La Dernière armée de l’Empire (1815)

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La Dernière armée de l’Empire (1815)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 770-808).
LA DERNIÈRE ARMÉE DE L’EMPIRE
1815[1]


I

Quand Napoléon rentra aux Tuileries, le 20 mars 1815, l’armée française comptait 196 186 officiers et soldats dont 7 945 en Corse et dans les colonies. Si l’Empereur se fût senti la toute-puissance de naguère, il eût recouru, pour tripler cette armée à une levée extraordinaire sur les classes de 1806 à 1814, au rappel de la classe de 1815 et à l’appel anticipé de la classe de 1816. Mais il hésitait, après le retour de l’île d’Elbe, à employer des mesures extralégales telles que le rétablissement de la conscription, abolie par Louis XVIII. Il avait donc pour seules ressources le retour dans les corps des soldats en congé limité et illimité et le rappel des nombreux déserteurs portés sur les états de situation comme « rentrés dans leurs foyers sans permission. » Les hommes en congé de semestre s’élevaient à 32 800, les déserteurs à 85 000 environ. On pouvait compter sur la presque totalité des semestriers ; ils avaient même commencé à rejoindre les corps en exécution de l’ordonnance royale du 9 mars. Mais parmi les 85 000 absens sans permission, il fallait admettre qu’il y aurait beaucoup d’insoumis et aussi beaucoup d’hommes susceptibles de recevoir aux revues d’appel des congés définitifs pour infirmités ou comme soutiens de famille. Davout, peu enclin aux illusions, estimait que le rappel des déserteurs donnerait tout au plus 59 000 soldats.

Le décret d’appel, préparé dès le 28 mars, ne fut rendu public que douze jours plus tard. Il y avait à ce retardement des raisons d’ordre politique. L’Empereur, qui s’efforçait alors, par tous les moyens, d’entrer en négociations avec les puissances pour le maintien de la paix, craignait que la mise de l’armée sur le pied de guerre ne démentît ses protestations pacifiques. Vis-à-vis de la population française, qui désirait si ardemment la paix, il se sentait contraint aux mêmes ménagemens. L’Ouest s’agitait, le Midi prenait les armes; dans le reste de la France les royalistes travaillaient à détruire la popularité de l’Empereur en prédisant la guerre. Le moment n’était pas propice pour alarmer et mécontenter tout le pays par l’appel des réserves. Au reste. Napoléon conservait encore une lueur d’espoir qu’il n’y aurait pas rupture avec l’Europe. Cette espérance illusoire diminuant d’heure en heure, l’empereur se décida à faire paraître le décret dans le Moniteur du 9 avril. Comme il le prévoyait, ce décret porta un coup à l’opinion. En quelques jours, la rente baissa de 8 francs. La tristesse et l’abattement dominaient dans les campagnes. Les paysans, fort heureux en général de n’avoir plus à subir les vexations des hobereaux ni à redouter le rétablissement des privilèges et la reprise des biens d’émigrés, sentaient s’affaiblir leurs sentimens pour l’Empereur à la pensée que son retour allait amener sinon peut-être une seconde invasion, du moins une guerre sans fin.

En raison du temps nécessaire à la transmission des ordres, à l’affichage et aux délais légaux, les revues d’appel commencèrent seulement le 25 avril. L’opinion était si réfractaire à l’idée de guerre, que parmi les rappelés eux-mêmes, tous cependant anciens soldats de Napoléon, beaucoup ne se présentèrent pas aux revues, et que beaucoup ne s’y présentèrent qu’afin de faire valoir des motifs d’exemption ou de réforme. Il est vrai que, si un grand nombre de ces hommes avaient déserté en 1814 pour ne pas porter la cocarde blanche, un plus grand nombre encore avaient quitté leurs corps par lassitude des armes. Depuis une année, ils avaient repris les travaux des champs et des ateliers, beaucoup d’entre eux s’étaient mariés ; ils se trouvaient moins disposés encore à servir. Dans les départemens à esprit royaliste, où les rappelés se sentaient soutenus par la population, les séances d’examen furent tumultueuses. On criait : « Nous ne partirons pas. Vive le Roi! » A Bordeaux, la troupe de ligne arriva fort à point, baïonnette au canon, pour dégager les membres du conseil menacés de mort. Dans la crainte d’une insurrection de l’Ouest, qui n’en éclata pas moins, l’Empereur autorisa plusieurs préfets à appliquer le décret avec de grands ménagemens et même à en suspendre l’exécution. Malgré tout, la levée donna plus d’hommes que l’on n’en pouvait raisonnablement attendre : dans les premiers jours de juin 52 446 rappelés avaient été incorporés et 23 448 étaient en route pour rejoindre.

Les engagemens volontaires qui avaient été si rares pendant la campagne de 1814 s’élevèrent à environ 15 000. Une ordonnance royale du 31 décembre 1814 accordait à chaque enrôlé volontaire une prime de 50 francs ; l’Empereur supprima cette allocation. « Ce moyen, dit-il, ne peut s’allier avec les sentimens qui portent les Français à la défense de leur indépendance. » Pour provoquer les enrôlemens, il pensa d’ailleurs à faire lire par des officiers de la garde, avec accompagnement de tambours, des appels aux armes sur les places publiques, dans les villages et autour des ateliers. Mais, Davout lui ayant représenté que « ce serait du désordre inutile, » il laissa là ce moyen renouvelé des sergens recruteurs du XVIIIe siècle.

Réduite à quelques bâtimens en état de prendre la mer, sans équipages (les deux tiers des matelots avaient été envoyés en congé) et sans approvisionnemens, la flotte ne pouvait être employée que pour des croisières dans la Méditerranée. Avec les hommes disponibles dans les ports et les inscrits maritimes à lever, l’Empereur espérait constituer 50 à 60 bataillons de matelots. On en forma à grand’peine une douzaine, et au milieu de juin un seul avait été mis en route; il formait la garnison de Calais. Les trois régimens d’artillerie de marine, d’un effectif réel sous la Restauration de 5 096 hommes, furent portés à environ 5 600 hommes par l’organisation d’un nouveau bataillon. Ces canonniers restèrent dans les ports dont ils devaient assurer la défense; deux bataillons toutefois furent détachés à Paris, un autre vint à Lyon et un quatrième combattit en Bretagne dans le corps du général Bigarré.

Des trois régimens étrangers qui existaient sous Louis XVIII, l’Empereur conserva le deuxième (Isenberg) et le troisième (Irlandais), présentant ensemble 875 baïonnettes ; le premier (La Tour d’Auvergne), resté fidèle au duc d’Angoulême pendant sa courte campagne du Midi, fut dissous. L’Empereur eût désiré garder les quatre régimens suisses, mais l’opposition des officiers à prendre la cocarde tricolore imposa le licenciement de ces troupes. On s’occupa d’organiser cinq nouveaux régimens étrangers, un de Polonais, vite constitué à 800 hommes, grâce aux officiers et soldats de l’ex-légion de la Vistule, qui, bien que licenciés en 1814, n’étaient pas encore rapatriés; un de Suisses où entrèrent 502 hommes des quatre régimens supprimés le 2 avril; un d’Italiens, un d’Allemands et un de Hollando-Belges. Ces trois derniers devaient être formés avec les déserteurs des armées de Frimont, le Blücher et du prince d’Orange. Le régiment hollando-belge comptait au commencement de juin 378 hommes. On leva enfin dans la Gironde un bataillon d’hommes de couleur et quelques compagnies de réfugiés espagnols.

Le territoire étant menacé, les lois et décrets de 1791, de 1792, de 1805 et de 1813, qui n’avaient pas été abrogés, donnaient le droit à l’Empereur d’augmenter l’armée par des gardes nationales mobilisées. Quelques jours après sa rentrée aux Tuileries, il s’occupa avec Davout et Carnot, qui s’en montra très partisan, de la réorganisation de la garde nationale. Il y avait alors en France seulement 200 000 gardes nationaux, ou environ, âgés de 20 à 60 ans, et Carnot estimait que l’on pourrait porter leur nombre jusqu’à 2 millions et demi. Un décret, rendu le 10 avril, prescrivit que tous les citoyens susceptibles du service de la garde nationale seraient inscrits sur les contrôles pour être formés en bataillons. L’Empereur ne pensait pas à organiser une pareille multitude, mais il comptait y prendre un grand nombre de bataillons de mobilisés composés uniquement d’hommes de 20 à 40 ans. Par de nouveaux décrets, dont l’un était également daté du 10 avril, il ordonna la mobilisation immédiate de 326 bataillons, de 730 hommes chacun ; les mobilisés devaient être incontinent dirigés sur les places frontières et les camps retranchés. C’était la remise en vigueur du décret de la Législative du 11 juillet 1792, avec cette atténuation que dans les bataillons de guerre le remplacement était autorisé et la taxe de remplacement fixée à la modique somme de 120 francs.

Dans une vingtaine de départemens, nommément dans l’Ain, l’Aisne, les Ardennes, l’Aube, la Côte-d’Or, le Jura, la Marne, la Meurthe, la Meuse, le Mont-Blanc, le Haut et le Bas-Rhin, le Rhône, la Haute-Saône, Saône-et-Loire, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, les Vosges, l’Yonne, la levée s’opéra très facilement, les bataillons furent portés au complet, les mobilisés quittèrent famille et foyer aux cris de : Vive l’Empereur ! avec un enthousiasme comparable à celui de 1791. Les gardes qui avaient quelque ressource s’armèrent, s’habillèrent, s’équipèrent à leur frais. Les autres, c’était le plus grand nombre, restaient sourds aux propos des royalistes que tout combattant fait prisonnier sans uniforme régulier serait impitoyablement fusillé; ils partaient en blouse, en sabots, pieds nus. Mais le même patriotisme et la même bonne volonté n’animaient pas la France entière. Dans presque tous les départemens circonscrits à l’Est par l’Oise, le Loing, la Loire, l’Ardèche et la Durance, on put lever à peine, malgré l’emploi des garnisaires et des colonnes mobiles, le quart des contingens fixés. A la fin de mai, l’Orne avait fourni 107 gardes sur 2 160 demandés, le Pas-de-Calais 437 sur 7 440, le Gers 98 sur 1 440. En Vendée et en Bretagne, où l’on redoutait une insurrection, les gardes nationales ne furent point appelées à l’activité ; mais quand la guerre civile commença, quelques milliers de citoyens prirent spontanément les armes et secondèrent la troupe contre les bandes royalistes, sans toutefois sortir de leur département.

Sur les 234 720 gardes nationaux appelés à l’activité par les décrets du 10 avril au 15 mai, 150 000 environ étaient le 15 juin réunis dans les places ou en marche pour les rejoindre. Presque tous ces hommes paraissaient non point seulement résignés à faire leur devoir mais bien déterminés à le faire de bon cœur. Ils entraient dans les villes en chantant la Marseillaise et en criant : Vive l’Empereur! manœuvraient de leur mieux, se pliaient docilement à la discipline. S’il s’élevait parfois des réclamations, c’était chez ceux qui n’étaient encore ni armés, ni habillés et qui demandaient des fusils, des capotes et des souliers. Mortier, Jourdan, Leclerc des Essarts, Rouyer, Lanusse, Berckheim, tous les officiers généraux qui commandaient des gardes nationales mobilisées, ou les passaient en revue, louaient leur bon esprit et leur belle attitude. Gérard écrivait à Vandamme le 5 juin : « Les dix bataillons de gardes nationales de la réserve de Nancy sont superbes. Dans trois semaines, il n’y aura pas de différence avec la troupe de ligne. »

Si la guerre durait, on pouvait compter que les hommes de 20 à 40 ans formant le premier ban de la garde nationale donneraient encore 150 000 mobilisés au moins[2], car un grand nombre de réfractaires des départemens du Centre et du Midi finiraient par se soumettre[3] ; on pourrait, grâce à la pacification de la Vendée, qui était proche et certaine, appliquer les décrets de mobilisation aux départemens de l’Ouest, et il serait enfin loisible de décréter de nouvelles levées dans les si patriotes départemens de l’Est[4]. Pour le second ban de la milice, on n’en pressa point l’organisation, sauf à Paris et à Lyon. Quand le temps et les armes manquaient pour former les bataillons mobilisés, ce n’était pas l’heure de multiplier les bataillons sédentaires qui, en raison des services très pacifiques qu’ils pouvaient rendre, étaient déjà assez nombreux.

Dans la masse des citoyens de 40 à 60 ans, il y avait cependant beaucoup d’hommes très bons à employer contre l’ennemi, au moins pour la défense des places fortes. C’étaient les anciens officiers, sous-officiers et soldats retraités après un minimum de 24 ans de service. Dès le mois d’avril, plusieurs officiers retraités avaient demandé à rentrer dans l’armée; mais il y avait déjà trop d’officiers à la demi-solde que l’on ne pouvait pas utiliser. Davout pensa à former avec les officiers et soldats retraités des bataillons de vétérans pour les places de guerre. « Ils donneront l’exemple aux gardes nationaux, écrivit-il à l’Empereur, et leur inspireront l’esprit militaire. « Napoléon ne pouvait manquer d’adopter cette proposition. Le 18 mai, il rendit un décret invitant tous les militaires en retraite à reprendre temporairement du service pour être organisés en bataillons et batteries de forteresse. Les retraités, qui s’élevaient à 94 000, mais dont à peine la moitié paraissaient susceptibles de servir, s’empressèrent de se rendre aux revues d’appel. On forma avec les plus valides 56 bataillons et 25 compagnies d’artillerie d’une force totale d’environ 25 000 hommes.

A Paris, la garde nationale sédentaire fut portée à 36 518 hommes. On organisa en outre avec les ouvriers de la capitale, qui avaient demandé spontanément de concourir à la défense, 24 bataillons de tirailleurs fédérés. Ces 18 000 tirailleurs, commandés par des officiers à la demi-solde, étaient destinés à occuper les ouvrages de première ligne et les postes avancés. A Lyon, il y avait, au 12 juin 4 000 gardes nationaux sédentaires, et Mouton-Duvernet s’occupait de former 15 bataillons de tirailleurs fédérés. Dans l’Aisne et les Ardennes et dans tous les départemens de l’Est, on pouvait compter en cas d’invasion sur les levées en masse. Composées des gardes forestiers, des gendarmes, des douaniers, des gardes nationaux sédentaires et en général de tous les citoyens valides, les levées en masse devaient s’assembler au son du toscin sur l’ordre des autorités militaires pour venir occuper les gorges et les défilés.

Avec les 150 000 mobilisés, les 25 000 retraités, les 26 000 fédérés parisiens, lyonnais, toulousains, nancéens, les gardes nationales sédentaires, urbaines et rurales, les corps francs et les levées en masse, il semblait que les places fortes, les grandes villes, les défilés, les têtes de pont pussent être suffisamment pourvus de défenseurs. Mais, malgré les engagemens volontaires et la rentrée dans les corps des deux tiers des hommes en congé, l’armée active était encore trop peu nombreuse. Après bien des hésitations, l’Empereur se décida donc à lever la classe de 1815[5]. La conscription avait été abolie par l’article 12 de la Charte royale; et cet article ayant été interprété comme devant avoir un effet rétroactif pour les conscrits de 1815, bien qu’un sénatus-consulte les eût appelés sous les drapeaux dès le 9 octobre 1813, il était à craindre qu’on ne vît dans le rappel de ces conscrits un abus de pouvoir de Napoléon. Davout lui-même, si résolu d’ordinaire, représenta à l’Empereur qu’il serait prudent de ne point prononcer le fâcheux mot de conscription : « Il n’y aurait, dit-il, qu’à changer la chose de nom et à déclarer que tous les jeunes gens entrés dans leur vingtième année depuis le 1er janvier dernier feront partie de la garde nationale et seront dirigés sur les dépôts de l’armée, avec promesse d’être libérés la guerre finie. » Le conseil d’Etat, auquel le projet de décret sur la conscription de 1815 fut soumis dans la séance du 23 mai, refusa d’y donner son adhésion, « les levées d’hommes étant du domaine du pouvoir législatif. »

Attendre la réunion des Chambres ! Mais l’ennemi, lui, l’attendrait-il pour entrer en France? Or la conscription de 1815 devait fournir 123 000 soldats, dont 20 000 ayant combattu pendant la dernière campagne[6]. L’Empereur passa outre aux scrupules du conseil d’État. Le 30 mai, il décréta l’appel de la classe de 1815. À ce moment le pays avait pris son parti de la guerre. La levée des conscrits s’opéra sans les résistances et les rébellions qu’avaient soulevées dans tant de provinces le rappel des militaires en congé et, à un moindre degré, la mobilisation des gardes nationales. Dès le 11 juin, c’est-à-dire une semaine après que le décret eut été rendu public, 46 419 conscrits étaient réunis, prêts à partir, dans les chefs-lieux des départemens. En Alsace, en Lorraine, en Champagne, en Franche-Comté, en Bourgogne, et même dans plusieurs provinces du centre on signalait une extrême bonne volonté. « Les conscrits de 1815, écrit le préfet de Seine-et-Oise, ont rejoint en trois jours avec une facilité étonnante. » Le préfet du Mont-Blanc remarque que son département a fourni plus de combattans qu’à aucune époque de la Révolution. L’Aisne, qui du 1er avril au 12 juin a donné 18 200 volontaires, — rappelés, conscrits, gardes nationaux mobilisés, francs-tireurs et militaires retraités, parmi lesquels des vieillards de 73 ans, — mérite cette parole de Napoléon : « Dans ce département-là, on trouvera autant d’hommes qu’il y aura de fusils pour les armer. »


II

Des armes, des munitions, des vivres, des chevaux, des capotes et des souliers, il en fallait beaucoup et il y en avait peu. Presque tout le matériel était à improviser, sauf celui de l’artillerie, qui comptait 13 947 bouches à feu mais auquel manquaient d’ailleurs des chevaux, des harnachemens, et 600 000 projectiles. Dans les régimens d’infanterie et de cavalerie, les uns et les autres à effectifs très réduits, les armes étaient au complet; mais, pour armer les rappelés, les engagés volontaires, les inscrits maritimes, les gardes nationales mobilisées, les tirailleurs fédérés et les conscrits de 1815, qui selon les prévisions devaient s’élever ensemble vers le milieu de septembre à plus de 500 000 hommes, il n’y avait dans les arsenaux et les magasins des corps que 121 000 fusils en état et 74 000 à réparer.

« Le salut du pays, écrivait l’Empereur, est dans la quantité de fusils dont nous pouvons nous armer. » Les manufactures impériales, où tous les ouvriers armuriers exemptés des diverses conscriptions depuis l’an VIII furent rappelés par décret, reçurent la commande de 235 000 fusils et mousquetons et de 15 000 paires de pistolets. On fit faire les baïonnettes dans les coutelleries de Langres et de Moulins. 10 000 fusils de chasse et 4 000 fusils rognés furent distribués aux paysans alsaciens, lorrains, champenois et bourguignons de la levée en masse. Pour les réparations des fusils hors de service, on recourut à l’industrie privée. Des ateliers formés d’armuriers, de serruriers, d’ébénistes, de dinandiers, furent établis dans les principales villes ; à Paris, il y eut six ateliers employant 2 000 ouvriers. On s’efforça aussi d’acheter des fusils en Angleterre, et il en vint, cachés dans des bateaux à charbon, quelques milliers de la Belgique et des Provinces Rhénanes. D’autres furent apportés par des paysans, une prime de 12 francs étant allouée pour chaque fusil restitué; d’autres furent réquisitionnés chez des négocians et des armateurs auxquels il avait été enjoint, par voie d’affiches, de déclarer les armes de guerre qu’ils pourraient avoir.

Malgré l’activité déployée et tous les moyens mis en œuvre, les hommes arrivaient dans les dépôts plus vite que les armes n’entraient dans les magasins. Les manufactures et les ateliers pouvaient fournir par mois seulement 20 000 fusils neufs et à peu près le même nombre de fusils réparés[7]. Dans les premiers jours de juin, c’est à peine si l’on avait donné des fusils à la moitié des gardes nationales mobilisées. Quant aux sabres-briquets dont la fabrication avait été ajournée, car il fallait d’abord faire des baïonnettes, on décida que, même dans la ligne, seules les compagnies de grenadiers en seraient pourvues. Les cuirasses manquaient. « Faites rejoindre les hommes quand même, écrivit Napoléon : les cuirasses ne sont pas indispensables pour faire la guerre. » Partout on pressa la confection des cartouches de façon à porter l’approvisionnement à 100 par homme : 50 dans le sac et 50 dans les caissons des parcs. A Vincennes, il en fut fabriqué 12 millions en deux mois. Le 1er juin, l’approvisionnement de réserve de l’armée du Nord montait à 5 millions et demi de cartouches, et les soldats de tous les régimens placés en première ligne avaient, à quelques-unes près, leur cinquante cartouches au complet, bien qu’ils en eussent brûlé quarante chacun au tir à la cible.

Non seulement le gouvernement de la Restauration ne s’était pas occupé de reconstituer les magasins d’habillement vidés par les gigantesques et désastreuses campagnes de 1812 et de 1813, mais il n’avait même point pourvu à l’entretien des troupes sous les armes : de mai 1814 à février 1815, la Guerre n’avait affecté à l’habillement que 4 millions, dont un seul avait été payé. Les uniformes étaient des haillons. Dans plus de vingt régimens les hommes manquaient de souliers; dans les corps d’élite comme les chasseurs royaux, des cavaliers n’avaient ni bottes ni chemises. Au 14e léger, les hommes portaient depuis deux ans, hiver comme été, des pantalons de toile. Au 27e de ligne, il était dû 30 000 francs pour la première mise des prisonniers rapatriés antérieurement au 1er janvier 1815. L’Empereur dut porter les crédits pour l’habillement à 30 millions, et l’administration de la Guerre estimait qu’il les faudrait élever jusqu’à 51 millions dans le courant de l’année. Des ateliers créés à Paris fournirent 1 250 habits par jour. On travailla activement dans les dépôts auxquels les fabricans furent invités à faire des avances de fournitures sous la garantie des villes. Comme le drap bleu manquait, on confectionna des capotes avec des draps d’autres nuances.

A l’époque du 20 mars, les corps de cavalerie possédaient seulement 27 864 chevaux et l’artillerie et les services auxiliaires 7 765 chevaux dont 5 000 avaient été, par mesure d’économie, prêtés à des cultivateurs. On s’empressa de les faire rentrer. Les départemens furent frappés d’une réquisition de 8 000 chevaux contre remboursement tandis que, au dépôt central de remonte établi à Versailles, on achetait les chevaux présentés volontairement par les éleveurs et les fermiers. On versa dans la garde les chevaux de la maison militaire et des volontaires royaux. Les dépôts de chaque corps furent autorisés à faire des achats directs. Enfin l’Empereur eut l’excellente idée de prendre la moitié des chevaux de la gendarmerie. Chaque gendarme reçut une indemnité de 600 francs ; il devait se remonter sous quinze jours, ce qui lui était facile en raison de sa situation dans le pays. Grâce à cet expédient, 4 250 chevaux vigoureux et tout dressés furent incontinent répartis entre les cuirassiers et les dragons. La réquisition dans les départemens donna plus qu’on n’en espérait, mais au grand dépôt de Versailles la remonte marcha fort mal. Le général Préval semblait désigné pour reprendre le commandement de ce dépôt, où il avait fait des prodiges en 1814. A tort ou à raison, il était suspect de royalisme : l’Empereur l’envoya ou plutôt l’exila au dépôt de Beauvais et nomma à Versailles le général Bourcier. C’était un formaliste, esclave des règlemens et s’arrêtant à des vétilles. Il refusait les chevaux qui avaient plus de huit ans et ceux à qui il manquait un demi-pouce de taille. En pleine guerre, pendant le seul mois de mars, Préval avait réuni plus de 7 000 chevaux ; en deux mois de paix, Bourcier n’en put trouver que 2 579 ! Malgré ce mécompte, il y avait au jour de l’entrée en campagne une belle masse de chevaux. La cavalerie en comptait 41 000 aux armées et dans les dépôts, et l’artillerie, y compris le train et les équipages, 16 500.

Menacé par l’Europe entière, l’Empereur pensait bien qu’il ne pourrait empêcher l’invasion sur tous les points du territoire. Peut-être serait-il réduit, comme l’année précédente, à ne commencer ses opérations qu’en deçà de l’Oise, de l’Aisne et de la Marne. Mais, dans l’hypothèse la plus probable, sa prochaine campagne devait être à la fois offensive et défensive. La mise en état de défense des places n’était donc ni moins nécessaire, ni moins urgente que la réorganisation de l’armée. Dès le 27 mars, l’Empereur donna des ordres pour ces travaux qui furent entrepris seulement du 15 au 25 avril. On avait dû attendre les rapports sur l’état des places, les instructions du comité du génie, l’ouverture des crédits, la formation des ateliers. A Metz on employa 700 ouvriers par jour, à Rocroi 500, à Tout 700, à Landrecies 400, à Dunkerque 1 000, à Huningue 500, à Grenoble 400, à Cherbourg 500, à Bayonne 400, à Bordeaux 200, à Perpignan 150, au camp retranché de Maubeuge 1 000. Le 15 juin, les défilés des Vosges et les passages de l’Argonne étaient pourvus de redoutes, d’abatis, de palanques; on se tenait prêt à tendre, au premier ordre, les inondations du Nord, et, dans plus de 80 villes, les travaux étaient ou complètement terminés ou en voie de prompt achèvement. Au reste, dans presque toutes les places il n’existait pas de brèches aux remparts. Il avait fallu seulement relever les talus de contrescarpe, disposer les plates-formes pour les barbettes, réparer les embrasures, les banquettes, les glacis et établir les défenses accessoires et quelques ouvrages extérieurs.

Lyon et Paris exigeaient des travaux tout autrement considérables. A Lyon, 4 000 ouvriers furent embauchés. On répara la vieille enceinte de Fourvières, ainsi que celle qui joignait le Rhône à la Saône; on éleva des têtes de pont à la Guillotière et aux Brotteaux, des redoutes à Pierre-Scise, à Saint-Jean et à la Croix-Rousse. Sans doute dans la crainte de s’aliéner les Parisiens en leur montrant le péril en face. Napoléon, si puissante que lui parût la nécessité de fortifier Paris, ne donna ses premiers ordres à cet égard que le 1er mai. C’était bien du temps perdu, d’autant plus que l’Empereur voulait un vaste système de fortification avec lignes continues, ouvrages à cornes et à couronnes, redoutes et forts croisant leurs feux. Les généraux Haxo et Rogniat firent le tracé. Ce fut seulement vers le milieu de mai que les travaux entrèrent en pleine activité. 1 500 puis 2 000 puis 4 000 ouvriers y furent employés, sans compter les nombreux détachemens de volontaires de la garde, de la ligne, de la garde nationale et des tirailleurs fédérés. Quand Napoléon partit pour l’armée, les retranchemens et les ouvrages de la rive droite, commencés les premiers comme devant couvrir les points d’attaque les plus probables, se trouvaient en partie achevés, mais ceux de la rive gauche étaient encore à l’ébauchement.

On mena de front les travaux de fortification et armement et l’approvisionnement des places. Les arsenaux de Metz, de Douai, de Lille, de Grenoble, de Toulouse fournirent des bouches à feu et de la poudre où le matériel d’artillerie se trouvait insuffisant. Des fourneaux furent établis dans toutes les places pour la fonte des projectiles. La marine envoya de Toulon à Lyon, par Arles et le Rhône, 100 pièces de 24, de 12 et de 6 et de Brest et de Cherbourg à Paris, 300 pièces par le Havre et la Seine. L’armement de Paris comprenait en outre 300 pièces de campagne dont 100 réparties en batteries mobiles. « Il faut mettre du canon tant qu’on peut, écrivait l’Empereur, car on se bat à coups de canon comme on se bat à coups de poing. »

Afin d’aller plus vite, Davout chargea d’abord les commandans de corps d’armée de s’occuper eux-mêmes, avec les préfets et les ordonnateurs, de l’approvisionnement des places de guerre. Il était à craindre que par ce système, qui donna d’ailleurs de bons résultats partiels, on n’en vînt à employer les réquisitions. On recourut aux munitionnaires, mais un sieur Montesuy, qui avait soumissionné la fourniture des vivres, ne sut pas assurer ce service. Le 24 mai, il fut passé entre Davout, Daru et le munitionnaire Doumerc un nouveau contrat aux termes duquel l’approvisionnement devait être complété dans le délai de trente jours moyennant une avance de 4 millions de francs. A la mi-juin, les places de première et de seconde ligne étaient à quelques quantités près approvisionnées pour trois mois, et les convois à la suite des armées d’opération portaient des vivres de réserve pour une moyenne de six jours.

Pour mener à bien cet immense armement, il eût fallu plus de temps et plus d’argent. Le budget royal de la Guerre pour 1815, qui devait être présenté aux Chambres dans la session d’avril, s’élevait à 298 millions, y compris 25 millions pour la maison militaire, les régimens suisses et les pensions des émigrés et des Vendéens. L’Empereur vit tout de suite que, malgré l’économie de 25 millions à réaliser sur ces chapitres, le budget militaire devait être augmenté de 100 millions. Encore l’évaluation était-elle modeste. Si la guerre avait duré, les dépenses auraient de beaucoup excédé ces prévisions. L’Empereur n’aimait pas les emprunts « parce qu’il ne voulait pas manger l’avenir » et aussi parce qu’il ne croyait guère au crédit. En 1815, il ne voulait pas non plus augmenter les impôts de peur de se dépopulariser. Loin de chercher des ressources dans de nouvelles taxes, il supprima le droit de circulation sur les boissons, l’exercice à domicile et, dans les communes de moins de 4 000 habitans, les droits d’entrée sur les liquides[8]. Cette réforme, que l’histoire n’a pas enregistrée au milieu de si grands événemens, eut cependant de l’action sur l’opinion. Les Bourbons, qui avaient si solennellement promis la suppression des droits réunis, s’étaient bien gardés d’y rien changer, et Napoléon, qui n’avait rien promis, abolissait ceux de ces impôts que l’on regardait comme les plus vexatoires et les plus insupportables. Chez les paysans, les petits rentiers, et dans le monde déjà influent des cabaretiers et des courtiers en vins, ce dégrèvement rallia plus de monde à la cause impériale que n’en éloigna l’Acte additionnel, attaqué surtout par les beaux esprits des salons et les professeurs de politiques.

L’Empereur trouva une ressource inespérée dans une encaisse de 50 millions qui existait le 20 mars au Trésor et chez les receveurs généraux. Le baron Louis employait une partie de ces fonds à l’agiotage des bons royaux ; il avait eu scrupule de les emporter à Gand. Le gouvernement impérial bénéficia aussi de l’époque où s’était accomplie la révolution. Au 20 mars, les contribuables n’avaient encore que fort peu versé sur les trois premiers douzièmes des impôts qui allaient devenir exigibles. Il y eut, de ce fait, un afflux d’argent dans les caisses des receveurs pendant les mois d’avril et de mai, car en général les contributions rentrèrent bien. Néanmoins, les recettes ordinaires et l’argent disponible étant insuffisans pour faire face aux dépenses, Gandin, sur l’ordre de l’Empereur, négocia 3 600 000 francs de rentes de la caisse d’amortissement, qui furent remplacés par la même valeur en crédit de bons nationaux. Cette opération, menée avec le concours d’Ouvrard, produisit, net de tout escompte, 40 millions argent comptant.

Les dépenses d’armement, d’équipement et d’habillement des gardes nationales mobilisées, dépenses évaluées à 24 millions[9], n’entraient pas dans le budget de la guerre. On les mit à la charge des départemens, qui durent y pourvoir par la taxe de remplacement, fixée à 120 francs, le prélèvement d’un dixième sur les revenus communaux et le produit du quart de la réserve des bois. Il fut affecté en outre aux dépenses des gardes nationales la totalité des dons patriotiques, et un fonds de réserve de 6 millions à prendre dans la caisse d’amortissement[10]. Grâce à ces ressources et à ces expédiens, on parvint à mettre la France sur le pied de guerre. Mais dans combien de places fortes les travaux étaient interrompus faute d’argent! combien de soldats portaient des effets hors de service! combien de gardes nationaux déjà embrigadés attendaient, inutiles et mécontens, qu’on leur donnât des fusils! Le 12 juin, il n’y avait pour la garde impériale et les cinq corps d’armée sous les ordres immédiats de l’Empereur que 1 000 paires de souliers de rechange. La gratification d’entrée en campagne n’était point payée, et, alors que la solde devait s’élever à 5 millions par mois, il y avait seulement 670 000 francs dans le Trésor de l’armée. Les ressources extraordinaires (encaisse laissée par le baron Louis et produit de l’aliénation des 3 600 000 francs de rente) étaient épuisées et les recettes régulières commençaient à diminuer. Si opposés que fussent l’Empereur et ses conseils aux mesures d’exception, il fallait s’y résigner, car les dépenses prévues par Davout pour le seul mois de juillet s’élevaient à 72 millions. Dans le budget présenté aux Chambres le 19 juin, figurait donc un emprunt national de 150 millions, garanti par les bois de l’État. Tous les contribuables devaient souscrire pour une somme égale au principal de leurs taxes foncière et mobilière[11]. C’était l’emprunt forcé.


III

L’Empereur n’attendit même pas le commencement de la mobilisation pour organiser les corps d’armée. Grâce à la concentration sous Paris ordonnée par le gouvernement royal, aux nombreux régimens qui s’étaient réunis depuis Grenoble au Bataillon de l’île d’Elbe, enfin aux fortes garnisons des villes frontières du Nord et de l’Est, Napoléon, aussitôt après sa rentrée aux Tuileries, se trouva avoir en quelque sorte dans la main plus de la moitié des disponibles de l’armée. Pour être prêt à tout événement, il s’empressa dès le 26 mars d’ordonner la formation de 8 corps d’observation. Le 1er dut se réunir à Lille; le 2e à Valenciennes ; le 3e à Mézières; le 4e à Thionville; le 5e à Strasbourg; le 6e à Chambéry; le 7e au pied des Pyrénées; le 8e ou corps de réserve, à Paris[12]. Provisoirement, les régimens entrant dans la composition de ces corps d’armée seraient à deux bataillons. Les cadres des 3e bataillons et les dépôts seraient concentrés dans le gouvernement militaire de Paris et dans les villes de l’intérieur, en attendant que l’appel des réserves permît de former des 3e, 4e et 5e bataillons, lesquels iraient aussitôt rejoindre l’armée. Les gardes nationales mobilisées remplaceraient la troupe de ligne dans les places fortes.

La cavalerie légère fut répartie à raison d’une division par corps d’armée. Avec les dragons, cuirassiers et carabiniers, on forma 8 divisions de réserve, à chacune desquelles fut attachée une batterie d’artillerie à cheval.

La garde impériale ne comprenait plus, le 20 mars, que les deux régimens de grenadiers et les deux régimens de chasseurs de la vieille garde, et quatre régimens de cavalerie (2). L’empereur augmenta les effectifs des régimens de cavalerie, créa un 3e et un 4e régiment de grenadiers, un 3e et un 4e régiment de chasseurs (moyenne garde), 8 régimens de voltigeurs et 8 de tirailleurs (jeune garde) et un 2e régiment de chasseurs à cheval Il rétablit le régiment d’artillerie à cheval et le régiment d’artillerie à pied de la vieille garde ainsi que le régiment du train, l’escadron des gendarmes d’élite, l’équipage des marins et la compagnie des sapeurs du génie (1). La jeune garde fut formée avec les engagés volontaires et les rappelés ayant appartenu à ce corps. On incorpora dans la vieille garde les hommes du bataillon de l’île d’Elbe. Pour la moyenne garde, l’artillerie et la cavalerie, il fallut les recruter dans la gendarmerie et dans la ligne. La gendarmerie donna 500 hommes; chaque régiment de ligne dut fournir 30 hommes bien notés, grands et fortement constitués, et ayant un minimum de quatre ans de service dans l’infanterie et de huit dans la cavalerie ou l’artillerie.

Quand les rappelés, les gardes nationales mobilisées, les volontaires vinrent accroître l’armée, l’Empereur en modifia l’organisation. Les 1er corps (20 731 hommes sous Drouet d’Erlon), 2e corps (25 179 hommes sous Reille), 3e corps (18 105 hommes sous Vandamme), 4e corps (17 303 hommes sous Gérard), et 8e corps (ce dernier appelé désormais 6e corps : 10 821 hommes (sous Lobau), la réserve de cavalerie (13 144 hommes sous Grouchy) et la garde impériale (20 706 hommes)[13], formèrent l’armée du Nord, commandée par l’Empereur en personne. Le 5e corps devint l’armée du Rhin (23 097 hommes, dont 3 000 mobilisés, sous Rapp) et le 6e corps devint l’armée des Alpes (22 667 hommes, dont 13 000 mobilisés, sous Suchet). Le 7e corps fut divisé en deux fractions : l’une prit le nom de corps des Pyrénées Occidentales (7 394 hommes, dont 3 300 mobilisés, sous Clausel); l’autre, celui de corps des Pyrénées Orientales (7 633 hommes, dont 3 300 mobilisés, sous Decaen). L’Empereur créa enfin trois nouveaux corps d’armée : l’armée de la Loire (10 000 hommes environ sous Lamarque), pour réprimer l’insurrection vendéenne ; le corps du Var (5 544 hommes sous Brune); et le corps du Jura (8 420 hommes, dont 5 500 mobilisés, sous Lecourbe), tous deux destinés à seconder l’armée de Suchet dans la défense des Alpes.

Quatre divisions de gardes nationales d’élite, fortes ensemble de 17 466 hommes, campaient sous Avesnes, Sainte-Menehould, Colmar et Nancy; 90 000 mobilisés et 25 000 militaires retraités étaient réunis dans les villes fortes et dans les dépôts ; 11 233 canonniers de la ligne et 5 100 canonniers de la marine assuraient dans les places, concurremment avec 2 071 canonniers vétérans et 6 000 canonniers sédentaires, le service des bouches à feu; 13 900 soldats de toute arme étaient en route par détachemens pour rejoindre les armées d’opération; 43 625 se trouvaient disponibles dans les dépôts. Il y avait en outre 8 000 hommes des bataillons de guerre stationnés dans les 9e et 13e divisions militaires,

[14] et détachés à l’île d’Elbe et dans les colonies ; 20 381 indisponibles dans les dépôts; 8 162 hommes aux hôpitaux ; 6 000 fusiliers marins; 3 500 soldats étrangers ; 5 129 fusiliers vétérans; 13 309 gendarmes à pied et à cheval; enfin, 12 000 douaniers organisés militairement et 6 000 partisans. Ainsi l’Empereur avait porté l’armée active de 196 000 hommes à 288 000 hommes et formé une armée auxiliaire de 220 000 hommes[15]. Un mois plus tard, ces deux armées auraient été augmentées : 1° de 23 500 rappelés, qui à la date du 11 juin avaient reçu des feuilles de route, mais n’étaient pas encore arrivés dans les dépôts; 2° de 46500 conscrits de 1815 qui à cette même date étaient réunis aux chefs-lieux des départemens; 3° de 15 000 mobilisés mis en route à la mi-juin pour les points de concentration ; 4° de 6 000 fusiliers marins en recrutement dans les circonscriptions maritimes. Enfin, du 15 juillet au 25 septembre, on aurait eu les 78 000 hommes formant le complément du contingent de 1815 et les 84 000 hommes formant le complément de la levée des gardes nationales mobiles. Il aurait même été possible de mobiliser encore 60 000 ou 70 000 gardes nationaux en appliquant aux départemens de l’Ouest, pour lesquels ils avaient été différés, les décrets de mise en activité et en ordonnant un nouvel appel dans toute l’étendue de la France. Quand Napoléon disait que le 1er octobre l’armée se serait élevée à 800 000 hommes, il ne se faisait pas tant d’illusions.


IV

En exécution des décrets de Lyon, les officiers qui, ayant émigré ou quitté le service à l’époque de la Révolution, avaient été introduits dans l’armée depuis le 1er avril 1814, furent rayés des contrôles[16]. Nombre de ces officiers étant pourvus d’emplois dans la maison militaire et les états-majors des divisions et des places, les cadres des régimens ne furent que peu affaiblis par cette destitution en masse ; les officiers à la suite suffirent à les compléter. Les officiers à la demi-solde furent placés dans les bataillons, escadrons et batteries de nouvelle formation, dans la jeune garde et dans les tirailleurs fédérés. Au milieu de mai, 2 500 officiers de cette catégorie se trouvaient encore disponibles; ils furent dirigés sur les places frontières pour commander les gardes nationales mobilisées.

Certain du dévouement des officiers qui vivaient en contact immédiat avec la troupe, Napoléon avait des défiances légitimes contre plusieurs colonels et contre beaucoup de généraux. Parmi les porteurs de grosses épaulettes, il y avait eu en 1814 des faiblesses et des trahisons, en 1815 des hésitations et des résistances. De nombreux changemens s’imposaient dans le haut personnel militaire. Mais ce furent bien plutôt les intérêts de l’armée que des rancunes ou des sympathies personnelles qui dictèrent à l’Empereur ses exclusions et ses choix. Sans pitié pour les officiers qui s’étaient montrés pendant la campagne de France incapables comme Augereau et Oudinot, ou criminels comme Marmont et Souham, il sut oublier la conduite de ceux qui du 1er au 20 mars avaient tenté de changer son retour triomphal en une misérable aventure. Le colonel Cuneo d’Ornano, qui avait emprisonné vingt-cinq grenadiers dans la citadelle d’Antibes, fut promu général. Le général Miollis, qui avait mené la garnison de Marseille à la poursuite de la petite colonne impériale, eut le commandement de la place de Metz. Le colonel Roussille, le tenace défenseur de la porte de Grenoble, resta à la tête du 5e de ligne. Le colonel Dubalen, qui avait publiquement donné sa démission à Ney sur la place d’armes de Lons-le-Saulnier, fut rappelé à son régiment. Le général Marchand aurait pu aussi rentrer en grâce, mais il refusa, dit-il, « de figurer sur la liste des traîtres. » Foy qui, resté républicain sous l’empire et converti sous Louis XVIII à la royauté constitutionnelle, ne s’était mis, le 24 mars, à la tête du mouvement bonapartiste de Nantes qu’après avoir tout fait pour l’arrêter, n’en fut pas moins pourvu d’un commandement à l’armée du Nord. Plusieurs officiers du 10e de ligne promus par le duo d’Angoulême pendant la campagne du Midi furent confirmés dans leur nouveau grade. L’Empereur employa Rapp, Belliard, Ruty, Kellermann fils, Gourgaud, tout comme s’ils n’eussent point servi dans l’armée rassemblée à Villejuif sous les ordres du duc de Berry. « — Auriez-vous osé tirer sur moi ? » dit Napoléon à Rapp. — « Sans doute, Sire : c’était mon devoir. » Et Napoléon lui donna l’armée du Rhin.

L’Empereur, cependant, destitua ou mit en retrait d’emploi une centaine d’officiers de tout grade[17] : Dupont, dont la faveur sous Louis XVIII n’avait pas effacé la tache de Baylen; Desselles qui avait si bien secondé Talleyrand en avril 1814; Beurnonville, Donnadieu et Bordessoulle, émigrés en Belgique; Maison, également émigré, qui, sollicité par le gouvernement impérial de rentrer en France, répondait qu’il n’y rentrerait qu’avec 500 000 baïonnettes ; Curto, dont les furieuses paroles contre Napoléon avaient provoqué la sédition dans la garnison de Thionville ; les généraux d’Aultanne, Monnier, Ernouf, Loverdo, Briche et les colonels du 10e de ligne et du 14e de chasseurs qui avaient mené la guerre dans le Midi sous le duc d’Angoulême huit jours après que le gouvernement impérial était reconnu par les deux tiers de la France. Sans remords de sa complicité avec Marmont dans la défection d’Essonnes, Souham espérait bien conserver son commandement de Périgueux. Destitué, il se présenta aux Tuileries à une audience publique pour tenter de fléchir Napoléon. « — Que voulez-vous encore de moi? dit l’Empereur en se détournant. Vous voyez bien que je ne vous connais plus[18]! »

Plusieurs colonels, majors, capitaines et lieutenans furent radiés, à cause de leur hostilité persistante, sur la demande de Davout et des commandans de corps d’armée. La disgrâce des colonels Moncey, Oudinot et Zoppfell paraît moins explicable. Moncey n’avait fait que chercher à maintenir le 3e de hussards dans l’obéissance au roi, et cela jusqu’au 13 mars seulement; or Napoléon s’était montré indulgent à bien des actes analogues. On ne pouvait reprocher à Oudinot que de porter le nom de son père et à Zoppfell que d’être un protégé du duc de Feltre. Dénoncé comme royaliste, Bugeaud fut mis en retrait d’emploi par Davout dans le courant d’avril, mais Suchet, Grouchy, Gérard et Bertrand s’empressèrent de réclamer en faveur « du meilleur colonel de l’armée. » Replacé à la tête du 14e de ligne, il reçut comme compensation de sa disgrâce momentanée le grade de commandant dans la Légion d’honneur. Le général de Bourmont resta aussi privé d’emploi pendant quelque temps. Sur la demande de Ney qu’il avait quitté à Lons-le-Saulnier pour accourir à Paris auprès du roi, Napoléon avait même ordonné son arrestation; mais Ney s’étant ravisé fut le premier à solliciter l’Empereur de rendre son commandement à ce général. Gérard, qui avait eu Bourmont sous ses ordres pendant les campagnes de 1812 et de 1814, demanda qu’on le lui donnât comme divisionnaire dans son corps d’armée. Après avoir longtemps hésité, l’Empereur finit par se laisser convaincre. Il lui fallut faire plier la volonté de Davout qui ne céda que sur un ordre formel. « — Gérard répond de Bourmont sur sa tête, » lui dit l’Empereur. « — Gérard a tort, répliqua le prince d’Eckmühl : moi je ne réponds de personne, je ne réponds que de moi. »

Peu sévère, comme on voit, aux hommes qui avaient voulu le combattre, l’Empereur ne prodigua point les récompenses à ceux qui s’étaient les premiers compromis pour lui. S’il nomma brigadiers les colonels La Bédoyère, déjà proposé d’ailleurs pendant la campagne de France, et Mallet, commandant le Bataillon de l’île d’Elbe, et s’il promut divisionnaire Simmer, qui lui avait amené deux régimens à Lyon, Brayer, Dessaix, Girard, Allix, Ameil, Merlin ne reçurent pas d’avancement et ne furent employés aux armées que selon les droits stricts de leur grade. Or Brayer s’était déclaré dès le 10 mars avec sa division, Dessaix avait accepté le gouvernement de Lyon sept jours avant la rentrée de l’Empereur aux Tuileries, Girard avait commandé depuis Avallon l’avant-garde impériale, Allix avait proclamé l’empire à Nevers, Ameil s’était fait arrêter à Auxerre comme émissaire de Napoléon, Merlin avait contraint le gouverneur de Vincennes à capituler. Le général Porret de Morvan, qui pour avoir conduit à Sens les chasseurs à pied de la vieille garde, se flattait de remplacer Curial comme colonel en premier de ce corps, vit bien Curial disgracié[19]; mais le commandement des chasseurs passa à Morand. Le prince Jérôme, tout Altesse impériale qu’il était, n’eut qu’une division d’infanterie. Mouton-Duvernet, rallié à l’Empereur dès le 10 mars, fut nommé gouverneur de Lyon, mais Sebastiani, qui avait précipité la défection de l’armée du duc de Berry, reçut une mission dont il se montra peu satisfait[20] : l’organisation des gardes nationales dans la 16e division militaire. Exelmans, entré le premier aux Tuileries le 20 mars, eut un corps de cavalerie, mais Kellermann fils, employé à l’armée de Villejuif, en eut un aussi. Lallemand l’aîné, un des principaux chefs de la conspiration du Nord, devint lieutenant général; mais Lefebvre-Desnoëttes et Lallemand jeune furent simplement replacés à la tête des chasseurs à cheval et de l’artillerie à pied, de la vieille garde. Enfin aux grandes promotions du mois de mai dans la Légion d’honneur, les 5e et 7e de ligne, le 4e d’artillerie et le 4e de hussards, régimens qui les premiers avaient fait défection à Grenoble, ne furent point spécialement favorisés.

Des vingt maréchaux de France, trois : Berthier, Marmont, Victor, avaient accompagné ou rejoint Louis XVIII en Belgique; l’Empereur ordonna leur radiation[21]. Pérignon, qui s’était sottement compromis avec Vitrolles à Toulouse, et Augereau, dont la récente palinodie ne pouvait racheter la pitoyable conduite à la tête de l’armée de Lyon en 1814, furent l’objet de la même mesure. Napoléon voulut aussi radier Gouvion Saint-Cyr pour avoir méconnu ses ordres après le 20 mars et fait reprendre la cocarde blanche aux troupes de la 22e division militaire, et le vieux Kellermann, duc de Valmy, comme ayant voté l’acte de déchéance le 1er avril 1814. Mme de Gouvion Saint-Cyr écrivit à Davout une lettre qui apaisa l’Empereur ; le maréchal en fut quitte pour une villégiature obligatoire dans son château de Reverseaux. Napoléon ne donna pas suite non plus à sa première décision à l’égard du duc de Valmy. Sérurier, qui avait, lui aussi, voté comme sénateur l’acte de déchéance, fut maintenu dans ses fonctions de gouverneur des Invalides. L’Empereur se contenta de ne point le nommer à la Chambre des pairs, et la leçon était tout de même bien méritée.

Oudinot, comme Gouvion Saint-Cyr, avait refusé, après le 20 mars, d’obtempérer aux ordres de Napoléon. Il n’avait laissé proclamer l’empire à Metz qu’au moment où allaient l’y forcer la garnison et le peuple en révolte. Relevé de son commandement, il fit tous ses efforts pour rentrer en grâce. Il adressa une lettre à l’empereur, supplia Davout, Suchet, Jacqueminot, d’intercéder pour lui. « Rends-toi à l’instant chez l’Empereur, écrivit-il à Suchet, dis-lui ce que tu penses de moi ; accuse-toi de ne m’avoir fait parvenir ta lettre et celle de Ney que le 27 au soir. Dis que jamais Oudinot n’a oublié ce qu’il doit à Napoléon, que si Oudinot a des torts, il ne les connaîtra pas plus tôt qu’il voudra les expier et les relever. J’ai besoin de ta démarche pour ma femme, mes enfans, qui tous partagent le malheur qui m’anéantit. » L’Empereur révoqua l’ordre d’exil en Lorraine qu’il avait fait tenir à Oudinot et consentit à le voir aux Tuileries, mais il le laissa sans emploi[22]. Napoléon, qui n’aurait pas sans doute tenu rigueur au maréchal pour sa conduite à Metz, ne pouvait oublier que l’année précédente le duc de Reggio s’était fait battre à Bar-sur-Aube à cause de ses mauvaises dispositions la veille de la bataille et de sa funeste indécision pendant le combat.

Quoique Macdonald se fût montré très zélé royaliste, qu’il eût fait l’impossible à Lyon et à Villejuif pour organiser la résistance, l’Empereur aurait voulu lui donner un commandement. Mais le maréchal, rentré à Paris après avoir accompagné Louis XVIII jusqu’à la frontière, était inébranlablement résolu à ne point servir sous le nouveau gouvernement. En vain le général Maurice Mathieu, son ancien chef d’état-major à l’armée des Grisons, le supplia de venir aux Tuileries, où l’attendait l’Empereur ; en vain Davout lui-même força sa porte pour l’y déterminer, il resta inflexible. De guerre lasse, l’Empereur lui accorda la seule grâce qu’il eût daigné demander : l’autorisation d’aller vivre en bon bourgeois dans sa propriété de Coucelle près de Gien.

Après avoir publié un violent ordre du jour contre Napoléon, Moncey avait quitté Paris le 20 mars. Il écrivit le surlendemain à l’Empereur qu’il comptait se retirer à la campagne. Déjà Napoléon l’avait remplacé par Rovigo dans les fonctions de premier inspecteur général de la gendarmerie. Mais n’aurait-il pas dû se rappeler ce que Moncey avait fait en 1814 à la tête de la garde nationale parisienne et lui rendre ce commandement? Il se contenta de le nommer pair de France, de même que Lefebvre qui, lui, n’avait pas eu de commandement l’année précédente et était resté sans fonctions sous Louis XVIII[23].

Masséna n’avait secondé que très mollement le duc d’Angoulême pendant sa courte campagne des bords du Rhône, et aussitôt après la capitulation de La Pallud il s’était empressé de proclamer l’empire. Le 14 avril, il adressa à l’Empereur un rapport justificatif qui se terminait ainsi : « Je ne puis dissimuler à Votre Majesté combien j’ambitionne l’honneur de la revoir pour l’assurer de mon dévouement sans bornes. » Napoléon écrivit au prince d’Essling une lettre de félicitations, l’appela à Paris, et l’y reçut avec de grands témoignages d’amitié ; mais malgré sa quasi promesse, il préféra ne pas lui rendre le gouvernement de la 9e division militaire. Pour contenir les royalistes de Marseille, il fallait un homme qui n’eût pas commandé là au nom de Louis XVIII. L’Empereur offrit à Masséna, que ses infirmités rendaient impropre à servir dans les armées d’opération, le gouvernement des 4e et 5e divisions militaires comprenant la Moselle, la Meurthe et les Vosges. Le vieux maréchal refusa ce poste et resta à Paris où il se montra fort assidu aux séances de la Chambre des pairs.

Bien que Mortier, gouverneur de Lille, Suchet, gouverneur de Strasbourg, et Jourdan, gouverneur de Rouen, fussent restés fidèles au Roi pendant deux ou trois jours après le 20 mars, ils ne s’étaient pas compromis comme Oudinot et Gouvion Saint-Cyr. L’Empereur ne pouvait leur garder rancune. Il ne voulut point toutefois les maintenir dans les postes qu’ils tenaient de Louis XVIII. C’était pour lui un principe[24]. Chargé d’abord de l’inspection des places fortes du nord-est. Mortier fut ensuite mis à la tête de la cavalerie de la garde. Suchet reçut le commandement de l’armée des Alpes et Jourdan celui de la place de Besançon, ville forte de première ligne, où Davout jugeait nécessaire qu’il y eût un maréchal de France.

En disgrâce depuis 1807 pour avoir, a-t-on dit, fermé trop complaisamment les yeux sur les concussions de Bourrienne dans les villes hanséatiques. Brune avait demandé vainement, au début de la campagne de France, à reprendre du service. Pendant la Restauration, il était aussi resté sans emploi. Après le retour de l’île d’Elbe, Brune offrit de nouveau son épée. Les qualités d’administrateur dont il avait fait preuve en Belgique, dans la Gironde, en Toscane, le désignaient pour le gouvernement d’une des provinces où persistaient les troubles. Envoyé à Marseille comme gouverneur de la 9e division militaire, il fut chargé en même temps de l’organisation et du commandement du corps d’armée du Var. Le maréchal Ney, arrivé à Paris le 23 mars avec ses troupes, reçut le même jour une mission dans les départemens du Nord et de l’Est. Le but patent était d’inspecter les places ; le but secret, de juger de l’état des esprits, de donner des renseignemens sur les officiers et les fonctionnaires, de proposer, s’il y avait lieu, des destitutions ou des remplacemens. Ney remplit cette mission avec zèle, mais il eut le mauvais goût de manifester contre les Bourbons des sentimens d’une violence inouïe. Dans les réunions d’officiers, il exhalait des injures contre le Roi et les princes. « C’est une famille pourrie », disait-il. Ces propos n’étaient point de nature à lui ramener l’opinion qui lui était généralement hostile. Même chez les bonapartistes et jusque dans l’entourage de l’Empereur on blâmait sa conduite à Lons-le-Saulnier. Ce méchant jeu de mots courait Paris : « Il fallait être né (Ney) pour ça! » Et sa revirade n’empêchait point qu’on ne le soupçonnât. « Si l’on emploie Ney en campagne, écrivait un anonyme à l’Empereur, il faut lui donner un état-major dont on soit sûr. » Il ne manquait pas de gens pour rappeler à Napoléon l’inoubliable scène de Fontainebleau, et peut-être lui avait-on rapporté les paroles de Ney lors de son récent passage à Dijon : « — Je me félicitais d’avoir forcé l’Empereur à abdiquer, et maintenant il me faut le servir! » Pour comble, le maréchal, au retour de son inspection, vers le 15 avril, commit la prodigieuse maladresse de s’excuser à l’Empereur du mot sur la cage de fer. a... Ce propos est vrai, dit-il, mais c’est que déjà j’avais pris mon parti, et je crus ne pouvoir mieux dire pour cacher mes projets. » Napoléon resta muet, mais dans ses yeux le maréchal vit briller un éclair.

Désespéré, plein de confusion et de remords, accusant tout le monde et soi-même, Ney se retira dans sa terre des Coudreaux. Pendant six semaines, on n’entendit plus parler de lui. On le disait en disgrâce, et le bruit se répandit même qu’il avait été arrêté. Il revint à Paris pour la cérémonie du Champ de Mai. « — Vous voilà, lui dit Napoléon. Je vous croyais émigré. » « — J’aurais dû le faire plus tôt, » riposta amèrement le maréchal. Nommé pair de France le 2 juin, il alla à l’Elysée, deux jours après, pour obtenir l’ordonnancement d’une somme de 37 000 francs due sur son traitement arriéré et sur ses frais de tournée. Il ne semble pas qu’il ait été question dans cet entretien d’un commandement pour lui à l’armée du Nord. Mais le 11 juin, au moment de quitter Paris, l’Empereur eut un scrupule. Pouvait-il condamner à un repos dégradant le héros de tant de batailles? pouvait-il, à l’heure du péril, priver d’un pareil soldat et la France et soi-même? Il écrivit au ministre de la Guerre : « Faites appeler le maréchal Ney; dites-lui que, s’il veut se trouver aux premières batailles, il soit rendu le 14 à Avesnes, où sera mon quartier général. » Napoléon, sans doute, crut agir dans l’intérêt de l’armée ou, ce qui était identique, dans son propre intérêt. Il agit aussi par commisération. Le ton de son billet l’indique. Ce n’est point un ordre, ce n’est qu’un avis qui laisse le maréchal libre de sa conduite. Que Ney vienne s’il veut... Mais Ney ne pouvait ne pas vouloir se trouver aux premières batailles, n’eût-ce été que dans l’espoir de s’y faire tuer[25]. Il partit le 12 juin de Paris et arriva le 13 à Avesnes, où il dîna avec l’Empereur, mais il ne reçut que le soir du 15, c’est-à-dire quand les opérations étaient commencées, le commandement des 1er et 2e corps d’armée.

Suspect aux amis du roi, haï par les bonapartistes comme par les libéraux et exécré par le corps entier des officiers, Soult s’était retiré à Villeneuve-l’Etang. Cette retraite se trouvant fort à propos peu éloignée de Paris, il vint aux Tuileries dès le 26 mars. Il est vraisemblable que ce ne fut pas pour rappeler à l’Empereur qu’il l’avait traité de fou et d’aventurier dans un récent ordre du jour. A la suite de cet entretien, dont rien n’a transpiré, Soult échangea plusieurs lettres avec Davout qui lui montrait de l’amitié. Mais malgré les démarches promises par le prince d’Eckmühl, la décision de l’Empereur se fit attendre. « Je désire, écrivait Soult le 11 avril au ministre de la guerre, que Votre Excellence ait la bonté de répondre à la lettre que j’ai eu l’honneur de lui adresser avant-hier, afin que je sois à même de me conformera la décision que Sa Majesté aura rendue à mon égard. » Quelques jours plus tard, Soult, qui avait déjà envoyé son serment par écrit, fut invité à venir le renouveler solennellement devant l’Empereur. Le duc de Dalmatie pouvait se regarder désormais comme rentré en grâce.

Le choix d’un major général préoccupait gravement Napoléon. De tous les officiers généraux, c’était peut-être Berthier qui lui manquait le plus. Comme commandant d’armée, Suchet ou Clausel pouvait remplacer Macdonald ; Drouet ou Lamarque pouvait remplacer Maison ; Gérard ou Lobau pouvait remplacer Gouvion Saint-Cyr. Personne ne pouvait remplacer Berthier comme chef d’état-major général. Berthier n’était ni un capitaine, ni un organisateur, ni un esprit élevé; mais il possédait des connaissances techniques étendues, et il avait porté à la centième puissance les qualités d’un bon expéditionnaire. Infatigable, consciencieux, diligent, prompt à saisir les ordres les plus compliqués, habile à les traduire dans tous leurs détails avec une exactitude, une précision et une clarté admirables, ponctuel enfin à les transmettre au moment déterminé, il avait été pour Napoléon un instrument parfait[26]. Avec lui, l’Empereur était tranquille : les ordres étaient rédigés de telle façon que ceux qui les recevaient n’avaient aucun doute ni aucune hésitation sur la manière de les exécuter. Et ces ordres arrivaient toujours, Berthier dût-il faire porter chacun, s’il le croyait prudent, par huit officiers prenant huit routes différentes[27]. On disait Berthier affaibli de corps et d’esprit. En 1814, cependant, sa correspondance témoigne que sa plume avait gardé son activité et sa lumineuse précision. L’Empereur, qui se souvenait bien des services du prince de Neuchâtel pendant la dernière campagne, ne désespérait pas de le voir rentrer en France. « — Cette brute de Berthier! disait-il à Rapp, il reviendra. Je lui pardonne tout, mais à la condition qu’il mettra son habit de garde du corps pour paraître devant moi. »

Berthier, en effet, pris de scrupules tardifs, chercha à quitter l’étranger. Resté fort peu de temps à Gand, il était venu s’installer avec sa femme et ses enfans au château de Bamberg, propriété de son oncle par alliance, le roi de Bavière. Au commencement de mai, il se mit en route pour gagner par Dôle la frontière de France ; mais à Stockach, où se trouvait le quartier général du prince de Hohenzollern, il dut rétrograder. Les alliés aimaient mieux sans doute le tenir à demi prisonnier en Bavière que de le savoir dans r état-major de Napoléon. Il revint fort tristement à Bam- berg. Dans l’après-midi du 1er juin, comme un régiment de dragons russes en route pour la France défilait devant le château, on vit Berthier quitter brusquement la fenêtre du premier étage où il se trouvait, apparaître peu après à une fenêtre du troisième et se précipiter sur le pavé. On attribua ce suicide à un accès d’aliénation mentale[28].

Depuis trois semaines déjà, l’Empereur s’était décidé à prendre comme major général le maréchal Soult qui, à ce qu’il semble, s’était lui-même proposé pour ces fonctions. Peut-être Napoléon aurait-il pu faire un meilleur choix? Soult était aussi supérieur à Berthier qu’un homme de pensée et d’action l’est à un bon commis ; mais il n’avait jamais rempli les fonctions de chef d’état-major dans un corps d’armée : l’habitude de ce service ne lui manquait pas moins que les qualités d’application et d’exactitude qu’il y faut apporter. Drouot, aide-major de la garde impériale, Belliard, qui avait été chef d’état-major de Murat, puis aide-major général pendant la campagne de France, Reille, Compans, et Drouet d’Erlon, tous trois anciens chefs d’état-major de Lannes, Bertrand, si longtemps aide de camp de l’Empereur et si habitué à ses ordres comme grand-maréchal. César Delaville ex-chef d’état-major de Davout, Gérard ex-chef d’état-major de Bernadotte, Guilleminot, qui avait fait presque toute sa carrière dans les états-majors, Ruty, ancien chef d’état-major de l’artillerie de la Grande Armée de 1813 et tant d’autres divisionnaires étaient mieux faits pour remplacer Berthier. Mais pour des raisons de hiérarchie, ou peut-être d’étiquette, l’Empereur voulait évidemment comme major général un maréchal de France. Or, pas plus que Soult, aucun des maréchaux, sauf Davout et Suchet, ne paraissait apte à ces fonctions[29]. Au moment où la France était en pleine organisation militaire, à la veille d’une guerre qui menaçait d’avoir pour théâtre, outre la Vendée et la frontière du Nord, les Alpes et les Pyrénées, et alors qu’une crise politique pouvait se produire à Paris, il était de toute nécessité de laisser Davout au ministère de la guerre. Mais pourquoi l’Empereur ne nomma-t-il pas major général Suchet qui avait été chef d’état-major de Joubert et de Masséna? Soult eût remplacé sans désavantage le duc d’Albuféra dans le commandement de l’armée des Alpes, et ce poste moins en vue eût moins attiré l’attention sur lui. Ainsi aurait été évité ce grand scandale que le premier de l’armée, après l’Empereur, fût de tous les officiers généraux celui qui s’était rendu le plus haïssable à l’armée sous le gouvernement royal[30]. Soult ayant adressé un ordre à Vandamme avant que sa nomination eût été rendue officielle, le fougueux général écrivit à Davout cette lettre qui est vraiment d’une belle ironie : « J’ai reçu une lettre par laquelle le duc de Dalmatie s’annonce comme major général. Je crois devoir l’envoyer à Votre Excellence avant d’y répondre. Comme le duc de Raguse pourrait me donner le même avis, je dois regarder celui-ci comme non avenu jusqu’à ce que je sois prévenu de cette nomination par Votre Excellence ou par un décret impérial. »

Depuis qu’il était « passé roi », selon l’expression en usage dans l’armée, Murat ne figurait plus sur la liste des maréchaux. Mais trois semaines avant l’entrée en campagne, le roi Joachim, tombé du trône, s’était réfugié dans les environs de Toulon. Il ne lui restait pas même son sabre de soldat. Il conjura l’Empereur de le lui rendre. « Je veux, écrivit-il, verser pour vous la dernière goutte de mon sang. » Napoléon refusa, ne croyant pas pouvoir donner un commandement dans l’armée française à un Français qui un an auparavant avait combattu contre elle. Puis il en voulait à son beau-frère d’avoir, au mépris de ses instructions, commencé trop tôt la guerre contre les Autrichiens et surtout de s’être fait battre. Plus tard, dans les rêveries de Sainte-Hélène, Napoléon regretta sa décision envers ce grand meneur de chevauchées. « A Waterloo, disait-il. Murat nous eût valu peut-être la victoire. Que fallait-il? Enfoncer trois ou quatre carrés anglais. Or, Murat était précisément l’homme de la chose. » Peut-être, en effet. Murat, qui avait le double don d’imprimer à ses cavaliers un élan irrésistible et de méduser l’ennemi, eût-il passé sur le ventre aux Anglais. En tout cas, la cavalerie, si elle avait été réunie sous son commandement, n’aurait pas si inopportunément obéi aux ordres du prince de la Moskowa.

Avant de s’occuper des maréchaux, l’Empereur avait nommé aux principaux commandemens les généraux qui pouvaient ambitionner le maréchalat et qu’il y avait déjà promus dans son esprit. Il comptait trouver parmi ces hommes « ayant leur chemin à faire », comme il disait, plus d’ardeur et de dévouement que chez ses anciens camarades tout chargés de gloire et d’honneurs. Il donna le 1er corps d’armée à Drouet d’Erlon, divisionnaire de 1805, combattant d’Iéna et de Friedland, et l’un des meilleurs lieutenans de Masséna et de Soult pendant les guerres d’Espagne. Reille, vétéran des campagnes d’Italie, divisionnaire de 1807, commandant une division de la garde à Wagram et chargé à la fin de 1812 du commandement en chef de l’armée de Portugal, eut le 2e corps. Gérard, colonel à Austerlitz, brigadier à Iéna, divisionnaire à la Moskowa, un des héros, avec Ney, des combats d’arrière-garde de la retraite de Russie, et le seul officier de son grade qui eût commandé un corps d’armée pendant la campagne de France, reçut le 4e corps. Le 5e corps (plus tard armée du Rhin) fut confié à Rapp, l’homme aux vingt-deux blessures, l’admirable défenseur de Dantzig, divisionnaire de 1805, aide de camp de Napoléon pendant douze ans. Lobau, un des plus habiles manœuvriers de l’armée, divisionnaire de 1807, eut le gouvernement de Paris et le commandement du 6e corps en formation. Charles Lebrun, fils du duc de Plaisance et vaillant général de cavalerie, fut mis provisoirement à la tête du 3e corps. L’Empereur comptait l’y remplacer, quand il en serait temps, « par un général plus habile ! » Au milieu d’avril, il donna ce corps d’armée à Vandamme. Il n’aimait point ce rude soldat, mauvais coucheur s’il en fut ; mais les grandes qualités militaires de Vandamme et son ancienneté de grade (il avait été nommé divisionnaire à 27 ans, en 1799) le désignaient entre tous pour un commandement. Il l’exerça avec une conscience, une fermeté, un zèle incomparables, soigneux de tous les détails d’organisation, d’habillement, d’instruction militaire, prompt à sévir contre les embaucheurs et les alarmistes, ardent à enflammer l’esprit des soldats, des mobilisés et des habitans des Ardennes et de la Meuse. Vandamme mérita cet éloge de Davout : « Vous avez communiqué tout votre feu dans le pays où vous êtes. »

Envoyé à Bordeaux pour y faire reconnaître le gouvernement impérial, Clausel, qui s’était particulièrement distingué en Italie et en Espagne, resta dans cette ville comme gouverneur de la 11e division militaire; il reçut en outre le commandement du corps des Pyrénées Occidentales. Le général Decaen, vétéran des campagnes du Rhin et de la Vendée, et six ans gouverneur de l’île de France et de l’île Bourbon, avait sincèrement voulu conserver Bordeaux au Roi; mais, comme la duchesse d’Angoulême elle-même, il avait dû céder aux événemens. Il revint à Paris, d’où il repartit pour Toulouse à la fin de mai. L’Empereur lui avait confié le commandement des 8e et 10e divisions militaires et du corps des Pyrénées Orientales. Decaen aurait mieux fait de demander une division à l’armée du Nord que d’accepter ce poste à la fois politique et militaire. En raison de sa conduite à Bordeaux, il allait se trouver à Toulouse dans l’alternative de devenir suspect à l’Empereur s’il montrait peu de zèle ou de se rendre doublement odieux aux royalistes s’il agissait avec la fermeté rigoureuse qu’exigeaient les circonstances. Decaen prit ce dernier parti, comme il le devait, et se fît exécrer dans tout le Languedoc.

Rayé des cadres en 1804 pour avoir manifesté en pleine audience l’indignation que lui causait le procès de son camarade Moreau, Lecourbe avait été réintégré dans son grade par Louis XVIII. A Lons-le-Saulnier, il avait tenté d’empêcher la défection du maréchal Ney, et sur le rapport de celui-ci, Napoléon avait prescrit de l’arrêter. Mais il vint aux Tuileries protester de son dévouement. Heureux de s’attacher cet officier éprouvé qui passait pour républicain et dont le nom était resté cher aux anciens des armées de Sambre-et-Meuse, du Rhin et d’Helvétie, l’Empereur lui donna le commandement du corps du Jura.

Lamarque s’était improvisé le 20 mars commandant de la place de Paris. Remplacé deux jours plus tard par le général Hullin, il reçut une division du corps de Reille, puis il fut envoyé en Vendée comme général en chef de l’armée de la Loire. Il avait combattu naguère les bandes des Abruzzes et les guerrillas des sierras d’Aragon. Son expérience de la guerre de partisans le désignait pour commander contre les Vendéens.

La mémoire de Grouchy est liée désormais au souvenir maudit de Waterloo, si bien qu’on a oublié les beaux services et les actions d’éclat de ce valeureux capitaine. Si Grouchy n’avait pas l’élan entraînant de Murat, il savait comme lui faire manœuvrer les masses de cavalerie. Commandant en second de l’expédition d’Irlande en l’an V, gouverneur de Madrid en 1808, colonel-général des chasseurs et chevau-légers en 1809, chef de l’Escadron sacré pendant la retraite de Russie, il avait contribué aux victoires de Hohenlinden, d’Eylau, de Friedland, de Wagram et de la Moskowa. Après Vauchamps, dit-on, l’Empereur avait pensé à le nommer maréchal d’Empire. En disgrâce sous Louis XVIII Grouchy fut envoyé à Lyon le 31 mars pour combattre le duc d’Angoulême. Mis ensuite à la tête de l’armée des Alpes et promu maréchal, il fut rappelé à Paris le 8 mai ; l’Empereur comptait lui donner les quatre corps de cavalerie de l’armée du Nord. C’est comme commandant en chef de la cavalerie que Grouchy entra en Belgique le 15 juin, mais pour son malheur, il allait dès le lendemain être chargé d’un commandement plus important encore.

Le général Durosnel, ancien aide de camp de l’Empereur, eut le commandement en second de la garde nationale de Paris, Napoléon étant nominalement commandant en chef. Durosnel comptait de beaux services dans la cavalerie, mais tandis que Moncey, Ornano, Hullin, d’Hériot, Lespinasse s’étaient trouvés à Paris pendant la campagne de 1814, lui, fait prisonnier à Dresde, n’était rentré en France qu’après la paix. Ignorant ainsi ce qu’avait fait la garde nationale, et surtout ce qu’elle aurait pu faire, il se trouvait mal préparé à la commander. Avec du zèle et de l’énergie, il aurait pu suppléer à cette inexpérience, mais il se laissa circonvenir par son état-major, tout rempli de royalistes secrets et de libéraux aveuglés, et loin d’insuffler l’esprit de patriotisme et d’abnégation dans toute la garde nationale, il ne tarda pas à prendre les sentimens de prudence égoïste qui guidaient l’élite de cette milice censitaire. Chargé de la révision du personnel, il fit ce travail à tort et à travers, comme s’il voulait seulement paraître donner satisfaction à l’Empereur. Il lui fallut bien radier des contrôles des officiers portant un nom trop connu, comme Decazes et Rémusat, mais il y maintint des hommes tels que le major Billing, ami intime de Comte, rédacteur du Censeur, et le chef de légion Acloque qui défendait à son chef de musique de jouer : Veillons au salut de l’Empire, sous prétexte que c’était « un air incendiaire ». De très chauds partisans de l’Empereur furent destitués, nommément le commandant Beck, le seul des officiers supérieurs de la 6e légion qui eût combattu aux Buttes-Chaumont en 1814, le capitaine Albert, qui avait fait le voyage de l’île d’Elbe, le capitaine Ollivier, qui avait équipé à ses frais la moitié de sa compagnie. En outre, Durosnel mit tout en œuvre pour empêcher la création des tirailleurs fédérés et pour en retarder l’organisation. Armer pareilles gens, disait-il, ce serait provoquer l’inquiétude et le mécontentement dans la garde nationale. Or, commandés exclusivement par des officiers à la demi-solde, et ayant pour chef le général Darricau qui avait gagné ses grades au siège de Toulon, en Égypte, à la Grande Armée et en Espagne et qui, au contraire de Durosnel, avait la foi et l’ardeur, les tirailleurs fédérés eussent contribué puissamment à la défense de Paris. Comme le disaient Carnot et Davout, la création de ces bataillons d’ouvriers ne pouvait mal impressionner que les esprits hostiles ou pusillanimes.

Les nominations dans l’armée étaient faites par l’Empereur motu proprio ou sur la proposition de Davout ; quelquefois même le ministre de la guerre nommait directement aux emplois. Pas plus que Napoléon, Davout n’était infaillible. Il y eut des choix maladroits, il y en eut de pitoyables. Berckheim, qui n’avait jamais servi que dans la cavalerie, et Molitor, divisionnaire de 1802 (à 32 ans), qui, en raison de ses grandes qualités militaires, aurait dû être employé aux armées d’opération, furent appelés à commander des gardes nationales. Peu de jours après avoir été relevé de son commandement, le colonel du 14e chasseurs, un des plus fidèles officiers du duc d’Angoulême pendant la campagne du Midi, fut proposé pour un régiment de mobilisés. Un autre colonel, que sa lâcheté au feu avait jadis fait mettre en non-activité, fut aussi l’objet d’une proposition pour un régiment de ligne. Enfin le général Moreau, le pusillanime commandant de Soissons en 1814, qui n’avait évité une condamnation capitale que grâce à la chute de Napoléon, fut désigné pour commander une brigade active. L’Empereur pouvait dire avec raison : « Il me semble que parmi les officiers généraux il y a un grand nombre de jeunes gens plus habiles que ceux qu’on me propose. »

Surchargé de travail et absorbé par les plus graves soucis, l’Empereur ratifiait souvent les propositions de Davout sans les examiner. Il s’en prenait ensuite à ce ministre qui, paraît-il, était peu aimé aux Tuileries à cause de sa raideur et de sa sévérité dans le service. Aussi ne manquait-on point dans l’entourage impérial d’incriminer tous ses actes susceptibles de quelque critique. Afin d’avoir une garantie de plus pour le personnel militaire, l’Empereur chargea son aide de camp Flahaut de réviser les propositions du ministre de la guerre. « Recueillez, lui écrivit-il, tous les renseignemens qu’il vous sera possible sur les généraux et officiers, car si je fais de mauvais choix, c’est à vous que je m’en prendrai. » D’une extrême bravoure et excellent officier d’état-major, Flahaut s’était montré aussi brillant cavalier à Friedland et à la Moskowa que diplomate habile à Neumarkt et à Lusigny. Il n’en passait pas moins pour devoir à la faveur son avancement vraiment extraordinaire. De fait, après n’avoir jamais commandé qu’un escadron, il avait été nommé, à 28 ans (en 1813), général de division. Si jeune lieutenant général, peut-être eût-il dû décliner cette mission, bien délicate vis-à-vis d’un homme comme Davout; en tout cas, sans pour cela y mettre moins de zèle, il aurait pu la remplir d’une façon plus discrète. Il s’installa chaque jour plusieurs heures dans les bureaux de la guerre, bouleversant les dossiers, se faisant rendre des comptes, rayant de sa propre autorité des noms portés sur les états de proposition et donnant même directement des ordres opposés à ceux de Davout. Les choix n’en furent pas meilleurs, car malgré son dévouement et son intelligence l’aide de camp de l’Empereur ne pouvait mieux juger que Davout; mais le prince d’Eckmühl fut profondément blessé de cette inquisition, dont au reste il fut assez vite délivré. Il s’en était expliqué avec l’Empereur, lui disant que si ce n’était une lâcheté d’abandonner son poste en de pareilles circonstances, il ne resterait pas une heure au ministère.

Parmi les officiers pourvus de commandemens, il se trouvait donc quelques hommes incapables, usés avant l’âge ou d’un dévouement douteux, mais le haut personnel de la dernière armée impériale n’en formait pas moins un admirable ensemble. On peut même dire que, à moins de révolutions et de guerres analogues à celles qui se succédèrent de 1789 à 1814, jamais l’armée française n’aura de pareils chefs. Indépendamment de leurs qualités militaires innées, ils possédaient cette force : l’expérience, et cette vertu : la jeunesse. Tous avaient fait plus de vingt ans la guerre et aucun n’avait cinquante ans. Napoléon avait 46 ans, Soult 46 ans, Ney 46 ans, Grouchy 49 ans, Drouet 49 ans, Lobau 45 ans, Kellermann 45 ans, Reille 44 ans, Vandamme 44 ans, Pajol 43 ans, Gérard 42 ans, Drouot 41 ans, Exelmans 40 ans, Foy 40 ans et Allix 39 ans.


V

Chez ces hommes qui avaient mené si souvent les Français à la victoire, la foi dans le succès n’égalait malheureusement plus la vigueur physique et les facultés militaires. Ils étaient trop bien renseignés sur les formidables armemens de l’étranger et sur les faibles ressources de la France, en soldats et en matériel, pour ne pas voir que, à moins d’une suite de coups de fortune, d’ailleurs toujours possibles à la guerre, l’Empereur ne pourrait lutter longtemps avec sa petite armée contre les masses de la coalition. La confiance manquait même aux officiers généraux que leurs sentimens ou la force des circonstances avaient entraînés à se déclarer les premiers pour Napoléon et qui, compromis comme ils l’étaient, auraient eu si grand intérêt à relever le moral de leurs camarades. Mais Ney, Mouton, La Bédoyère, Ameil, Drouet, Lallemand, étaient d’autant plus inquiets qu’ils sentaient que leur tête serait un des enjeux de cette suprême partie. Puis la division régnait dans les états-majors. Les généraux qui, sans être de bien fervens royalistes, n’auraient pas cependant demandé mieux que d’achever tranquillement leur carrière sous les Bourbons, en voulaient aux complices du 20 mars d’avoir jeté le pays dans une aventure et provoqué une guerre effroyable. Ces derniers suspectaient les autres et les dénonçaient comme officiers sans énergie, patriotes tièdes et royalistes honteux. Il y avait enfin, plus ardentes que jamais, les compétitions, les rivalités, les jalousies pour les commandemens. Si ménager de récompenses qu’ait été l’Empereur à l’égard de ses vrais partisans, les autres généraux n’en craignaient pas moins que, après la première bataille, il n’y eût d’avancement que pour ceux-là. Et, de leur côté, les ralliés de la première heure s’étonnaient de voir encore dans l’armée impériale des hommes comme Soult, Durutte, Bruny, Bourmont, Dumonceau. Le général Maurice Mathieu exigea sa mise à la retraite pour ne pas devenir le subordonné de son cadet Clausel. Duhesme, d’abord placé au 3e corps, fut envoyé dans la jeune garde; « il ne peut, écrivait Davout, être mis sous les ordres de Vandamme ». Le général Bonnet accusa le général Ornano de l’avoir desservi auprès de l’Empereur, le provoqua et lui logea une balle dans la poitrine. Si l’on n’eût été au jour même de l’entrée en campagne, plus d’un général eût refusé de servir sous le prince de la Moskowa, et Vandamme, déjà mécontent de n’avoir qu’un corps d’armée de 17 000 hommes, et même Gérard passèrent avec humeur sous le commandement de Grouchy.

La camaraderie et la solidarité des généraux de 1815, il y a pour en témoigner ces belles paroles de Cambronne devant le conseil de guerre : « J’ai refusé le grade de divisionnaire parce qu’il y a tant de jaloux. Vous l’avez vu à Waterloo, nous avions un capitaine très renommé. Eh bien! il n’a pas pu parvenir à mettre tout en ordre. On aurait dit que ma nomination était un passe-droit, que j’étais trop jeune. On m’aurait laissé dans l’embarras, et je ne voulais pas risquer de compromettre le salut de l’armée.[31]. »

Au contraire des états-majors, les soldats et presque tous les officiers de troupe ont l’ardeur et la confiance. Tandis que les généraux voient la réalité, les soldats recommencent le rêve de gloire que l’invasion a interrompu mais qu’ils ne peuvent croire achevé. L’Empereur dont depuis un an les refrains des casernes et les chansons de marche ont prédit le retour, n’est-il pas revenu ! Aux yeux des soldats. Napoléon est invincible. S’il a été vaincu en 1812, c’est par la neige, en 1814; c’est par la trahison. Cette croyance, si propre à fortifier le moral de l’armée et que l’Empereur, au reste, s’est toujours efforcé d’inspirer, a malheureusement pour contre-partie la suspicion de tout ce qui n’est pas Napoléon. On ne peut être vaincu que par la trahison, mais le soldat soupçonne partout la trahison. « N’employez pas les maréchaux pendant la campagne, » écrit-on à l’Empereur. Les plaintes et les dénonciations contre les officiers qui, sous l’autre règne, ont montré quelque sentiment bourbonien ou orléaniste, ou qui seulement portent la particule, affluent chez les commandans de corps d’armée, aux Tuileries, dans les bureaux de la Guerre.

Aux avant-postes de l’armée du Rhin, une sentinelle tire sur un individu qui cherche à gagner la rive allemande à la nage. Le bruit se répand parmi les troupes que l’on a trouvé sur le cadavre un billet annonçant qu’il y a un complot pour faire sauter la poudrière de Strasbourg. Le commandant de Condé, le colonel Taubin, s’excuse de certains retards dans l’approvisionnement de la place en disant « qu’on ne veut pas lui obéir, » et rendu fou par la dure réponse du sous-chef d’état-major du 1er corps « qu’un officier qui ne sait pas se faire obéir est indigne de commander », il se brûle la cervelle. La garnison croit que le colonel s’est tué pour éviter d’être déféré au conseil de guerre comme complice d’une conspiration. Les esprits ainsi troublés par la crainte des trahisons, on conçoit quelle émotion cause dans le 1er corps d’armée la distribution de fausses cartouches à plusieurs régimens. Le fait était d’ailleurs des plus graves, car la direction d’artillerie de Lille avait délivré non des cartouches de bois, dites d’exercice, ce qui eût pu être le résultat d’une erreur, mais des cartouches à balle ayant, au lieu de poudre, du son et de la terre glaise. Drouet d’Erlon fit garder à vue le colonel de l’artillerie. « Depuis longtemps, dit-il dans un rapport à Davout, j’avais des soupçons sur ses opinions. » Davout prescrivit une enquête qui, comme toutes les enquêtes, n’aboutit à aucun résultat. On ne put découvrir comment, pourquoi ni depuis quand ces étranges cartouches se trouvaient en magasin.

La discipline, qui, même dans les armées d’Austerlitz et de Wagram, était beaucoup moins forte qu’on ne se l’imagine, se relâche encore par l’effet de cette suspicion presque universelle comme aussi des événemens accomplis depuis une année. Les soldats sont peu portés à obéir à des chefs qu’ils croient capables de ragusades (c’est le mot en usage) et à respecter des généraux et des colonels qui, après les avoir fait marcher trois mois auparavant contre leur Empereur, manifestent désormais le plus ardent bonapartisme. Seuls les officiers qui pendant la période du 5 au 20 mars ont par leurs propos ou leurs actes encouragé ou entraîné les hommes à la défection conservent leur autorité. Dans plus d’un corps de troupe on espère que presque tous les officiers seront remplacés par les sous-officiers. Dans plus d’une adresse des régimens à l’Empereur on demande ouvertement la révocation du colonel. « Nous sommes persuadés, écrivent les officiers, sous-officiers et soldats du 75e de ligne, que l’intention de Votre Majesté n’est pas de conserver un traître à la tête d’un régiment français. »

Il y a une autre raison encore à l’esprit d’indiscipline. Dupes des apparences, comme à peu près tout le monde à cette époque, les soldats s’imaginent qu’ils ont fait seuls la révolution qui a ramené l’Empereur aux Tuileries[32]. Napoléon leur doit le trône, en conséquence, ils se croient tout permis aux cris de : Vive l’Empereur ! Davout n’a-t-il pas déclaré que l’abandon de leurs corps par les soldats pendant les derniers événemens ne doit être considéré que comme une preuve de dévouement à l’Empereur, et le sage Drouot, lui-même, ne conclut-il pas à la réintégration dans les cadres de la vieille garde de sous-officiers cassés en 1814 pour avoir déserté « par chagrin du départ de Sa Majesté »? Quels exemples pour une armée!

Les troupes de Grouchy, en marche de Pont-Saint-Esprit sur Marseille, après la capitulation de La Pallud, commettent les pires excès à Orgon sous prétexte que l’année précédente, quand Napoléon exilé a traversé ce bourg, les habitans l’ont voulu pendre. A Aire (Pas-de-Calais), le 105e de ligne en route pour la frontière commence à démolir une maison toute neuve dont la façade est décorée de fleurs de lys; pour calmer les soldats, le commandant de place ne trouve d’autre moyen que de faire immédiatement mener en prison le malheureux propriétaire. A Aix, des canonniers offusqués de voir de jeunes royalistes se promener avec d’énormes roses blanches à la boutonnière, les dispersent à coups de sabre. A Saint-Germain, les tirailleurs de la jeune garde se mutinent et refusent d’entrer dans leur caserne parce qu’il n’y a point de drapeau tricolore à la porte. Dans les théâtres les soldats maltraitent les spectateurs qui n’applaudissent pas la Marseillaise. Dans les cafés, ils battent les gens qui refusent de crier Vive l’Empereur! « La maraude et le pillage sont dans l’armée, écrit le 17 juin à Davout le général de gendarmerie Radet. La garde elle-même en donne l’exemple. On a pillé des magasins à fourrages, volé des chevaux au piquet. On a pillé toute la nuit, même chez les Belges qui avaient tout donné de bon cœur et pansé nos blessés. Les hommes méconnaissent l’autorité de la gendarmerie. J’offre ma démission de Grand Prévôt de l’armée. »

Des régimens refusent du pain biscuité. Priant se plaint que les grenadiers de la garde traînent avec eux des femmes et un trop grand nombre de bagages et de chevaux de bât. Un voltigeur du 96e déserte en armes, pour aller voir ses parens, et rentre au bout de huit jours, et le colonel ne lui inflige qu’une légère punition disciplinaire. 292 soldats des 39e et 59e de ligne déclarent qu’ils déserteront s’ils ne passent point dans la garde. Des hommes du train qui ont suivi l’Empereur depuis Grenoble se font incorporer au 1er de hussards. Le général Barrois, commandant une division de jeune garde en formation, reçoit cette singulière supplique : « Monsieur le comte, nous sommes 1374 hommes des 1er et 2e ligne et du 1er léger qui avons toujours servi avec honneur. Nous croyons donc qu’il est de notre devoir de vous prévenir que nous ne voulons pas rester davantage dans nos régimens, bien que nous n’ayons pas à nous plaindre. Mais ayant servi dans la garde, nous voulons y retourner. Il serait imprudent de nous arrêter, le parti que nous avons pris étant irrévocable. Vous pouvez empêcher la faute que nous allons faire en obtenant notre rentrée à la garde. Mais nous ne voulons pas attendre plus de quatre jours. Nos colonels sont prévenus. »

Il y avait des rivalités de corps qui amenèrent des rixes et des duels. L’Empereur se vit forcé d’ordonner la suppression, dans les cinq régimens de cavalerie portant le n° 1 des aiguillettes blanches que jalousaient les autres régimens. Les soldats de l’île d’Elbe ayant été logés dans l’hôtel des Cent-Suisses, place du Carrousel, quelques enthousiastes avaient substitué-à l’inscription de la grande porte celle de : Quartier des Braves. Les autres braves de l’armée, tout bonapartistes qu’ils étaient, ne l’entendirent pas ainsi. Les grognards furent plaisantes par leurs camarades de la ligne et même de la vieille garde. On échangea des coups de sabre. Il fallut effacer l’inscription.

Mais en même temps que l’armée est énervée par l’indiscipline, elle est animée par l’impatience de combattre, la résolution de vaincre, l’idolâtrie pour l’Empereur, la confiance en lui et la haine vivace de ses ennemis. « L’esprit des soldats est affreux, écrit à Clarke l’adjudant-commandant Gordon, déserteur. Ils sont forcenés. Le Roi à son retour devra licencier cette armée et en créer une nouvelle. » L’esprit des soldats est affreux, c’est-à-dire tous les soldats demandent à être passés en revue par l’Empereur; ils reçoivent les nouvelles aigles avec des acclamations, mettent pour les prises d’armes de petits drapeaux dans les canons de leurs fusils, élèvent à leurs frais un monument au Golfe Jouan, font frapper des médailles commémoratives du retour de Napoléon, abandonnent un jour, deux jours, cinq jours de solde pour les frais de la guerre, quittent leurs garnisons et traversent villes et villages en criant : Vive l’Empereur ! et en chantant le Père la Violette! ils déchirent les drapeaux blancs en lambeaux, qu’ils emploient aux plus vils usages, arrêtent eux-mêmes les embaucheurs et les bourrent de coups de crosse, arrachent les déserteurs des mains des gendarmes et les dégradent sur-le-champ ; ils veulent doubler les étapes pour être aux premières batailles, déclarent qu’ils n’ont point besoin de cartouches puisqu’ils comptent aborder l’ennemi à la baïonnette, et disent « qu’ils se f... de leur peau pourvu que l’Empereur rosse les Alliés. »

Nerveuse, impressionnable, sans discipline, suspectant ses chefs, troublée par la crainte des trahisons et ainsi accessible peut-être à la panique, mais aguerrie et aimant la guerre, enfiévrée de vengeance, capable d’efforts héroïques et de furieux élans, et plus fougueuse, plus exaltée, plus ardente à combattre qu’aucune autre armée républicaine ou impériale, telle était l’armée de 1815. Jamais Napoléon n’avait eu dans les mains un instrument de guerre si redoutable ni si fragile.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Afin d’éviter, dans la Revue, les notes de références qui seront données ailleurs, je dirai en commençant que, comme pour mes autres travaux sur l’Empire, je me suis presque exclusivement servi pour cette étude des documens manuscrits des Archives nationales, des Archives de la Guerre, et des Archives de la Marine.
    Je dirai aussi, une fois pour toutes, que je ne m’arrêterai pas à discuter les chiffres des effectifs cités par l’Empereur à Sainte-Hélène, ni ceux donnés par le colonel Charras, Napoléon et Charras majorant ou diminuant tour à tour le nombre des soldats, le premier dans l’intérêt de sa mémoire, le second dans l’intérêt de sa thèse. Les tableaux donnés dans la Relation écrite par Gourgaud à peu près sous la dictée de l’Empereur et dans les Mémoires pour servir à l’histoire de France en 1815, sont en général de purs trompe-l’œil. Quant aux états de situation cités par Charras d’après des copies à lui envoyées de Paris, ils présentent presque tous de très notables différences avec les originaux des Archives de la Guerre. Est-ce le copiste qui a mal copie ou Charras qui a mal lu?
  2. La Correspondance des Préfets (Arch. Nat.) et la Corresp. générale (Arch. de la Guerre) marquent que de jour en jour les réfractaires et insoumis ralliaient en plus grand nombre. Un exemple entre tous : Les 18 bataillons à fournir par les départemens de la Charente, de la Corrèze et de la Dordogne, ne sont pas portés pour un seul homme dans l’état du 8 juin, et le 20 juin le général Lucotte écrit de Périgueux à Davout : « Grâce aux colonnes mobiles, j’ai pu réunir 13 bataillons; les 5 autres suivront. »
  3. Dans son rapport à la Chambre des pairs du 13 juin, Carnot évaluait à 751 440 les gardes nationaux de 20 à 40 ans susceptibles d’être mobilisés.
  4. Dans son rapport à la Chambre des pairs du 13 juin, Carnot évaluait à 751 440 les gardes nationaux de 20 à 40 ans susceptibles d’être mobilisés.
  5. Dès les premiers jours de sa rentrée aux Tuileries, l’Empereur avait pensé qu’il lui en faudrait venir là. « C’est une idée vide de sens, écrivait-il à Davout, que de se persuader que l’armée peut se recruter autrement que par la conscription. Je crois d’ailleurs avoir assez d’autorité sur la nation pour le lui faire comprendre. » (Lettre du 26 mars, Arch. de la Guerre, carton de la Corresp. de Napoléon.)
  6. « Le contingent annuel, écrivait Davout, est de 280 000 hommes, mais il en faut défalquer plus de la moitié pour défaut de taille, infirmités et comme inscrits maritimes, soutiens de famille, etc. »
  7. Les fusils hors de service étaient en si pitoyable état que l’Empereur avait hésité d’abord s’il les ferait réparer ou dépecer pour avoir des pièces de rechange. Napoléon à Drouot, 8 avril (Arch. de la Guerre, carton de la Corresp. de Napoléon).
  8. L’Empereur créa aussi une caisse de l’Extraordinaire pour recueillir tous les fonds casuels qui n’entraient pas au budget et les employer à indemniser les propriétaires des habitations détruites pendant l’invasion.
  9. 23 920 120 francs. — Il y avait à défalquer environ un dixième de cette somme, car les citoyens qui payaient un minimum de 50 francs d’impôt direct devaient s’armer et s’habiller à leurs frais.
  10. Ces différentes ressources ne suffirent pas aux dépenses. Dans l’Yonne, le préfet Gamot ouvrit une liste de souscriptions. Dans l’Ain, on eut recours à une répartition entre tous les contribuables à raison de 13 centimes par franc des contributions directes. Dans les Ardennes, le général Vandamme requit du drap chez les manufacturiers de Sedan, sous garantie du département. Au milieu de juin, presque tous les préfets se trouvaient dans l’impossibilité d’acquitter les engagemens pris avec les fournisseurs.
  11. Peu après la seconde rentrée des Bourbons, un emprunt absolument identique, sauf qu’il était de 530 millions de moins, fut ouvert ou plutôt imposé d’après le conseil du baron Louis.
  12. Le 1er corps fut formé avec les garnisons de la 16e division militaire (Lille); le 2e, avec une partie des troupes de l’armée du duc de Berry, et de celles qui avaient suivi l’Empereur depuis Grenoble ; le 3e, avec les garnisons de la 2e division militaire (Mézières); le 4e avec les garnisons des 3e et 4e divisions militaires (Metz et Nancy); le 5e avec les garnisons de la 5e division militaire (Strasbourg); le 6e avec les garnisons des 7e et 8e divisions militaires (Grenoble et Toulon); le 7e avec les garnisons des 9e, 10e et 11e divisions militaires (Montpellier, Toulouse et Bordeaux); le 8e avec l’autre partie des troupes ci-devant sous les ordres du duc de Berry et de celles que l’Empereur avait amenées à sa suite.
  13. Il fut organisé en outre une compagnie d’artillerie à pied de la jeune garde et un corps d’artillerie auxiliaire de la garde, comprenant de l’artillerie à cheval, de l’artillerie à pied et du train.
  14. Vieille garde à pied : grenadiers, colonel en 1er : Friant; colonel en second : Roguet ; généraux commandant les régimens : Petit, Cristiani, Porret de Morvan, Harlet. Chasseurs, colonel en 1er : Morand; colonel en second : Michel; généraux commandant les régimens : Cambronne, Pelet, Mallet, Henrion. — Jeune garde : Duhesme et Barrois, commandans en 1er; Guy et Chartrand, commandans en second. — Cavalerie : cavalerie légère : Lefebvre-Desnoëttes; général Colbert, commandant les chevau-légers ; général Lallemand, commandant les chasseurs. Cavalerie de réserve : Guyot, général Ornano (puis Letort), commandant les dragons ; général Dubois, commandant les grenadiers; général Dautancourt, commandant les gendarmes d’élite. — Artillerie, train, génie : Desvaux de Saint -Morice. Général Lallemand, commandant l’artillerie à pied ; colonel Duchand, commandant l’artillerie à cheval.
    Tant dans les dépôts de Paris, d’Amiens, de Lyon, qu’à l’armée de la Loire, la garde comptait en outre 6 461 hommes.
  15. GARDE IMPÉRIALE
    Officiers et soldats.
    A l’armée du Nord 20 706
    A l’armée de la Loire 2 014
    Dans les dépôts : disponibles et indisponibles 4 447
    TROUPES DE LIGNE
    Officiers et soldats.
    Aux hôpitaux 159 924
    Dans les places : artillerie, génie, ouvriers d’artillerie, etc. 11 233
    En route pour rejoindre les armées 13 929
    Dans les dépôts : disponibles 39 178
    Aux armées 8 162
    Dans les dépôts : indisponibles 20 381
    Bataillons de guerre stationnés dans les 9e et 13e divisions militaires et détachés à l’île d’Elbe et dans les colonies, environ 8 000
    Total 287 874
    ARMÉE AUXILIAIRE
    Officiers et soldats.
    Divisions de réserve des gardes nationales mobilisées 45 903
    Gardes nationales mobilisées (dans les places frontières et les villes de l’intérieur) environ 90 000
    Militaires retraités (dans les places frontières et les villes de l’intérieur) environ 25 000
    Canonniers de la marine 5 600
    Fusiliers-marins environ 6 000
    Soldats des régimens étrangers environ 3 500
    Fusiliers vétérans 5 129
    Canonniers vétérans 2 071
    Canonniers sédentaires environ 6 000
    Gendarmes 13 309
    Douaniers (dans les places frontières) environ 12 000
    Partisans et corps francs environ 6 000
    Total 220 512

    Les canonniers gardes-côtes, les gardes forestiers, les bataillons francs de Corse et les milices corses et elboises, les chasseurs de la Vendée, ne sont point compris dans ce dénombrement, non plus que les tirailleurs fédérés de Paris, de Lyon, de Toulouse, etc. (environ 25 000 hommes), les levées en masse et les gardes nationales sédentaires.
    Ces divers totaux, établis sauf peu d’exceptions, d’après des situations antérieures au 15 juin, sont certainement inférieurs au total réel, et voici pourquoi : au mois de juin 1815, la France est tout entière en recrutement; sans cesse il part des dépôts des hommes pour l’armée; sans cesse il part des chefs-lieux des départemens des hommes pour les dépôts. Il en résulte que l’armée s’augmente chaque jour sans que pour cela les dépôts s’affaiblissent. Ainsi, dans un rapport du 11 juin rédigé nécessairement d’après des situations antérieures à cette date, Davout écrit qu’il y a 52 464 semestriers et rappelés incorporés et 23 448 mis en route. Or, le 15 juin, non seulement un certain nombre de ces 23 448 semestriers avaient rejoint les dépôts; mais, comme les opérations du recrutement avaient continué, il était parti des départemens plus d’hommes que n’en comptait Davout. La correspondance des préfets (Arch. Nat., F. 7, 3044a et F. 7, 3774) mentionne des départs de rappelés jusqu’au 25 juin.
    De même pour les gardes nationales mobilisées. Dans un rapport du 8 juin, Davout porte à 108 094 les mobilisés arrivés à destination, et à 24 178 les mobilisés mis en route. Or, dans un autre rapport du 23 juin, il énumère par divisions de réserve et places fortes tous les mobilisés, et le total qu’il en donne dépasse 140 000 hommes embataillonnés.

  16. En outre, une commission composée des généraux Arrighi, Girard, Berthezène. Sebastiani, La Roncière, Bernard et Lallemand, fut instituée le 2 avril pour réviser les promotions dont les officiers de l’ex-armée impériale avaient été l’objet sous Louis XVIII. Les procès-verbaux de cette commission n’existent pas aux Archives de la Guerre (du moins nous n’avons pu les y découvrir) et les rétrogradations prononcées par elle ne figurent naturellement pas sur les états de service des intéressés, pas plus d’ailleurs que n’y sont portées les destitutions faites pendant les Cent Jours. Dans une lettre annexée au dossier personnel de Berthezène, ce général dit que le travail de la commission ne fut pas terminé et n’eut aucune suite. En tout cas, cette commission paraît avoir été extrêmement rigoureuse. Sur 66 promotions d’officiers supérieurs faites par le Roi dans la cavalerie de ligne, elle proposa la confirmation de 36 et l’annulation de 30 ; elle conclut aussi à la rétrogradation comme brigadiers de divisionnaires tels que Préval et Latour-Maubourg. (Davout à Napoléon, 6 avril, 28 mai, 7 et 14 juin : Arch. Nat., AF, IV, 1940 et 1939.)
  17. Je dis : une centaine d’officiers, mais cette évaluation est certainement au-dessus de la vérité, car les documens ne mentionnent en tout que 48 destitutions ou mises en retrait d’emploi, dont celle d’un sous-lieutenant. Il va sans dire d’ailleurs qu’il ne faut comprendre dans ce total ni les officiers introduits dans l’armée sous Louis XVIII et qui la quittèrent en vertu des décrets de Lyon, ni les officiers déserteurs condamnés par les conseils de guerre, ni les officiers proposés par la commission pour une rétrogradation, ni enfin les officiers qui furent changés de corps.
  18. Ces mots : « Que voulez-vous encore de moi? » semblent confirmer l’assertion de Fain (Manuscrit de 1814, 242) que Souham, la veille de sa défection, était venu demander à l’Empereur 6 000 francs, que celui-ci lui avait donnés.
    Par un hasard où il entrait de la justice, Souham fut remplacé à Périgueux par Lucotte, le seul des généraux du 6e corps resté fidèle au devoir dans l’inexpiable nuit du 5 avril.
  19. L’Empereur retira ce commandement à Curial parce que ce général avait tenté de s’opposer au départ des chasseurs. Il lui donna peu après une division d’infanterie à l’armée de Suchet.
  20. «... Je demande un corps d’armée actif, ou je réclame ma mise à la retraite. » Sebastiani à Davout, Amiens, 3 mai (Arch. de la Guerre.)
  21. Ces radiations, qui ne furent insérées ni au Moniteur ni au Bulletin des Lois, ne furent point, par conséquent, rendues publiques ; elles consistèrent en un simple avis du ministre de la Guerre aux intéressés, les informant qu’ils étaient rayés de la liste des maréchaux et qu’il leur serait accordé une pension en forme de retraite. Annulées par le fait même du retour de Louis XVIII, ces radiations ne figurent pas sur les états de service des officiers.
  22. Dans sa lettre à Jacqueminot, Oudinot dit : « Annoncez-moi vite que je suis rentré en grâce. C’est la meilleure nouvelle que vous puissiez me donner. »
    La maréchale Oudinot (Souvenirs, 371) assure que c’est à la demande formelle du maréchal que Napoléon le laissa sans emploi. Mais les lettres précitées d’Oudinot à Suchet et à Jacqueminot (dont naturellement la duchesse de Reggio s’abstient de parler) et sa présence dans le cortège impérial à la cérémonie du Champ de Mai, témoignent qu’il n’avait point tant de scrupules royalistes et qu’il eût accepté un commandement si l’Empereur le lui eût offert.
  23. Lefebvre avait fait toute la campagne de France, mais dans l’état-major de l’Empereur. Louis XVIII l’avait nommé pair de France.
  24. C’est ainsi que Durutte, qui commandait à Metz, fut mis à la tête d’une division du 1er corps. « Quoique je n’aie pas lieu d’être mécontent de Durutte, il faut le rappeler à Metz et lui donner un autre commandement. » (Napoléon à Davout, 27 mars : Arch. Nat., AF, IV, 907.)
  25. «... Je ne désirais que la mort. J’ai eu bien des fois envie de me brûler la cervelle. » (Interrogatoires de Ney, dossier de Ney : Arch. de la Guerre.)
  26. Il va sans dire qu’un major général, en certains cas véritable chef des armées, doit avoir les qualités de conception et de commandement direct qui manquaient complètement à Berthier, mais dont, lui, n’avait pas besoin. Autre chose est d’être chef d’état-major de Guillaume Ier, comme Moltke, et d’être chef d’état-major de Napoléon.
  27. La veille de la bataille d’Eylau. Un seul des officiers arriva au quartier général de Bernadotte.
  28. Le correspondant de Bamberg du Journal de Cologne donne ces détails : « Depuis plusieurs jours on observait un changement en Berthier, Le 31 mai, il avait dîné chez le prince de Bavière avec le général russe Sucken, et celui-ci l’ayant complimenté sur sa fidélité au roi Louis XVIII, il avait paru extrêmement troublé et n’avait rien répondu... C’est de l’appartement de ses enfans qu’il se jeta par la fenêtre. Son petit garçon, qui le prit par la jambe pour le retenir, faillit être entraîné avec le prince. Berthier resta mort sur place, le crâne brisé. »
  29. Grouchy, qui, ancien chef d’état-major de Hoche, de Joubert et de Moreau, venait d’être promu maréchal de France (17 avril 1815), aurait pu aussi être choisi, de préférence à Soult, comme major général. Mais sa récente nomination, obtenue à la suite de sa campagne pour rire contre le duc d’Angoulême, avait provoqué du mécontentement chez plusieurs de ses camarades.
  30. Soult, qui ne se dissimulait pas les sentimens de l’armée, tenta de ramener à lui l’opinion par un Ordre du jour. Il le soumit à l’Empereur qui lui écrivit : « Je pense, pour que l’armée ne fasse pas d’observation, que vous pouvez, sans être inconséquent, dire que la fuite des Bourbons du territoire français, l’appel qu’ils font aux étrangers pour remonter sur leur trône, ainsi que le vœu de toute la nation, détruisent les engagemens qu’on aurait pu contracter avec eux. Sans cette phrase, je pense que cet Ordre du jour vous ferait du mal aux yeux des hommes ombrageux. » (Napoléon à Soult, 3 juin : Arch. Nat., AF, IV, 907.) Soult ajouta le paragraphe, en l’enjolivant d’injures contre les Bourbons et leurs partisans, que Napoléon ne lui demandait pas.
  31. Il va sans dire que, comme à toute généralisation, on pourrait opposer à celle-ci un certain nombre de témoignages contradictoires. Bien des généraux n’étaient ni découragés, ni troublés, ni jaloux. Gérard, Pajol, Exelmans, Vandamme, Allix, Gilly, Brayer, Michel restèrent jusqu’au dernier jour pleins d’ardeur et de confiance, Dessaix, désigné d’abord pour le commandement de l’armée des Alpes, passa, sans réclamer, simple divisionnaire dans cette armée. Travot qui avait fait presque toute sa carrière en Vendée ne réclama pas davantage quand il lui fallut servir dans cette Vendée sous les ordres de Lamarque plus jeune que lui, moins ancien de grade, et sans expérience des guerres de l’Ouest.
  32. C’est là une illusion des contemporains qui en a imposé à tous les historiens. La révolution du 20 mars fut non point un mouvement militaire subi par le peuple, mais un mouvement populaire secondé par l’armée. J’ai cherché à le démontrer dans plusieurs pages de 1815, et, si j’en juge par l’opinion de la plupart des critiques, je crois y avoir réussi.