse- mens. Danton criait : « Vous voulez faire assassiner les patriotes, mais le peuple ne se trompera pas. La Montagne vous écrasera! »

Et, soudain, avec une impétuosité nouvelle, il se rua à la tribune et s’y imposa.

Alors se tournant vers la Montagne, il se livra à elle tout entier. « Je dois commencer par vous rendre hommage comme aux vrais amis du salut du peuple, citoyens qui êtes placés à cette Montagne : Vous avez mieux jugé que moi. » C’était le désaveu, attendu avec impatience par Robespierre, Collot, Marat, de la politique d’apaisement poursuivie, d’intermittente façon, par Danton depuis six mois. La Montagne éclata en applaudissemens : elle avait reconquis l’homme de l’audace. « J’ai cru longtemps, poursuivait-il d’une voix frémissante, que, quelle que fût l’impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m’a départis ; je devais employer, dans les circonstances difficiles où m’a placé ma mission, la modération que m’ont paru commander les événemens. Vous m’accusiez de faiblesse, vous avez raison, je le reconnais devant la France entière... »

« Sa voix de stentor, dit Levasseur, retentissait au milieu de l’Assemblée comme le canon d’alarme qui appelle les soldats de la brèche. Il avait enfin renoncé aux ménagemens... »

« Nous, disait-il en effet, nous, faits pour dénoncer ceux qui, par impéritie ou par scélératesse, ont constamment voulu que le tyran échappât au glaive de la loi... » Alors un grand tumulte se produisit : Droite et Gauche s’invectivaient, mais sa voix dominait tout : « Eh bien ! ce sont ces mêmes hommes... qui prennent aujourd’hui l’attitude insolente de dénonciateurs... » Le tumulte, à ce mot, fut tel que sa « voix de stentor » fut couverte. Mais un instant après, elle se faisait entendre : il discutait âprement les accusations de Lasource, renvoyant coup pour coup au milieu des cris de ceux qu’il atteignait, fouaillait, mordait. Le discours est fort long : il s’y défendit d’abord pied à pied, reprit, avec une violence accrue, les argumens qui venaient d’être développés ; mais soudain il fonça, toute l’amertume de son âme débordant. La Droite l’avait rappelé à la modération, au respect. « Pourquoi ai-je abandonné le système du silence et de la modération ? Parce qu’il est un terme à la prudence ; parce que, quand on se sent attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s’applaudir de ma circonspection, il est permis d’attaquer à son tour et de sortir des limites de la patience... » L’Assemblée en grande majorité applaudit. Et alors, affectant de défendre Delacroix plus que lui, il affirma qu’on ne poursuivait en eux que des hommes qui, contrairement à d’autres, avaient voulu apaiser « les préventions des départemens contre Paris » et voulu l’unité de la République.

« Nous voulions un roi ! » et il ricanait ! Si Dumouriez avait voulu un roi, c’était sur l’instigation de ces Girondins qui sans cesse l’entouraient. « Oui, eux seuls, continuait Danton, eux seuls sont les complices de la conjuration. » Les tribunes et la Montagne crépitaient d’applaudissemens : « Et c’est moi qu’on accuse ! » « Eh bien ! je crois qu’il n’est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France. »

Alors il se lâcha et ce fut un flot où roulèrent les accusations et les récriminations ; il réfuta des calomnies sur sa probité ; il revint sur les affaires de Belgique, sur son attitude en 1792 ; il se déclara prêt à parler devant la Commission, mais il demanda qu’on « examinât la conduite de ceux qui avaient empoisonné l’opinion et, pour sauver les restes du royalisme, entravé l’action révolutionnaire et la défense nationale. » « Plus de composition avec eux ! » On applaudit encore, et il termina par une de ces phrases imagées qu’il affectionnait tant : « Je me suis retranché dans la citadelle de la raison ; j’en sortirai avec le canon de la vérité pour pulvériser tous mes ennemis. »

Il n’avait pas fait trois pas, descendant de la tribune, qu’il fut assailli par la Gauche qui, tout entière, se précipitait sur lui, l’embrassait, le portait en triomphe. « Votre Danton ! » criera tout à l’heure Guadet. Oui, il était redevenu leur Danton : ils l’embrassaient à l’étouffer. Levasseur nous dit très sincèrement que lui et ses amis le reprenaient. « Quoique assis au sommet de la Montagne, dit-il, il avait été jusque-là, sinon l’homme de la Droite, du moins, en quelque sorte, le chef du Marais, » voulant « établir l’union entre les Girondins et la Montagne. » Cette déclaration de guerre à la Gironde était « le signal d’une victoire certaine. » A la joie délirante de la Montagne, Lasource et ses amis purent mesurer la faute immense qu’ils avaient commise. De cet homme qu’ils avaient pensé accabler, ils faisaient un triomphateur, et son triomphe était fait de leur défaite mortelle.


La lutte était tellement engagée que, dès le 2 avril, Danton, tout à fait remis d’aplomb, réclamait aux Jacobins le rappel des conventionnels montagnards en mission, car il fallait que « tous les patriotes se ralliassent à la Montagne pour faire rendre des décrets qui sauvent la République et qui purgent la Convention de tous les lâches intrigans. »

Le 5, il demandait, à la Convention, que le tribunal révolutionnaire entrât en activité, pour éviter « les scènes sanglantes qu’amènerait la vengeance populaire. » Sans doute, il exprimait encore des regrets amers qu’on n’eût pu s’unir puisque, l’Europe les menaçant, « il faudrait périr tous ou tous sauver la République. » Mais il avait condamné dans son esprit les Girondins sinon à la mort, du moins à l’expulsion. « Qu’ils s’en aillent, disait-il à ses confidens, et nous laissent travailler. »

Il travaillait en effet. Le Comité de salut public, institué le 25 mars, avait, le 6 avril, été reconstitué et on en avait éliminé la Gironde : Danton y parut vite le maître. C’était bien le Comité Danton qui, jusqu’à ce que lui succède en juillet le Comité Robespierre, va gérer les affaires de la façon que je dirai tout à l’heure.

Retenons simplement que sa constitution avait été pour la Gironde un effrayant échec. Elle crut prendre sa revanche : le 12 avril, elle parvint à faire déférer Marat devant le Tribunal en dépit des avertissemens menaçans de Danton qui, le 24, se réalisaient. Marat acquitté rentrait, ce jour-là, en triomphe à la Convention. Danton, décidément reconquis par la Montagne, célébra ce jour de fête où un député inculpé était rétabli dans le « sein de la Convention. » La Gironde, assommée par l’événement, était maintenant exposée aux plus terribles malheurs.

La Commune préparait contre elle une journée. Comme il lui fallait un général, elle en nomma un fort illégalement. La Gironde répondit à cette audacieuse innovation en demandant qu’on cassât l’assemblée de l’Hôtel de Ville et, une commission d’enquête ayant été nommée, composée de douze membres, la Droite parvint à l’investir le 24. Elle décida l’arrestation d’Hébert, boute-en-train du mouvement. Quand, le 27, la menace à la bouche, une délégation de la Commune vint réclamer la mise en liberté d’Hébert, son procureur, Isnard, qui présidait écrasa de son indignation non seulement la Commune, mais Paris tout entier, menacé de « destruction totale, s’il osait rien entreprendre contre la Convention. »

Danton avait eu, dans ces jours de conflit, l’attitude qu’on pouvait attendre. Il s’était, le 24, opposé aux mesures proposées par la Commission des Douze : on calomniait Paris, il fallait élire une autre commission, qui rechercherait « les crimes de ceux qui égaraient les départemens. » Le 25, ce fut lui qui monta à la tribune pour répondre à « l’imprécation du président » contre ce peuple, sans l’énergie duquel « il n’y aurait pas eu de Révolution, » contre cette ville « qui méritait l’embrassement de tous les Français. »

Le 27, il paraît arrivé au paroxysme de la colère. L’offensive de la Gironde l’inquiète : il se sait perdu, si elle triomphe. Il se jette dans un tumultueux débat qui s’est institué au sujet des Douze et c’est le Danton des grands jours : « Tant d’impudence commence à nous peser. Nous vous résisterons ! » crie-t-il de sa place. Et c’est une catilinaire contre le complot « qui arrache à leurs fonctions les magistrats du peuple (c’est Hébert). » La Montagne l’acclama.

Le 29, il accentue son attitude : « Il est temps que nous nous coalisions contre les complots de tous ceux qui voudront détruire la République... Paris ne périra pas... Les sections... feront toujours disparaître ces lâches modérés dont le triomphe n’a qu’un moment. »

La situation était si tendue que l’heure des catastrophes parut inévitablement proche. Danton semblait la hâter, et cependant, comme toujours, devant la rupture, il semblait pris d’angoisse. Robespierre lui en fera un grief. « Il a vu, écrivait-il, avec horreur la journée du 31 mai, » et, effectivement, le lendemain de la journée, le bruit se répandra que Danton l’a désapprouvée. C’est fort exagéré. Danton voyait sans « horreur » se préparer une journée, mais il ne la voyait pas sans regret, parce qu’elle allait marquer la fin de son rêve, ni sans inquiétude, parce que, arrachant à leurs bancs les Girondins, elle le livrerait lui-même, avec la République, à la Montagne, à Robespierre, à Marat.

Regret et inquiétude le poussèrent à une dernière tentative pour apaiser le conflit. Le Comité de salut public, sous son inspiration, chargea Barère, le 30 mai, d’un rapport sur « l’état de la République. » Barère passa longtemps pour l’auteur du rapport. Il est aujourd’hui avéré que Danton se chargea de la partie proprement politique du morceau. Se sachant odieux à la Droite, et ne voulant point, en paraissant a la tribune, provoquer de nouvelles scènes de haine et aller ainsi contre son but, il préféra confier à l’onctueux Barère la lecture du rapport. C’était un dernier appel à la concorde. « Que les hommes ardens se gardent de repousser de leurs rangs ceux qui ont une âme moins élancée vers la liberté, mais qui ne la chérissent pas moins qu’eux... Ajournons nos haines personnelles jusqu’après la Constitution. » Et comme les applaudissemens éclataient fort naturellement à Droite, Cambon qui, membre du Comité, savait le secret de cette démarche, ne put le retenir et, se tournant vers les Girondins : « Ce passage, dit-il, que nous venons d’applaudir a été écrit par un homme calomnié, par Danton ! »

Mais il était trop tard pour arrêter la rue avec des phrases. Et d’ailleurs, Danton espérait que le mouvement n’aurait peut-être qu’un effet : forcer la Convention à supprimer la Commission des Douze. Barère affirme, — et Cambon confirme, — que Danton et Delacroix avaient rédigé la pétition même que, le 31, les délégués de la Commune, tandis que le tocsin sonnait dans Paris, apportèrent à l’Assemblée, acte d’accusation contre la Commission et ses tenans.

Ceux-ci soupçonnaient le fait. Ils tenaient Danton pour le meneur qui voulait leur mort. Quand, le 31 au matin, les Girondins menacés entrèrent dans la salle des séances, ils y trouvèrent presque seul Danton à son banc. « Vois-tu, dit Louvet à Guadet, vois-tu quel horrible espoir brille sous cette figure hideuse ? » — « Sans doute, répondit Guadet, c’est aujourd’hui que Clodius exile Cicéron, »

Clodius voulait-il exiler Cicéron ? Cela n’est pas certain ! mais le réduire à l’impuissance, à coup sûr. Lorsque, à la même heure. Garat rencontra Danton à la Convention, il lui dit ses craintes : « Qui remue ces ressorts ? Que veut-on ? » — « Bah ! fit le tribun, il faut les laisser briser quelques presses et les renvoyer après cela! » — « Ah ! Danton ! je crains bien qu’on ne veuille briser autre chose que des presses ! » — « Eh bien ! il faut y veiller. Vous avez les moyens bien plus que moi. » Même si Danton était sincère, Garat avait raison. C’est toujours jouer jeu dangereux que de lancer la populace à l’assaut, en assignant in petto des limites à ses audaces.

Quoi qu’il en soit, les pétitionnaires introduits, Danton les appuya. On avait créé, dit-il, « une commission impolitique : >> il la fallait casser ; si on ne le faisait, le peuple « ferait pour sa liberté une insurrection. » C’est cependant Robespierre qui vint demander des têtes. L’Assemblée ne les voulait pas livrer, mais, assiégée et prenant peur, elle cassa la Commission.

Il y a peu d’apparence que Danton ait entendu qu’on allât plus loin. Le 31 mai le satisfaisait : le 2 juin le dépassa. On sait comment, ce jour-là, la Convention, assiégée encore, mais cette fois par une véritable armée, capitula devant les canons du « général » Henriot. On vit, dira-t-on, Danton aller serrer la main du général, lui criant : « Tiens bon. » Il se peut. Il n’avait pas désiré le coup de force, mais, l’émeute triomphant, il ne tenait nullement, pour la défense de ses « ennemis » de la veille, à se brouiller avec la rue.

Il espérait encore que la mise hors de Convention des Girondins, décrétée sous la pression de l’émeute, n’aurait nullement comme conséquence forcée leur mort ni même leur détention. La preuve en est que, le 7 juin, il proposera à la Convention de « donner des otages aux députés détenus. » Ce sera une dernière velléité. Il pleurera leur mort, mais après être, nous le verrons, resté quatre mois sans rien tenter pour eux. Il dira et répétera que, pendant six mois, il a tout fait pour éviter le conflit, et que c’étaient eux qui « avaient refusé de le croire pour se donner le droit de le perdre. » La veille de sa propre mort, hanté par ce remords d’avoir, en jetant bas les Girondins, acheminé les malheureux à la guillotine, il se donnera comme consolation suprême que « Brissot l’eût fait guillotiner lui-même comme Robespierre, » — ce qui n’est pas sûr.

En tout cas, il leur gardait une rancune que, dans les derniers jours, il formulera : en le méconnaissant, ces gens l’avaient jeté dans les bras de Robespierre.

Il avait raison de le regretter, car, en le jetant dans les bras de Robespierre, l’événement le mettait entre ses mains. La Gironde proscrite, la suprématie passait à la Montagne. Mais beaucoup de gens de ce côté ne pardonnaient qu’à moitié à Danton son attitude conciliante et modérée des premiers mois et désormais le suspectaient de « faiblesse. » Robespierre va, avant peu, profiter de cette situation pour l’éliminer du Comité, le paralyser ensuite à la Convention et enfin le pousser à l’abîme. Quand, dans l’hiver de 1794, Danton cherchera, à son entreprise hésitante de réaction anti-terroriste, un appui sur les bancs de l’Assemblée, son regard se reportera souvent sur les bancs tragiquement vides de la Droite girondine.

Le 2 juin était la défaite de ses « ennemis, » mais, par une singulière conséquence, elle était aussi la sienne. Il en avait eu le pressentiment. C’est bien pourquoi il avait, de longs mois, fait tant d’efforts contre son propre tempérament pour éviter le conflit et reculer la catastrophe.


III. — LE COMITÉ DANTON

Le 6 avril, Danton avait été élu par 223 suffrages et le cinquième sur neuf, membre du Comité de salut public. Réélu tel quel le 10 mai et le 10 juin, ce Comité, pouvoir exécutif à neuf têtes, gouvernera donc trois mois la France. Ses membres délibéraient en commun des affaires, mais, pour qu’elles fussent préparées et « suivies, » se devaient partager les parties de l’État. Danton et Barère reçurent, — ou prirent les Affaires étrangères. Mais, Barère s’inclinant volontiers devant les forts, Danton, en fait, domina seul ce département.

Il dominait d’ailleurs le Comité tout entier : avant deux semaines, tous le suivaient, séduits par ses larges vues et cette étonnante capacité d’activité qu’entre deux périodes de paresse, il pouvait soudain faire éclater.

Il reprenait donc ce pouvoir qu’il avait quitté en octobre précédent avec le regret de n’avoir pu que « bâcler. » Pourrait-il faire mieux, d’ailleurs ? Il essaya de formuler un programme de gouvernement : « Je le déclare, dit-il le 10 avril, vous seriez indignes de votre mission, si vous n’aviez constamment devant les yeux ces grands objets : vaincre les ennemis, rétablir l’ordre dans l’intérieur et faire une bonne Constitution. » Il continuait à vouloir, suivant son mot, « fixer » la Révolution.

On était menacé, nous le savons, de tels périls que la situation d’août 1792 devait paraître rétrospectivement à Danton pleine de facilités, comparée à celle d’avril 1793.

Il était trop patriote pour ne pas frémir des périls amoncelés, trop intelligent pour ne pas comprendre quelles leçons ils enfermaient. Dès les premières heures, il s’était remis devant l’échiquier avec Lebrun, son ancien collègue du Conseil qui, resté aux Relations extérieures, rentrait, cette fois officiellement, sous sa tutelle. Cet échiquier, il l’examinait de sang-froid, délivré miraculeusement, devant la carte de l’Europe, de cette frénésie qui semblait parfois l’affoler. Devant les choses concrètes, le tribun redevenait l’avocat des conseils qui jadis épluchait les dossiers.

Peut-être, après tout, pouvait-on encore détacher l’une de l’autre les Puissances allemandes, peut-être ramener l’Angleterre. En attendant, une seule ressource demeurait pour maintenir en Europe un reste d’influence, obtenir l’amitié des petites Puissances (ç’avait été la politique traditionnelle de la France), Suède, Danemark, Venise, Turquie, qui serviraient à contenir Autriche, Prusse et Russie.

Mais rien de tout cela ne se pouvait tenter, si l’on ne rassurait quelque peu l’Europe en étalant quelque sagesse.

Danton avait, dans un moment d’exaltation, plus que personne contribué à enlever le vote qui, consacrant les limites naturelles, avait, autant que la politique de propagande, excité au paroxysme les alarmes des Puissances, grandes et petites. Mais il ne s’embarrassait guère de ses propres déclarations. Il en ferait d’autres, voilà tout, qui permettraient peut-être d’aboutir à la paix. Cette paix, il y aspirait, ne fût-ce que pour faire tomber ce régime de salut public, expédient provisoire et scabreux auquel il faudrait mettre fin pour « organiser la République » qu’ensuite on « ornerait. »

Ces pensées de pacificateur, qui percent à travers les discours et se révèlent par les démarches de Danton pendant ses trois mois de pouvoir, le rendaient à la vérité incommode à Robespierre. Celui-ci ne voyait pas sans une inquiète jalousie Danton installé au Comité, alors que lui ni ses amis ne s’y asseyaient. Son heure viendrait-elle, si tout s’apaisait ? Grâce à lui, tout un monde se répandait contre Danton en murmures, en attendant mieux : un journal signalait, dès le 6 avril, l’allure tortueuse de Danton : il visait à « la dictature. » Un Marseillais écrira le 5 juin que « Danton laisse passer le bout de l’oreille. » Les Clubs, la Commune le surveillaient d’un œil méfiant.

Captif de son ancien personnage, contraint par la crainte de paraître tiède, il était amené à dissimuler ses sentimens les meilleurs et ses plus sages idées comme des fautes, et de tout couvrir du tapage démagogique. Garat, qui le vit beaucoup, nous le montre « jetant des cris de vengeance qui ébranlaient les voûtes du sanctuaire des lois et insinuant des mesures par lesquelles les vengeances pouvaient avorter. » L’ancien ministre ajoute : « Ses transports ne sont plus qu’hypocrisie ; le besoin et l’amour de l’humanité sont les véritables sentimens de son cœur ; il se montrait barbare pour garder toute sa popularité et il voulait garder toute sa popularité pour ramener avec adresse le peuple au respect du sang. » Politique effroyablement dangereuse : la rue entendait « les cris de fureur démagogique » et restait sourde aux « insinuations de clémence. »


Le plus pressant, pour « fixer » la Révolution, était d’arrêter l’Europe en la rassurant.

Le 13 avril, Danton parut à la tribune pour atténuer l’effet d’une intervention de Robespierre. Celui-ci, tout à sa machiavélique politique de guerre, avait demandé « la peine de mort contre les lâches qui proposeraient de transiger avec les ennemis de la République. » C’était presque couper au nouveau Comité toute possibilité d’action diplomatique. Danton, sans heurter de front Robespierre, s’expliqua : « Il était temps que la Convention fit connaître à l’Europe qu’elle savait allier la politique aux vertus républicaines. » Le décret sur la propagande surtout l’inquiétait : « Vous avez, disait-il, rendu, dans un moment d’enthousiasme, un décret dont le motif était beau sans doute, puisque vous vous obligiez de donner protection aux peuples qui voudraient résister à l’oppression de leurs tyrans... Citoyens, il me faut avant tout songer à la conservation de notre corps politique et fonder la grandeur française. Que la République s’affermisse, et la France, par ses lumières et son énergie, fera attraction sur tous les peuples. »

L’homme, depuis une semaine, gérait les Affaires étrangères ; on comprit qu’il demandait ses coudées franches ; l’Assemblée déclara qu’ « elle ne s’immiscerait en aucune manière dans le gouvernement des autres Puissances. » La formule était de Danton : elle déblayait sa route.

Il la fit porter incontinent à la connaissance des petites Puissances : on rassurait les Suisses, Genève, le roi de Sardaigne lui-même, à qui Chepy, agent de Danton, fut chargé d’aller promettre des compensations pour la Savoie perdue. Déjà la Suède avait renvoyé a Paris le baron de Staël ; Danton l’enveloppa de séductions ; ce serait un tel avantage que l’alliance, avec la République, des successeurs de Gustave-Adolphe, des alliés traditionnels de la vieille monarchie.

Danton, cependant, tâta l’Italie. Semonville, un ci-devant (mais Danton, à cette heure, emploierait, s’il le fallait, un Bourbon), ira solliciter le grand-duc de Toscane ; Noël, un des agens du secret de Danton, court rassurer Venise. Tout un corps diplomatique nouveau est recruté, destiné aux petites cours : Verninac ira à Stockholm, Grouvelle à Copenhague, Descorches à Dresde, Bourgoing à Munich, Desportes à Stuttgard, Maret à Naples, Chauvelin à Florence ; Semonville poussera jusqu’à Constantinople. Presque tous ces agens, par leur naissance ou leurs opinions, seraient suspects au club des Jacobins. Qu’importe à Danton ! Il faut traiter suivant les anciennes formules et ces anciens agens du ministre des Affaires étrangères les connaissent. Subsidiairement, certains d’entre eux doivent travailler (Sorel a débrouillé merveilleusement ce bel écheveau diplomatique), fût-ce par d’incroyables feintes, à brouiller Prusse et Autriche, Quanta l’Angleterre, la prise d’Anvers seule l’avait exaspérée : voici Anvers perdu pour la France ; Danton ne demande qu’à laisser sommeiller la doctrine des limites naturelles. Tout ce travail produit-il des résultats ? Tout au moins fait-il naître des espérances ? On voit Danton s’écrier : « Vous saurez avant peu que cette ligue des rois tend à sa dissolution. »

L’Angleterre surtout donnait des espérances. Les libéraux anglais faisaient savoir à Danton que le sage décret du 13 avril était « un acte préalable au rétablissement de la paix, » Si rogue que parût le ministère tory, Danton ne désespérait point de le désarmer avec quelques semaines de plus.

La Prusse, elle, se laissait derechef entraîner à des négociations. Il y eut à Metz des entrevues dont l’Autriche s’inquiéta. Vienne même, d’ailleurs, sentait s’amollir son intransigeance devant les dangers que courait Marie-Antoinette : la Reine captive pouvait servir à amorcer une négociation. Elle jouait d’ailleurs un grand rôle en toutes ces démarches : de Naples, de Stockholm, de Florence, de Londres, on faisait de sa délivrance une condition préalable à tout accord.

En tout cas, partout, au commencement de juillet, les négociations étaient amorcées, acheminant peut-être à la paix. Le départ de Danton devait tout rompre.

Cette paix, il ne la voulait pas à tout prix. C’est pendant ce nouveau passage aux affaires que se développe chez lui ce nationalisme dont les accens révèlent mieux qu’un simple procédé oratoire : une conviction sincère. Cette « patrie » dont il avait tant parlé devenait pour lui tout autre chose qu’une entité philosophique : c’était une chose concrète : la France. Il avait en elle une confiance admirable, particulièrement dans les soldats français. « Il n’en est pas un seul qui ne croie valoir plus de 200 esclaves, » s’écrie-t-il. Avec eux, aucune crainte à concevoir : la France, si elle ne faisait pas céder la coalition par l’évident retour à la raison que dénotait le vote du 13 avril, appuyé de démarches pacifiques, la saurait faire plier sous le feu de ses canons. Il fallait pour cela que le guerrier français, montant à l’assaut, « ne dît point comme autrefois : Ah ! si ma dame me voyait, mais qu’il dît : Ah ! si ma patrie me voyait. »

Ces phrases brûlantes étaient acclamées : elles lui valaient cette persistance de popularité qui lui paraissait si nécessaire pour se permettre d’ « être sage. » Il la fortifiait par des déclarations malheureusement plus démagogiques que patriotiques, félicitant, le 10 juin, les Parisiens d’avoir fait la journée du 2 et méritant, par cette justification de l’émeute, les félicitations du club où, le 14, Bourdon de l’Oise exalté le saluait de ces mots : « Danton, tu as sauvé hier la République ! » À quoi il répondait : « Je vous égalerai en audace révolutionnaire et mourrai Jacobin ! » Par ailleurs, il bâtissait avec son ami Hérault de Séchelles la constitution dont il déclarait, le 29 mai, qu’il la fallait faire la plus démocratique dans ses bases. Le peuple, avait-il dit le 10, n’était-il pas « essentiellement bon ? » Conçue dans cet esprit, la Constitution serait « la batterie qui ferait un feu de mitraille contre les ennemis de la liberté. »

Ces phrases démagogiques. Garat nous l’a dit et nous le constatons, masquaient des tentatives, à la vérité assez gauches, de clémence. Il entend qu’on ne traite pas en proscrits les Girondins vaincus et par là s’expose aux dénonciations des Cordeliers extrêmes. Paré, son homme, devenu ministre de l’Intérieur, se montre fort modéré ; Desmoulins attaque Marat, qui leur « ferait faire de mauvaises affaires. » Les extrémistes sont mal vus du groupe. Danton ne cesse d’affirmer qu’il faut viser « à l’égalité des droits, non à l’égalité impossible des biens. » Et, rassurant les propriétaires, il sauve les prêtres, à la déportation desquels, le 19 avril, il s’est opposé. Il étale une large tolérance : « Eussions-nous ici un cardinal, je voudrais qu’il fût entendu, » et dans trois discours, au cours de ces mois de sagesse, il parvient, grâce à des déclarations personnelles d’athéisme, à empêcher la persécution. Au reste, ajoute-t-il, le meilleur moyen de rendre le prêtre inoffensif est de développer l’instruction ! « L’éducation publique est une dette sociale qui est à échéance depuis que vous avez renversé le despotisme et le règne des prêtres. » Par l’organisation de l’instruction, la République se fortifiera et s’armera. Point de persécution.

Tout cela indiquait, si on écarte surtout les déclamations plus ou moins sincères, l’état d’esprit que tout à l’heure Garat caractérisait. Cet homme qui, suivant son expression, avait « accoté son nom à toutes les institutions révolutionnaires, » écartait, par ailleurs, la Terreur que toute une meute, autour de Robespierre, appelait de ses vœux. La guillotine ne fonctionnait pas encore. Le couperet ne tenait, à la vérité, qu’à un fil. Le Comité Danton ne le coupait pas. On ne le coupera qu’au lendemain de sa chute. Ni les Girondins, ni la Reine ne devaient marcher à l’échafaud, si Danton se maintenait au pouvoir.

La Reine ! C’était un des objets de ses préoccupations ; et ce fut peut-être la cause secrète de sa chute. Tout lui commandait de la sauver et, avant tout, le souci d’empêcher avec l’Europe la reprise de la lutte inexpiable. Beaucoup de royalistes, peu tendres pour la mémoire de Danton, ont admis qu’il avait voulu sauver la Reine : Mallet du Pan devait l’écrire peu après. Sans attacher trop de créance au curieux récit qu’a fait Courtois, grand confident de Danton, il est certain qu’il se prêta à une intrigue destinée, si on ne pouvait officiellement mettre la Reine en liberté, à la faire évader. Une lettre de Danton à la Reine aurait même été saisie par Robespierre, dans les papiers duquel Courtois l’aurait retrouvée, et peut-être fut-ce la « pièce secrète » du procès Danton. Ce qui est sûr, c’est que Danton fut assiégé de sollicitations : Hardenberg, avec l’autorité que lui donne sa connaissance des affaires de l’Europe, affirme qu’au nom de l’Autriche, Mercy-Argenteau offrit à l’homme une grosse somme d’argent pour sauver la Reine : Danton aurait repoussé l’argent, mais promis son concours. Ce qui est plus sûr encore, c’est ce que Maret, fort mêlé à la diplomatie du Comité, déclare : que « la plus saine partie du gouvernement » entendit, loin de l’éviter, provoquer une démarche des petits Etats, tendant à exiger, pour prix de leur amitié, la mise en liberté de Marie-Antoinette. Maret eût été chargé de cette mesure. L’ambassadeur d’Espagne à Venise dut avoir vent de cette négociation. Le 31 juillet, il écrivait au duc d’Alcudia cette fameuse lettre qui, saisie, devait être, elle aussi, versée au procès de Germinal. On y lit cette phrase singulière : « Danton et Delacroix, qui étaient du parti de la Montagne, se sont faits girondins (il veut dire modérés), et ils ont eu des conférences avec Sa Majesté (Marie-Antoinette). »

Cette lettre laisse peu de doute sur l’attitude de Danton et sur la réalité de la mission de Maret. Je retrouve d’ailleurs en toute cette machination l’esprit du Danton de l’été de 1793. Désireux, pour diverses raisons, de sauver la Reine, il voulait paraître avoir la main forcée par les petites cours à gagner. Depuis des semaines, il lui fallait trouver des prétextes à la clémence et des excuses à l’humanité.


Il subissait, notamment depuis les premiers jours de juin, l’influence adoucissante, à l’excès peut-être, d’une femme, d’une enfant, pourrait-on dire, qu’il venait d’épouser.

Chez un homme aussi passionné et prenable aux entrailles, il faut sans cesse chercher, dans la vie privée, des explications à certaines de ses attitudes politiques. La mort de Gabrielle l’avait, nous l’avons vu, jeté dans une frénésie sombre dont les Girondins avaient, à leur dam, connu les effets. Et maintenant, retrouvant le bonheur, il s’attendrissait.

Tout Danton tient dans ce double épisode : en février 1793 des transports de douleur devant le corps exhumé de sa femme ; et, en juillet, son mariage avec cette jolie Louise Gély qui, de sa petite main, va, dit-on, faire se courber cette tête altière jusque sous la bénédiction d’un prêtre romain.

La solitude du foyer, plus qu’à aucun autre, lui pesait. « Il me faut des femmes, » dira-t-il le 29 août à propos de son récent mariage. Il lui fallait « une femme ; » j’ai dit ce qu’il lui demandait : la vie confortable et l’amour par surcroît.

Cette petite Louise était fille de <(Marc-Antoine Gély, ci-devant employé à la marine. » Ayant été jadis huissier audiencier, Gély était, avant 1789, du monde qui fréquentait le café Charpentier. Les familles étaient liées.

Cette petite Louise aima-t-elle Danton ? On a dit qu’elle l’épousa par peur ; une petite-nièce de Louise, Mme Pierre Petit, l’affirmait encore dernièrement : Louise n’eût accepté que « par terreur » une union pour laquelle elle n’eut jamais que de l’ « horreur. » Rien ne semble moins probable. Que Louise, restée veuve à dix-sept ans, se soit remariée, trois ans après, avec Dupin, futur préfet de l’Empire, dont elle aura « les trois Dupin » de la monarchie de Juillet, et que, remariée, elle n’ait jamais parlé de Danton, dont le souvenir était fort légitimement désagréable au baron Dupin, cela ne prouve pas grand’chose. Deux faits au moins, plus vérifiables, prouvent que les Gély et Louise elle-même avaient vu sans « horreur » cette union : c’est que, Danton mort, Gély accepta (un document le révèle) de faire partie du conseil de famille des enfans du premier lit ; c’est ensuite que Louise se retira à Arcis près de sa belle-mère, où elle était encore le 7 thermidor an III. Des relations amicales existaient entre les trois familles Danton, Charpentier et Gély. Le milieu et l’homme étaient, avant 1793, familiers à Louise.

Elle avait seize ans, elle était charmante. Le peintre Boilly a laissé une toile où Louise est peinte en pied, montrant des gravures au petit Antoine Danton. Ce n’est pas la figure pleine et vigoureuse de Gabrielle, telle que David nous a permis de la connaître. Louise est une jolie blonde, à qui le peintre (qui n’est point un David) a donné l’allure maniérée qui était sa façon. Mais tout est gentil chez la jeune femme, la figure aux traits fins, le teint frais, la bouche et les yeux sourians, la taille élégante dans les vêtemens clairs. « La femme était jeune et belle, » dit la duchesse d’Abrantès. Danton en fut vite amoureux ; il était inflammable ; il la désira ; elle le subjugua. Sur l’échafaud, son image lui arrachera un sanglot d’attendrissement. Elle n’avait point dû rebuter cet amour.

Mais elle était pieuse, elle voulait qu’on se mariât devant un prêtre, un vrai prêtre. Danton y consentit. Cette affirmation de Michelet (qui tenait le fait de la famille) n’est pas si invraisemblable qu’elle le paraissait jadis. Nous savons qu’athée, Danton n’était point sectaire. La tolérance dédaigneuse qu’à la tribune il affectait pour les prêtres, le préparait à céder à cette fantaisie de jolie enfant. Il consentit même, dit-on, à s’aller confesser à l’abbé de Keravenan. Cette confession de Danton est un fait certainement étrange ; pour les raisons que j’ai dites, il ne me paraît pas si fabuleux qu’on pourrait le croire. Il était orgueilleux, mais expansif et cordial. Si le prêtre, prévenu de cette visite, sut comprendre sa mission, l’entretien dut se poursuivre sans grande gêne. Mais ce sont hypothèses. N’importe : si le fait est exact, cette heure dut rester longtemps présente à la mémoire du confesseur.

Quoi qu’il en soit, le mariage avait été précédé d’un contrat qui prouve à quel point Danton entendait avantager la jeune femme. Aux termes de ce contrat (récemment publié par M. Bord), Sébastienne-Louise Gély n’apportait que 10 000 livres de dot ; mais une tante de Danton, la dame Lenoir (que je soupçonne fort d’avoir été un prête-nom), faisait donation de 30 000 livres à la jeune épouse. Cette disposition indiquait chez Danton la plus grande complaisance. En fait, la fougue de son caractère l’emportait là encore. Il avait désiré passionnément cette enfant. Il entendit de toutes les façons la satisfaire. Par la suite, on allait le voir, plus amoureux que devant, promener son bonheur conjugal de la ville à la campagne, à Sèvres, à Choisy où il lui plaisait de chercher à ses amours ce refuge que les disciples de Rousseau affectionnèrent toujours : la Nature.


Tout cela serait d’un intérêt secondaire, si, je le répète, Danton eût été de ces gens qui de leur vie font deux parts. Il n’en était pas ainsi. La joie de ces épousailles le disposait à l’humanité, mais aussi à un optimisme scabreux. Or, il était opportun qu’il veillât, car toute une campagne s’organisait contre lui, qui allait aboutir à le jeter bas avec une surprenante rapidité.

Robespierre et ses amis, que tout contrariait dans la politique de « ménagemens » suivie par Danton avec l’a ennemi extérieur, » et l’ « ennemi intérieur, » suspectaient le civisme de l’homme. L’équipe aspirait à remplacer l’autre, celle de Danton, dans la fameuse salle verte des Tuileries où le Comité délibérait.

Elle trouvait partout des alliés. Danton mécontentait par son attitude politique, et même par certaines façons, nombre d’anciens amis. Roch Mercandier, ancien confident de Desmoulins, avait, dès le 10 mai, avec une violence inouïe, dénoncé, dans « l’avocat patelin » qui « s’était gorgé de sommes énormes, » « un effronté larron. » Le 31 mai, Chabot déclarait au club que Danton avait « perdu son énergie. » Après le 2 juin, les attaques avaient redoublé, Danton, affirme-t-on, le 7, ne vient point au club : méprise-t-il ses anciens amis ? Il fallut qu’il vînt s’expliquer : « Donnant au Comité, dit-il, le maximum de sa force et de sa pensée, » il était « actuellement anéanti : » par là ses absences s’expliquaient. Quant à sa modération, il y était contraint « pour ramener des esprits faibles, mais d’ailleurs excellens. »

Cependant, les attaques continuèrent : Vadier, le 23 juin, dénonça les « endormeurs » du Comité. Or, le Comité, c’était plus que jamais Danton ; car, le 29 juin, il recevait encore la mission de « suivre les opérations du ministre de la Guerre » et de gérer ainsi, avec les Affaires étrangères, la défense nationale.

Ce surcroît d’influence exaspérait les antipathies, les jalousies, les rancunes. Marat, qui avait rompu avec Danton, attaqua le Comité. C’était « le Comité de la perte publique, » et un ami de Saint-Just, Gateau, se fit au club, le 5 juillet, l’écho de Marat.

L’orage grondait. Danton ne voulait pas l’entendre. Il traversait une période de lassitude, « anéanti, » déclarait-il, — plus peut-être par son bonheur privé que par les soucis d’Etat. Ce n’était pas seulement au club et à la Convention qu’on remarquait ses absences. « A peine, lui écrit le 27 juin Beaumarchais, venez-vous depuis quelques jours au Comité où pourtant j’ai aperçu depuis deux mois qu’on y prend un parti... sans vous avoir consulté. »

Dès le 4, Taillefer, critiquant la mollesse du Comité dans la répression de l’insurrection des provinces devenue générale, avait obtenu de l’Assemblée une sorte de vote de méfiance. Attaqué vivement le 8, puis le 10, le Comité ne se défendit pas. C’est à se demander si, réellement « anéanti, » Danton ne se laissait pas tomber. Le 10, on signala que Westermann (le soldat de Danton) avait été battu en Vendée. Le Comité en était responsable : on décida de le renouveler. Il le fut incontinent et de telle façon que Danton ne s’y trouva plus porté et que, sur les neuf membres élus ou réélus, deux seulement étaient ses amis. En revanche, derrière Couthon et Saint-Just, le robespierrisme y faisait invasion. Maximilien lui-même, assuré que la majorité lui était acquise, s’y fera porter deux semaines après. Jamais substitution d’une équipe à l’autre ne se fit plus simplement.

Elle était fatale. A son tour, Danton était débordé par la Révolution. Il eût fallu, pour qu’elles se justifiassent, que ses combinaisons diplomatiques aboutissent, et elles étaient à longue échéance. Il eût fallu aussi que, résolu à une politique de modération à l’intérieur, il lui restât fidèle. Du jour où il avait laissé ou fait tomber la Gironde, il avait brisé la seule chance qui fût d’éviter la Terreur. Le 2 juin avait été pour lui victoire à la Pyrrhus : le 10 juillet le lui prouvait.

Et lorsque, le 24 juillet, Robespierre fut entré au Comité qu’il va désormais dominer, la défaite de Danton fut consommée. Il l’avait préparée en n’osant pas, lui, l’homme de l’audace, avouer sa vraie politique ou y conformer son langage. Il n’est point plus vaine politique que celle qui n’ose s’avouer.


LOUIS MADELIN.