La Dernière des Condé/02

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La Dernière des Condé
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 839-873).
LA DERNIÈRE DES CONDÉ

DERNIERE PARTIE[1]


VII

La santé de Mlle de Condé, quelque temps ébranlée par cette vive secousse, se rétablit assez vite ; mais ses dispositions morales restèrent profondément altérées. La gaîté de sa jeunesse, calme et douce, mais réelle et soutenue, s’éteignit entièrement. L’animation habituelle de sa physionomie fit place à une « mélancolie invincible[2] », et l’on assure que, depuis ce moment, nul ne la vit jamais rire. Une transformation non moins remarquable fut celle qui s’opéra dans ses sentimens religieux. La ferveur naïve rapportée jadis du couvent de Beaumont s’était en effet promptement affaiblie, au contact de ceux avec qui elle avait vécu depuis lors. La piété, chez les Condé, n’était guère en honneur ; et la défunte princesse, — dans la correspondance dont j’ai cité quelques extraits au début de cette étude, — déplore en maint endroit la « tiédeur » d’un époux qui, bien qu’ « assistant parfois de corps à la grand’messe », lui donne, dit-elle, « bien de la bile par son indévotion ». Moins édifiant encore est le duc de Bourbon, qui ne garde même pas le respect des convenances extérieures et scandalise la Cour par la liberté de ses propos. Entourée de ces exemples, la princesse Louise, pendant de longues années, se contenta, semble-t-il, d’une religiosité vague, fort à la

[3] mode chez ses contemporains, et dont elle s’accusa, par la suite, avec une vive contrition. L’épreuve cruelle qu’elle traversa ne contribua pas peu à ranimer sa foi languissante. Brisée par la douleur, elle se tourna de nouveau vers le Dieu de son enfance ; de rêveuse qu’elle était, elle devint mystique ; et la flamme, désormais sans objet, qui brûlait dans son âme, se jeta avec violence sur un nouvel aliment. Bornons-nous à constater ici cette ardeur naissante ; elle croîtra rapidement, et nous ne tarderons pas à en voir les effets.

On se tromperait pourtant en associant ce revirement à la dignité que reçut la princesse, précisément à cette époque, d’ « abbesse du chapitre noble de Saint-Pierre de Remiremont ». Cette institution fort ancienne, — l’une des plus curieuses peut-être qui se soient perpétuées jusqu’à la Révolution, — n’avait guère en effet de religieux que le nom[4]. Les trente-deux chanoinesses qui en faisaient partie ne prononçaient aucun vœu, n’étaient assujetties à aucune résidence, ne renonçaient en rien au monde ni au mariage. La vie qu’elles y menaient, bien qu’exempte de scandale, était plus dissipée que sévère : « Je reviendrai à Remiremont pour le carnaval, — écrit en 1764 l’abbesse en fonctions, la princesse Christine de Saxe[5]. — J’y ferai danser ma jeunesse ; et ma vieille coadjutrice ira se coucher à dix heures, avec les poules. » La seule condition exigée était l’illustration de naissance : neuf générations continues, ou deux cent vingt-cinq ans, de « noblesse chevaleresque » dans les deux lignes d’ascendance. On distinguait dans le chapitre les « dames tantes », seules titulaires de prébendes, et les « dames nièces », dont chacune était choisie par une tante, à qui elle payait pension, et qu’elle devait remplacer un jour. Tantes et nièces vivaient d’ailleurs en médiocre intelligence, et formaient deux partis opposés, qui, à l’époque où nous sommes parvenus, venaient de plaider l’un contre l’autre devant le Conseil du roi. Les nièces avaient gagné leur procès, « non pas qu’elles eussent raison, dit le marquis de Vernouillet, mais tout bonnement parce qu’elles sont plus jeunes ». L’abbesse, élue par le suffrage de tout le chapitre assemblé, avait donc fort à faire pour maintenir la paix dans ce petit royaume. C’était d’ailleurs, sauf ce léger ennui, une situation fort enviée ; les plus illustres princesses en recherchaient l’honneur et (es grands avantages : une rente considérable[6], la jouissance d’un palais magnifique, des privilèges quasi royaux, comme le droit de haute et basse justice dans la sénéchaussée de Remiremont, et la prérogative singulière de délivrer, à certains jours de l’année, les prisonniers détenus à la Conciergerie. En 1786, la place était vacante par la mort de la princesse Charlotte de Lorraine, qui ne l’avait occupée que peu de temps ; et le suffrage des chanoinesses se porta tout d’abord sur la sœur de Louis XVI, Mme Elisabeth de France. Une lettre du ministre de la guerre informa le chapitre du refus de cette princesse, « fondé sur des motifs qui lui sont personnels[7] ». Le ministre ajoutait que « Sa Majesté verrait avec plaisir que les vœux du chapitre se réunissent sur Mlle de Condé », et annonçait l’envoi, pour suivre cette affaire, de l’archevêque de Toulouse, muni des instructions royales.

La négociation fut longue et laborieuse ; elle dura presque tout l’été. Le prince de Condé en souhaitait ardemment le succès ; la princesse se montrait plus froide, et son père se plaint vivement, dans sa correspondance, des peines qu’il doit prendre pour vaincre son indifférence et la pousser aux démarches nécessaires. Elle ne s’émut pas davantage quand vint le jour de l’élection, et que le chapitre, en séance plénière, acclama d’une voix unanime celle qu’on avait désignée à son choix[8]. Elle ne mentionne même pas dans ses lettres ce fait important, et ne montre nul empressement à prendre possession de son poste. Ce fut seulement l’année suivante, le 1er août 1787, qu’elle fit à Remiremont son entrée solennelle, avec la pompe et le cérémonial, dont, à travers les âges, s’était conservée la coutume. Des récits authentiques nous en ont transmis la description pittoresque. Ils dépeignent la jeune abbesse, « en son carrosse magnifique », précédée du régiment de Noailles que mène le prince de Poix, entourée de l’escadron des plus fringans gentilshommes du pays, « en uniforme bleu céleste », sur leurs chevaux caparaçonnés d’or, s’avançant en cet équipage, sous des arcs de verdure et de fleurs, jusqu’à la maison communale, où le maire lui présente les clés de la ville. Puis c’est, dans le vaste chœur de l’église, la réception majestueuse du chapitre. La lente file des chanoinesses, « en manteaux longs, à queue traînante, à grands collets d’hermine », se dirige vers le dais, où siège, sur l’or et le velours, l’élue, « imposante et modeste », vêtue d’une robe à traîne étincelante de broderies, « l’anneau de saphyr » au doigt, la crosse d’or à la main. Tour à tour elles lui rendent hommage ; et toutes, formées en procession, l’escortent au palais abbatial, édifice immense où tout respire le luxe et la richesse, où les salons somptueux se glorifient de tableaux des grands maîtres, où des glaces multipliées, par un jeu habilement ménagé, reflètent à, l’infini les fleurs, les bosquets, les eaux jaillissantes des parterres. Et c’est dans cette pompeuse demeure, parmi les honneurs qu’elle dédaigne et les fêtes qu’elle redoute, que se croit destinée à vivre désormais celle dont le rêve secret est « la petite maison des vignes », près de celui qu’elle aime, dans la calme retraite où expirent les vains bruits du monde.

Les événemens qui se préparent dans l’ombre se chargeront bientôt de démentir ces prévisions. Encore deux ans à peine, et tout ce faste, et ces grandeurs, et cette brillante façade vont tomber en poussière ; aux acclamations triomphales succéderont brusquement les huées menaçantes ; et fuyant à la nuit tombante l’habitation de ses ancêtres, blottie dans une berline aux panneaux relevés, par des chemins détournés, parmi des populations hostiles, la petite-fille du grand Condé franchira, pour un quart de siècle, la frontière de l’exil.


VIII

Lorsqu’il donna, en entraînant les siens, le signal et l’exemple de la retraite à l’étranger, le prince de Condé, — si sévèrement que l’histoire doive juger sa conduite, — ne put du moins être accusé de trahir ses principes et de renier ses actes antérieurs. Il fut dès le début, et resta toute sa vie l’ennemi le plus implacable et le plus déclaré de la Révolution et des idées nouvelles. L’assemblée des Notables l’a déjà vu combattre les « soi-disant réformes », défendre avec ténacité l’autorité royale. Il s’oppose de tout son pouvoir à la convocation des États généraux ; et quand, pour présider aux élections de la noblesse, il arrive à Dijon[9], « entouré de toute sa maison et d’un cortège de gentilshommes », les bourgeois du tiers-état, instruits de ses dispositions, se soulèvent contre sa candidature, intimident ses amis, et provoquent son échec. Son opposition dès lors progresse et s’accentue ; et, sans souci de l’impopularité qui s’attache à son nom, il est le plus chaud partisan des mesures de rigueur, de résistance violente au flot montant de la démocratie.

Le 14 juillet 1789, il se trouvait à Chantilly, ainsi que ses enfans[10]. La soirée s’avançait, quand on annonce un cavalier dans la cour du château ; c’est le chevalier d’Auteuil, l’un des aides de camp du prince, accouru de Paris à franc étrier. On l’introduit en hâte ; d’une voix frémissante, il raconte les événemens dont il vient d’être le témoin : la prise et le pillage de la Bastille, le massacre de la garnison, le meurtre de Launay et Flesselles, la défection d’une partie des troupes, la fureur croissante du peuple. Une stupeur indignée accueille d’abord ce récit, puis Condé prend la parole : « Il est résolu, dit-il, à joindre le Roi sur-le-champ, pour partager ses périls, et, s’il le faut, mourir à ses côtés dans la lutte suprême. » Dès l’aube, en effet, il monte à cheval, suivi du duc de Bourbon, du duc d’Enghien, alors âgé de dix-sept ans, et d’une nombreuse escorte ; la princesse Louise, ne voulant à aucun prix, en de telles circonstances, se séparer des siens, se rend également à Versailles, en calèche, par un autre chemin. Elle y arrive une heure après son père ; mais les deux autres princes manquent au rendez-vous. Ils ont, peu après le départ, quitté brusquement le reste de la bande, se sont jetés au galop dans les bois, et ont pris la route du Nord, se flattant d’y opérer un soulèvement en faveur du Roi. On fait courir après eux ; on les rattrape à Nointel, où une indisposition du duc d’Enghien les a contraints de s’arrêter ; un message impératif les ramène à Versailles, et la famille entière se trouve de nouveau réunie. Toute la journée du 16 se passa en conciliabules. L’heure était décisive. Deux systèmes opposés s’offraient au choix du Roi : le rappel à Paris des régimens restés fidèles, la lutte ouverte contre l’insurrection ; ou l’acceptation du fait accompli, le renvoi des ministres, l’éloignement de l’armée. Après un long et violent débat, cette dernière politique fut celle qui prévalut. Condé et ses enfans, qui l’avaient combat lue de toute leur énergie, informèrent aussitôt le Roi du parti qu’ils prenaient de quitter momentanément la France. Voyant avec désespoir, lui dirent-ils, qu’ils ne pouvaient désormais servir à l’intérieur du royaume la cause de la monarchie, ils allaient tenter au dehors une action plus efficace. Louis XVI ne les dissuada pas de cette résolution ; il reçut leurs adieux, qui furent tristes et touchans.

Le lendemain 17, à quatre heures du matin, les Condé et leur suite, les hommes « à cheval et armés jusqu’aux dents », la princesse Louise et ses femmes dans une calèche découverte, partirent ensemble de Versailles, et parvinrent sans encombre, vers le milieu du jour, au château de Chantilly. La population du village les attendait avec impatience ; les cours étaient pleines de gens effarés, anxieux du sort de leurs bienfaiteurs, dont ils saluèrent le retour de leurs acclamations. Mais cette joie fut de courte durée ; la nouvelle du dessein arrêté la changea promptement en tristesse. Les préparatifs s’effectuèrent avec célérité ; trois voitures de voyage furent ordonnées en hâte, puis un dîner improvisé réunit une dernière fois, autour du prince et de ses enfans, tous les familiers du château. Le repas fut court, morne, silencieux ; de sombres pressentimens oppressaient tous les cœurs ; une angoisse indicible étouffait toutes les voix. Le dîner à peine achevé, le prince se leva, et donna le signal du départ. Ce fut, dit d’Espinchal, un émouvant spectacle, de voir le chef de l’illustre maison de Condé, le visage résolu sous ses cheveux grisonnans, le corps droit dans sa « redingote bleue » d’une coupe militaire, emmenant toute sa famille, abandonnant froidement sa magnifique demeure, « laissant dans les larmes tous ses bons serviteurs désolés de ne pouvoir le suivre », et, de tout le luxe auquel il disait adieu, n’emportant que son épée, comme le seul bien au monde dont il ne pût se séparer. Le prince monta dans la première voiture avec son fils et son petit-fils, les ducs de Bourbon et d’Enghien ; dans la seconde étaient les gentilshommes de sa suite. La princesse Louise prit place dans la troisième berline. Elle y fit asseoir auprès d’elle Mme de Monaco : l’antipathie de nature et les préventions légitimes disparurent, en cette circonstance, devant l’imminence du danger et la communauté du dévoûment.

Le triste cortège courut toute la nuit sans arrêt. Dans la matinée du lendemain, on fit halte un moment à Péronne. Ce repos faillit mal tourner : la populace s’ameuta autour des voitures, apporta de la pierre ponce pour en gratter les armoiries, prétendit même enlever les roues pour s’opposer à la continuation de la route. La bonne contenance des voyageurs, l’habileté des postillons, la protection du détachement de cavalerie qui tenait garnison dans la ville, assurèrent cependant la sortie ; et l’on se remit en marche parmi les « cris furieux » de la foule. Chemin faisant, on rencontra une voiture ; c’étaient les deux jeunes fils du comte d’Artois, le duc de Berri et le duc d’Angoulême, accompagnés de leur gouverneur. Ils croyaient aller passer une revue, et se montraient pleins de joie, tandis qu’on les conduisait hors de France rejoindre leurs parens en fuite. Enfin, à la tombée du jour, on atteignit la frontière ; et ce fut pour les princes un profond soulagement que d’échapper aux huées populaires, aux cris de : « Vive le Tiers ! » et d’ « A bas la noblesse ! » que, tout le long du trajet, « les enfans eux-mêmes » poussaient sur leur passage. En arrivant à Mons, où fut la première couchée, tous s’embrassèrent « du meilleur de leur cœur » et, malgré la fatigue, pour la première fois depuis nombre de jours, le souper fut, sinon gai, du moins expansif et exempt d’inquiétude.

Nous ne suivrons pas Mlle de Condé dans les pérégrinations nombreuses du début de l’émigration, où elle ne sépara point son sort de celui de sa famille. Deux mois furent employés à parcourir en tous sens, en touristes plus qu’en fugitifs, les Flandres, la Suisse, une partie de l’Allemagne. En dépit des désastres politiques et des malheurs privés, — pillage de Chantilly, enlèvement par le peuple des armes et des canons du château, — l’illusion à ce moment demeurait forte et tenace. Les princes croyaient encore à une crise passagère, à une sorte de « Fronde » populaire, plus violente que l’autre ; la bourrasque éloignée, ils comptaient bien voir luire les beaux jours d’autrefois. La princesse notamment se distinguait par sa confiance, et supportait avec bonne humeur les multiples incommodités du voyage, « dix personnes dans des voitures à huit, six dans celles à quatre, sans compter cassettes et pistolets ; les roues à chaque instant rompues, les culbutes sur la route » ; tout cela « l’espace de six cents lieues et en pleine canicule[11] » ! Le séjour le plus long fut à Turin, qu’on gagna vers la fin de septembre. La princesse eut la joie d’y retrouver sa compagne d’enfance, Madame Clotilde, sœur de Louis XVI, mariée au prince de Piémont ; à peine reconnut-elle celle qu’on avait à Versailles, vu son précoce embonpoint, surnommée le Gros Madame, et qu’elle revoyait à présent « maigrie, vieillie, ayant perdu toutes ses dents », n’offrant plus, à trente ans, aucune trace de fraîcheur. Dévote, scrupuleuse, au reste d’une bonté parfaite, la princesse de Piémont accueillit avec empressement son ancienne amie, l’attira autant qu’elle put à sa Cour, « froide, triste, austère et cérémonieuse », lui fit promettre, si les circonstances l’obligeaient à quitter sa famille, de venir à Turin chercher asile et protection.

Les mois passés à la cour de Piémont furent, pour les Condé, le seul répit des premiers temps d’exil. Les événemens y mirent un terme, imposèrent au prince l’obligation, légitime à ses yeux, d’effectuer le programme d’action vaguement conçu lors du départ de France. L’émigration en effet s’accentuait de jour en jour : gentilshommes, officiers, simples soldats même et bourgeois royalistes, passaient en nombre la frontière, pressant les princes du sang de se mettre à leur tête, et de les mener à la lutte contre les « ennemis de leur roi ». Deux points de rassemblement leur furent désignés : l’un à Coblenz, auprès des frères de Louis XVI, le comte de Provence et le comte d’Artois ; l’autre à Worms, où Condé, parti de Turin le 6 février 1791, s’établit définitivement le 23 février suivant. Il y occupe le château de l’Electeur, et bientôt autour de lui se forme une espèce de Cour, dont l’allure toute militaire contraste avec la réunion de Coblenz, plus politique et plus mondaine. Dans les immenses salons du château se presse matin et soir la foule des émigrés, sollicitant des grades dans l’armée qui s’organise, s’informant des nouvelles, entourant d’affection et de respect celui qu’ils considèrent déjà comme leur chef véritable, et dont ils attendent le relèvement de la monarchie française. Une « garde d’honneur » veille sur sa sécurité ; les douze gentilshommes qui s’y succèdent à tour de rôle sont reçus chaque jour à la table du prince, qui les traite en « frères d’armes », exalte par sa cordialité militaire leur enthousiasme et leur ardeur. Deux femmes font les honneurs de cette Cour improvisée, et l’éclairent de leur grâce. L’une est Mme de Monaco, dont la fidélité au malheur rachète les torts passés ; encore jolie et séduisante malgré ses cinquante ans, avec son fin visage et l’auréole de ses cheveux blonds[12], elle humanise pour les nouveaux venus sa hauteur un peu fière, gagne par ses prévenances les cœurs les plus rebelles, sacrifie généreusement, au profit de la cause, ses joyaux et son argenterie. « C’est Mme la princesse Catherine », murmure-t-on tout bas quand elle passe, et l’on sourit avec mystère[13]. Mais c’est à la princesse Louise, — « la belle Condé », comme on l’appelle, — que vont de préférence la sympathie émue et la reconnaissante admiration de la foule. Dans cette cohue bigarrée, parmi ces soldats de toutes armes, de tout âge, de tout rang, enfiévrés par la soif de vengeance et l’espoir des combats, elle passe chaste, sereine, compatissante et douce, s’adressant avec prédilection aux plus pauvres, aux plus humbles, aux plus ignorés, travaillant de ses mains délicates pour leur fournir des vêtemens et soulager leur misère, vivant symbole du dévouement et de la charité. Tous la connaissent, tous l’aiment, tous regardent sa présence comme un inestimable bienfait. Ce fut dans tout le camp une tristesse générale, quand l’entrée en campagne et les premiers revers de l’armée condéenne contraignirent « l’aumônière de l’exil » à s’éloigner de son père, de son frère bien-aimé, de ce « petit d’Enghien » qu’elle chérissait d’une tendresse maternelle, pour courir, seule et sans appui, dans des contrées lointaines, les aventures d’une fuite affolée devant les armées triomphantes de la Révolution.

« Nous ne savons ce que ma tante est devenue, écrit le duc d’Enghien en novembre 1792 ; elle a été obligée de quitter Francfort à l’approche de Custine, et s’est ensuite retirée à Fulde, Würtzbourg, Nuremberg, chassée de partout comme pouvant par sa présence attirer l’ennemi. » Rien de plus lamentable en effet que la longue odyssée de l’infortunée princesse, au cours des succès de la République contre l’Europe coalisée. En Suisse, en Allemagne, partout où elle se réfugie, les villes terrorisées lui ferment impitoyablement leurs portes ; le seul nom de Condé équivaut à un arrêt d’exil ; chaque victoire des « patriotes » est le signal d’une proscription nouvelle. Aux angoisses de cette poursuite s’ajoute un grave tourment : le manque d’argent, la crainte de mourir de faim. Les ressources emportées par le prince de Condé dans la hâte du départ de France s’étaient vite épuisées ; les quelques fonds de réserve déposés chez les banquiers de Francfort étaient tombés entre les mains de Custine ; et les maigres subsides fournis par l’Angleterre ne suffisaient que bien juste à donner « quelques bouchées de pain » aux soldats affamés. « Imaginez-vous bien, écrit le prince à M. de la Fare, que toute la branche des Condé a dans ce moment-ci 7 200 livres de capital et pas un sol avec, capital qui sera mangé dans quinze jours. Ma position est si gênée qu’elle en est réellement ridicule ! » Et aux demandes pressantes de ses enfans, il répond avec amertume : « Je ne peux plus vous dire comme autrefois : je ne vous laisserai point manquer ! Vous manquerez ainsi que moi, il faut vous y attendre. » La princesse Louise à cette époque connut la vraie misère, les « quelques sols « vainement implorés « pour s’acheter des chemises », le coucher dans les granges ou à la belle étoile, le pain noir et la soupe accordés par pitié dans les auberges de village. Tout l’accable à la fois : sans informations précises sur la marche des armées, sans nouvelles des siens qui ont perdu sa trace, elle erre presque au hasard, de bourgade en bourgade, terrifiée à l’idée des « rencontres » qu’elle peut faire, torturée par l’inquiétude au sujet de ceux qui lui sont chers. « Rien qu’y penser me fait frémir ! s’écrie-t-elle avec désespoir. Quel sort que celui de mes parens, et de la malheureuse noblesse française ! Mon cœur est déchiré ! » C’est dans cet état de détresse qu’elle atteignit enfin Fribourg, où des âmes compatissantes lui assurèrent un asile honorable, et où elle put goûter quelques mois de repos.


IX

Cette halte à Fribourg marque dans l’existence de Mlle de Condé une date importante : elle y prit le parti de renoncer définitivement au monde et d’embrasser la vie religieuse. Cette détermination, plus généreuse que sage, — la suite de ce récit le prouvera clairement, — fut-elle l’acte réfléchi d’une âme brisée par la souffrance qui, lasse des espérances humaines, cherche dans des sphères plus hautes la consolation et l’oubli de ses maux ? Ou peut-on, au contraire, y démêler la trace de quelque influence étrangère ? Ce que l’on sait de l’abbé de Bouzonville, que la princesse rencontra à Fribourg et qui devint bientôt son directeur de conscience, rend, il faut bien l’avouer, cette dernière supposition vraisemblable. Jadis colonel de cavalerie, d’abord marié, puis veuf et entré dans les ordres, successivement trappiste, lazariste, enfin prêtre séculier, ni le passé d’un homme aussi changeant, ni son caractère sombre, exalté, rude et presque farouche, ne semblaient le préparer à comprendre, — moins encore à guider, — la créature d’élite qui se confiait à lui. Dans ses lettres à la princesse, certaines expressions révoltent, par leur brutalité inconsciente : « De quel bourbier Dieu vous a-t-il tirée !... Ne croyez pas qu’aucune austérité puisse expier vos offenses. » C’est ainsi qu’il juge et qualifie le chaste roman de sa jeunesse. Ailleurs il la reprend sur l’amour « déréglé » qu’elle conserve à son père, à son frère, à son neveu d’Enghien, cherche à éteindre dans son cœur ces pieuses affections de famille. Et n’eut-il pas un jour, — c’est elle qui nous l’apprend, — l’étrange idée de jouer envers sa pénitente le rôle d’une supérieure de couvent, de lui faire prêter entre ses mains les trois vœux habituels, d’exiger de sa part une obéissance absolue à ses ordres ?

Quoi qu’il en soit, elle hésitait encore. Un tragique événement, la mort subite, à ses côtés, d’une chère amie d’enfance retrouvée à Fribourg[14], vint porterie coup décisif. La fragilité de la vie, l’incertitude de l’heure dernière, « l’illusion des biens de ce monde », lui apparurent tout à coup avec une réalité saisissante. Elle se sentit, assure-t-elle, appelée par une voix irrésistible, plus forte que sa volonté même, et, sa résolution fixée, y trouva dès l’abord « un bonheur et des délices qui remplirent toute son âme ». Elle informe aussitôt son père de son « irrévocable dessein », et, sans attendre les objections prévues, s’occupe sur l’heure de le réaliser. C’est à Turin, aux Carmélites ou bien aux Capucines, qu’elle désire faire son noviciat ; la princesse de Piémont, mise dans la confidence, hâtera l’accomplissement des formalités nécessaires. Elle distribue entre les siens les quelques objets précieux qui lui restent encore : au prince de Condé, « la boîte où sont les cheveux de sa mère » ; au duc d’Enghien, une « petite bonbonnière où est peint un paysage, en souvenir d’une vieille tante qui l’a toujours aimé tendrement. » Elle emporte pour tout bien « quatre couverts d’argent », qui pourront lui servir en route, et qu’elle donnera ensuite à sa vieille femme de chambre. Ces dispositions prises, elle se rend à Turin ; et son choix se dirige sur le couvent des Capucines, dont les austérités, loin d’effrayer sa délicatesse, l’enivrent au contraire et la transportent d’une joie exaltée. Tout, au reste, dans cette première période, la ravit et l’enchante. La « grosse robe de laine brune », la corde qui sert de ceinture, le scapulaire et les sandales, lui semblent moins incommodes que « les grands habits de Versailles en brocart d’or et d’argent » ; le maigre perpétuel, les repas grossiers dus à la charité publique, servis dans des assiettes de terre, « avec, en guise de serviette, un petit chiffon de papier », la « délectent » et lui sont un succulent régal ; les veilles et les prières nocturnes sont, à l’en croire, une bien moindre fatigue que les plaisirs du monde, et ruinent moins sûrement la santé ; et elle résume ses impressions dans cette phrase imprévue : « Je prétends que je mène une vie très agréable, et que je m’amuse ! Ce mot est bien ridicule, mais mon père m’a toujours dit que j’étais un peu ridicule, et pas comme les autres. »

L’allégresse, sincère autant qu’exubérante, que respirent à cette époque les lettres de la princesse Louise, n’est en rien partagée par ceux auxquels elle s’adresse. Le duc de Bourbon, notamment, ne peut se résigner à une séparation « qui ferait le malheur de sa vie », et sa douleur s’exhale en termes véhémens : « En vérité, écrit-il à son père, il y a de la barbarie à s’arracher des bras de parens malheureux et n’ayant de consolation que dans leur union, pour s’enfermer dans un couvent et les abandonner pour toujours. Jamais Dieu ne lui saura gré d’une pareille démarche ! » Le duc d’Enghien n’a guère moins d’amertume : « Il parait qu’elle nous a à peu près oubliés. De temps en temps elle écrit un bout de lettre, où elle ne parle que de son Dieu et de son bonheur. Vous verrez quel style !... Nous l’avons perdue, et pour toujours. » Quant au prince de Condé, plus rassis et plus sceptique, il a vite renoncé aux objections, aux raisonnemens, aux instances, dont il sent l’inutilité présente ; mais il doute visiblement de la vocation de sa fille, et s’en remet au temps pour modifier les « irrévocables desseins » de cette « victime de nos malheurs », qui, ajoute-t-il avec malice, (c n’a jamais tant couru le monde que depuis qu’elle y veut renoncer » !

Ces derniers mots sont écrits en novembre 1796, presque un an jour pour jour après l’entrée de la princesse au monastère des Capucines ; sous une forme ironique, ils ne disent que la vérité. Depuis six mois déjà, la novice, sortie de son cloître, poursuit de couvent en couvent le fuyant idéal qu’elle croit chaque fois saisir, et dont, pendant de longues années, elle ne désespérera jamais. Capucine à Turin, trappistine en Valais, visitandine à Vienne, bénédictine en Pologne, sans parler des ordres moins célèbres qu’elle passe tour à tour en revue, partout son âme inquiète se heurte aux mêmes désillusions ; partout les mêmes misères, inséparables de la nature humaine, la ramènent brusquement du ciel sur la terre ; nulle part sa soif de perfection ne trouve à s’étancher dans une onde assez pure. « C’est avec une légèreté qui m’étonne toujours, écrit-elle du couvent de Turin, que l’on rogne la part de Dieu pour celle de la créature. A la vérité, la bonne foi est telle, qu’il est possible que Dieu s’en contente ; mais moi, je ne l’ai pas, cette bonne foi, et ne sais comment me conduire. » Toute l’attention, dit-elle encore, se porte sur « d’étroites pratiques et des formalités d’usage », qui ne font guère que « remplacer celles de la politesse et des bienséances du monde » ; la préoccupation de « l’observance » fait trop souvent oublier l’esprit de l’Évangile. La Visitation de Vienne ne la satisfait pas davantage : « Les religieuses, en Autriche, deviennent des gouvernantes d’enfans et des maîtresses de pension. Je ne me sens nullement disposée à exercer ce métier ! » Aux reproches de son père qui déplore, non sans apparence de raison, ses « courses perpétuelles », elle répond avec bonne foi : « Je sais bien que vous ne comprenez guère comment, avec l’envie d’être religieuse, on ne se la fait pas dans le premier couvent venu. Mais, pour moi, rien n’est plus important que le choix d’un ordre qui remplisse les idées que j’ai conçues de l’état et de l’esprit religieux. Ces deux choses devraient sans doute être inséparables dans tous les couvens, mais dans ce siècle il n’en est pas ainsi. » Et elle termine en annonçant que, pour trouver enfin le mystique asile de ses rêves, elle est à la veille d’entreprendre de nouveaux et plus lointains voyages.

Ces « courses » à travers l’Europe, dans la période aiguë des guerres de la Révolution, ne sont pas, comme on pense, exemptes de dangers et de péripéties. L’approche inopinée des « infatigables Patriotes » l’oblige plus d’une fois à fuir, au milieu de la nuit, sous des vêtemens d’emprunt, vers une nouvelle région « où il ne leur ait pas encore convenu » de porter leurs armes ; car, ainsi qu’elle écrit à son père, « il est prouvé par l’expérience qu’ils vont où ils veulent aller, jettent leur vue tantôt sur un pays, tantôt sur un autre, et exécutent tous leurs desseins ».

Mais les pires difficultés qu’elle rencontre proviennent, cette fois encore, des municipalités ou des gouvernemens chez qui elle manifeste l’intention de s’établir. La terreur des armées françaises est alors à son comble dans l’Allemagne entière ; si le séjour de quelques obscurs émigrés est redouté comme le présage de calamités redoutables, on devine quel accueil attend une princesse du sang des Bourbons, la propre fille de ce Condé qui, depuis des années, mène une lutte acharnée contre la République. « Il faut bien, s’écrie-t-elle un jour, avoir les pieds posés quelque part sur cette terre que nous habitons ; et c’est là ce qui m’est refusé ! » Elle n’est pas à Augsbourg depuis une semaine, qu’un arrêté municipal lui enjoint d’en sortir dans les quarante-huit heures. Elle se rend à Passau : « un monsieur fort poli » vient lui signifier aussitôt d’en déguerpir au plus vite. Elle s’adresse à l’Empereur d’Allemagne pour demander asile à Vienne : la réponse qu’elle reçoit, après bien des retards, l’admet à titre de « passante », et pour quelques jours seulement. Il faut de longs pourparlers, l’engagement solennel d’y vivre incognito, sans aucune relation politique ou mondaine, pour obtenir enfin le droit d’y séjourner, à la Visitation. Elle doit pousser jusqu’en Russie pour rencontrer un bon accueil. L’empereur Paul n’a pas oublié celle dont l’éclat et la beauté illuminèrent jadis pour lui les fêtes de Chantilly. Une lettre fort gracieuse promet à la princesse appui et protection, propose, dans la ville d’Orcha, en Russie, une maison confortable pour elle et les compagnes qu’il lui plaira d’amener, annonce, pour faciliter le voyage, l’envoi d’un « jeune officier » qui servira de guide, ajoute même à toutes ces attentions le bienfait d’une pension pour aider sa misère.

Malgré tant d’avantages, le séjour à Orcha fut de courte durée. Ce qu’elle est venue chercher si loin n’est pas, — ainsi qu’elle dit, — la tranquillité égoïste d’une commode retraite. Ses aspirations vers le cloître sont toujours aussi vives ; les vaines tentatives de ces dernières années n’ont point usé sa patience. « Je crois, écrit-elle au prince de Condé, que l’on n’a jamais vu avoir autant de mal et être forcée à faire autant de chemin pour parvenir à se faire religieuse ! Une contre-révolution, je vous assure, ne donne pas plus de peine... Mais les difficultés ne me rebutent pas plus que vous. » Un couvent de bénédictines à Nieswitz, en Lithuanie, la reçut d’abord quelque temps ; mais elle découvrit vite qu’elle n’avait « nul motif de s’y plaire », moins encore d’y contracter « un engagement quelconque ». L’assassinat de Paul Ier[15], son protecteur et son ami, acheva de la déterminer à quitter un pays où se passaient impunément de tels forfaits : « Nous sommes payés, s’écrie-t-elle, pour avoir horreur des scélérats ! » La Pologne l’attire : elle trouvera à Varsovie le chef de la maison de France, Louis XVIII, entouré de sa famille ; elle entend dire grand bien d’un des monastères de la ville, les bénédictines du Saint-Sacrement ; c’est là qu’elle se décide à tenter une suprême expérience. Elle n’est plus seule, cette fois, pour entreprendre le voyage ; elle emmène deux compagnes, qui ne la quitteront pas pendant de longues années. L’une est une enfant en bas âge, une petite fille de quatre ans, Eléonore Dombkoska, abandonnée par sa famille, déposée un matin à sa porte, à demi morte de froid et de faim. La princesse la recueille, s’informe de sa naissance, apprend que ses parens, « de famille noble tous deux », sont dans une telle misère qu’ils ne peuvent conserver le fardeau d’un enfant. Elle n’hésite pas à l’adopter, s’y attache en peu de temps comme à une fille véritable ; et la petite Eléonore partagera désormais, quelles qu’en soient les vicissitudes, la fortune de sa bienfaitrice[16]. L’origine de l’autre amitié n’est guère moins romanesque : dans le silence prescrit par la règle monastique, deux novices ont, des mois entiers, vécu côte à côte, sans se connaître ni se deviner, bien qu’instinctivement attirées par une sympathie réciproque. La plus jeune, « la sœur Sainte-Rose », se demande avec curiosité qui peut être cette fervente religieuse, qu’à sa simplicité de vêtemens et d’allures elle a prise tout d’abord pour « une pauvre fermière suisse », et que le père abbé semble traiter pourtant avec une spéciale déférence. Un jour de conversation permise, elles s’approchent l’une de l’autre, s’interrogent et s’expliquent : elles sont toutes deux Françaises ; elles ont eu jadis, dans le monde, des relations communes ; sur la plupart des points, leurs goûts, leurs sentimens, leurs idées sont les mêmes. L’une est Mme de Rosière, l’autre la princesse de Condé. Elles s’unissent dès lors d’une étroite affection ; dans l’isolement qui les accable, elles éprouvent une douceur à rapprocher leurs deux vies ; elles s’engagent bientôt de part et d’autre dans une communauté fraternelle, qu’aucun choc ne détruira jamais, que la mort seule pourra dissoudre.

Peut-être est-ce au réconfort de cette double affection qu’il convient d’attribuer la tranquillité d’âme dont jouit la princesse Louise pendant les premières années de son séjour à Varsovie. Elle semble avoir enfin conquis, dans un couvent selon ses vœux, — non le bonheur complet, auquel elle a cessé de croire, — mais la sérénité, la paix intérieure, ces biens inestimables dont elle a depuis longtemps perdu jusqu’au souvenir. Sans se rattacher au monde, elle reprend intérêt à ce qui se passe au dehors, s’informe curieusement des nouvelles politiques, que lui apportent seules, dans ces régions reculées, « quelques vieilles gazettes radoteuses », jointes à « des rabâchages de couvent, moitié français, moitié popolsk. » Elle reçoit à d’assez rares intervalles la visite de la famille royale, dont elle trace en confidence à son père un portrait peu flatté : « La reine[17] a été fort honnête pour moi ; mais, entre nous, quel changement ! Non qu’elle eût rien à perdre quant à la figure, mais plus petite, plus mal tournée que jamais, mais des cheveux tout blancs, mais soixante-dix ans, mais se traînant plutôt que marchant, beaucoup moins parlante qu’à Versailles, l’air abasourdi, en un mot unique ! » Le duc de Berri, qu’elle voit un peu plus tard, n’est guère mieux partagé : « Il a acquis une figure et une tournure de savoyard, que je ne lui avais jamais vues ! » Pour Louis XVIII, elle lui reproche surtout les menées souterraines, les mesquines intrigues où il paraît se plaire, la parodie à laquelle il se prête d’une royauté fictive, où le vain prestige du décor extérieur tient lieu de la réalité : « On dit, écrit-elle un jour, qu’il est question de lui donner une petite possession en Russie, de lui laisser porter ce titre, et de lui former une apparence de courette (le mot est de mon invention). Je trouve que tout cela a dû jadis rendre M. Stanislas Leczinski fort heureux. Mais pour Louis de Bourbon, roi de France, je pense tout autrement ! Tout ou rien. Et rien, vu les choses et les causes, est à mes yeux ce qu’il y a de plus honorable. » Aussi conseille-t-elle vivement à son père de se tenir à l’écart, et d’attendre les événemens, sans grossir de sa présence la réunion de Varsovie : « Un rassemblement de princes réussit rarement, dit-elle avec philosophie ; ils ne sont jamais plus unis que lorsqu’ils vivent chacun de leur côté. »

Ces sages exhortations étaient, à cette époque, assurément superflues. Le prince de Condé, depuis le licenciement définitif du corps des émigrés[18], était venu chercher en Angleterre un repos bien gagné, qu’il ne se souciait guère d’interrompre. Après douze ans de travaux et de peines, il jouissait enfin avec satisfaction, dans sa propriété de Wanstead-House, de « la vie paisible d’un bon gentilhomme campagnard ». La société de son fils, installé auprès de lui, l’arrivée de Mme de Monaco, qui le rejoignit bientôt, ne tardèrent pas à compléter le charme de son intérieur ; et ses lettres à sa fille retracent, de son domaine et de son existence, un aimable tableau : « Tout est gazon et bois ; deux étangs, une rivière ; point de chutes ni de ruisseaux, mais des sites très agréables, une grotte en coquilles digne d’être à Chantilly… Je suis très tranquille, je ne me mêle de rien. Le whist, le trictrac et le piquet partagent mes soirées. Le jour, c’est la promenade, la lecture, et de petits travaux dans le jardin. Votre frère, suivant ses anciennes habitudes, chasse ou, pour mieux dire, cherche à chasser, car il est fort content quand il rapporte un canard, un corbeau ou un hibou. Depuis six mois, il n’a pas encore tué une seule perdrix… Voilà, ma chère fille, la vie que nous menons, et je vous assure qu’elle a des douceurs. » La longue séparation, sans lui faire oublier sa fille, l’a tout au moins accoutumé à se passer d’elle ; il a pris son parti de ces grilles de couvent qui la retiennent au loin de sa famille, et ne tente nul effort pour l’attirer vers de plus proches régions. « Vivez en paix, ma chère fille, cela n’est pas donné à tout le monde… Je ne troublerai votre repos ni par mes regrets, ni par les nouvelles extérieures qui désormais vous intéressent peu. » C’est par ces paroles pleines de calme qu’il accueille la nouvelle de la récente et plus infranchissable barrière qui vient de s’élever entre sa fille et lui.

Le 21 septembre 1802 en effet, une année environ après son arrivée aux Bénédictines de Varsovie, la princesse Louise s’est résolue à prononcer ses vœux. La cérémonie a eu lieu devant « toute la ville assemblée », et sous les yeux de la famille royale. C’est un spectacle qui, dans toute l’assistance, a provoqué une émotion profonde ; Louis XVIII lui-même, peu sensible à son ordinaire, trouve pour le décrire des accens pénétrés : « J’y ai assisté, mande-t-il au prince de Condé, et je puis vous assurer que, n’eût-ce pas été votre fille, ma cousine, une personne que j’ai tant de sujets de chérir, j’aurais encore été ému, attendri de la manière simple, noble, touchante, dont elle a prononcé des vœux qui nous l’enlèvent à jamais. L’évêque même qui les a reçus n’a pu retenir ses larmes. » Le pas redoutable est donc franchi ; l’errante, l’incertaine existence paraît désormais fixée. La « sœur Marie-Joseph de la Miséricorde » sera-t-elle plus heureuse que la princesse Louise de Condé ? Deux années de silence et de calme peuvent en donner l’espoir, quand cette brève quiétude est brusquement détruite par un coup de tonnerre.


X

Dans la réclusion absolue où la princesse vit maintenant confinée, un message de Louis XVIII lui apprend, le 3 avril 1804, une terrifiante nouvelle : son neveu, l’enfant de sa prédilection, l’unique rejeton de la maison de Condé, « le valeureux d’Enghien », comme elle se plaît à l’appeler dans ses lettres, enlevé la nuit, au mépris de tous droits, sur la frontière d’Alsace, est envoyé sous escorte à Paris pour y être jugé d’un soi-disant complot contre la vie de Bonaparte. L’événement a quinze jours de date ; on n’en sait pas encore les suites, mais la princesse ne les prévoit que trop. Son esprit, éclairé par tant de catastrophes, va d’un seul bond aux pires extrémités ; et les lignes décousues qu’elle trace d’une main tremblante révèlent toute l’étendue de son angoisse : « mon père ! mon frère ! car mon cœur ne peut vous séparer dans ce moment de la plus pénétrante douleur, et il s’accole au vôtre… Votre enfant à tous deux dans les mains des ennemis de Dieu, de la vertu et de l’honneur !… Je vous embrasse tous deux, je vous presse contre mon cœur, en vous arrosant de larmes brûlantes, que j’offre au ciel comme des prières !… » Isolée des siens, bloquée dans un lointain exil, elle ne peut rien, sa faiblesse l’accable ; mais « du centre de sa nullité », s’élèvent des cris de pitié, de déchirans appels : « Si le crime n’est pas consommé, » qu’on se hâte, qu’on implore tous les souverains de l’Europe ! « Ce qui est possible, qu’on le fasse, au nom de Dieu et de l’honneur : voilà ma seule requête ! » Cinq jours se passent, cinq jours qui semblent des années, où les plus mortelles craintes alternent avec les plus folles espérances. Le 8 avril enfin, on annonce l’abbé Edgeworth de Firmont, le confesseur de Louis XVI ; il vient de la part du roi. Au choix du messager, elle a déjà pressenti la nouvelle. Il entre, et, dès les premiers mots, l’affreuse vérité éclate tout entière. Elle tombe à terre, comme foudroyée ; des paroles inarticulées s’échappent de ses lèvres : « Miséricorde, mon Dieu ! Faites-lui miséricorde !... » Après quelques instans, elle se relève par un suprême effort, se retire dans son oratoire, et pendant de longues heures y reste enfermée, laissant libre cours à ses larmes.

Sa douleur est immense. Elle pleure l’enfant qu’elle a bercé sur ses genoux, à qui longtemps elle a servi de mère[19], dont les baisers et les caresses l’ont souvent consolée des tristesses, des déceptions de la vie. Elle pleure aussi le prince vaillant, en qui semblait renaître la généreuse ardeur du héros de sa race, le capitaine de vingt-cinq ans dont les audacieux exploits, colportés à travers l’Europe, ont plus d’une fois fait battre de fierté, sous la guimpe de novice, un cœur qui, comme elle dit, a gardé « cette faiblesse de ne point haïr les coups de canon ». Chers souvenirs du passé, joies orgueilleuses du présent, nobles promesses de l’avenir, tout s’effondre à la fois, et gît dans le fossé de Vincennes. Les lettres qu’elle écrit aux siens, pendant ces jours terribles, expriment ces sentimens avec une saisissante éloquence ; c’est la nature qui reprend ses droits, c’est l’âme blessée qui se révolte et qui crie sa souffrance : « mon père ! mon frère ! Existez-vous encore après un tel déchirement de cœur ? Comment vous peindre l’état du mien ? Mes bien-aimés, mes infortunés amis, je me jette dans vos bras ; votre douleur est la mienne, jugez-la donc !... Quelle perte ! Et par qui ! Et de quelle manière ! Et il règne sur toute l’Europe, celui qui en est l’auteur ! Toutes les puissances lui sont asservies... Je n’ai point de courage, et n’en veux point avoir en ceci. Je me glorifie, oui, je me glorifie des larmes que je répands... » Elle revient à chaque page sur les circonstances de la mort, peint, en quelques traits hachés, la scène dramatique de l’exécution : « Il n’a pas voulu se laisser bander les yeux. Il a dit qu’il était accoutumé à voir le feu, qu’il savait mourir... Il a demandé ensuite quelques instans pour se recueillir, puis a marché au supplice d’un pas ferme, s’est refusé aux formalités ordinaires, et a reçu la mort debout, immobile, les yeux élevés au ciel... Des larmes de feu inondent mon visage... Il a vécu, il est mort en héros[20] ! »

À cette première explosion, à cet accès de désespoir, succède une autre crise, plus longue et non moins douloureuse. Un désir impérieux s’empare de son cœur et le domine bientôt entièrement : revoir les siens, quitter cette terre d’exil où elle a tant souffert, rompre la lourde chaîne qu’elle a forgée de ses mains, et dont aujourd’hui seulement elle sent la pesanteur. Tout contribue, dit-elle, à cette résolution : l’état d’esprit qui règne en Pologne, le courant de sympathie qui, même en sa présence, se manifeste en faveur du nouveau gouvernement de la France, les sentimens « puans d’enthousiasme » de la population pour Bonaparte, le meurtrier de sa famille, « Robespierre II », comme elle l’appelle ; et aussi le besoin qu’elle éprouve de se retrouver au milieu de compatriotes, parmi « de bonnes Françaises », qui comprennent ses pensées et s’associent à ses regrets ; enfin, par-dessus toute chose, l’irrésistible envie, après la catastrophe, de « se jeter dans les bras » des seuls êtres qui lui tiennent par les liens sacrés du sang, de pleurer avec eux leur deuil irréparable, « d’embrasser avant de mourir un père tendre et malheureux. » Des scrupules religieux la retiennent cependant. Le consentement de la supérieure, l’approbation même de son directeur, ne suffisent pas à rassurer sa conscience. Il lui faudrait en outre « l’avis de trois évêques, pieux et éclairés », et elle charge son père d’obtenir cette consultation, de la lui envoyer sans délai. En attendant qu’elle la reçoive, elle s’occupe avec fièvre de préparer son départ, s’inquiète des moyens d’effectuer un voyage dont les difficultés l’épouvantent, dans le « dénûment » où elle se trouve, « sans argent, sans amis, sans connaissance de la langue du pays, sans moyen de suppléer » à tout ce qui lui manque. Elle a, dans cette extrémité, l’idée de s’adresser au Roi[21] ; et voici que de ce côté surgit tout au contraire un obstacle imprévu. Louis XVIII s’oppose en principe au projet de départ, fait valoir les « convenances », s’épuise dévotement en « représentations sur l’état de religieuse » qui ne comporte guère de tels changemens, traite enfin sa parente « en jeune étourdie de quinze ans », et semble oublier, assure-t-elle, la considération qu’il doit à son âge et au nom qu’elle porte.

L’impatience de la malheureuse princesse est alors à son comble. Son isolement, son impuissance, l’anéantissent et brisent sa volonté. Une sorte de vague effroi l’envahit malgré elle, paralysant les ressorts de son être. En ce pays lointain qui lui fait à présent horreur, elle se sent, dit-elle, captive « comme Louis XVI au Temple ; » et, dans « la nuit obscure » qui descend sur son âme, elle craint de voir sombrer les énergies, les vertus, les fiertés d’autrefois. Sa voix se fait suppliante ; c’est avec des « torrens de larmes » qu’elle conjure ardemment son père de rompre à tout prix les barrières qui l’entourent, de la tirer des « mains ennemies » qui la tiennent enserrée : « Mon père, gémit-elle, votre tendresse se serait-elle refroidie ? Vous aurais-je déplu en quelque chose ? Ah ! mon père, je n’ai que vous, que votre affection ne se rebute pas… Envoyez-moi chercher… Il me semble que si je voyais arriver quelqu’un de votre part, je me croirais sauvée… Guidez ma route, n’omettez rien ! » Que le prince ne craigne point l’embarras de sa présence : elle ira où il voudra, obscure, tranquille, résignée à tout : elle n’entravera en rien la liberté de sa vie, et sera même « fort aise de voir Mme de Monaco ; » mais qu’il ne perde point de temps, car elle est au bout de ses forces, et « serait sans doute déjà morte, sans l’amie excellente » qui seule soutient encore son courage défaillant. Tant d’insistances, ces prières à la fois timides et pressantes, triomphent à la fin de tous les obstacles. La décision des « trois évêques » est, comme on pouvait s’y attendre, favorable au levé de la clôture. Louis XVIII désarmé abandonne ses édifians scrupules ; et le prince de Condé expédie à sa fille, pour accompagner son voyage, « un homme d’âge mûr, ancien garde du corps, l’un de ceux du combat de la porte de la Reine », digne d’inspirer toute confiance.

C’est dans les premiers jours de juin 1805, que Mlle de Condé, avec Mme de Rosière et la petite Eléonore, ses deux fidèles compagnes, se met en route pour rejoindre, après dix ans de séparation complète[22], un père, un frère, qui sont tout ce qui lui reste au monde. « Quel désir j’ai de vous revoir ! leur écrit-elle la veille de son départ ; mais en même temps, quelle espèce de crainte du premier moment ! Retrouver deux cœurs que l’on chérit si tendrement, et les retrouver navrés jusqu’à leur dernier soupir de la plus juste et la plus vive douleur ! Et cependant je voudrais en hâter l’instant. » Après ces effusions, l’instinct féminin se réveille, et elle reprend la plume pour atténuer, chez ceux qu’elle va revoir, le premier effet de la disparition de son ancienne beauté : « J’ai oublié de vous prévenir d’une chose. N’allez pas croire que c’est par coquetterie, mais seulement pour que vous ne soyez pas effrayés en me voyant : la blanche déesse à face ronde n’existe plus. Un visage allongé, jaune, ridé à force, les yeux battus jusqu’à la moitié des joues et abîmés par les larmes ; en un mot soixante ans, et à faire peur !... Voilà mon portrait, et il n’est pas chargé. Quant à ma compagne, quoiqu’un peu plus jeune, elle n’est pas plus belle que moi ; et la petite Eléonore a été rendue laide aussi par la petite vérole. Ainsi attendez-vous à une fière carrossée ! » Après un voyage heureux jusqu’à Dantzig, et vingt-deux jours de traversée, elle débarqua à Gravesend. Lorsqu’elle toucha le sol anglais, les autorités britanniques lui rendirent les honneurs dus à une princesse du sang ; lord Moira et William Pitt, envoyés au-devant d’elle, lui souhaitèrent la bienvenue. Ces hommages, que depuis tant d’années elle avait désappris à connaître, la touchèrent sans doute ; mais quelle émotion étreignit son cœur, quand elle vit au loin, accourant à sa rencontre, le prince de Condé et le duc de Bourbon ! Un irrésistible élan la jeta dans leurs bras ; tous trois, étroitement enlacés, mêlèrent leurs baisers et leurs larmes ; et « cette scène, longtemps muette, fut plus déchirante que bien des drames[23] ».


XI

Les années qui suivirent furent pour la princesse Louise une période de détente et de calme. La douceur de revoir les siens, d’entendre à son oreille une langue familière, de jouir, après tant de traverses, d’une sorte de bien-être, ramenèrent peu ù peu la paix en son âme, la sérénité sur ses traits. L’asile qu’elle s’est choisi est la maison de Rodney-Hall, dans le comté de Norfolk, réunion de Françaises émigrées et de quelques Anglaises, dirigées par Mme de Mirepoix, et astreintes à une espèce de régie. Elle y occupe, avec Éléonore et Mme de Rosière, un modeste logement ; et cet état mitigé, sorte de compromis entre la vie du monde et la vie monastique, répond bien à ses dispositions présentes, concilie heureusement ses goûts sédentaires et le besoin qu’elle a des affections de famille. Elle y prend graduellement contact avec la société nouvelle, telle que l’ont transformée quinze ans de crises et de bouleversemens ; et sa surprise est grande de constater à chaque pas la modification profonde des façons, des idées, du langage et des mœurs. Dans tout ce qui l’entoure, dans ce milieu d’émigrés, si réfractaire pourtant au régime politique issu de la Révolution, elle cherche vainement « l’ancienne France, » et ne trouve, dit-elle, que « la Chine ». — « Je me crois l’aînée de tout l’univers, par le gothique de mes idées et de mes sentimens sur tout ce qui se voit dans ce bas monde ! » Son effarement scandalisé se traduit plaisamment dans ces lignes qu’elle adresse à son père, et qu’à certains détails on pourrait imaginer plus récentes : « Je suis prête à me persuader qu’au lieu de cinquante ans, j’en ai deux cents, par le changement de tout ce que j’ai vu et connu autrefois. Par exemple pour les jeunes personnes, au lieu de cette décence de maintien, de cette retenue, de tous ces devoirs de bienséance de notre temps, j’ai sous les yeux des culottes — très nécessaires à la vérité pour les extraits de jupes qui les couvrent — une manière de courir en faisant voir ses jambes au-dessus du genou ! Plus des simples jeux de notre enfance. Colin-maillard, les Quatre-coins avaient quelque apparence de règle : il n’en faut plus, il faut aller devant soi sans savoir où l’on va, se pousser, se jeter par terre, se rouler sur l’herbe, causer à tue-tête, rire aux éclats, déchirer ses livres pour s’en faire des papillottes, avoir des robes neuves à tout moment, mais toujours en loques... Et ce qui me confond le plus, c’est que tout cela est trouvé tout simple par les ladies, par les personnes de mon âge, de mon pays... Je m’y perds, je le répète ; et je n’entends plus rien à rien ! »

Au début du séjour à Rodney, la princesse recevait fréquemment la visite de son père et de son frère. Le duc de Bourbon même, fidèlement affectueux, s’installait parfois une semaine auprès de sa sœur, logeant modestement chez le portier de la pieuse maison ou dans l’auberge voisine, et, par sa tenue aux offices, faisant l’édification de la communauté, où, à son grand divertissement, on ne l’appelait que « le saint prince ». Quant au prince de Condé, vers l’an 1808, il se montra moins assidu ; et sa fille découvrit bientôt, avec autant d’ennui que de surprise, la cause de ce ralentissement. Le vieux prince songeait au mariage. Après quarante-huit ans de liaison publique, Mme de Monaco éprouvait des scrupules, et désirait vivement faire enfin consacrer, devant Dieu et les hommes, une union si ancienne et d’une constance si rare. Son dévouement inébranlable, le courage qu’elle avait montré, les sacrifices qu’elle avait faits pendant les longues années de guerre, ne rendaient guère possible de repousser un vœu que la mort du prince de Monaco[24] rendait réalisable. Restait à obtenir le consentement de Louis XVIII. Il fut donné sans résistance, en termes dont la grâce se nuance d’une douce et discrète ironie : « J’approuve, dit-il, je félicite, je vous charge spécialement de faire mon compliment à la princesse. Nous étions déjà cousins par l’usage ; nous le serons en réalité, et j’en aurai autant plus de satisfaction à lui en donner le nom...[25]. » Et il se proclame impatient de saluer, « tanquam sponsus procedens de thalamo », ce marié septuagénaire.

Les royales épigrammes sont pour la princesse Louise une faible consolation du chagrin qu’elle éprouve à se voir imposer cette tardive belle-mère. Une antipathie, profonde autant que secrète, séparait depuis nombre d’années ces deux femmes, dissemblables par les goûts, les idées, le caractère ; et cette disposition naturelle n’avait pu que s’aggraver de la fausseté de leurs situations respectives. « Mlle de Condé, écrivait déjà en 1780 Mme de Bombelles, ne peut souffrir Mme de Monaco, et celle-ci le lui rend bien. » La communauté forcée des premiers temps de l’émigration avait momentanément atténué, sans en détruire la cause, ce dissentiment réciproque, auquel l’évènement du mariage rendit toute sa vivacité première. La nouvelle princesse de Condé, il faut le reconnaître, fit au début quelques efforts pour se faire pardonner sa victoire, mais ses avances — lettres obligeantes, envoi de menus présens, proposition même de se rendre à Rodney pour saluer sa belle-fille — furent accueillies avec une froideur excessive[26] ; et ces rebuts mortifians provoquèrent un dépit, dont la princesse Louise sentit le contre-coup dans le mécontentement de son père. « Il m’a écrit, se plaint-elle au duc de Bourbon, la lettre la plus sèche du monde, bien qu’il m’y assure de sa tendresse paternelle. Ah ! qu’on a fait de mal à son cœur ! — Il m’a informé avec tout le contournage possible, dit-elle un peu plus tard, qu’il ne viendrait plus me voir... Et toujours des tendresses au pluriel qui me tuent, et auxquelles il faut cependant répondre ! » Cette pénible mésintelligence subsista, en s’aggravant, les cinq ans que dura le mariage. La mort, au bout de ce temps, se chargea d’y mettre un terme ; et la lettre éplorée que le prince, au lendemain même de son nouveau veuvage[27], écrivit à sa fille, présageait le retour d’une affection qu’une puissante influence avait seule pu passagèrement voiler : « Ah ! ma chère fille, quelle horrible perte vient d’éprouver votre malheureux père ! J’ai perdu hier au soir ma plus tendre amie, qui pendant cinquante ans avait fait le bonheur de ma vie. J’espère que vous lui donnerez quelques regrets, car je peux bien vous répondre que vous n’avez jamais eu qu’à vous louer d’elle... Plaignez le plus malheureux des princes, des époux et des grands-pères ! » Après ces justes doléances, il annonce aussitôt sa formelle intention de venir à Rodney, pour y passer la semaine sainte et « mêler ses prières à celles de sa fille. » La réconciliation fut entière, et aucun nuage ne vint désormais troubler une tendre union de famille, seul adoucissement de tant de peines.

L’attitude, un peu raide peut-être en cette circonstance, de Mlle de Condé, s’explique par le changement visible que, depuis quelques années, a subi son humeur. L’adversité, qui réduit les forts et dompte les violens, a parfois des effets opposés sur les natures plus douces : l’injustice du destin révolte leur faiblesse, et leur bonne foi déçue se tourne en amertume. La bonté native de son âme reste sans doute inaltérée ; mais sa franchise est plus sévère, ses propos plus mordans ; à sa parfaite droiture s’ajoute une pointe d’intolérance, et dans son cœur désenchanté se glisse à son insu quelque mépris des hommes. Ce pessimisme s’accentue dans sa nouvelle retraite, où, — si le monde n’entre guère, — les bruits du dehors se répercutent et se grossissent, et qu’elle appelle justement « le réceptacle et l’écho de tous les bavardages de l’Europe ». Les lettres qu’elle adresse à ses proches portent l’empreinte de cette disposition ; elles jugent les événemens et les puissances du jour avec une liberté piquante, et parfois un peu rude. La petite cour d’Hartwell, où Louis XVIII poursuit « une vaine ombre de règne », n’inspire à la recluse qu’une assez dédaigneuse compassion. Dans les tenaces espoirs des fidèles de la royauté, » chaque jour d’ailleurs moins nombreux », elle ne veut voir que de puériles chimères, et s’irrite de leur longue confiance : « Ce que j’en entends est à tuer ! s’écrie-t-elle. Comment est-il possible qu’il y ait des gens qui se flattent encore sur le rétablissement de la maison de Bourbon ?... Je la crois finie, comme tant d’autres ont fini depuis que le monde est monde. »

La réconciliation des d’Orléans avec le chef de la maison de France la laisse froide, sceptique, incrédule : « Il est des noms, dit-elle, qui commanderont toujours prudence et circonspection envers les individus qui les portent... Malgré tous les pardons du monde, je ne me soucierais pas de ce sang-là ! » Et quand l’aîné d’entre eux, le futur roi Louis-Philippe, obtient la main de la princesse des Deux-Siciles[28], elle accueille la nouvelle avec une surprise ironique : « Je n’oublierai jamais combien ma pauvre Lisette m’amusait à Fribourg, et combien je la trouvais de bon sens, quand elle me répétait sans cesse : « Mais, Madame, est-ce qu’on laissera ces frères-là se marier ? Mais, Madame, il faut les empêcher d’avoir des enfans ! Mais, Madame, il n’est pas possible qu’on laisse cette race-là se perpétuer ! » Malheureusement tout le monde ne pense pas aussi bien que Lisette[29]. »

Si sa critique s’exerce sur les princes de sa famille, on imagine la façon dont elle traite, dans ses lettres intimes, la plupart des souverains de l’Europe. Il faut l’avouer au reste, le spectacle qu’elle a sous les yeux, pendant les dernières années de l’Empire, est peu propre à réjouir une âme haute et loyale. Le seul homme qui, malgré ses fautes, eût pu, par son génie, forcer son enthousiasme, est également le seul envers lequel il lui soit interdit d’être juste. L’horreur qu’il lui inspire n’a rien qui puisse surprendre. Combien plus méprisables pourtant lui semblent ces vaincus, sans dignité dans la défaite, que le triomphateur traîne derrière son char, asservis à son joug, contens de ramasser les débris qu’il leur jette ! « Je vous assure, écrit-elle à son père, que me voilà presque démocrate, et que j’ai des rois et des empereurs par-dessus les oreilles. Quelle bassesse ! Quel dénûment de toute espèce de sentimens d’honneur, de justice, de probité ! » Le jour où la paix de Presbourg dépossède François II du titre d’Empereur d’Allemagne, l’humilité dont il fait preuve enflamme d’une généreuse colère la petite-fille du grand Condé : « Voilà donc François II désimpératorisé ! Je m’y attendais depuis longtemps ; et il n’est pas dit même qu’il conserve toujours ce qu’il croit avoir encore. Au surplus, tout ceci est bien mérité, et quand on a vogué à force de rames dans l’eau bourbeuse de la lâcheté, il est assez naturel de ne trouver d’autre port qu’un abîme de fange où l’on reste enfoncé. Cette réflexion n’est pas pour François II tout seul ; il commence le branle ; d’autres auront leur tour. » Même note d’indignation au sujet des Bourbons d’Espagne, lors du guet-apens de Bayonne : « Le fils armé contre le père, le père contre le fils, tous deux foulant aux pieds justice, droit, honneur, c’est à quoi l’on ne peut songer sans frémir... Heureux, mille fois heureux les Bourbons de France à côté de ceux d’Espagne, car conserver l’honneur et ses droits, c’est tout ! » Elle n’espère point au reste que « cette horrible affaire » parvienne à ébranler « l’amitié intime » d’Alexandre pour Napoléon : « Quand on a approché ses lèvres de la coupe d’ignominie, il est rare qu’on ne la vide pas en entier. » Mais ce qui, plus que tout le reste, la met hors d’elle-même, c’est le mariage de Marie-Louise : « Voilà donc Bonaparte cousin germain de l’infortunée duchesse d’Angoulême ! Voilà donc une princesse de la maison d’Autriche qui vient se traîner dans les ruisseaux du sang encore fumant de Marie-Antoinette ! Et sa mère était Bourbon ! Qu’a donc l’humanité pour se dégrader à ce point ? »

L’insurrection d’Espagne, en revanche, excite ses plus ardens transports : « Je suis folle de l’Espagne et des Espagnols », s’écrie-t-elle ; et « si elle avait dix-huit ans », aucune puissance humaine ne la retiendrait de « voler vers ce peuple généreux », d’encourager de sa présence ses efforts héroïques. Mais cette admiration est dénuée d’espérance ; la longue habitude des revers l’a rendue incrédule au succès. L’Espagne, prévoit-elle, après une lutte vaillante, devra succomber tôt ou tard ; « la force gigantesque de l’usurpateur » triomphera finalement de toutes les résistances, et tout se terminera « par un agrandissement nouveau de sa monstrueuse puissance. » Elle l’aperçoit déjà, dans une sombre vision, maître et souverain absolu de toutes les nations civilisées, « s’établissant à Rome comme Empereur d’Occident », partageant entre ses lieutenans les lambeaux de l’Europe. Le désastre même de Moscou ne relève point les esprits de cette nouvelle Cassandre ; elle n’y voit que « l’effet d’un climat rigoureux » ; le retour de la belle saison ramènera sans doute la victoire sous les drapeaux du despote. Et quand il faut enfin se rendre à l’évidence, quand la chute du colosse, le retour des Bourbons, les acclamations de Paris sur le passage de Louis XVIII, infligent à ses prévisions un démenti formel, elle reste encore incertaine, hoche la tête avec doute, s’inquiète de la durée d’un revirement si brusque. Peut-être y croirait-elle, « si la seule voix publique eût rappelé les Bourbons en France, si, si, si... ; » mais « la Charte constitutionnelle présentée comme condition et acceptée, Bonaparte dédommagé et récompensé de ses crimes, les principaux auteurs de la chute de la religion et du trône voulant bien recevoir le roi de France, s’il consent à être sous leur tutelle..., » tout cela ne saurait présager à ses yeux « une stable tranquillité ; » et, « malgré les amours populaires du moment », elle est « sur les épines ». Aussi, en dépit des instances, ne se hâte-t-elle nullement de « faire ses paquets pour rentrer en France ». C’est seulement au mois d’août que, sur la demande pressante du prince de Condé, elle se décide à regagner une patrie où, depuis vingt-cinq ans, « tout, jusqu’à l’argent, est devenu nouveau » pour elle. Au moins met-elle à son retour cette condition expresse qu’on lui évitera l’ennui d’une réception officielle ; et, pour plus de sûreté, elle fera son voyage sous un nom supposé, car, écrit-elle à son frère, « j’aurais une trop grande frayeur que quelque autorité constituée ne s’imaginât de me haranguer ; pour mille raisons, je crois que j’en mourrais ! »


XII

Cette dernière épreuve lui fut épargnée : « Mme Louise de Bourbon-Condé, lit-on dans une gazette du temps, est arrivée récemment à Paris. Son retour en France n’a eu aucun éclat, grâce au soin que cette pieuse princesse prend de se cacher à tous les regards. » En attendant d’organiser sa vie, elle descendit chez sa belle-sœur, la duchesse de Bourbon, qui mit à sa disposition un pavillon de son hôtel[30], situé rue de Babylone. Trente-cinq ans révolus de séparation conjugale n’avaient point en effet rompu toutes relations entre la duchesse de Bourbon et la famille de son mari. Les deux époux eux-mêmes n’avaient jamais cessé de correspondre, à quelques rares intervalles ; et les lettres où la duchesse, s’adressant à celui dont elle porte le nom, tantôt le traite de « monstre » et le moment d’après « l’embrasse de toute son âme », subsistent comme un curieux exemple des rapports, « mitoyens entre l’entente et la brouille », de ce surprenant ménage. Mlle de Condé, pour sa part, n’abandonna jamais cette malheureuse princesse qui, avec « de la grâce, de l’esprit, des talens, une belle âme[31], » gâta ces dons précieux par une humeur bizarre, dont elle fut la première à souffrir. Elle avait tenté vainement, lors de la mort du duc d’Enghien, de rapprocher l’une de l’autre deux vies, brisées par un même deuil. Au moins réussit-elle à empêcher dix ans plus tard l’éclat d’un nouveau scandale, le divorce des époux, prononcé par la loi, sanctionné à Rome par une annulation, préface d’un remariage qui permît au prince de « perpétuer la race des Condé ». Un parti influent poussait le duc de Bourbon à cette démarche irréparable, et, lors de la rentrée en France, on put croire un moment qu’elle était près de se réaliser. La princesse Louise, encore en Angleterre, en fut instruite à temps, et conjura son frère, dans les termes les plus pressans, de renoncer à ce projet : « Perpétuer la race des Condé ! Je n’ai pas besoin de vous dire ce que je sens, ce que je pense, ce que je regrette et pleure avec des larmes de sang. Mais pourquoi la souiller par un tel acte en vue de la perpétuer ?... Ce serait manquer essentiellement à la mémoire de celui que nous pleurons, que d’en agir ainsi avec sa mère, avec celle qui l’a porté dans son sein[32]. » Le duc de Bourbon, encore hésitant, obéit à cette voix aimée. Toute idée de divorce fut dès lors abandonnée ; et la duchesse, touchée de cette intervention décisive, en conçut pour sa belle-sœur une gratitude profonde.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de l’empressement qu’elle témoigna à recueillir la princesse Louise, et à lui préparer « un petit hermitage », paisible et conforme à ses goûts. Dans ce pavillon, isolé au fond du vaste jardin, Mlle de Condé, sans autre compagnie habituelle que celle de sa fille adoptive et de Mme de Rosière, put se créer, en plein Paris, une sorte de « thébaïde ». Les visites de ses proches ou de quelques intimes animaient seules sa vie retirée ; la prière et la méditation partageaient la plupart de ses heures ; et parfois, errant dans le parc, elle pouvait, en levant la tête, voir à quelques pas d’elle cet hôtel de la rue Monsieur, où elle avait vécu les belles années de sa jeunesse, où son sein avait palpité, où ses espérances étaient mortes.

Mais sans doute fuyait-elle ces rêves, et se reprochait-elle ces souvenirs. Il fallut bien les évoquer pourtant, le jour où, dans la première quinzaine de mars 1815, lui fut remise une lettre, dont, — après trente ans, — elle reconnut sur-le-champ l’écriture. C’était le compagnon des temps heureux, l’ami de Bourbon-l’Archambault, dont l’instinct prophétique pressentait un danger imminent, et qui venait mettre en garde celle que ses yeux n’avaient jamais cessé de suivre, ni son cœur de chérir. « Bonaparte, y lisait-on en substance, sera probablement dans huit jours à Paris ; le roi, longtemps bercé d’illusions, partira subitement ; en passant près de Chantilly, il ne saurait manquer d’y prendre le prince de Condé ; et la princesse Louise, trop tard avertie, risquera de ne pouvoir les accompagner dans leur fuite. Prévenue de ce qui l’attend, qu’elle se hâte donc de prendre ses mesures[33]. » En dépit du temps écoulé, des scrupules de conscience s’éveillèrent-ils dans l’âme de la Nina vieillie, lasse et revenue de tout ? La lettre ne fut-elle pas décachetée ? Le péril signalé fut-il jugé chimérique ? Le seul point hors de doute est que la princesse n’y fit nulle réponse et n’en tint aucun compte. Une semaine plus tard, les événemens annonces par La Gervaisais avec une si étonnante précision s’accomplissaient en tout point. « De clocher en clocher », l’aigle volait d’un bout de la France à l’autre ; Louis XVIII et le prince de Condé fuyaient précipitamment par la route de Belgique ; le duc de Bourbon, parti pour la Vendée, s’y épuisait en vains efforts pour provoquer, chez des populations inertes, un mouvement royaliste ; et Mlle de Condé, oubliée dans sa demeure solitaire, écoutait avec effroi les cent coups de canon annonçant aux habitans de Paris « l’entrée publique du monstre ».

Voici, d’après son propre témoignage[34], ce qui s’était passé : dans la nuit du 19 au 20 mars, à trois heures du matin, un exprès la réveille, envoyé par M. de Blacas ; il annonce le départ inopiné du roi, engage la princesse Louise à suivre cet exemple, et lui remet, pour aider son voyage, un bon de 100 000 francs sur la liste civile. Surprise et anxieuse, elle attend le lever du jour ; puis elle envoie dès l’aube toucher le bon du roi, et retenir du même coup des chevaux à la poste. Le messager tarde à revenir ; plusieurs heures s’écoulent dans la fièvre ; enfin arrive la réponse : la liste civile refuse de rien payer, la poste a reçu la défense de fournir des chevaux à quiconque, sans l’autorisation expresse de S. M. l’Empereur. « Un coup de foudre, dit-elle, ne m’eût pas plus atterrée. Me voilà donc prisonnière dans Paris ! » La rue de Babylone, « habitée seulement par de mauvais soldats », le petit pavillon « signalé par deux guérites vides », l’incertitude des dispositions du nouveau gouvernement à l’égard des membres de la famille royale, toutes ces causes d’inquiétude s’offrent à son esprit, la bouleversent, la déterminent à fuir sans retard un logis où elle ne se sent plus en sûreté. Elle se glisse dans un fiacre, avec ses deux compagnes, et se rend secrètement chez une ancienne femme de chambre, dont le dévouement lui est connu, et qui consent à la cacher. Là, ignorée de tous, elle assiste au triomphe de son redoutable ennemi, contemple « la stupeur et la consternation des uns », la joie délirante de « la vile canaille », entend sous ses fenêtres les clameurs populaires qui mêlent aux cris de « vive l’Empereur ! » des refrains menaçans contre les émigrés et les aristocrates, respire dans l’air de Paris une odeur de Révolution et de jacobinisme. Le sort du duc d’Enghien surgit dans sa mémoire ; elle se voit déjà « prise comme dans une souricière », conservée en otage « sous la griffe du tyran » ; car la police, — elle n’en doute pas, — aura vite découvert le lieu de sa retraite. Elle combine dans sa tête mille projets d’évasion, auxquels elle renonce aussitôt ; elle désespère presque du succès, quand elle s’avise enfin « qu’une conduite simple et naturelle » est en définitive ce qui l’exposera le moins ; et elle prend le parti, malgré ses répugnances, d’écrire directement à Fouché, de lui exposer son cas sans réticences, de lui demander, en se mettant entre ses mains, un passeport pour l’Angleterre. La réponse ne vint que le samedi suivant ; elle était favorable. Fouché, — sans consulter l’Empereur, ainsi qu’on le sut par la suite, — accordait le passeport ; il envoyait en même temps le singulier avis de « garder par devers elle l’ancien passeport » qu’elle avait eu du roi, si grande était la confiance du ministre dans la solidité de l’Empire restauré. Le jour de Pâques, après une cruelle semaine, la princesse partait pour Calais, s’embarquait sans encombre, et arrivait à Londres, où, brisée par tant d’émotions et de fatigues, elle tombait sérieusement malade.

On la transporta, dès qu’elle fut mieux, à la campagne, dans le petit cottage de Chelsea. Le duc de Bourbon vint bientôt l’y rejoindre, et la soigna d’une manière touchante : « Elle est très faible et très maigrie, écrit-il à son père, et nous sommes constamment occupés, le médecin et moi, à prêcher pour l’engager à manger de la soupe grasse... Nous avons été bourrés de la manière pétulante que vous lui connaissez. Je fume, quand je vois Mme de Rosière et Mlle Eléonore mangeant de bon bœuf et force côtelettes, et la pauvre sœur du poisson et des légumes au beurre ! » Cet ébranlement de santé et l’impression vivace des récentes angoisses contribuèrent sans doute à exalter l’âme de la princesse ; ses propos politiques, pendant cette période, révèlent une sorte d’exaspération, qu’elle n’était pas au reste la seule à ressentir. Le retour de l’île d’Elbe déchaîna, comme on sait, avec une violence inouïe les passions des partis ; et la colère, faite de déception et de crainte, que souleva parmi les royalistes le coup de main de Bonaparte, explique, sans les justifier, les regrettables excès de la seconde Restauration. De cet état d’esprit, les lettres de la princesse Louise sont un remarquable et curieux symptôme. « Dieu veuille nous tirer des jacobins, des traîtres, des intrigans, et surtout des idées libérales ! écrit-elle à son père dès le 27 mai 1815. L’Expérience autrefois était une dame de grand crédit ; aujourd’hui elle n’en a plus, et les choses ne vont pas mieux. Je ne doute pas que Bonaparte fasse la culbute de manière ou d’autre ; mais cela ne suffit pas ; il y a bien d’autres que lui à craindre pour le présent et l’avenir ! » Quelques jours après Waterloo : « Pour consolider le bienfait des efforts des alliés, il faudra maintenant faire régner la Justice. La Bonté, dans notre siècle, produit trop de mal. » Elle pousse vivement le roi à renoncer enfin au « système de clémence » ; et ce n’est pas sans étonnement qu’on la voit applaudir de bonne foi aux fusillades sommaires, se plaindre des « lenteurs » du procès de La Valette et du maréchal Ney. Elle propose en exemple l’exécution de Murat, « si juste, si prompte, si sans-façon », et n’a que des railleries pour les regrets que manifestent, en Angleterre, les amis de ce dernier : « Lord Holland, écrit-elle, leur a donné un dîner dans un appartement tendu de noir, où tout, jusqu’à la nappe, était de la même couleur. N’est-ce pas vraiment touchant ? Ce qu’il y a de consolant, c’est que sans doute, à cette pompe funèbre, on ne s’en sera pas moins enivré. » Si surprenantes que semblent, à près d’un siècle de distance, sous la plume de la « Sœur M. J. de la Miséricorde », ces lignes impitoyables, il n’y faut voir, je le répète, que l’écho d’un sentiment alors à peu près général. Les passions politiques, plus éphémères et plus factices que d’autres, ne sont ni moins ardentes, ni moins irréfléchies ; il faut, à les juger, apporter la même dose d’indulgence. Qui oserait, les cendres éteintes, répondre de ce qu’il eût dit et fait au fort de l’incendie ?

L’Empire définitivement tombé, Louis XVIII revenu au château des Tuileries, la princesse Louise, instruite par l’expérience, attendit cette fois pour retourner en France que le régime royal eût fait preuve de durée, et que l’ordre parût entièrement rétabli. Les quatorze mois de séjour en Angleterre n’en furent pas moins activement employés. « Ma conscience, écrit-elle à son frère, m’oblige à faire effort pour rentrer dans mon ancien état de religieuse. » Mais elle redoute en même temps de faire choix de quelqu’une des maisons qui subsistent en France, car elle ne se soucie guère « de prêter une fois de plus aux caquets sur les changemens de couvent ». Son désir le plus vif serait donc de fonder un ordre, qu’elle puisse organiser et régler à sa guise, selon les idées qu’elle s’est faites de l’état monastique ; et elle entame à ce sujet, avec le gouvernement de Louis XVIII, une négociation laborieuse, dont il est superflu de donner le détail, et qui aboutit dans le courant de l’an 1816. Le roi, aux termes de l’arrangement convenu, cédait à sa cousine l’emplacement du Temple, déjà à cette époque à demi démoli. Il fut pris des mesures pour approprier sans retard à sa destination nouvelle ce qui restait de l’antique édifice ; et, dans ce lieu longtemps célèbre par les débauches de Vendôme, par le faste de Conti, récemment purifié par la captivité douloureuse de Louis XVI et de sa famille, s’éleva bientôt une maison de prières, symbole d’expiation pour les plaisirs des uns et les souffrances des autres. L’Ordre qui s’y créa fut celui de « l’Adoration perpétuelle »[35]. La princesse Louise de Condé, qui en fut la prieure, garda son nom ancien de Sœur Marie-Joseph de la Miséricorde.

Des quelques années qui lui restent à vivre, je n’ai que peu de choses à dire. Le malheur s’est enfin lassé : orages du cœur, tortures d’une âme troublée, misères et périls d’une existence vagabonde, tout ce long roman d’aventures s’efface et disparaît dans les brumes du passé. A peine s’en souvient-elle, et bientôt le public l’ignore. L’oubli, qu’elle a cherché, l’enveloppe comme un épais manteau. « Un jour, dit un de ses contemporains, passant par la rue du Temple, je vis un couvent nouvellement établi, et j’entrai dans la chapelle. Aux deux côtés du chœur étaient plusieurs religieuses, présidées par leur supérieure. Celle-ci paraissait avoir environ soixante ans ; elle avait de beaux traits, un port majestueux, une physionomie calme et résignée. Je demandai son nom à un habitué de l’endroit, qui me répondit tranquillement : « La princesse Louise de Condé. » Ce nom, pour les voisins du quartier, n’évoque plus que l’image d’une bonne et austère religieuse, d’une dévotion exemplaire, exacte à remplir les devoirs de son état. Elle voit peu sa famille : le vieux prince de Condé, confiné presque toute l’année dans son domaine de Chantilly, ne vient que de loin en loin faire visite à sa fille. Il s’affaisse lentement sous le poids des années ; ses facultés s’affaiblissent ; la dernière fois qu’il la voit, à peine la reconnaît-il. Quand il succombe enfin, le 13 mai 1818, à quatre-vingt-deux ans, elle refuse, par un pieux scrupule, d’user de l’autorisation, envoyée par l’Archevêque, d’aller au lit de mort de son père pour lui fermer les-yeux. Quant au duc de Bourbon, retenu loin des siens par l’indigne passion qui attrista sa vieillesse et fit tourner en drame le dénouement de sa vie, il se désintéresse désormais de tout et de lui-même, L’influence de sa sœur, — la seule femme peut-être qu’il eût jusqu’alors sincèrement aimée, — décroît sur lui de jour en jour ; et elle cesse peu à peu une lutte où elle se sent vaincue d’avance. Dans les lettres qu’à de rares intervalles elle lui adresse encore, à peine hasarde-t-elle çà et là quelque timide conseil. Une seule fois, en cette correspondance, voit-on se profiler, dans une ombre discrète, l’énigmatique figure de Mme de Feuchères. C’est le jour où le duc achète ce château de Saint-Leu, sur lequel sa mort tragique doit douze années plus tard jeter un sombre éclat : « Au nom de Dieu, lui écrit-elle, que cela ne devienne point dans vos vieux jours l’établissement de... je ne sais qui et je ne sais quoi. Vous m’entendez bien, et je n’ai que faire de m’étendre davantage !... Adieu, le bien-aimé de mon cœur, qui le fut, l’est, et le sera toujours. »

Sauf ces fugitifs éclairs, les préoccupations de la prieure du Temple semblent se concentrer maintenant d’une manière exclusive sur le petit troupeau confié à sa garde. L’administration du couvent, la direction des novices, les pratiques de dévotion, la composition de pieux opuscules et de prières mystiques, absorbent entièrement son temps et sa pensée. Elle tomba gravement malade au commencement de février 1824, languit un mois sans grandes souffrances ; et quand, le 10 mars, à trois heures de l’après-midi, s’éteignit, derrière les grilles du cloître, la sœur Marie-Joseph de la Miséricorde, peut-être y avait-il un certain temps déjà que la dernière des Condé n’était plus. Cette âme pure et ardente, accablée par tant de douleurs, affaiblie par tant de blessures, acheva de se briser doucement et sans secousse, telle qu’une lyre harmonieuse, dont les cordes les plus rares ne vibrèrent qu’une fois, et qui s’est tue à jamais, sans avoir révélé toute la beauté île ses chants.


PIERRE DE SÉGUR.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1898.
  2. Archives nationales. — Archives de Chantilly, de Beauvais. — Manuscrit de Arsenal. — Histoire des derniers Condé, par Crétineau-Joly. — Introduction aux Lettres intimes de Mlle de Condé, par M. P. Viollet, etc.
  3. Baronne d’Oberkirch, Mémoires.
  4. Le chapitre fut fondé en 620 par saint Romaric.
  5. Sœur de la Dauphins de France.
  6. L’abbesse jouissait de trente-six prébendes, représentant ensemble plusieurs centaines de mille francs. « Je ne serai donc plus mademoiselle de la Gueuserie ! » s’écrie triomphalement la princesse Christine de Saxe, en apprenant son élection, en octobre 1762.
  7. Lettre du maréchal de Ségur, du 4 juin 1786.
  8. 22 août 1786.
  9. Il était, comme ses ancêtres, gouverneur de Bourgogne.
  10. J’emprunte une partie des détails qui vont suivre aux curieux Mémoires inédits du comte d’Espinchal, ami intime et compagnon d’émigration du prince de Condé, mémoires dont M. Frédéric Masson a publié quelques fragmens dans la Revue de Paris.
  11. Journal du duc d’Enghien.
  12. Ainsi la dépeint Gœthe, qui ne la vit qu’à cette époque.
  13. Voir Histoire de l’armée de Condé, par M. René Bittard des Portes.
  14. Mme de Lambertye. Lettre du 2 juin 1795. Archives nationales.
  15. 23 mars 1801.
  16. Eléonore Dombkoska épousa, en 1822, le comte de Gouvelle, et plus tard, en secondes noces, le marquis de Saint-Chamant.
  17. Marie-Joséphine-Louise de Savoie, femme de Louis XVIII.
  18. 1er  mai 1801.
  19. Après la séparation du duc et de la duchesse de Bourbon, le duc d’Enghien resta auprès de son père. Il ne voyait sa mère qu’à de rares intervalles.
  20. Une lettre de la princesse, écrite à son frère quelques mois plus tard, ajoute certains détails qu’elle tient, dit-elle, d’un témoin très bien informé, mais qu’elle n’a pas le droit de nommer : « Sa destination, qui était d’être conduit au Temple, fut changée en arrivant à Paris, dans la crainte d’une effervescence en sa faveur... On le conduisit donc à Vincennes, dans un galetas où des scélérats avaient été enfermés : » Sans doute on ne me mettra pas ici », dit-il avec un air qui imposa. En effet, on le mit dans une chambre plus convenable... Quant à l’horrible interrogatoire, il ne fut pas long : à la deuxième ou troisième question, où l’on articula le port d’armes contre la République, ce cher infortuné répondit : « Je vois ce qu’on veut, je n’ai plus rien à vous dire. » A Dijon, ajoute la princesse, beaucoup de gens ont porté un ruban noir sur la poitrine en signe de deuil ; les vieux serviteurs de Chantilly manifestent un touchant désespoir ; plusieurs des domestiques du prince sont tombés malades de chagrin ; sa nourrice, Mme Robert, et sa sœur de lait sont devenues folles toutes les deux. » (Lettre du 28 novembre 1804. Arch. nat.)
  21. La famille royale devant quitter Varsovie vers cette époque, la princesse avait demandé à « se joindre à leur train », ne réclamant pour elle qu’une seule voiture, et promettant de « ne les gêner de sa présence ni en route ni dans les auberges, de n’offusquer en rien les dames d’honneur et leur clique. » Cette requête ne fut pas accueillie. (Lettre du 21 novembre 1804. Archives nationales.)
  22. Elle avait revu pour la dernière fois son père en 1795, à Rottenbourg, pendant quelques jours seulement, au cours de ses pérégrinations en Allemagne.
  23. Crétineau-Joly, Histoire des derniers Condé.
  24. Honoré III, prince de Monaco, mourut le 12 mai 1793. Six mois après le veuvage de la princesse, il fut déjà question de son mariage avec Condé : « Le bruit des noces qui court à Londres a couru aussi ici, écrivait le duc d’Enghien à son père ; mais je crois que la seule nouvelle de la mort du mari y a donné lieu... Pensez-vous qu’elle le désire ? Cela ne parait pas bien prouvé ; et quand elle le désirerait, ferait-elle faire ce pas de clerc ? Elle trouverait, je crois, une bien grande résistance. » (Lettre du 3 mars 1796. Archives nationales.)
  25. Lettres de Louis XVIII au prince de Condé. Archives de Chantilly.
  26. Voir la correspondance de la princesse L. de Condé. Archives nationales.
  27. 29 mars 1813.
  28. La princesse Marie-Amélie.
  29. La princesse Louise, dans son antipathie contre les d’Orléans, fait exception en faveur de la Duchesse douairière, née princesse de Penthièvre, veuve de Philippe-Égalité, qu’elle aimait, au contraire, tendrement. Dans une de ses lettres, elle en cite le trait suivant : « Peu de jours avant sa mort, travaillant à son testament, et ayant témoigné dans un article qu’elle désirait n’être point portée à son enterrement par ces gens qu’on appelle croque-morts, elle dit à quelqu’un : « Mais cela ne leur fera-t-il point de peine ? J’espère que non, puisque j’ordonne qu’on les paie également. » Il faut avouer que cela est parfaitement bon ! » (Lettre à Mgr d’Astros, 1821.)
  30. L’hôtel de la duchesse de Bourbon occupe aujourd’hui le n° 57 de la rue de Varennes, et appartient à l’ambassade d’Autriche. Il s’étendait jusqu’à la rue de Babylone, sur laquelle donnait le pavillon habité par Mlle de Condé.
  31. Mme de Genlis, Mémoires.
  32. Lettre du 4 juin 1814.
  33. Note du marquis de la Gervaisais.
  34. Lettres des 1er  et 13 avril 1815. Archives nationales.
  35. L’entrée au Temple de la princesse Louise eut lieu le 2 décembre 1816. En 1848, l’État reprit l’emplacement, et la communauté fut transférée 20, rue Monsieur.