La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/07

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CHAPITRE VII


SUR LES RACES HUMAINES


Nature et valeur des caractères spécifiques. — Application aux races humaines. — Arguments favorables ou contraires au classement des races humaines comme espèces distinctes. — Sous-espèces. — Monogénistes et Polygénistes. — Convergence des caractères. — Nombreux points de ressemblances corporelles et mentales entre les races humaines les plus distinctes. — État de l’homme, lorsqu’il s’est d’abord répandu sur la terre. — Chaque race ne descend pas d’un couple unique. — Extinction des races. — Formation des races. — Effets du croisement. — Influence légère de l’action directe des conditions d’existence. — Influence légère ou nulle de la sélection naturelle. — Sélection sexuelle.


Je n’ai pas l’intention de décrire ici les diverses races humaines, pour employer l’expression dont on se sert d’habitude, mais de rechercher quelles sont, au point de vue de la classification, la valeur et l’origine des différences que l’on observe chez elles. Lorsque les naturalistes veulent déterminer si deux ou plusieurs formes voisines constituent des espèces ou des variétés, ils se laissent pratiquement guider par les considérations suivantes : la somme des différences observées ; leur portée sur un petit nombre ou sur un grand nombre de points de conformation ; leur importance physiologique, mais plus spécialement leur persistance. Le naturaliste, en effet, s’inquiète d’abord de la constance des caractères et lui attribue, à juste titre, une valeur considérable. Dès qu’on peut démontrer d’une manière positive, ou seulement probable, que les formes en question ont conservé des caractères distincts pendant une longue période, c’est un argument de grand poids pour qu’on les considère comme des espèces. On regarde généralement une certaine stérilité, lors du premier croisement de deux formes, ou lors du croisement de leurs rejetons, comme un critérium décisif de leur distinction spécifique ; lorsque ces deux formes persistent dans une même région sans s’y mélanger, on s’empresse d’admettre ce fait comme une preuve suffisante, soit d’une certaine stérilité réciproque, soit, quand il s’agit d’animaux, d’une certaine répugnance à s’accoupler.

En dehors de ce défaut de mélange par croisement, l’absence complète, dans une région bien étudiée, de variétés reliant l’une à l’autre deux formes voisines, constitue probablement le critérium le plus important de tous pour établir la distinction spécifique ; or, il y a dans ce fait autre chose qu’une simple persistance de caractères, attendu que deux formes peuvent, tout en variant énormément, ne pas produire de variétés intermédiaires. Souvent aussi, avec ou sans intention, on fait jouer un rôle à la distribution géographique, c’est-à-dire qu’on regarde habituellement comme distinctes les formes appartenant à deux régions fort éloignées l’une de l’autre, où la plupart des autres espèces sont spécifiquement distinctes ; mais, en réalité, il n’y a rien là qui puisse nous aider à distinguer les races géographiques de celles qu’on appelle les véritables espèces.

Appliquons maintenant aux races humaines ces principes généralement admis, et pour cela étudions ces races au même point de vue que celui auquel se placerait un naturaliste à propos d’un animal quelconque. Quant à l’étendue des différences qui existent entre les races, nous avons à tenir compte de la finesse de discernement que nous avons acquise par l’habitude de nous observer nous-mêmes. Elphinstone[1] a fait remarquer avec raison que tout Européen nouvellement débarqué dans l’Inde ne distingue pas d’abord les diverses races indigènes, qui ensuite finissent par lui paraître tout à fait dissemblables ; l’Hindou, de son côté, ne remarque pas non plus de différences entre les diverses nations européennes. Les races humaines, même les plus distinctes, ont des formes beaucoup plus semblables qu’on ne le supposerait au premier abord ; il faut excepter certaines tribus nègres ; mais certaines autres, comme me l’apprend le Dr Rohlfs et comme j’ai pu m’en assurer par moi-même, ressemblent aux peuples de souche caucasienne. C’est ce que démontrent les photographies de la collection anthropologique du Muséum de Paris, photographies faites d’après des individus appartenant à diverses races, et dont la plupart, comme l’ont remarqué beaucoup de personnes à qui je les ai montrées, pourraient passer pour des Européens. Toutefois, vus vivants, ces hommes sembleraient sans aucun doute très distincts, ce qui prouve que nous nous laissons beaucoup influencer par la couleur de la peau, la nuance des cheveux, de légères différences dans les traits, et l’expression du visage.

Il est certain, cependant, que les diverses races, comparées et mesurées avec soin, diffèrent considérablement les unes des autres par la texture des cheveux, par les proportions relatives de toutes les parties du corps[2], par le volume des poumons, par la forme et la capacité du crâne, et même par les circonvolutions du cerveau[3]. Ce serait, d’ailleurs, une tâche sans fin que de vouloir spécifier les nombreux points de différence qui existent dans la conformation. La constitution des diverses races, leur aptitude variable à s’acclimater et leur prédisposition à contracter certaines maladies constituent encore autant de points de différences. Au moral, les diverses races présentent des caractères également très distincts ; ces différences se remarquent principalement quand il s’agit de l’émotion, mais elles existent aussi dans les facultés intellectuelles. Quiconque a eu l’occasion de faire des observations de ce genre a dit être frappé du contraste qui existe entre les indigènes taciturnes et sombres de l’Amérique du Sud, et les nègres légers et babillards. Un contraste analogue existe entre les Malais et les Papous[4], qui vivent dans les mêmes conditions physiques et ne sont séparés que par un étroit bras de mer.

Examinons d’abord les arguments avancés en faveur de la classification des races humaines en espèces distinctes ; nous aborderons ensuite ceux qui sont contraires à cette classification. Un naturaliste, qui n’aurait jamais vu ni Nègre, ni Hottentot, ni Australien, ni Mongol, et qui aurait à comparer ces différents types, s’apercevrait tout d’abord qu’ils diffèrent par une multitude de caractères, les uns faibles, les autres considérables. Après enquête, il reconnaîtrait qu’ils sont adaptés pour vivre sous des climats très dissemblables, et qu’ils diffèrent quelque peu au point de vue de la structure corporelle et des dispositions mentales. Si on lui affirmait alors qu’on peut lui faire venir des mêmes pays des milliers d’individus analogues, il déclarerait certainement qu’ils constituent des espèces aussi véritables que toutes celles auxquelles il a pris l’habitude de donner un nom spécifique. Il insisterait sur cette conclusion dès qu’il aurait acquis la preuve que toutes ces formes ont, pendant des siècles, conservé des caractères identiques, et que des nègres, absolument semblables à ceux qui existent aujourd’hui, habitaient le pays il y a au moins 4000 ans[5]. Un excellent observateur, le docteur Lund[6], lui apprendrait, en outre, que les crânes humains trouvés dans les cavernes du Brésil, mélangés aux débris d’un grand nombre de mammifères éteints, appartiennent précisément au même type que celui qui prévaut aujourd’hui sur le continent américain.

Puis, notre naturaliste, après avoir étudié la distribution géographique de l’espèce humaine, déclarerait, sans aucun doute, que des formes qui diffèrent non-seulement d’aspect, mais qui sont adaptées les unes aux pays les plus chauds, les autres aux pays les plus humides ou les plus secs, d’autres, enfin, aux régions arctiques, doivent être spécifiquement distinctes. Il pourrait, d’ailleurs, invoquer le fait que pas une seule espèce de quadrumanes, le groupe le plus voisin de l’homme, ne résiste à une basse température ou à un changement considérable de climat ; et que les espèces qui se rapprochent le plus de l’homme n’ont jamais pu parvenir à l’âge adulte, même sous le climat tempéré de l’Europe. Un fait, signalé pour la première fois[7] par Agassiz, ne laisserait pas que de l’impressionner beaucoup aussi, à savoir que les différentes races humaines sont distribuées à la surface de la terre dans les mêmes régions zoologiques qu’habitent des espèces et des genres de mammifères incontestablement distincts. Cette remarque s’applique manifestement quand il s’agit de la race australienne, de la race mongolienne et de la race nègre ; elle est moins vraie pour les Hottentots, mais elle est absolument fondée quand il s’agit des Papous et des Malais, qui sont séparés, ainsi que l’a établi M. Wallace, par la même ligne que celle qui divise les grandes régions zoologiques malaisienne et australienne.

Les indigènes de l’Amérique s’étendent sur tout le continent, ce qui paraît d’abord contraire à la règle que nous venons de mentionner, car la plupart des productions de la moitié septentrionale et de la moitié méridionale du continent diffèrent considérablement ; cependant, quelques animaux, l’Opossum, par exemple, habitent l’une et l’autre moitié du continent comme le faisaient autrefois quelques Édentés gigantesques. Les Esquimaux, comme les autres animaux arctiques, occupent l’ensemble des régions qui entourant le pôle. Il faut observer que les mammifères qui habitent les diverses régions zoologiques ne diffèrent pas également les uns des autres ; de sorte qu’on ne doit pas considérer comme une anomalie, que le nègre diffère plus, et que l’Américain diffère moins des autres races humaines, que ne le font les mammifères des mêmes continents de ceux des autres régions. Ajoutons que l’homme, dans le principe, ne paraît avoir habité aucune île océanique ; il ressemble donc, sous ce rapport, aux autres membres de la classe à laquelle il appartient.

Quand il s’agit de déterminer si les variétés d’un même animal domestique constituent des espèces distinctes, c’est-à-dire si elles descendent d’espèces sauvages différentes, le naturaliste attache beaucoup de poids au fait de la spécificité distincte des parasites externes propres à ces variétés. Ce fait aurait une portée d’autant plus grande qu’il serait exceptionnel. M. Denny m’apprend, en effet, qu’une même espèce de poux vit en parasite sur les races les plus diverses de chiens, de volailles et de pigeons, en Angleterre. Or, M. A. Murray a étudié avec beaucoup de soin les poux recueillis dans différents pays sur les diverses races humaines[8] ; il a observé que ces poux diffèrent, non seulement au point de vue de la couleur, mais aussi de la conformation des griffes et des membres. Les différences sont restées constantes, quelque nombreux que fussent les individus recueillis. Le chirurgien d’un baleinier m’a affirmé que, lorsque les poux qui infestaient quelques indigènes des îles Sandwich qu’il avait à bord, s’égaraient sur le corps des matelots anglais, ils périssaient au bout de trois ou quatre jours. Ces poux étaient plus foncés et paraissaient appartenir à une espèce différente de ceux qui attaquent les indigènes de Chiloe dans l’Amérique du Sud, poux dont il m’a envoyé des spécimens. Ceux-ci sont plus grands et plus mous que les poux européens. M. Murray s’est procuré quatre espèces de poux d’Afrique, pris sur des nègres habitant la côte orientale et la côte occidentale, des Hottentots et des Cafres ; deux espèces d’Australie ; deux de l’Amérique du nord et deux de l’Amérique du sud. Ces derniers provenaient probablement d’indigènes habitant diverses régions. On considère ordinairement que, chez les insectes, les différences de structure, si insignifiantes qu’elles soient, ont une valeur spécifique, lorsqu’elles sont constantes ; or, on pourrait invoquer avec quelque raison, à l’appui de la spécificité distincte des races humaines, le fait que des parasites qui paraissent spécifiquement distincts attaquent les diverses races.

Arrivé à ce point de ses recherches, notre naturaliste se demanderait si les croisements entre les diverses races humaines restent plus ou moins stériles. Il pourrait consulter un ouvrage d’un observateur sagace, d’un philosophe éminent, le professeur Broca[9] ; il trouverait, à côté de preuves que les croisements entre certaines races sont très féconds, des preuves tout aussi concluantes qu’il en est autrement pour d’autres. Ainsi, on a affirmé que les femmes indigènes de l’Australie et de la Tasmanie produisent rarement des enfants avec les Européens ; mais on a acquis la preuve que cette assertion n’a que peu de valeur. Les noirs purs mettent à mort les métis ; on a pu lire récemment que la police[10] a retrouvé les restes calcinés de onze jeunes métis assassinés par les indigènes. On a aussi prétendu que les ménages mulâtres ont peu d’enfants ; or, le docteur Bachman[11], de Charleston, affirme positivement, au contraire, qu’il a connu des familles mulâtres qui se sont mariées entre elles pendant plusieurs générations, sans cesser d’être en moyenne aussi fécondes que les familles noires ou les familles blanches pures. Sir C. Lyell m’informe qu’il a autrefois fait de nombreuses recherches à cet égard et qu’il a dû adopter la même conclusion[12].

Le recensement fait aux États-Unis, en 1854, indique, d’après le docteur Bachman, 105,751 mulâtres, chiffre qui semble évidemment très faible ; toutefois, la position anormale des mulâtres, le peu de considération dont ils jouissent, et le dérèglement des femmes tendent à expliquer leur petit nombre. En outre, les nègres absorbent incessamment les mulâtres, ce qui détermine nécessairement une diminution de ces derniers. Un auteur digne de foi[13] affirme, il est vrai, que les mulâtres vivent moins longtemps que les individus de race pure ; bien que cette observation n’ait aucun rapport avec la fécondité plus ou moins grande de la race, on pourrait peut-être l’invoquer comme une preuve de la distinction spécifique des races parentes. On sait, en effet, que les hybrides animaux et végétaux sont sujets à une mort prématurée, lorsqu’ils descendent d’espèces très distinctes ; mais on ne peut guère classer les parents des mulâtres dans la catégorie des espèces très distinctes. L’exemple du mulet commun, si remarquable par sa longévité et par sa vigueur et, cependant, si stérile, prouve qu’il n’y a pas, chez les hybrides, de rapport absolu entre la diminution de la fécondité et la durée ordinaire de la vie. Nous pourrions citer d’autres exemples analogues.

En admettant même qu’on arrivât plus tard à prouver que toutes les races humaines croisées restent parfaitement fécondes, celui qui voudrait, pour d’autres raisons, les considérer comme spécifiquement distinctes pourrait observer avec justesse que ni la fécondité ni la stérilité ne sont des critériums certains de la distinction spécifique. Nous savons en effet, que les changements des conditions d’existence, ou les unions consanguines trop rapprochées, affectent profondément l’aptitude à la reproduction ; nous savons, en outre, que cette aptitude est soumise à des lois très complexes ; celle, par exemple, de l’inégale fécondité des croisements réciproques entre les deux mêmes espèces. On rencontre, chez les formes qu’il faut incontestablement considérer comme des espèces, une gradation parfaite entre celles qui sont absolument stériles quand on les croise, celles qui sont presque fécondes et celles qui le sont tout à fait. Les degrés de la stérilité ne coïncident pas exactement avec l’étendue des différences qui existent entre les parents au point de vue de la conformation externe ou des habitudes d’existence. On peut, sous beaucoup de rapports, comparer l’homme aux animaux réduits depuis longtemps en domesticité ; or, on peut aussi accumuler une grande masse de preuves en faveur la doctrine de Pallas[14], à savoir que la domestication tend à atténuer la stérilité qui accompagne si généralement le croisement des espèces à l’état de nature. On peut, à juste titre, tirer de ces diverses considérations, la conclusion que la fécondité complète des différentes races humaines entre-croisées, alors même qu’elle serait prouvée, ne serait pas un motif absolu pour nous empêcher de regarder ces races comme des espèces distinctes.

Indépendamment de la fécondité, on a cru pouvoir trouver dans les caractères des produits d’un croisement des preuves indiquant qu’il convient de considérer les formes parentes comme des espèces ou comme des variétés ; mais une étude très attentive de ces faits m’a conduit à conclure qu’on ne saurait, en aucune façon, se fier à des règles générales de cette nature. Le croisement amène ordinairement la production d’une forme intermédiaire dans laquelle se confondent les caractères des parents ; mais, dans certains cas, une partie des petits ressemblent étroitement à une des formes parentes, et les autres à l’autre forme. Ce phénomène se produit surtout quand les parents possèdent des caractères qui ont apparu à la suite de brusques variations et que l’on peut presque qualifier de monstruosités[15]. Je fais allusion à ce phénomène parce que le docteur Rohlfs m’apprend qu’il a fréquemment observé en Afrique que les enfants des nègres croisés avec des individus appartenant à d’autres races sont complètement noirs ou complètement blancs et rarement tachetés. On sait, d’autre part, que les mulâtres, en Amérique, affectent ordinairement une forme intermédiaire entre les deux races parentes.

Il résulte de ces diverses considérations qu’un naturaliste pourrait se sentir suffisamment autorisé à regarder les races humaines comme des espèces distinctes, car il a pu constater chez elles beaucoup de différences de conformation et de constitution, dont quelques-unes ont une haute importance, différences qui sont restées presque constantes pendant de longues périodes. D’ailleurs, l’énorme extension du genre humain ne laisse pas que de constituer un argument sérieux, car cette extension serait une grande anomalie dans la classe des mammifères, si le genre humain ne représentait qu’une seule espèce. En outre, la distribution de ces prétendues races humaines concorde avec celle d’autres espèces de mammifères incontestablement distinctes. Enfin, la fécondité mutuelle de toutes les races n’a pas été pleinement prouvée, et, le fût-elle, ce ne serait pas une preuve absolue de leur identité spécifique.

Examinons maintenant l’autre côté de la question. Notre naturaliste rechercherait sans aucun doute si, comme les espèces ordinaires, les formes humaines restent distinctes lorsqu’elles sont mélangées en grand nombre dans un même pays ; il découvrirait immédiatement qu’il n’en est certes pas ainsi. Il pourrait voir, au Brésil, une immense population métis de nègres et de Portugais ; à Chiloe et dans d’autres parties de l’Amérique du Sud, il trouverait une population entière consistant d’Indiens et d’Espagnols mélangés à divers degrés[16]. Dans plusieurs parties du même continent, il rencontrerait les croisements les plus complexes entre des nègres, des Indiens et des Européens ; or, ces triples combinaisons fournissent, à en juger par le règne végétal, la preuve la plus rigoureuse de la fécondité mutuelle des formes parentes. Dans une île du Pacifique, il trouverait une petite population, mélange de Polynésiens et d’Anglais ; dans l’archipel Fiji, une population de Polynésiens et de Négritos, croisés à tous les degrés. On pourrait citer beaucoup de cas analogues, dans l’Afrique australe, par exemple. Les races humaines ne sont donc pas assez distinctes pour habiter un même pays sans se mélanger ; or, dans les cas ordinaires, l’absence de mélange fournit la preuve la plus évidente de la distinction spécifique.

Notre naturaliste serait également très surpris, lorsqu’il s’apercevrait que les caractères distinctifs de toutes les races humaines sont extrêmement variables. Ce fait frappe quiconque observe pour la première fois, au Brésil, les esclaves nègres amenés de toutes les parties de l’Afrique. On constate le même fait chez les Polynésiens et chez beaucoup d’autres races. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, d’indiquer un caractère quelconque qui reste constant. Dans les limites même d’une tribu, les sauvages sont loin de présenter des caractères aussi uniformes qu’on a bien voulu le dire. Les femmes hottentotes présentent certaines particularités plus développées qu’elles ne le sont chez aucune autre race, mais on sait que ces caractères ne sont pas constants. La couleur de la peau et le développement des cheveux offrent de nombreuses différences chez les tribus américaines ; chez les nègres africains, la couleur varie aussi à un certain degré, et la forme des traits varie d’une manière frappante. La forme du crâne varie beaucoup chez quelques races[17] ; il en est de même pour tous les autres caractères. Or, une dure et longue expérience a appris aux naturalistes combien il est téméraire de chercher à déterminer une espèce à l’aide de caractères inconstants.

Mais l’argument le plus puissant à opposer à la théorie qui veut considérer les races humaines comme des espèces distinctes, c’est qu’elles se confondent l’une avec l’autre, sans que, autant que nous en puissions juger, il y ait eu, dans beaucoup de cas, aucun entrecroisement. On a étudié l’homme avec plus de soin qu’aucun autre être organisé ; cependant, les savants les plus éminents n’ont pu se mettre d’accord pour savoir s’il forme une seule espèce ou deux (Virey), trois (Jacquinot), quatre (Kant), cinq (Blumenbach), six (Buffon), sept (Hunter), huit (Agassiz), onze (Pickering), quinze (Bory Saint-Vincent), seize (Desmoulins), vingt-deux (Morton), soixante (Crawford), ou soixante-trois, selon Burke[18]. Cette diversité de jugements ne prouve pas que les races humaines ne doivent pas être considérées comme des espèces, mais elle prouve que ces races se confondent les unes avec les autres de telle façon qu’il est presque impossible de découvrir des caractères distinctifs évidents qui les séparent les unes des autres.

Un naturaliste qui a eu le malheur d’entreprendre la description d’un groupe d’organismes très variables (je parle par expérience) a rencontré des cas précisément analogues à celui de l’homme ; s’il est prudent, il finit par réunir en une espèce unique toutes les formes qui se confondent les unes avec les autres, car il ne se reconnaît pas le droit de donner des noms à des organismes qu’il ne peut pas définir. Certaines difficultés de cette nature se présentent dans l’ordre qui comprend l’homme, c’est-à-dire pour certains genres de singes, tandis que, chez d’autres genres, comme le Cercopithèque, la plupart des espèces se laissent déterminer avec certitude. Quelques naturalistes affirment que les diverses formes du genre américain Cebus constituent des espèces, d’autres considèrent ces formes comme des races géographiques. Or, si, après avoir recueilli de nombreux Cebus dans toutes les parties de l’Amérique du Sud, on constatait que des formes qui, actuellement, paraissent spécifiquement distinctes se confondent les unes avec les autres, on ne manquerait pas de les considérer comme de simples variétés ou de simples races ; c’est ainsi qu’ont agi la plupart des naturalistes pour les races humaines. Il faut avouer, cependant, qu’il y a, tout au moins dans le règne végétal[19], des formes que nous ne pouvons éviter de qualifier d’espèces, bien qu’elles soient reliées les unes aux autres, en dehors de tout entre-croisement, par d’innombrables gradations.

Quelques naturalistes ont récemment employé le terme « sous-espèce » pour désigner des formes qui possèdent plusieurs caractères qui dénotent ordinairement les espèces véritables, sans mériter, cependant, un rang aussi élevé. Or, si, d’une part, les raisons importantes que nous avons énumérées ci-dessus paraissent justifier l’élévation des races humaines à la dignité d’espèces, nous rencontrons, d’autre part, d’insurmontables difficultés à définir ces races ; il semble donc que, dans ce cas, on pourrait recourir avec avantage à l’emploi du terme « sous-espèce ». Mais la longue habitude fera peut-être toujours préférer le terme « race ». Le choix des termes n’a, d’ailleurs, qu’une importance secondaire, bien qu’il soit à désirer, si faire se peut, que les mêmes termes servent à exprimer les mêmes degrés de différence. Il est malheureusement difficile de réaliser cet objectif, car, dans une même famille, les plus grands genres renferment généralement des formes très voisines entre lesquelles il n’est guère possible d’établir une distinction, tandis que les petits genres comprennent des formes parfaitement distinctes ; toutes doivent, cependant, être qualifiées d’espèces. En outre, les espèces d’un même genre considérable n’ont pas entre elles un même degré de ressemblance ; bien au contraire, dans la plupart des cas, on peut en grouper quelques-unes autour d’autres comme des satellites autour des planètes[20].

Le genre humain se compose-t-il d’une ou de plusieurs espèces ? C’est là une question que les anthropologues ont vivement discutée pendant ces dernières années, et, faute de pouvoir se mettre d’accord, ils se sont divisés en deux écoles, les monogénistes et les polygénistes. Ceux qui n’admettent pas le principe de l’évolution doivent considérer les espèces, soit comme des créations séparées, soit comme des entités en quelque sorte distinctes ; ils doivent, en conséquence, indiquer quelles sont les formes humaines qu’ils considèrent comme des espèces, en se basant sur les règles qui ont fait ordinairement attribuer le rang d’espèces aux autres êtres organisés. Mais la tentative est inutile tant qu’on n’aura pas accepté généralement quelque définition du terme « espèce », définition qui ne doit point renfermer d’élément indéterminé tel qu’un acte de création. C’est comme si on voulait, avant toute définition, décider qu’un certain groupe de maisons doit s’appeler village, ville ou cité. Les interminables discussions sur la question de savoir si on doit regarder comme des espèces ou comme des races géographiques les mammifères, les oiseaux, les insectes et les plantes si nombreux et si voisins, qui se représentent mutuellement dans l’Amérique du Nord et en Europe, nous offrent un exemple pratique de cette difficulté. Il en est de même pour les productions d’un grand nombre d’îles situées à peu de distance des continents.

Les naturalistes, au contraire, qui admettent le principe de l’évolution, et la plupart des jeunes naturalistes partagent cette opinion, n’éprouvent aucune hésitation à reconnaître que toutes les races humaines descendent d’une souche primitive unique ; cela posé, ils leur donnent, selon qu’ils le jugent à propos, le nom de races ou d’espèces distinctes, dans le but d’exprimer la somme de leurs différences[21]. Quand il s’agit de nos animaux domestiques, la question de savoir si les diverses races descendent d’une ou de plusieurs espèces est quelque peu différente. Bien que toutes les races domestiques, ainsi que toutes les espèces naturelles appartenant au même genre, soient, sans aucun doute, issues de la même souche primitive, il est encore utile de discuter si, par exemple, toutes les races domestiques du chien ont acquis les différences qui les séparent aujourd’hui les unes des autres depuis qu’une espèce unique quelconque a été primitivement domestiquée et élevée par l’homme, ou si elles doivent quelques-uns de leurs caractères à d’autres espèces distinctes, qui s’étaient déjà modifiées elles-mêmes à l’état de nature et qui leur auraient transmis ces caractères par hérédité. Cette question ne se présente pas pour le genre humain, car on ne saurait soutenir qu’il ait été domestiqué à une période particulière quelle qu’elle soit.

Lorsque, à une époque extrêmement reculée, les descendants d’un ancêtre commun ont revêtu des caractères distincts pour former les races humaines, les différences entre ces races devaient être insignifiantes et peu nombreuses ; en conséquence, ces races au point de vue des caractères distinctifs, avaient moins de titres au rang d’espèces distinctes que les soi-disant races actuelles. Néanmoins, le terme « espèce » est si arbitraire que quelques naturalistes auraient pu peut-être considérer ces anciennes races comme des espèces distinctes, si leurs différences, bien que très légères, avaient été plus constantes qu’elles ne le sont aujourd’hui, et si elles ne se confondaient pas les unes avec les autres.

Toutefois, il est possible, quoique fort peu probable, que les premiers ancêtres de l’homme aient, tout d’abord, revêtu des caractères assez distincts pour se ressembler beaucoup moins que ne le font les races existantes ; puis, que plus tard, ainsi que le suggère Vogt ces dissemblances se soient effacées par un effet de convergence[22]. Lorsque l’homme croise, pour obtenir un but déterminé, les descendants de deux espèces distinctes, il provoque quelquefois, au point de vue de l’aspect général, une convergence qui peut être considérable. C’est ce qui arrive, ainsi que le démontre Von Nathusius[23] chez les races améliorées de porcs qui descendent de deux espèces distinctes ; et d’une manière un peu moins sensible pour les races améliorées de bétail. Un célèbre anatomiste, Gratiolet, affirme que les singes anthropomorphes ne forment pas un sous-groupe naturel ; il affirme que l’Orang est un Gibbon ou un Semnopithèque très développé, le Chimpanzé un Macaque très développé et le Gorille un Mandrill très développé. Si nous admettons cette conclusion, qui repose presque exclusivement sur les caractères cérébraux, nous avons un exemple de convergence, au moins dans les caractères externes, car les singes anthropomorphes se ressemblent certainement par beaucoup plus de points qu’ils ne ressemblent aux autres singes. On peut considérer toutes les ressemblances analogues, comme celle de la baleine avec le poisson, comme des cas de convergence ; mais ce terme n’a jamais été appliqué à des ressemblances superficielles et d’adaptation. Dans la plupart des cas, il serait fort téméraire d’attribuer à la convergence une similitude étroite de plusieurs points de conformation chez les descendants modifiés d’êtres très différents. Les forces moléculaires seules déterminent la forme d’un cristal ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des substances dissemblables puissent parfois revêtir une même forme ; mais nous ne devons pas perdre de vue que la forme de chaque être organisé dépend d’une infinité de relations complexes, au nombre desquelles il faut compter des variations provoquées par des causes trop embrouillées pour qu’on puisse les saisir toutes ; la nature des variations qui ont été conservées, et cette conservation dépend des conditions physiques ambiantes, et plus encore des organismes environnants avec lesquels chacun d’eux a pu se trouver en concurrence ; enfin les caractères héréditaires (élément si peu stable) transmis par d’innombrables ancêtres, dont les formes ont été déterminées par des relations également complexes. Il semble donc inadmissible que les descendants modifiés de deux organismes, différant l’un de l’autre d’une manière sensible, puissent, plus tard, converger à tel point que l’ensemble de leur organisation approche de l’identité. Pour en revenir à l’exemple que nous avons cité tout à l’heure, Von Nathusius constate que, chez les races convergentes de porcs, certains os du crâne ont conservé des caractères qui permettent de prouver qu’elles descendent de deux souches primitives. Si les races humaines descendaient, comme le supposent quelques naturalistes, de deux ou de plusieurs espèces distinctes, aussi dissemblables l’une de l’autre que l’Orang l’est du Gorille, il n’est pas douteux que l’on pourrait encore constater chez l’homme, tel qu’il existe aujourd’hui, des différences sensibles dans la conformation de certains os.

Les races humaines actuelles présentent à plusieurs égards de nombreuses différences ; ainsi, par exemple, la couleur, les cheveux, la forme du crâne, les proportions du corps, etc., offrent d’infinies variations ; cependant, si on les considère au point de vue de l’ensemble de l’organisation, on trouve qu’elles se ressemblent de près par une multitude de points. Un grand nombre de ces points sont si insignifiants ou de nature si singulière qu’il est difficile de supposer qu’ils aient été acquis d’une manière indépendante par des espèces ou par des races primitivement distinctes. La même remarque s’applique avec plus de force encore, quand il s’agit des nombreux points de ressemblance mentale qui existent entre les races humaines les plus distinctes. Les indigènes américains, les nègres et les Européens, ont des qualités intellectuelles aussi différentes que trois autres races quelconques qu’on pourrait nommer ; cependant, tandis que je vivais avec des Fuégiens, à bord du Beagle, j’observai chez ces derniers de nombreux petits traits de caractère, qui prouvaient combien leur esprit est semblable au nôtre ; je fis la même remarque relativement à un nègre pur sang avec lequel j’ai été autrefois très lié.

Quiconque lit avec soin les intéressants ouvrages de M. Tylor et de sir J. Lubbock[24] ne peut manquer de remarquer la ressemblance qui existe entre les hommes appartenant à toutes les races, relativement aux goûts, au caractère et aux habitudes. C’est ce que prouve le plaisir qu’ils prennent tous à danser, à exécuter une musique grossière, à se peindre, à se tatouer, ou à s’orner de toutes les façons ; c’est ce que prouve aussi le langage par gestes qu’ils comprennent tous, la similitude d’expression de leurs traits, les mêmes cris inarticulés, qu’excitent chez eux les mêmes émotions. Cette similitude, ou plutôt cette identité, est frappante, si on l’oppose à la différence des cris et des expressions qu’on observe chez les espèces distinctes des singes. Il est facile de prouver que l’ancêtre commun de l’humanité n’a pas transmis à ses descendants l’art du tir avec l’arc et les flèches ; cependant, les pointes de flèches en pierre, provenant des parties du globe les plus éloignées les unes des autres, et fabriquées aux époques les plus reculées, sont presque identiques, comme l’ont démontré Westropp et Nilsson[25]. Ce fait ne peut s’expliquer que d’une seule façon, c’est-à-dire que les races diverses possèdent la même puissance inventive ou, autrement dit, des facultés mentales analogues. Les archéologues ont fait la même observation[26] relativement à certains ornements très répandus, comme les zigzags, etc., et par rapport à certaines croyances et à certaines coutumes fort simples, telles que l’usage d’enfouir les morts sous des constructions mégalithiques. Dans l’Amérique du Sud[27], comme dans tant d’autres parties du monde, l’homme a généralement choisi les sommets des hautes collines pour y élever des monceaux de pierres, soit pour rappeler quelque événement mémorable, soit pour honorer les morts.

Or, lorsque les naturalistes remarquent une grande similitude dans de nombreux petits détails portant sur les habitudes, les goûts et les caractères entre deux ou plusieurs races domestiques, ou entre des formes naturelles très voisines, ils voient dans ce fait une preuve que ces races descendent d’un ancêtre commun doué des mêmes qualités ; en conséquence, ils les groupent toutes dans une même espèce. Le même argument peut s’appliquer aux races humaines avec bien plus de force encore.

Il est improbable que les nombreux points de ressemblance si insignifiants parfois qui existent entre les différentes races humaines et qui portent aussi bien sur la conformation du corps que sur les facultés mentales (je ne parle pas ici des coutumes semblables) aient tous été acquis d’une manière indépendante ; ils doivent donc provenir par hérédité d’ancêtres qui possédaient ces caractères. Cela nous permet d’entrevoir quel était le premier état de l’homme avant qu’il se fût répandu graduellement dans toutes les parties du monde. Il est évident que l’homme alla peupler des régions largement séparées par la mer, avant que des divergences considérables de caractères se soient produites entre les diverses races, car autrement on rencontrerait quelquefois la même race sur des continents distincts, ce qui n’arrive jamais. Sir J. Lubbock, après avoir comparé les arts que pratiquent aujourd’hui les sauvages dans toutes les parties du monde, indique ceux que l’homme ne pouvait pas connaître, lorsqu’il s’est pour la première fois éloigné de sa patrie originelle ; car on ne peut admettre qu’une fois acquises ces connaissances pussent s’oublier[28]. Il prouve ainsi que la « lance, simple développement du couteau, et la massue qui n’est qu’un long marteau, sont les seules armes que possèdent toutes les races ». Il admet, en outre, que l’homme avait probablement déjà découvert l’art de faire le feu, car cet art est commun à toutes les races existantes, et il était pratiqué par les anciens habitants des cavernes de l’Europe. Peut-être l’homme connaissait-il aussi l’art de construire de grossières embarcations ou des radeaux ; mais, comme l’homme existait à une époque très reculée, alors que la terre, en bien des endroits, se trouvait à des niveaux très différents de ceux qu’elle occupe aujourd’hui, on peut supposer qu’il a pu occuper de vastes régions sans l’aide d’embarcations. Sir J. Lubbock fait remarquer, en outre, que probablement nos ancêtres les plus reculés ne savaient pas compter jusqu’à dix, car beaucoup de races actuelles ne savent pas compter au delà de quatre. Quoi qu’il en soit, dès cette antique période, les facultés intellectuelles et sociales de l’homme devaient être à peine inférieures à ce que sont aujourd’hui celles des sauvages les plus grossiers ; autrement, l’homme primordial n’aurait pas si bien réussi dans la lutte pour l’existence, succès que prouve sa précoce et vaste diffusion.

Quelques philologues ont conclu des différences fondamentales qui existent entre certains langages, que, lorsque l’homme a commencé à se répandre sur la terre, il n’était pas encore doué de la parole ; mais on peut supposer que des langages, bien moins parfaits que ceux actuellement en usage et complétés par des gestes, ont pu exister, sans, cependant, avoir laissé de traces sur les langues plus développées qui leur ont succédé. Il paraît douteux que, sans l’usage de quelque langage, si imparfait qu’il fût, l’intelligence de l’homme eût pu s’élever au niveau qu’implique sa position dominante à une époque très reculée.

Nos ancêtres méritaient-ils le nom d’hommes, alors qu’ils ne connaissaient que quelques arts très grossiers, et qu’ils ne possédaient qu’un langage extrêmement imparfait ? Cela dépend du sens que nous attribuons au mot homme. Dans une série de formes partant de quelque être à l’apparence simienne et arrivant graduellement à l’homme tel qu’il existe, il serait impossible de fixer le point défini auquel le terme « homme » devrait commencer à s’appliquer. Mais cette question a peu d’importance ; il est de même fort indifférent qu’on désigne sous le nom de « races » les diverses variétés humaines, ou qu’on emploie les expressions « espèces » ou « sous-espèces, » bien que cette dernière désignation paraisse la plus convenable. Enfin, nous pouvons conclure que les principes de l’évolution une fois généralement acceptés, ce qui ne tardera plus bien longtemps, la discussion entre les monogénistes et les polygénistes aura vécu.

Il est encore une question qu’il ne faut pas laisser dans l’ombre : chaque sous-espèce ou race humaine descend-elle, comme on l’a quelquefois affirmé, d’un seul couple d’ancêtres ? On peut, chez nos animaux domestiques, former aisément une nouvelle race au moyen d’une seule paire présentant quelque caractère particulier, ou même d’un individu unique qui possède ce caractère, en appariant avec soin sa descendance sujette à variation. Toutefois, la plupart de nos races d’animaux domestiques ne descendant pas d’un couple choisi à dessein, elles résultent de la conservation, inconsciente pour ainsi dire, d’un grand nombre d’individus qui ont varié, si légèrement que ce soit, d’une manière avantageuse ou désirable. Si, dans un pays quelconque, on préfère des chevaux forts et lourds, et, dans un autre, des chevaux légers et rapides, on peut être certain qu’il se formera, au bout de quelque temps, deux sous-races distinctes, sans qu’on ait trié ou fait reproduire des paires ou des individus particuliers dans les deux pays. Telle est évidemment l’origine de bien des races, et ce mode de formation ressemble beaucoup à celui des espèces naturelles. On sait aussi que les chevaux importés dans les îles Falkland, sont devenus, après quelques générations, plus petits et plus faibles, tandis que ceux qui ont fait retour à l’état sauvage dans les Pampas ont acquis une tête plus forte et plus commune ; il est hors de doute que ces changements ne proviennent pas de ce qu’une paire quelconque a été exposée à certaines conditions, mais de ce que tous les individus ont été exposés à ces mêmes conditions, et peut-être aussi des effets du retour. Les nouvelles sous-races ne descendent, dans aucun de ces cas, d’une paire unique, mais d’un grand nombre d’individus qui ont varié à des degrés différents, mais d’une manière générale ; or, nous pouvons conclure que les mêmes principes ont présidé à la formation des races humaines ; les modifications qu’elles ont subies sont le résultat direct de l’exposition à des conditions différentes, ou le résultat indirect de quelque forme de sélection. Nous aurons à revenir bientôt sur ce dernier point.


Extinction des races humaines. — L’histoire enregistre l’extinction partielle ou complète de beaucoup de races et de sous-races humaines. Humboldt a vu dans l’Amérique du Sud un perroquet, le seul être vivant qui parlât encore la langue d’une tribu éteinte. Les anciens monuments et les instruments en pierre qu’on trouve dans toutes les parties du monde et sur lesquels les habitants actuels n’ont conservé aucune tradition, témoignent d’une très grande extinction. Quelques petites tribus, restes de races antérieures, survivent encore dans quelques districts isolés et ordinairement montagneux. Les anciennes races qui peuplaient l’Europe étaient, d’après Schaaffhausen[29], « inférieures aux sauvages actuels les plus grossiers », elles devaient donc différer, dans une certaine mesure, des races existantes. Les restes provenant des Eyzies, décrits par le professeur Broca[30], paraissent malheureusement avoir appartenu à une famille unique ; ils semblent provenir, cependant, d’une race qui présentait la combinaison la plus singulière de caractères bas et simiens avec d’autres caractères d’un ordre supérieur ; cette race diffère « absolument de toute autre race, ancienne ou moderne que nous connaissions ». Elle différait donc de la race quaternaire des cavernes de la Belgique.

L’homme peut résister longtemps à des conditions physiques qui paraissent extrêmement nuisibles à son existence[31]. Il a habité, pendant de longues périodes, les régions extrêmes du Nord, sans bois pour construire des embarcations ou pour fabriquer d’autres instruments, n’ayant que de la graisse comme combustible et de la neige fondue comme boisson. À l’extrémité méridionale de l’Amérique du Sud, les Fuégiens n’ont ni vêtements, ni habitations méritant même le nom de huttes, pour se défendre contre les intempéries des saisons. Dans l’Afrique australe, les indigènes errent dans les plaines les plus arides, où abondent les bêtes dangereuses. L’homme supporte l’influence mortelle des Terai au pied de l’Himalaya, et résiste aux effluves pestilentielles des côtes de l’Afrique tropicale.

L’extinction est principalement le résultat de la concurrence qui existe entre les tribus et entre les races. Divers freins, comme nous l’avons indiqué dans un chapitre précédent, sont constamment en action pour limiter le nombre de chaque tribu sauvage : ce sont les famines périodiques, la vie errante des parents, cause de grande mortalité chez les enfants, la durée de l’allaitement, l’enlèvement des femmes, les guerres, les accidents, les maladies, les dérèglements, l’infanticide surtout, et principalement un amoindrissement de fécondité. Si une de ces causes d’arrêt vient à s’amoindrir, même à un faible degré, la tribu ainsi favorisée tend à s’accroître ; or, si, de deux tribus voisines, l’une devient plus nombreuse et plus puissante que l’autre, la guerre, les massacres, le cannibalisme, l’esclavage et l’absorption mettent bientôt fin à toute concurrence qui peut exister entre elles. Lors même qu’une tribu plus faible ne disparaît pas, brusquement balayée, pour ainsi dire, par une autre, il suffit qu’elle commence à décroître en nombre, pour continuer généralement à le faire jusqu’à son extinction complète[32].

La lutte entre les nations civilisées et les peuples barbares est très courte, excepté, toutefois, là où un climat meurtrier vient en aide à la race indigène ; mais, parmi les causes qui déterminent la victoire des nations civilisées, il en est qui sont très claires et d’autres fort obscures. Il est facile de comprendre que les défrichements et la mise en culture du sol doivent de toutes les façons porter un coup terrible aux sauvages, qui ne peuvent pas ou ne veulent pas changer leurs habitudes. Les nouvelles maladies et les vices nouveaux que contractent les sauvages au contact de l’homme civilisé constituent une cause puissante de destruction ; il paraît qu’une nouvelle maladie provoque une grande mortalité, qui dure jusqu’à ce que ceux qui sont le plus susceptibles à son action malfaisante soient graduellement éliminés[33]. Il en est peut-être de même pour les effets nuisibles des liqueurs spiritueuses, ainsi que du goût invétéré que tant de sauvages ont pour ces produits. Il semble, en outre, si mystérieux que soit le fait, que le contact de peuples distincts et jusqu’alors séparés engendre certaines maladies[34]. M. Sproat a étudié avec beaucoup de soin la question de l’extinction dans l’île de Vancouver ; il affirme que le changement des habitudes, qui résulte toujours de l’arrivée des Européens, provoque un grand nombre d’indispositions. Il insiste aussi beaucoup sur une cause en apparence bien insignifiante : le nouveau genre de vie qui entoure les indigènes les effare et les attriste ; « ils perdent tous leurs motifs d’efforts, et n’en substituent point de nouveaux à la place[35]. »

Le degré de civilisation constitue un élément très important pour assurer le succès d’une des nations qui entrent en concurrence. L’Europe, il y a quelques siècles, redoutait les incursions des barbares de l’Orient ; une pareille terreur serait aujourd’hui ridicule. Il est un fait plus curieux qu’a remarqué M. Bagehot, c’est que les sauvages ne disparaissaient pas devant les peuples de l’antiquité comme ils le font actuellement devant les peuples modernes civilisés ; s’il en avait été ainsi, les vieux moralistes n’auraient pas manqué de méditer cette question, mais on ne trouve, dans aucun auteur de cette période, aucune remarque sur l’extinction des peuples barbares[36].

Les causes d’extinction les plus énergiques semblent être, dans bien des cas, l’amoindrissement de la fécondité et l’état maladif des enfants ; ces deux causes résultent du changement des conditions d’existence, bien que les nouvelles conditions n’aient en elles-mêmes rien de nuisible. M. H.-H. Howorth a bien voulu appeler mon attention sur ce point et me fournir de nombreux renseignements. Il convient de citer quelques exemples à cet égard.

Au moment de la colonisation de la Tasmanie, certains voyageurs estimaient à 7,000, d’autres à 20,000, le nombre des indigènes. En tout cas, et quel qu’ait pu être le chiffre de la population, le nombre des indigènes diminua bientôt, en conséquence de luttes perpétuelles, soit avec les Anglais, soit les uns avec les autres. Après la fameuse chasse au sauvage à laquelle prirent part tous les colons, il ne restait plus que 120 Tasmaniens qui firent leur soumission entre les mains des autorités anglaises et à qui on voulut bien accorder la vie[37]. En 1832, on transporta ces 120 individus dans l’île Flinders. Cette île située entre la Tasmanie et l’Australie a 64 kilomètres de longueur sur une largeur qui varie entre 19 et 22 kilomètres ; le climat est sain et les nouveaux habitants furent bien traités. Quoi qu’il en soit, leur santé reçut une rude atteinte. En 1834, on comptait (Bonwick, p. 250) 47 hommes adultes, 48 femmes adultes, et 16 enfants ; en tout 111 individus ; en 1835, ils n’étaient plus que 100. Comme ils continuaient à diminuer rapidement en nombre et qu’ils étaient persuadés qu’ils ne mourraient pas si rapidement dans une autre localité, on les transporta, en 1847, dans la baie d’Oyster, située dans la partie méridionale de la Tasmanie. La peuplade se composait alors, 20 décembre 1847, de 14 hommes, 22 femmes et 10 enfants[38]. Ce changement de résidence n’amena aucun résultat. La maladie et la mort poursuivaient encore ces malheureux et, en 1864, il ne restait plus qu’un homme (qui mourut en 1869) et trois femmes adultes. La perte de la fécondité chez la femme est un fait encore plus remarquable que la tendance à la maladie et à la mort. À l’époque où il ne restait plus que 9 femmes à la baie d’Oyster, elles dirent à M. Bonwick (p. 386) que deux d’entre elles seulement avaient eu des enfants et, entre elles deux, elles n’avaient donné le jour qu’à trois enfants !

Le Dr Story cherche à approfondir les causes de cet état de choses ; il fait remarquer que les efforts tentés pour civiliser les sauvages amènent invariablement leur mort. « Si on les avait laissés errer à loisir comme ils en avaient l’habitude, ils auraient élevé plus d’enfants et on aurait constaté chez eux une mortalité moins grande. » M. Davis, qui a aussi étudié avec beaucoup de soin les habitudes des sauvages, fait de son côté les remarques suivantes : « Les naissances ont été fort restreintes et les décès nombreux. Cet état de choses a dû provenir en grande partie du changement apporté à leur mode de vie et à la nature de leur alimentation ; mais, plus encore, du premier changement de résidence qu’on leur a imposé et des regrets profonds qui ont dû en être la conséquence. » (Bonwick, pp. 388, 390.)

On a observé des faits analogues dans deux parties très différentes de l’Australie. M. Gregory, le célèbre explorateur, a affirmé à M. Bonwick, que, dans la colonie de Queensland, « on constate, même dans les parties les plus récemment colonisées, une diminution des naissances chez les indigènes et qu’en conséquence le nombre de ces derniers décroîtra bientôt dans de vastes proportions ». Douze indigènes sur treize, originaires de la baie du Requin, qui vinrent s’établir sur les bords du fleuve Murchison, moururent de la poitrine pendant les premiers trois mois[39].

M. Fenton, dans un admirable rapport auquel, sauf une exception, j’emprunte tous les faits qui vont suivre, a étudié avec soin la progression et les causes de la diminution des Maories de la Nouvelle-Zélande[40]. Tous les observateurs, y compris les indigènes eux-mêmes, admettent que, depuis 1830, les Maories diminuent en nombre et que cette diminution s’accentue chaque jour. Bien qu’on n’ait pu jusqu’à présent procéder au recensement exact des indigènes, le nombre des familles a été évalué avec soin par les personnes habitant plusieurs districts, et il semble qu’on puisse se fier à cette évaluation. Les chiffres obtenus prouvent que, pendant les quatorze années qui ont précédé 1858, la diminution s’est élevée à 19,42 p. 100. Quelques tribus sur lesquelles ont porté les observations les plus parfaites habitaient des régions séparées par des centaines de kilomètres, les unes sur le bord de la mer, les autres bien loin dans l’intérieur des terres ; les moyens de subsistance et les habitudes différaient donc dans une grande mesure (p. 28). En 1858, on évaluait le nombre total des Maories à 53,700 ; en 1872, après un autre intervalle de quatorze ans, on n’en trouve plus que 36,359, soit une diminution de 32,29 p. 100 ![41] Après avoir démontré que les causes ordinairement invoquées, telles que les nouvelles maladies, le dérèglement des femmes, l’ivrognerie, les guerres, etc., ne sauraient suffire à expliquer cette diminution extraordinaire, M. Fenton, qui s’est livré à une étude approfondie du sujet, croit pouvoir l’attribuer à la stérilité des femmes, et à la mortalité extraordinaire des jeunes enfants (pp. 31, 34). Comme preuve à l’appui, il indique (p. 33) qu’on comptait, en 1844, un enfant pour 2,57 adultes, tandis qu’en 1853, on ne comptait plus qu’un enfant pour 3,27 adultes. La mortalité des adultes est aussi considérable. M. Fenton invoque encore comme autre cause de la diminution la disproportion numérique entre les hommes et les femmes ; il naît, en effet, moins de filles que de garçons. Je reviendrai, dans un chapitre subséquent, sur cette dernière assertion qui dépend peut-être d’une raison entièrement différente. M. Fenton insiste avec un certain étonnement sur la diminution de la population dans la Nouvelle-Zélande et sur son augmentation en Irlande, deux pays dont le climat se ressemble beaucoup et dont les habitants ont à peu près aujourd’hui les mêmes habitudes. Les Maories eux-mêmes (p. 35) « attribuent, dans une certaine mesure, leur diminution à l’introduction d’une nouvelle alimentation, à l’usage des vêtements, et aux changements d’habitudes qui en ont été la conséquence ; » nous verrons, en étudiant l’influence que le changement des conditions d’existence a sur la fécondité, qu’ils ont probablement raison. La diminution de la population a commencé entre 1830 et 1840 ; or, M. Fenton démontre (p. 40) qu’ils ont découvert vers 1830 l’art de préparer les tiges du maïs en les faisant longtemps séjourner dans l’eau et qu’ils s’adonnent beaucoup à cette préparation ; ceci indique qu’un changement d’habitudes se produisait chez les indigènes, alors même qu’il y avait très peu d’Européens à la Nouvelle-Zélande. Quand je visitai la Baie des Îles, en 1835, le costume et le mode d’alimentation des indigènes s’étaient déjà considérablement modifiés ; ils cultivaient des pommes de terre, du maïs, et quelques autres produits agricoles qu’ils échangeaient avec les Anglais contre du tabac et des produits manufacturés.

Il ressort de plusieurs notes publiées dans l’histoire de la vie de l’évêque Patteson[42] que les indigènes des Nouvelles-Hébrides et de plusieurs archipels voisins succombèrent en grand nombre quand on les transporta à la Nouvelle-Zélande, à l’île Norfolk et dans d’autres stations salubres pour les y élever comme missionnaires.

On sait que la population indigène des îles Sandwich diminue aussi rapidement que celle de la Nouvelle-Zélande. Les voyageurs les plus autorisés évaluaient à environ 300,000 habitants la population des îles Sandwich lors du premier voyage de Cook en 1779. D’après un recensement imparfait opéré en 1823, le nombre des indigènes s’élevait alors à 142,050. En 1832, et depuis à diverses périodes, on a procédé à un recensement officiel ; je n’ai pu malheureusement me procurer que les renseignements suivants :


ANNÉES.
POPULATION INDIGÈNE
(En 1832 et en 1836 les quelques étrangers habitant les Îles sont compris dans les chiffres ci-dessous.)
Proportion annuelle de la diminution pour 100, en admettant que cette diminution ait été uniforme dans l’intervalle des différents recensements qui ont été faits à des intervalles irréguliers.
1832 130.313
4.46
1836 108.579
2.47
1853 71.019
0.81
1860 67.084
2.18
1866 58.765
2.17
1872 51.531


Il résulte de ces chiffres que, pendant un intervalle de quarante ans, de 1832 à 1872, la population indigène a diminué de 68 p. 100 ! La plupart des savants ont attribué cette diminution à la mauvaise conduite des femmes, aux guerres meurtrières, au travail forcé imposé aux tribus vaincues, à de nouvelles maladies introduites par les Européens, lesquelles, dans quelques cas, ont provoqué de véritables épidémies. Sans doute, ces causes et d’autres faits analogues peuvent expliquer dans une certaine mesure le décroissement extraordinaire de population que l’on observe entre les années 1832 et 1836 ; mais nous croyons que la cause la plus puissante est l’amoindrissement de la fécondité des indigènes. Le docteur Ruschenberger, de la marine des États-Unis, qui a visité les îles Sandwich entre 1835 et 1837, affirme que, dans un district de l’île Hawaï, 25 hommes sur 1134, et dans un autre district de la même île, 10 seulement sur 637 avaient 3 enfants, sur 80 femmes mariées, 39 seulement avaient eu des enfants ; un rapport officiel remontant à cette époque n’indique que 1 demi-enfant pour chaque couple marié comme la moyenne des naissances dans l’île entière. Cette moyenne est presque identique à celle des Tasmaniens à la crique d’Oyster. Jarver, qui a publié en 1843 une histoire des îles Sandwich, dit que « les familles qui ont trois enfants sont exonérées de tout impôt ; on concède des terres et on accorde d’autres encouragements à celles qui ont quatre enfants ou davantage ». Ces dispositions extraordinaires du gouvernement suffiraient à prouver combien cette race est devenue peu féconde. Le révérend A. Bishop, dans un article publié par le Spectator d’Hawaï en 1839, constate que beaucoup d’enfants mouraient alors en bas âge et l’évêque Staley m’apprend qu’il en est toujours ainsi. On a attribué cette mortalité au peu de soin des femmes pour les enfants, mais je pense qu’il convient de l’attribuer surtout à une faiblesse innée de constitution chez les enfants, conséquence de l’amoindrissement de la fécondité chez les parents. On peut constater, en outre, une nouvelle ressemblance entre les indigènes des îles Sandwich et ceux de la Nouvelle-Zélande ; nous faisons allusion au grand excès des garçons sur les filles ; le recensement de 1872 indique, en effet, 31,650 mâles contre 20,257 femelles de tout âge, c’est à dire 125,36 mâles pour 100 femelles, alors que, dans tous les pays civilisés, le nombre des femmes excède celui des hommes. Sans aucun doute, la conduite dévergondée des femmes peut en partie expliquer l’amoindrissement de leur fécondité, mais la cause principale de cet amoindrissement est, sans contredit, le changement des habitudes d’existence, cause qui explique en même temps l’augmentation de la mortalité surtout chez les enfants. Cook visita les îles Sandwich en 1779 ; Vancouver y débarqua en 1794, et elles reçurent ensuite les visites de nombreux baleiniers. Les missionnaires arrivèrent en 1819 ; le roi avait déjà aboli l’idolâtrie et effectué d’autres réformes. Dès cette époque, il se produisit un changement rapide dans presque toutes les habitudes des indigènes, et on put bientôt les considérer à juste titre comme les plus civilisés de tous les Polynésiens. M. Coan, né dans les îles Sandwich, m’a fait remarquer avec raison que, dans le cours de cinquante ans, les indigènes ont été soumis à un plus grand changement des habitudes d’existence que les Anglais pendant une période de mille ans. L’évêque Staley affirme, il est vrai, que l’alimentation des classes pauvres n’a pas beaucoup changé, bien qu’on ait introduit dans les îles beaucoup d’espèces nouvelles de fruits, surtout la canne à sucre. Il faut ajouter que, désireux d’imiter les Européens, les indigènes changèrent presque immédiatement leur manière de se vêtir et s’adonnèrent généralement à l’usage des boissons alcooliques. Bien que ces changements ne paraissent pas avoir grande importance, je crois, si l’on en juge par ce qui se passe chez les animaux, qu’ils ont dû tendre à amoindrir la fécondité des indigènes[43].

Enfin, M. Macnamara[44] constate que les habitants si dégradés des îles Andaman, dans la partie orientale du golfe du Bengale, sont très sensibles à un changement de climat ; « si on les enlève à leur patrie, on les condamne à une mort presque certaine, et cela indépendamment d’un changement d’alimentation ou de toute autre circonstance ». Il affirme, en outre, que les habitants de la vallée du Népaul qui est extrêmement chaude en été, ainsi que les habitants des régions montagneuses de l’Inde, souffrent de la fièvre et de la dyssenterie quand ils descendent dans les plaines, et meurent certainement s’ils essayent d’y passer toute l’année.

Il résulte de ces remarques que la santé des races humaines les plus sauvages est profondément atteinte, quand on essaye de les soumettre à de nouvelles conditions d’existence ou à de nouvelles habitudes, sans qu’il soit nécessaire de les transporter sous un nouveau climat. De simples changements d’habitude, bien qu’ils ne semblent avoir aucune importance, ont ce même effet qui, d’ordinaire, se produit chez les enfants. On a souvent affirmé, comme le fait remarquer M. Macnamara, que l’homme peut supporter avec impunité les plus grandes différences de climat et résister à des changements considérables des conditions d’existence, mais cette remarque est seulement vraie quand elle s’applique aux races civilisées. L’homme à l’état sauvage semble sous ce rapport presque aussi sensible que ses plus proches voisins, les singes anthropoïdes, qui n’ont jamais survécu longtemps quand on les a exilés de leur pays natal.

La diminution de la fécondité résultant du changement des conditions d’existence, comme nous venons de le voir chez les Tasmaniens, chez les Maories, chez les Hawaïens, et probablement aussi chez les Australiens, présente encore plus d’intérêt que leur extrême susceptibilité à la maladie et à la mort ; en effet, la moindre diminution de fécondité combinée à ces autres causes tend à arrêter l’accroissement de la population et conduit tôt ou tard à l’extinction. On peut, dans quelques cas, expliquer la diminution de la fécondité par la mauvaise conduite des femmes, chez les Tahitiens, par exemple, mais M. Fenton a démontré que cette explication ne saurait suffire, quand il s’agit des Nouveaux-Zélandais ou des Tasmaniens.

M. Macnamara, dans le mémoire que nous avons cité plus haut, s’efforce de démontrer que les habitants des régions pestilentielles sont ordinairement peu féconds ; mais cette remarque ne peut s’appliquer dans plusieurs des cas que nous avons cités. Quelques savants ont suggéré que les habitants des îles deviennent peu féconds et contractent de nombreuses maladies par suite de croisements consanguins très répétés ; mais la perte de la fécondité, dans les cas que nous venons de citer, a coïncidé trop étroitement avec l’arrivée des Européens pour que nous puissions admettre cette explication. D’ailleurs, dans l’état actuel de la science, nous n’avons aucune raison de croire que l’homme soit très sensible aux effets déplorables des unions consanguines, surtout dans des régions aussi étendues que la Nouvelle-Zélande et que l’archipel des Sandwich qui présentent de nombreuses différences de climat. On sait, au contraire, que les habitants actuels de l’île Norfolk, de même que les Todas dans l’Inde et les habitants de quelques îles sur la côte occidentale de l’Écosse, sont presque tous cousins ou proches parents, et rien ne prouve que la fécondité de ces tribus se soit amoindrie[45].

L’exemple des animaux inférieurs nous fournit une explication bien plus probable. On peut démontrer que le changement des conditions d’existence influe à un point extraordinaire sur le système reproducteur, sans que nous puissions, d’ailleurs, indiquer les raisons de cette action ; cette influence amène, selon les cas, des résultats avantageux ou nuisibles. J’ai cité à ce sujet un grand nombre de faits dans le chapitre xviii de la Variation des animaux et des plantes à l’état domestique ; je me bornerai donc à rappeler ici quelques exemples et à renvoyer ceux que ce sujet peut intéresser à l’ouvrage que je viens d’indiquer. Des changements de condition très minimes ont pour effet d’augmenter la santé, la vigueur et la fécondité de la plupart des êtres organisés ; d’autres changements, au contraire, ont pour effet de rendre stériles un grand nombre d’animaux. Un des exemples les plus connus est celui des éléphants apprivoisés qui ne reproduisent pas dans l’Inde, tandis qu’ils se reproduisent souvent à Ava où on permet aux femelles d’errer dans une certaine mesure dans les forêts et que l’on replace ainsi dans des conditions plus naturelles.

On a élevé en captivité, dans leur pays natal, divers singes américains mâles et femelles, et, cependant, ils se sont très rarement reproduits ; cet exemple est plus important encore pour le sujet qui nous occupe à cause de la parenté de ces singes avec l’homme, Le moindre changement des conditions d’existence suffit parfois pour provoquer la stérilité chez un animal sauvage réduit en captivité, ce qui est d’autant plus étrange que nos animaux domestiques sont devenus plus féconds qu’ils ne l’étaient à l’état de nature, et que certains d’entre eux peuvent résister à des changements extraordinaires des conditions sans qu’il en résulte une diminution de fécondité[46]. La captivité affecte, à ce point de vue, certains groupes d’animaux beaucoup plus que d’autres et ordinairement toutes les espèces faisant partie du groupe sont affectées de la même manière. Parfois aussi, une seule espèce d’un groupe devient stérile, tandis que les autres conservent leur fécondité ; d’un autre côté, une seule espèce peut conserver sa fécondité, tandis que les autres espèces deviennent stériles. Les mâles et les femelles de certaines espèces réduits en captivité ou privés d’une certaine dose de liberté dans leur pays natal ne s’accouplent jamais ; d’autres, placés dans les mêmes conditions, s’accouplent souvent, mais sans jamais produire de petits ; d’autres enfin ont des petits, mais en moins grand nombre qu’à l’état naturel. Il faut remarquer, en outre, et cette remarque s’applique tout particulièrement à l’homme, que les petits produits dans ces conditions sont ordinairement faibles, maladifs ou difformes et périssent de bonne heure.

Je suis disposé à croire que cette loi générale de l’influence des changements des conditions d’existence sur le système reproducteur qui s’applique à nos proches alliés, les quadrumanes, s’applique aussi à l’homme dans son état primitif. Il en résulte que, si on modifie soudainement les conditions d’existence des sauvages appartenant à quelque race que ce soit, ils deviennent de plus en plus stériles et leurs enfants maladifs périssent de bonne heure ; de même qu’il arrive pour l’éléphant et le léopard dans l’Inde, pour beaucoup de singes en Amérique et pour une foule d’animaux de toute sorte, dès qu’on modifie les conditions naturelles de leur existence.

Ces remarques nous permettent de comprendre pourquoi les habitants indigènes des îles, qui, depuis longtemps, ont dû être soumis à des conditions presque uniformes d’existence, sont évidemment sensibles au moindre changement apporté à ces conditions. Il est certain que les hommes appartenant aux races civilisées résistent infiniment mieux que les sauvages à des changements de toute sorte ; sous ce rapport, les hommes civilisés ressemblent aux animaux domestiques, qui, bien que sensibles quelquefois à des changements de conditions, les chiens européens dans l’Inde, par exemple, sont rarement devenus stériles[47]. Cette immunité des races civilisées et des animaux domestiques provient probablement de ce qu’ils ont subi de plus nombreuses variations des conditions d’existence et qu’ils s’y sont accoutumés dans une certaine mesure ; de ce qu’ils ont, en outre, changé fréquemment de pays et que les sous-races se sont croisées. Il semble, d’ailleurs, qu’un croisement avec les races civilisées prémunisse immédiatement une race aborigène contre les déplorables conséquences qui résultent d’un changement des conditions. Ainsi, les descendants croisés des Tahitiens et des Anglais établis à l’île Pitcairn se multiplièrent si rapidement que l’île fut bientôt trop petite pour les contenir et, en conséquence, on les transporta en juin 1856 à l’île Norfolk. La tribu se composait alors de 60 personnes mariées et de 134 enfants, soit en total, 194 personnes. Ils continuèrent à se multiplier si rapidement à l’île Norfolk que, en janvier 1868, elle comptait 300 habitants, bien que 16 personnes fussent retournées en 1859 à l’île Pitcairn ; on comptait à peu près autant d’hommes que de femmes.

Quel contraste étonnant avec les Tasmaniens ! Le nombre des habitants de l’île Norfolk s’accrut, en douze ans et demi seulement, de 194 à 300, tandis que, en quinze ans, le nombre des Tasmaniens décrut de 120 à 46 et ce dernier nombre ne comprenait que 10 enfants[48].

De même, dans l’intervalle qui s’est écoulé entre le recensement de 1866 et celui de 1872, le nombre des indigènes pur sang aux îles Sandwich diminua de 8,081, tandis que le nombre des demi-castes augmenta de 847 ; mais je ne saurais dire si ce dernier nombre comprend les enfants des demi-castes ou seulement les demi-castes de la première génération.

Les faits que je viens de citer se rapportent tous à des aborigènes qui ont été soumis à de nouvelles conditions d’existence, par suite de l’arrivée d’hommes civilisés. Il est probable, cependant, que, si les sauvages étaient forcés par toute autre cause, l’invasion d’une tribu conquérante par exemple, à déserter leurs demeures et à changer leurs habitudes, la mauvaise santé et la stérilité n’en résulteraient pas moins pour eux. Il est intéressant de constater que le principal obstacle à la domestication des animaux sauvages, ce qui implique pour eux la faculté de se reproduire dès qu’ils sont réduits en captivité, est le même qui empêche les sauvages placés en contact avec la civilisation de survivre pour former à leur tour une race civilisée, c’est-à-dire, la stérilité résultant du changement des conditions d’existence.

Enfin, bien que le décroissement graduel et l’extinction finale des races humaines constitue un problème très complexe, nous pouvons affirmer qu’il dépend de bien des causes différentes suivant les lieux et les époques. Ce problème est, en somme, analogue à celui que présente l’extinction de l’un des animaux les plus élevés, — le cheval fossile, par exemple, qui a disparu de l’Amérique du Sud, pour être, bientôt après, remplacé dans les mêmes régions par d’innombrables troupeaux de chevaux espagnols. Le Nouveau-Zélandais semble avoir conscience de ce parallélisme, car il compare son sort futur à celui du rat indigène qui a été presque entièrement exterminé par le rat européen. Si insoluble qu’il nous paraisse, surtout si nous voulons pénétrer les causes précises et le mode d’action de l’extinction, ce problème n’a rien après tout qui doive nous étonner. En effet, l’accroissement de chaque espèce et de chaque race est constamment tenu en échec par divers freins, de sorte que, s’il s’en ajoute un nouveau, ou s’il survient une cause de destruction, si faible qu’elle soit, la race diminue certainement en nombre ; or, l’amoindrissement numérique entraîne tôt ou tard l’extinction, d’autant que les invasions des tribus conquérantes viennent, dans la plupart des cas, précipiter l’événement.


Formation des races humaines. — Le croisement de races distinctes a, dans quelques cas, amené la formation d’une race nouvelle. Les Européens et les Hindous diffèrent considérablement au point de vue physique, et, cependant, ils appartiennent à la même souche aryenne et parlent un langage qui est fondamentalement le même, tandis que les Européens ressemblent beaucoup aux Juifs qui appartiennent à la souche sémitique et parlent un langage absolument différent. Broca[49] explique ce fait singulier par les nombreux croisements que, pendant leurs immenses migrations, certaines branches aryennes ont contractés avec diverses tribus indigènes. Lorsque deux races qui se trouvent en contact immédiat viennent à se croiser, il en résulte d’abord un mélange hétérogène ; M. Hunter, par exemple, fait observer qu’on peut retrouver chez les Santalis ou tribus des collines de l’Inde des centaines de gradations imperceptibles « entre les tribus noires et trapues des montagnes et le Brahmane grand et olivâtre, intelligent, aux yeux calmes et à la tête haute, mais étroite » ; de telle sorte que, dans les tribunaux, il est indispensable de demander aux témoins s’ils sont Santalis ou Hindous[50].

Nous ne savons pas encore si une population hétérogène, telle que celles de certaines îles polynésiennes, provenant du croisement de deux races distinctes, dont il ne reste plus que peu ou point de membres purs, peut jamais devenir homogène. On parvient, chez les animaux domestiques, à fixer une race croisée et à la rendre uniforme en quelques générations, grâce à la sélection pratiquée avec soin[51] ; il y a donc tout lieu de croire que l’entre-croisement libre et prolongé d’un mélange hétérogène pendant un grand nombre de générations, doit suppléer à la sélection, et surmonter toute tendance au retour, de telle sorte qu’une race croisée finit par devenir homogène, bien qu’elle ne participe pas à un degré égal aux caractères des deux races parentes.

De toutes les différences qui distinguent les races humaines, la couleur de la peau est une des plus apparentes et des plus accusées. On croyait autrefois pouvoir expliquer les différences de ce genre par un long séjour sous différents climats, mais Pallas a démontré, le premier, que cette opinion n’est pas fondée, et la plupart des anthropologues[52] ont adopté ses opinions. On a surtout rejeté cette hypothèse parce que la distribution des diverses races colorées, dont la plupart habitent depuis très longtemps le même pays, ne coïncide pas avec les différences correspondantes de climat. Certains autres faits qui ne manquent pas d’importance viennent à l’appui de la même conclusion ; les familles hollandaises, par exemple, qui, d’après une excellente autorité[53], n’ont pas éprouvé le moindre changement de couleur malgré une résidence de trois siècles dans l’Afrique australe. Les Bohémiens et les Juifs, habitant diverses parties du monde se ressemblent, étrangement, bien qu’on ait quelque peu exagéré l’uniformité de ces derniers[54] ; c’est encore là un argument dans le même sens. On a supposé qu’une grande humidité ou une grande sécheresse de l’atmosphère exerçaient une influence plus considérable que la chaleur seule sur la couleur de la peau ; mais d’Orbigny, dans l’Amérique du Sud, et Livingstone, en Afrique, en sont arrivés à des conclusions directement contraires par rapport à l’humidité et à la sécheresse ; en conséquence, toute conclusion sur ce point est encore extrêmement douteuse[55].

Divers faits, que j’ai cités ailleurs, prouvent que la couleur de la peau et celle des poils ont quelquefois une corrélation surprenante avec une immunité complète contre l’action de certains poisons végétaux, et les attaques de certains parasites. Cette remarque m’avait conduit à supposer que la coloration des nègres et des autres races foncées provenait peut-être de ce que les individus les plus noirs avaient mieux résisté, pendant une longue série de générations, à l’action délétère des miasmes pestilentiels des pays qu’ils habitent.

J’appris ensuite que le docteur Wells[56] avait déjà autrefois émis la même idée. On sait depuis longtemps[57] que les nègres, et même les mulâtres, échappent presque complètement aux atteintes de la fièvre jaune qui est si meurtrière dans l’Amérique tropicale. Ils résistent également dans une grande mesure aux terribles fièvres intermittentes qui règnent sur plus de 4,000 kilomètres le long des côtes d’Afrique, et qui entraînent la mort annuelle d’un cinquième des blancs nouvellement établis, et obligent un autre cinquième des colons à rentrer infirmes dans leur pays[58]. Cette immunité du nègre paraît être en partie inhérente à la race et semble dépendre de quelque particularité inconnue de constitution ; elle est aussi en partie le résultat de l’acclimatation. Pouchet[59] constate que les régiments nègres recrutés dans le Soudan et prêtés par le vice-roi d’Égypte pour la guerre du Mexique, échappèrent à la fièvre jaune presque aussi bien que les nègres importés depuis longtemps des diverses parties de l’Afrique, et accoutumés au climat des Indes occidentales. Beaucoup de nègres, après avoir résidé quelque temps sous un climat plus froid, deviennent, jusqu’à un certain point, sujets aux fièvres tropicales, ce qui prouve que l’acclimatation joue aussi un rôle considérable[60]. La nature du climat sous lequel les races blanches ont longtemps résidé exerce également quelque influence sur elles ; pendant l’épouvantable épidémie de fièvre jaune de Demerara, en 1837, le docteur Blair constata, en effet, que la mortalité des immigrants était proportionnelle à la latitude du pays qu’ils avaient habité à l’origine. Pour le nègre, l’immunité, en tant qu’elle résulte de l’acclimatation, implique une longueur de temps immense ; les indigènes de l’Amérique tropicale, qui résident depuis un temps immémorial dans ces régions, ne sont pas, en effet, exempts de la fièvre jaune. Le Rév. B. Tristram affirme, en outre, que les habitants indigènes sont forcés pendant certaines saisons de quitter quelques districts de l’Afrique du Nord, bien que les nègres puissent continuer à y résider en toute sécurité.

On a affirmé qu’il existe une certaine corrélation entre l’immunité du nègre pour quelques maladies et la couleur de sa peau ; mais ce n’est là qu’une simple conjecture ; cette immunité pourrait aussi bien résulter de quelque différence dans le sang, dans le système nerveux ou dans les autres tissus. Néanmoins, les faits que nous venons de citer, et le rapport qui existe certainement entre le teint et la tendance à la phthisie, sembleraient prouver que cette conjecture n’est pas sans quelques fondements. J’ai, par conséquent, cherché, mais avec peu de succès[61], à constater ce qu’il pouvait en être. Feu le docteur Daniell, qui a longtemps habité la côte occidentale d’Afrique, m’a affirmé qu’il ne croyait à aucun rapport de cette nature. Bien que très blond, il a lui-même supporté admirablement le climat. Lorsqu’il arriva sur la côte, encore tout jeune, un vieux chef nègre expérimenté lui avait prédit, d’après son apparence, qu’il en serait ainsi. Le docteur Nicholson, d’Antigua, après avoir approfondi cette question, m’a écrit qu’il ne croyait pas que les Européens bruns échappassent mieux à la fièvre jaune que les blonds. M. J.-M. Harris[62] nie complètement que les Européens à cheveux bruns supportent mieux que les autres un climat chaud ; l’expérience lui a, au contraire, appris à choisir des hommes à cheveux rouges pour le service sur la côte d’Afrique. Autant qu’on peut en juger par ces quelques observations, on peut conclure, ce nous semble, que l’hypothèse, en vertu de laquelle la couleur des races noires résulte de ce que des individus de plus en plus foncés ont survécu en plus grand nombre au milieu des miasmes pestilentiels de leur pays, ne repose sur aucun fondement sérieux, bien qu’elle soit acceptée par plusieurs savants.

Le docteur Sharpe[63] fait remarquer que le soleil des tropiques, qui brûle la peau des Européens au point d’amener des ampoules, n’a aucun effet sur la peau des nègres ; il ajoute que ce n’est pas un effet de l’habitude, car il a vu des enfants de six ou huit mois exposés tout nus au soleil, sans qu’ils soient affectés en aucune façon. Un médecin m’a assuré que, il y a quelques années, ses mains se couvraient par places pendant l’été, mais non pas pendant l’hiver, de taches brunes ressemblant à des taches de rousseur, mais plus grandes. Ces parties tachetées n’étaient pas affectées par les rayons du soleil, alors que les parties blanches de la peau furent dans plusieurs occasions couvertes d’ampoules. Les animaux inférieurs sont aussi sujets à des différences constitutionnelles au point de vue de l’action du soleil sur les parties recouvertes de poils blancs et sur celles qui sont garnies de poils d’autres couleurs[64]. Je ne saurais dire si la défense de la peau contre l’action des rayons du soleil a une importance suffisante pour que la sélection naturelle ait donné à l’homme une peau foncée. Si l’on admet cette hypothèse, il faut admettre aussi que les indigènes de l’Amérique tropicale ont habité ce pays bien moins longtemps que les nègres n’ont habité l’Afrique ou les Papous les parties méridionales de l’archipel Malais, de même que les Hindous à peau claire ont habité les parties centrales et méridionales de la péninsule beaucoup moins longtemps que les indigènes à peau plus foncée.

Bien que nos connaissances actuelles ne nous permettent pas d’expliquer les différences de couleur chez les races humaines par un avantage quelconque qui résulterait pour eux de cette couleur, ou par l’action directe du climat, nous ne devons pas, cependant, négliger complètement ce dernier agent, car il y a de bonnes raisons pour croire qu’on peut lui attribuer certains effets héréditaires[65].

Nous avons vu dans le second chapitre que les conditions d’existence affectent directement le développement de la charpente du corps et produisent des résultats transmissibles par hérédité. Ainsi, on admet généralement que les Européens établis aux États-Unis subissent des modifications physiques très légères, mais extraordinairement rapides. Le corps et les membres s’allongent. Le colonel Bernys m’apprend que ce fait a été démontré absolument de façon assez plaisante, d’ailleurs, pendant la dernière guerre : les Allemands nouvellement débarqués, incorporés dans l’armée, avaient reçu de l’intendance des vêtements faits à l’avance pour les soldats américains, et les Allemands avaient un aspect ridicule dans ces vêtements trop longs. On sait aussi, et les preuves abondent à cet égard, que, au bout de trois générations, les esclaves des États du Sud occupés aux travaux intérieurs de l’habitation présentent une apparence très différente de celle des esclaves occupés aux travaux des champs[66].

Toutefois, si nous considérons les races humaines au point de vue de leur distribution dans le monde, nous devons conclure que les différences caractéristiques qu’elles présentent ne peuvent pas s’expliquer par l’action directe des diverses conditions d’existence, en admettant même que ces conditions aient été les mêmes pendant une énorme période. Les Esquimaux se nourrissent exclusivement de matières animales ; ils se couvrent d’épaisses fourrures, et sont exposés à des froids intenses et à une obscurité prolongée ; ils ne diffèrent, cependant, pas à un degré extrême des habitants de la Chine méridionale, qui ne se nourrissent que de matières végétales, et sont exposés presque nus à un climat très chaud. Les Fuégiens, qui ne portent aucun vêtement, n’ont pour se nourrir que les productions marines de leurs plages inhospitalières ; les Botocudos du Brésil errent dans les chaudes forêts de l’intérieur, et se nourrissent principalement de produits végétaux ; cependant, ces tribus se ressemblent au point que des Brésiliens ont pris pour des Botocudos les Fuégiens, qui étaient abord du Beagle. En outre, les Botocudos, aussi bien que les autres habitants de l’Amérique tropicale, ne ressemblent en aucune façon aux nègres, qui occupent les côtes opposées de l’Atlantique ; ils sont pourtant exposés à un climat presque semblable, et suivent à peu près le même genre de vie.

Les différences entre les races humaines ne peuvent pas non plus, sauf dans une très petite mesure, s’expliquer par les effets héréditaires résultant de l’augmentation ou du défaut d’usage des parties. Les hommes qui vivent toujours dans des embarcations ont, il est vrai, les jambes un peu rabougries ; ceux qui habitent à une haute altitude ont la poitrine plus développée ; et ceux qui emploient constamment certains organes des sens peuvent avoir les cavités qui les contiennent un peu augmentées, et leurs traits, par conséquent, un peu modifiés. La diminution de la grandeur des mâchoires par suite d’une diminution d’usage, le jeu habituel des divers muscles servant à exprimer les différentes émotions, et l’augmentation du volume du cerveau par suite d’une plus grande activité intellectuelle, sont, cependant, autant de points qui, dans leur ensemble, ont produit un effet considérable sur l’aspect général des peuples civilisés comparativement à celui des sauvages[67]. Il est possible aussi que l’augmentation du corps, sans accroissement correspondant dans le volume du cerveau, ait produit chez quelques races (à en juger par les cas signalés chez les lapins) un crâne allongé du type dolichocéphale.

Enfin, la corrélation de développement, si peu connus que soient ses effets, a dû certainement jouer un rôle actif ; on sait, par exemple, qu’un puissant développement musculaire est accompagné d’une forte projection des arcades sourcilières. Il est certain qu’il existe un rapport intime entre la couleur de la peau et celle des cheveux, de même qu’entre la structure des cheveux et leur couleur chez les Mandans de l’Amérique du Nord[68]. Il existe également un rapport entre la couleur de la peau et l’odeur qu’elle émet. Chez les moutons, le nombre des poils compris dans un espace déterminé et celui des pores excrétoires ont quelques rapports réciproques[69]. Si nous pouvons en juger par analogie avec nos animaux domestiques, il y a probablement beaucoup de modifications de structure qui, chez l’homme, se rattachent aussi à la corrélation de croissance.

Il résulte des faits que nous venons d’exposer que les différences caractéristiques externes qui distinguent les races humaines ne peuvent s’expliquer d’une manière satisfaisante, ni par l’action directe des conditions d’existence, ni par les effets de l’usage continu des parties, ni par le principe de la corrélation. Nous sommes donc amenés à nous demander si l’action de la sélection naturelle n’a pas suffi pour assurer la conservation des légères différences individuelles auxquelles l’homme est si éminemment sujet, et pour contribuer à leur augmentation, pendant une longue série de générations. On nous objectera, sans doute, que les variations avantageuses peuvent seules se conserver ainsi ; or, autant que nous en pouvons juger (bien que nous puissions facilement nous tromper à cet égard), aucune des différences externes qui distinguent les races humaines ne rendent à l’homme aucun service direct ou spécial. Nous devons, cela va sans dire, excepter de cette remarque les facultés intellectuelles, morales et sociales. La grande variabilité de tous les différents caractères que nous avons passés en revue, indique également que ces caractères n’ont pas une grande importance, car, autrement, ils seraient depuis longtemps conservés et fixés, ou éliminés. Sous ce rapport, l’homme ressemble à ces formes que les naturalistes ont désignées sous le nom de protéennes ou polymorphiques, formes qui sont restées extrêmement variables, ce qui paraît tenir à ce que leurs variations ont une nature insignifiante et ont, par conséquent, échappé à l’action de la sélection naturelle.

Jusqu’ici, nous n’avons pas réussi à expliquer les différences qui existent entre les races humaines, mais il reste un agent important, la sélection sexuelle, qui paraît avoir agi puissamment sur l’homme ainsi que sur beaucoup d’autres animaux. Je ne prétends pas affirmer que l’action de la sélection sexuelle suffise pour expliquer toutes les différences qu’on remarque entre les races. Il reste un reliquat non expliqué ; dans notre ignorance, nous devons nous borner à dire, au sujet de ce reliquat, que, puisqu’il naît constamment des individus ayant, par exemple, la tête un peu plus ronde ou un peu plus étroite, et le nez un peu plus long ou un peu plus court, ces légères différences pourraient devenir fixes et uniformes, si les agents inconnus qui les ont produites venaient à exercer une action plus constante, avec l’aide d’un entre-croisement longtemps continué. Ce sont des modifications de ce genre qui constituent la classe provisoire, dont j’ai parlé dans le second chapitre, et auxquelles, faute d’un terme meilleur, on a donné le nom de variations spontanées. Je ne prétends pas non plus qu’on puisse indiquer avec une précision scientifique les effets de la sélection sexuelle, mais on peut démontrer qu’il serait inexplicable que l’homme n’ait pas été modifié par cette influence, qui a exercé une action si puissante sur d’innombrables animaux. On peut démontrer, en outre, que les différences entre les races humaines, portant sur la couleur, sur les cheveux, sur la forme des traits, etc., sont de nature telle qu’elles donnent probablement prise à la sélection sexuelle. Mais, pour traiter ce sujet d’une manière convenable, j’ai compris qu’il était nécessaire de passer tout le règne animal en revue ; aussi je lui consacre la seconde partie de cet ouvrage. Je reviendrai alors à l’homme, et, après avoir essayé de prouver jusqu’à quel point l’action de la sélection sexuelle a contribué à le modifier, je terminerai mon ouvrage par un bref résumé des chapitres de cette première partie.




Notes sur les ressemblances et les différences de la structure et du développement du cerveau chez l’homme et chez les singes, par le professeur Huxley F. R. S.


La controverse relative à la nature et à l’étendue des différences de structure du cerveau chez l’homme et chez les singes, controverse qui a commencé il y a environ quinze ans, n’est pas encore terminée, bien que le point sur lequel portait la querelle soit aujourd’hui tout autre qu’il était d’abord. Dans le principe, on a affirmé et réaffirmé avec une insistance singulière que le cerveau de tous les singes, même des plus élevés, diffère de celui de l’homme, en ce qu’il ne possède pas certaines conformations importantes, telles que les lobes postérieurs des hémisphères cérébraux, y compris la corne postérieure du ventricule latéral et l’hippocampus minor que l’on trouve toujours dans ces lobes chez l’homme.

Or, la vérité est que ces trois structures sont aussi bien développées dans le cerveau du singe que dans celui de l’homme, si même elles ne le sont pas mieux ; en outre, il est prouvé aujourd’hui, autant qu’une proposition d’anatomie comparée peut l’être, que le développement complet de ces parties est un caractère absolu de tous les Primates, exception faite des Lémuriens. En effet, tous les anatomistes qui, pendant ces dernières années, se sont occupés particulièrement de la disposition des scissures et des circonvolutions si nombreuses et si complexes qui découpent la surface des hémisphères cérébraux chez l’homme et chez les singes les plus élevés, admettent aujourd’hui que ces conformations sont disposées d’après un même plan chez l’homme et chez les singes. Chaque scissure ou chaque circonvolution principale existant dans le cerveau d’un Chimpanzé, existe aussi dans le cerveau de l’homme, de sorte que la terminologie qui s’applique à l’un, s’applique aussi à l’autre. Sur ce point, il n’y a plus aucune différence d’opinion. Il y a quelques années, le professeur Bischoff a publié un mémoire[70] sur les circonvolutions cérébrales de l’homme et des singes ; or, comme le but que se proposait mon savant collègue n’était certainement pas d’atténuer l’importance des différences qui existent sous ce rapport entre l’homme et les singes, je suis heureux de lui emprunter un passage :

« On doit admettre, car c’est un fait bien connu de tous les anatomistes, que les singes, et surtout l’Orang, le Chimpanzé et le Gorille, se rapprochent beaucoup de l’homme au point de vue de leur organisation, beaucoup plus même qu’ils ne se rapprochent d’aucun autre animal. Si l’on se place, pour étudier cette question, au point de vue de l’organisation seule, il est probable qu’on n’aurait jamais songé à discuter l’opinion de Linné qui plaçait l’homme simplement comme une espèce particulière à la tête des Mammifères et de ces singes. Les organes de l’homme et des singes dont nous venons de parler ont une telle affinité qu’il faut les recherches anatomiques les plus exactes pour démontrer les différences qui existent réellement entre eux. Il en est de même du cerveau. Le cerveau de l’homme, celui de l’Orang, du Chimpanzé et du Gorille, en dépit des différences importantes qu’ils présentent, se rapprochent beaucoup les uns des autres. » (Loc. cit., p. 101.)

Il n’y a donc plus à discuter la ressemblance qui existe entre les caractères principaux du cerveau de l’homme et de celui du singe ; il n’y a plus à discuter non plus la similitude étonnante que l’on observe même dans les détails des dispositions des fissures et des circonvolutions des hémisphères cérébraux chez le Chimpanzé, l’Orang et l’Homme. On ne saurait admettre non plus qu’on puisse discuter sérieusement la nature et l’étendue des différences qui existent entre le cerveau des singes les plus élevés et celui de l’homme. On admet que les hémisphères cérébraux de l’homme sont absolument et relativement plus grands que ceux de l’Orang et du Chimpanzé ; que ses lobes frontaux sont moins excavés par l’enfoncement supérieur du toit des orbites ; que les fissures et les circonvolutions du cerveau de l’homme sont, en règle générale, disposées avec moins de symétrie et présentent un plus grand nombre de plis secondaires. On admet, en outre, que, en règle générale, la fissure temporo-occipitale ou fissure perpendiculaire extérieure, qui constitue ordinairement un caractère si marqué du cerveau du singe, tend à disparaître chez l’homme. Mais il est évident qu’aucune de ces différences ne constitue une ligne de démarcation bien nette entre le cerveau de l’homme et celui du singe. Le professeur Turner[71] fait les remarques suivantes relativement à la fissure perpendiculaire extérieure de Gratiolet dans le cerveau humain :

« Cette fissure, chez quelques cerveaux, constitue simplement un affaissement du bord de l’hémisphère, mais chez d’autres, elle s’étend à une certaine distance plus ou moins transversalement. Chez un cerveau de femme que j’ai eu occasion d’observer, elle s’étendait sur l’hémisphère droit à plus de 5 centimètres ; chez un autre cerveau, elle s’étendait aussi à la surface de l’hémisphère droit de 10 millimètres, puis se prolongeait en descendant jusqu’au bord inférieur de la surface extérieure de l’hémisphère. La définition imparfaite de cette fissure, dans la majorité des cerveaux humains, comparativement à sa netteté remarquable dans le cerveau de la plupart des quadrumanes, provient de la présence chez l’homme de certaines circonvolutions superficielles bien tranchées qui passent par-dessus cette fissure et relient le lobe pariétal au lobe occipital. La fissure pariéto-occipitale extérieure est d’autant plus courte que la première de ces circonvolutions se rapproche davantage de la fissure longitudinale. » (Loc. cit., p. 12.)

L’oblitération de la fissure perpendiculaire extérieure de Gratiolet n’est donc pas un caractère constant du cerveau humain. D’autre part, le développement complet de cette fissure n’est pas davantage un caractère constant du cerveau des singes anthropoïdes, car le professeur Rolleston, M. Marshall, M. Broca et le professeur Turner ont observé, à bien des reprises, chez le Chimpanzé, des oblitérations plus ou moins étendues de cette fissure par des circonvolutions. Le professeur Turner dit à la conclusion d’un mémoire qu’il consacre à ce sujet[72] :

« Les trois cerveaux de Chimpanzé, que nous venons de décrire, prouvent que la règle générale que Gratiolet a essayé de tirer de l’absence complète de la première circonvolution et de l’effacement de la seconde, ce qui, d’après lui, constitue un caractère spécial du cerveau de cet animal, ne s’applique certes pas toujours. Un seul de ces cerveaux, sous ce rapport, suit la loi émise par Gratiolet. Quant à la présence de la circonvolution supérieure qui relie les deux lobes, je suis disposé à penser qu’elle a existé dans un hémisphère au moins dans la majorité des cerveaux de cet animal, qui, jusqu’à présent ont été décrits ou figurés. La position superficielle de la seconde circonvolution est évidemment moins fréquente, et, jusqu’à présent, on ne l’a observée, je crois, que dans le cerveau A décrit dans ce mémoire. Ces trois cerveaux démontrent en même temps la disposition asymétrique des circonvolutions des deux hémisphères à laquelle d’autres observateurs ont déjà fait allusion dans leurs descriptions. » (pp. 8, 9.)

En admettant même que la présence de la fissure temporo-occipitale ou fissure perpendiculaire extérieure constitue un caractère distinctif entre les singes anthropoïdes et l’homme, la structure du cerveau chez les singes platyrrhinins rendrait très douteuse la valeur de ce caractère. En effet, tandis que la fissure temporo-occipitale est une des fissures les plus constantes chez les singes catarrhinins ou singes de l’ancien monde, elle n’est jamais très développée chez les singes du nouveau monde ; elle fait complètement défaut chez les petits platyrrhinins ; elle est rudimentaire chez le Pithecia[73], et elle est plus ou moins oblitérée par des circonvolutions chez l’Ateles.

Un caractère aussi variable dans les limites d’un même groupe ne peut avoir une grande valeur taxinomique.

On sait, en outre, que le degré d’asymétrie des circonvolutions des deux côtés du cerveau humain est sujet à beaucoup de variations individuelles, que chez les cerveaux bosjesmans, qui ont été examinés, les fissures et les circonvolutions des deux hémisphères sont beaucoup moins compliquées et beaucoup plus symétriques que dans le cerveau humain, tandis que, chez quelques Chimpanzés, la complexité et la symétrie des circonvolutions et des fissures devient remarquable. Tel est particulièrement le cas pour le cerveau d’un jeune Chimpanzé mâle figuré par M. Broca. (L’Ordre des Primates, p. 165, fig. 11.)

Quant à la question du volume absolu, il est établi que la différence qui existe entre le cerveau humain le plus grand et le cerveau le plus petit, à condition qu’ils soient sains tous deux, est plus considérable que la différence qui existe entre le cerveau humain le plus petit et le plus grand cerveau de Chimpanzé ou d’Orang.

Il est, en outre, un point par lequel le cerveau de l’Orang ou celui du Chimpanzé, ressemble à celui de l’homme, mais par lequel il diffère des singes inférieurs, c’est-à-dire par la présence de deux corpora candicantia, le Cynomorpha n’en ayant qu’un.

En présence de ces faits, je n’hésite pas, en 1874, à répéter la proposition que j’ai énoncée en 1863, et à insister sur cette proposition[74] :

« Par conséquent, en tant qu’il s’agit de la structure cérébrale, il est évident que l’homme diffère moins du Chimpanzé ou de l’Orang que ces derniers ne différent des autres singes ; il est évident aussi que la différence qui existe entre le cerveau du Chimpanzé et celui de l’homme, est presque insignifiante, comparativement à la différence qui existe entre le cerveau du Chimpanzé et celui d’un Lémurien. »

Dans le mémoire que j’ai déjà cité, le professeur Bischoff ne cherche pas à nier la seconde partie de cette proposition, mais il fait d’abord la remarque, bien inutile d’ailleurs, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le cerveau d’un Orang diffère beaucoup de celui d’un Lémurien ; en second lieu, il ajoute : « Si nous comparons successivement le cerveau d’un homme avec celui d’un Orang ; puis le cerveau d’un Orang avec celui d’un Chimpanzé ; puis le cerveau de ce dernier avec celui d’un Gorille et ainsi de suite avec celui d’un Hylobates, d’un Semnopithecus, d’un Cynocephalus, d’un Cercopithecus, d’un Macacus, d’un Cebus, d’un Callithrix, d’un Lemur, d’un Stenops, d’un Hapale, nous n’observons pas une différence plus grande, ou même aussi grande dans le degré de développement des circonvolutions, que celle qui existe entre le cerveau d’un homme et celui d’un Orang ou d’un Chimpanzé. »

Je me permettrai de répondre que cette assertion, qu’elle soit fausse ou non, n’a rien à faire avec la proposition énoncée dans mon ouvrage sur la place de l’Homme dans la nature, proposition qui a trait, non pas au développement des circonvolutions seules, mais à la structure du cerveau tout entier. Si le professeur Bischoff avait pris la peine de lire avec soin la page 96 de l’ouvrage qu’il critique, il y aurait remarqué le passage suivant : « Il importe de constater un fait remarquable : c’est que, bien qu’il existe, autant toutefois que nos connaissances actuelles nous permettent d’en juger, une véritable rupture structurale dans la série des formes des cerveaux simiens, cet hiatus ne se trouve pas entre l’homme et les singes anthropoïdes, mais entre les singes inférieurs et les singes les plus infimes, ou, en d’autres termes, entre les singes de l’ancien et du nouveau monde et les Lémuriens. Chez tous les Lémuriens qu’on a examinés jusqu’à présent, le cervelet est partiellement visible d’en haut, et le lobe postérieur, ainsi que la corne postérieure et l’hippocampus minor qu’il contient, sont plus ou moins rudimentaires. Au contraire, tous les marmousets, tous les singes américains, tous les singes de l’ancien monde, les babouins ou les singes anthropoïdes ont le cervelet entièrement caché par les lobes cérébraux postérieurs et possèdent une grande corne postérieure, ainsi qu’un hippocampus minor bien développé. »

Cette assertion était l’expression absolument exacte de l’état de la science au moment où elle a été faite ; il ne me semble pas, d’ailleurs, qu’il y ait lieu de la modifier à cause de la découverte subséquente du développement relativement faible des lobes postérieurs chez le singe siameng et chez le singe hurleur. Malgré la brièveté exceptionnelle des lobes postérieurs chez ces deux espèces, personne ne saurait soutenir que leur cerveau se rapproche le moins du monde de celui des Lémuriens. Or, si, au lieu de placer l’Hapale en dehors de sa situation naturelle, comme le professeur Bischoff le fait sans aucune raison, nous rétablissons comme suit la série des animaux qu’il a cités : Homo, Pithecus, Troglodytes, Hylobates, Semnopithecus, Cynocephalus, Cercopithecus, Macacus, Cebus, Callithrix, Hapale, Lemur, Stenops, je me crois en droit d’affirmer que la grande rupture dans cette série se trouve entre l’Hapale et le Lemur et que cette rupture est beaucoup plus grande que celle qui existe entre deux autres termes quels qu’ils soient de cette série. Le professeur Bischoff ignore sans doute que, longtemps avant lui, Gratiolet avait suggéré la séparation des Lémuriens des autres Primates, tout justement à cause de la différence qui existe dans leurs caractères cérébraux, et que le professeur Flower avait fait les observations suivantes en décrivant le cerveau du Loris de Java[75] :

« Il est surtout remarquable que, dans le développement des lobes postérieurs du cerveau, on ne remarque chez les singes qui se rapprochent de la famille des Lémuriens sous d’autres rapports, c’est-à-dire chez les membres inférieurs, ou groupe platyrrhinin, aucune ressemblance avec le cerveau court et arrondi des Lémuriens. »

Les progrès considérables qu’ont fait faire à la science, pendant les dernières dix années, les recherches de tant de savants, justifient donc les faits que j’ai constatés en 1863 relativement à la structure du cerveau adulte. On objecte toutefois que, en admettant la similitude du cerveau adulte de l’homme et des singes, ces organes n’en sont pas moins, en réalité, très différents parce que l’on observe des différences fondamentales dans le mode de leur développement. Personne plus que moi ne serait disposé à admettre la force de cet argument, si ces différences fondamentales de développement existaient réellement, ce que je nie complètement ; je soutiens, au contraire, que l’on peut observer une concordance fondamentale dans le développement du cerveau chez l’homme et chez les singes.

Gratiolet a prétendu qu’il existe une différence fondamentale dans le développement du cerveau de l’Homme et de celui des singes et que cette différence consiste en ceci : que, chez les singes, les plis qui paraissent d’abord sont situés sur la région postérieure des hémisphères cérébraux, tandis que, dans le fœtus humain, les plis paraissent d’abord sur les lobes frontaux[76].

Cette assertion générale est basée sur deux observations, l’une d’un Gibbon tout prêt à naître, chez lequel les circonvolutions postérieures étaient « bien développées », tandis que celles des lobes frontaux étaient « à peine indiquées » (loc. cit., p. 39), et l’autre d’un fœtus humain à la vingt-deuxième ou la vingt-troisième semaine de gestation chez lequel Gratiolet remarque que l’insula était découvert, mais où, néanmoins, « des incisures sèment le lobe antérieur, une scissure peu profonde indique la séparation du lobe occipital, très réduit d’ailleurs, dès cette époque. Le reste de la surface cérébrale est encore absolument lisse[77]. »

On trouve dans la planche II, fig. 1, 2, 3 de l’ouvrage que nous venons d’indiquer trois vues de ce cerveau, représentant la partie supérieure, la partie latérale et la partie inférieure des hémisphères, mais non pas le côté intérieur. Il est à remarquer que la figure ne correspond pas à la description de Gratiolet en ce que la fissure (antéro-temporale) sur la moitié postérieure de la face de l’hémisphère est plus nettement indiquée qu’aucune de celles qui se trouvent sur la moitié antérieure. » En conséquence, si la figure a été correctement dessinée, elle ne justifie en aucune façon la conclusion de Gratiolet : « Il y a donc entre ces cerveaux (celui d’un Callithrix et celui d’un Gibbon) et celui du fœtus humain une différence fondamentale. Chez celui-ci, longtemps avant que les plis temporaux apparaissent, les plis frontaux essayent d’exister. »

D’ailleurs, depuis l’époque de Gratiolet, le développement des circonvolutions et des plis du cerveau a fait le sujet de nouvelles recherches auxquelles se sont livrés Schmidt, Bischoff, Pansch[78] », et plus particulièrement Ecker[79] », dont l’ouvrage est non-seulement le plus récent, mais le plus complet à cet égard.

On peut résumer, comme suit, les travaux de ces savants :

1o Chez le fœtus humain la fissure sylvienne se forme dans le cours du troisième mois de la gestation utérine. Pendant ce mois et pendant le quatrième mois, les hémisphères cérébraux sont lisses et arrondis (à l’exception de la dépression sylvienne), et ils se projettent en arrière bien au-delà du cervelet.

2o Les plis proprement dits commencent à apparaître dans l’intervalle qui s’écoule entre la fin du quatrième mois et le commencement du sixième mois de la vie fœtale ; mais Ecker a soin de faire remarquer que, non seulement l’époque, mais aussi l’ordre de leur apparition sont sujets à des variations individuelles considérables. En aucun cas, cependant, les plis frontaux ou temporaux ne paraissent les premiers.

Le premier à paraître se trouve même sur la surface intérieure de l’hémisphère (d’où il résulte sans doute qu’il a échappé à Gratiolet qui ne semble pas avoir examiné cette face dans le fœtus qu’il possédait) et est, soit le pli perpendiculaire antérieur (occipito-pariétal), soit le pli calcarin, qui sont situés très près l’un de l’autre et qui même se confondent l’un avec l’autre. En règle générale, le pli occipito-pariétal paraît le premier.

3o Pendant la dernière partie de cette période, on voit paraître un autre pli, le pli postéro-pariétal ou fissure de Rolando, qui est suivi pendant le cours du sixième mois par les autres plis principaux des lobes frontaux, pariétaux, temporaux et occipitaux. Toutefois, il n’est pas démontré qu’un de ces plis paraisse certainement avant l’autre ; il est à remarquer, en outre, que, dans le cerveau âgé de six mois décrit et figuré par Ecker (loc. cit., pp. 212-213, pl. II. fig. 1, 2, 3, 4.), le pli antéro-temporal (scissure parallèle), si caractéristique du cerveau du singe, est aussi bien, sinon mieux développé que la fissure de Rolando et est plus nettement indiqué que les plis frontaux.

Il me semble, si l’on envisage l’ensemble de ces faits, que l’ordre de l’apparition des plis et des circonvolutions dans le cerveau fœtal humain concorde parfaitement avec la doctrine générale de l’évolution et avec l’hypothèse que l’Homme procède de quelque forme ressemblant au singe, bien qu’on ne puisse douter que cette forme, sous bien des rapports, était différente de tous les Primates actuellement vivants.

Von Baer nous a enseigné, il y a cinquante ans, que, dans le cours de leur développement, les animaux alliés revêtent d’abord les caractères des groupes étendus auxquels ils appartiennent, puis revêtent par degrés les caractères qui les renferment dans les limites d’une famille, d’un genre et d’une espèce ; il a prouvé en même temps qu’aucune phase du développement d’un animal élevé n’est précisément semblable à la condition adulte d’un animal inférieur.

Il est parfaitement correct de dire qu’une grenouille passe par la condition de poisson ; car, à une période de son existence, le têtard a tous les caractères d’un poisson et, s’il ne se développait pas subséquemment, devrait être classé parmi les poissons ; mais il est également vrai que le têtard diffère beaucoup de tous les poissons connus.

De même on peut dire que le cerveau d’un fœtus humain, pendant le cinquième mois de son existence, ressemble non seulement au cerveau d’un singe, mais à celui d’un marmouset ou singe arctopithécin ; car ses hémisphères, avec leurs deux grandes cornes postérieures et sans aucun pli, si ce n’est le pli sylvien et le pli calcarin, présentent tous les caractères trouvés seulement dans le groupe des Primates arctopithécins. Mais il est également vrai, comme le fait remarquer Gratiolet, que, par sa fissure sylvienne largement ouverte, ce cerveau diffère de celui de tous les marmousets actuels. Sans doute, il ressemblerait beaucoup plus au cerveau d’un fœtus avancé de marmouset ; mais nous ignorons complètement quel est le mode de développement du cerveau chez les marmousets. Dans le groupe Platyrrhinin proprement dit, la seule observation que je connaisse a été faite par Pansch qui a trouvé dans le cerveau du fœtus d’un Cebus apella, outre la fissure sylvienne et la profonde scissure calcarine, seulement une fissure antéro-temporale (scissure parallèle de Gratiolet) très peu profonde.

Or, ce fait rapproché de la circonstance que la fissure antéro-temporale est présente chez certains Platyrrhinins, tels que les saimiri, qui possèdent de simples traces de fissure sur la moitié antérieure de l’extérieur des hémisphères cérébraux, ou qui n’en possèdent pas du tout, vient évidemment à l’appui de l’hypothèse de Gratiolet en vertu de laquelle les plis postérieurs apparaissent avant les plis antérieurs dans le cerveau des Platyrrhinins.

Mais il ne s’ensuit en aucune façon que la règle qui s’applique aux Platyrrhinins s’applique aussi aux Catarrhinins. Nous n’avons aucun renseignement relativement au développement du cerveau chez les Cynomorphes ; quant aux Anthropomorphes, nous ne possédons qu’une seule observation, celle faite sur le cerveau du Gibbon, quelque temps avant la naissance, dont nous avons déjà parlé. Nous ne possédons donc actuellement aucun témoignage qui permette de déclarer que les plis du cerveau d’un Chimpanzé ou d’un Orang ne paraissent pas dans le même ordre que les plis du cerveau de l’Homme.

Gratiolet commence sa préface par l’aphorisme : « Il est dangereux dans les sciences de conclure trop vite. » Je crains qu’il n’ait oublié cette excellente maxime au moment où, dans le corps de son ouvrage, il aborde la discussion des différences qui existent entre l’Homme et les singes. Sans aucun doute, l’éminent auteur d’un des travaux les plus remarquables relativement au cerveau des Mammifères aurait été le premier à admettre l’insuffisance de ses données, s’il avait vécu assez longtemps pour profiter des recherches nombreuses faites de toutes parts. Il faut donc infiniment regretter que ses conclusions aient été employées par certaines personnes, inaptes à apprécier les bases sur lesquelles elles reposent, comme des arguments en faveur de l’obscurantisme[80].

En tous cas, que l’hypothèse de Gratiolet sur l’ordre relatif de l’apparition des plis temporaux et frontaux soit fondée ou non, il est important de remarquer qu’un fait reste patent : avant l’apparition des plis temporaux ou frontaux, le cerveau du fœtus humain présente des caractères qu’on trouve seulement dans le groupe inférieur des Primates (à l’exception des Lémurs) ; or, c’est exactement ce qui devait arriver si l’Homme procède des modifications graduelles de la même forme que celle d’où sont sortis les autres Primates.


  1. History of India, 1841, vol. I, p. 323. Le père Ripa fait exactement la même remarque à propos des Chinois.
  2. B.-A. Gould. Investigations in the Military and Anthropological Statistics of American Soldiers, 1869, pp. 298-358 ; cet ouvrage contient un grand nombre de mesures de blancs, de noirs et d’Indiens. Sur la Capacité des poumons, p. 471. Voir aussi les tables nombreuses données par le Dr Weisbach, d’après les observations faites par les Drs Scherzer et Schwarz, dans le Voyage de la Novara : Partie anthropologique, 1867.
  3. Voir, par exemple, la description du cerveau d’une femme Boschiman donnée par M. Marshall (Philos. Transactions, 1864, p. 519).
  4. Wallace, The Malay Archipelago, vol. II, 1869, p. 178.
  5. M. Pouchet (Pluralité des races humaines, 1864) fait remarquer, au sujet des figures des fameuses cavernes égyptiennes d’Abou-Simbel, que, malgré toute sa bonne volonté, il n’a pu reconnaître les représentants des douze ou quinze nations que quelques savants prétendent distinguer. On ne constate même pas, pour les races les plus accusées, cette unanimité qu’on était en droit d’attendre d’après ce qui a été écrit à ce sujet. Ainsi MM. Nott et Gliddon (Types of Mankind, p. 148) assurent que Rameses II, ou le Grand, a de superbes traits européens, tandis que Knox, autre partisan convaincu de la distinction spécifique des races humaines (Races of Man, 1850, p. 201), parlant du jeune Memnon (le même personnage que Rameses II, comme me l’apprend M. Birch), insiste, de la manière la plus positive, sur l’identité de ses traits avec ceux des Juifs d’Anvers. J’ai examiné au British Museum, avec deux personnes attachées à l’établissement et juges des plus compétents, la statue d’Aménophis III, et nous tombâmes d’accord qu’il avait un type nègre des plus prononcés ; MM. Nott et Gliddon (op. cit., 146, fig. 53) le considèrent, au contraire, comme un « hybride, mais sans aucun mélange nègre ».
  6. Cité par Nott et Gliddon (op. cit., p. 439). Ils ajoutent des preuves à l’appui, mais C. Vogt pense que le sujet réclame de nouvelles recherches.
  7. Diversity of Origin of the Human Races, dans Christian Examiner, juillet 1850.
  8. Transact. Roy. Soc. of Edinburgh, vol. XXII, 1861, p. 567.
  9. Broca, Phén. d’hybridité dans le genre Homo.
  10. Voir l’intéressante lettre de M.-T. A. Murray, dans Anthropolog. Review, avril 1868, p. LIII. Dans cette lettre, M. Murray réfute l’assertion du comte Strzelecki, qui prétend que les femmes australiennes qui ont eu des enfants avec des hommes blancs deviennent ensuite stériles avec les hommes de leur propre race. M. de Quatrefages (Revue des Cours scientifiques, mars 1869, p. 239) a aussi recueilli des preuves nombreuses tendant à prouver que les croisements entre Australiens et Européens ne sont point stériles.
  11. An Examination of prof. Agassiz’s sketch of the Nat. Provinces of the Animal World, Charleston, 1855, p. 44.
  12. Le Dr Rohlfs m’écrit que les races du Sahara sont très fécondes ; ces races résultent d’un mélange d’Arabes, de Berbères et de nègres, appartenant à trois tribus. D’un autre côté, M. Winwood Reade m’apprend que, bien qu’ils admirent beaucoup les blancs et les mulâtres, les nègres de la Côte d’Or ont pour principe que les mulâtres ne doivent pas se marier les uns avec les autres, car il ne résulte de ces mariages qu’un petit nombre d’enfants maladifs. Cette croyance, comme le fait remarquer M. Reade, mérite toute notre attention, car les blancs ont habité la Côte d’Or depuis plus de quatre cents ans, et, par conséquent, les indigènes ont eu amplement le temps de juger par l’expérience.
  13. B.-A. Gould, Military and Anthropol. Statistics of American Soldiers, 1869, p. 319.
  14. La Variation des animaux et plantes, etc., vol. II, p, 117. Je dois ici rappeler au lecteur que la stérilité des espèces croisées n’est pas une qualité spécialement acquise ; mais que, comme l’inaptitude qu’ont certains arbres à être greffés les uns sur les autres, elle dépend de l’acquisition d’autres différences. La nature de ces différences est inconnue, mais elles se rattachent surtout au système reproducteur, et beaucoup moins à la structure externe ou à des différences ordinaires de la constitution. Un élément qui paraît important pour la stérilité des espèces croisées résulte de ce que l’une ou toutes deux ont été depuis longtemps habituées à des conditions fixes ; or, le changement dans les conditions exerçant une influence spéciale sur le système reproducteur, nous avons d’excellentes raisons pour croire que les conditions fluctuantes de la domestication tendent à éliminer cette stérilité si générale dans les croisements d’espèces à l’état de nature. J’ai démontré ailleurs (Variation, etc., vol. II, p. 196 ; et Origine des espèces, p. 281) que la sélection naturelle n’a pas déterminé la stérilité des espèces croisées ; nous pouvons comprendre que, lorsque deux formes sont déjà devenues très stériles l’une avec l’autre, il est à peine possible que leur stérilité puisse s’augmenter par la persistance et la conservation des individus de plus en plus stériles ; car, dans ce cas, la progéniture ira en diminuant, et, finalement, il n’apparaîtra plus que des individus isolés et à de rares intervalles. Mais il y a encore un degré de plus haute stérilité. Gärtner et Kölreuter ont tous deux prouvé que, chez des genres de plantes comprenant de nombreuses espèces, on peut établir une série de celles qui, croisées, donnent de moins en moins de graines, jusqu’à d’autres qui n’en produisent jamais une seule, bien qu’elles soient affectées par le pollen de l’autre espèce, puisque le germe s’enfle. Il est donc ici impossible que la sélection s’adresse aux individus les plus stériles qui ont déjà cessé de produire des graines, de sorte que l’apogée de la stérilité, lorsque le germe est seul affecté, ne peut résulter de la sélection. Cet apogée, et sans doute les autres degrés de la stérilité, sont les résultats fortuits de certaines différences inconnues dans la constitution du système reproducteur des espèces croisées.
  15. La Variation des animaux, etc., vol. II, p. 99.
  16. M. de Quatrefages (Anthropolog. Review, janv. 1869, p. 22) a publié quelques pages intéressantes sur les succès et l’énergie des Paulistas du Brésil, qui sont une race très croisée de Portugais et d’Indiens, avec mélange de quelques autres races.
  17. Chez les indigènes de l’Amérique et de l’Australie, par exemple. Le professeur Huxley (Transact. Internat. Congress of Prehist. Arch., 1868, p. 103) a signalé que les crânes de beaucoup d’Allemands du Sud et de Suisses sont « aussi courts et aussi larges que ceux des Tartares », etc.
  18. Ce sujet est fort bien discuté dans Waitz (Introduction à l’Anthropologie). J’ai emprunté quelques-uns de ces renseignements à H. Tuttle, Origin and Antiquity of Physical Man, Boston, 1866, p. 35.
  19. Plusieurs cas frappants ont été décrits par le professeur Nägeli dans ses Botanische Mittheilungen, vol. II, 1866, p. 294-369. Le professeur Asa Gray a fait des remarques analogues sur quelques formes intermédiaires chez les Composées de l’Amérique du Nord.
  20. Origine des espèces, p. 62.
  21. Professeur Huxley, Fortnightly Review, 1865, p. 275.
  22. Leçons sur l’Homme, p. 498.
  23. Die Racen des Schweines, 1860, p. 16, Vorstudien für Geschichte, etc. Schweineschädel, 1864, p. 104. Pour le bétail, voir M. de Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, 1861, p. 119.
  24. Tylor, Early History of Mankind, 1865. Pour preuves relatives au langage par gestes, voir Lubbock, Prehistoric Times, p. 54, 2e édit., 1860.
  25. H.-M. Westropp, On analogous forms of implements ; Memoirs of Anthrop. Soc. Nilson, The primitive inhabitants of Scandinavia.
  26. Westropp, On Cromlechs, etc., Journal of Ethnological Soc., cité dans Scientific Opinion, p. 3, juin 1869.
  27. Journal of Researches ; Voyage of the Beagle, p. 46.
  28. Prehistoric Times, 1869, p. 571.
  29. Traduit dans Anthropological Review, oct. 1868, 431.
  30. Transact. Internat. Congress of Prehistoric Arch., 1868, pp. 172-175. Broca, Anthropological Review, oct. 1868, p. 410.
  31. Docteur Gerland, Ueber das Aussterben der Naturvölker, p. 82, 1868.
  32. Gerland (op. c., p. 12) cite des faits à l’appui.
  33. Sir H. Holland fait quelques remarques à ce sujet dans Medical Notes and Reflections, 1839, p. 390.
  34. Dans mon Journal of Researches ; Voyage of the Beagle, p. 435, j’ai enregistré plusieurs faits à cet égard ; voir aussi Gerland (op. c., p. 8). Pœppig dit que « le souffle de la civilisation est un poison pour les sauvages ».
  35. Sproat. Scenes and studies of savage Life, 1868, p. 284.
  36. Bagehot, Physics and Politics ; Fortnightly Review, 1er avril 1868, p. 455.
  37. J’emprunte tous ces détails à l’ouvrage de J. Bonwick, The last of the Tasmanians, 1870.
  38. Ces chiffres sont empruntés au rapport du gouverneur de la Tasmanie, sir W. Denison, Varieties of Vice-Regal Life, 1870, vol. I. p. 67.
  39. Bonwick, Daily Life of the Tasmanians, 1870, p. 90 ; The last of the Tasmanians, 1870, p. 386.
  40. Observations on the Aboriginal inhabitants of New Zealand ; publié par ordre du gouvernement, 1859.
  41. Alex. Kennedy, New Zealand, 1873, p. 47.
  42. C.-M. Younge, Life of J.-C. Patteson, 1874 ; voir surtout vol. I, p. 530.
  43. J’ai emprunté les divers faits cités dans ce paragraphe aux ouvrages suivants : Jarves, History of the Hawaïian Islands, 1843, pp. 400-407. Cheever, Life in the Sandwich Islands, 1851, p. 277. Bonwick, Last of the Tasmanians, 1870, p. 378, cite Ruschenberger. Sir L. Belcher, Voyage round the world, 1843, vol. I, p. 272. M. Coan et le Dr Youmans de New-York ont bien voulu me communiquer les recensements que j’ai cités. Dans la plupart des cas, j’ai comparé les chiffres du Dr Youmans avec ceux indiqués dans les divers ouvrages que je viens de citer. Je ne me suis pas servi du recensement de 1850, les chiffres ne me paraissant pas exacts.
  44. The Indian Medical Gazette, 1er nov. 1871, p. 240.
  45. Sur les rapports étroits de parenté entre les habitants des îles Norfolk, voir sir W. Denison, Varieties of Vice Regal Life, vol. I, 1870, p. 410. Pour les Todas, voir l’ouvrage du colonel Marshall, 1873, p. 110. Pour les îles situées sur la côte occidentale de l’Écosse, Dr Mitchell, Edinburgh Medical Journal, mars à juin 1863.
  46. Voir la Variation des animaux, etc., vol, II. (Paris, Reinwald).
  47. La Variation des animaux, etc., vol. II, p. 16.
  48. Voir, pour les détails, Lady Belcher : The Mutineers of the Bounty, 1870 ; Pitcairn Island, publié par ordre de la Chambre des communes, 29 mai 1863. J’emprunte les renseignements suivants sur les habitants des îles Sandwich à M. Coan et à la Honolulu Gazette.
  49. Sur l’Anthropologie (trad. dans Anthropological Review, janv. 1868, p. 38.
  50. The Annals of Rural Bengal, 1868, p. 134.
  51. La Variation, etc., vol. II, p. 182.
  52. Pallas, Act. Acad. Saint-Petersbourg, 1780, part. II, p. 69. Il fut suivi par Rudolphi, dans son Beiträge zur Anthropologie, 1812. On trouve un excellent résumé des preuves dans l’ouvrage de Godron, de l’Espèce, 1859, vol. II, p. 246, etc.
  53. Sir Andrew Smith, cité par Knox, Races of Man, 1850, p. 473.
  54. De Quatrefages, Revue des Cours scientifiques, 17 oct., 1868, p. 731.
  55. Livingstone, Travels and Researches in S. Africa, 1857, pp. 329, 338. D’Orbigny, cité par Gordon, de l’Espèce, vol. II, p. 266.
  56. Voir son travail, lu à la Société royale en 1813, et publié en 1818 dans ses Essais. J’ai donné le résumé des idées du Dr Wells dans l’Esquisse historique de l’Origine des espèces. J’ai cité, Variations des Animaux, etc., vol. II, p. 240, 357, divers cas de corrélation entre la couleur et certaines particularités constitutionnelles.
  57. Nott et Gliddon, Types of Mankind (p. 68).
  58. Dans une communication lue à la Société de statistique par le major Tulloch et publiée dans l’Athenœum, 1840, p. 353.
  59. La Pluralité des races humaines, 1864.
  60. De Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, 1861, p. 205. Waitz, Introd. to Anthropology, 1863 (trad. anglaise, I, p. 124). Livingstone signale des cas analogues dans ses Voyages.
  61. Au printemps de 1862, j’avais obtenu du Directeur général du département médical de l’armée la permission de remettre un questionnaire aux chirurgiens des divers régiments en service dans les colonies, mais aucun ne m’est revenu. Voici les remarques que portaient ce questionnaire : « Divers cas bien constatés chez nos animaux domestiques établissent qu’il existe un rapport entre la coloration des appendices dermiques et la constitution ; il est, en outre, notoire qu’il existe quelques rapports entre la couleur des races humaines et le climat qu’elles habitent ; les questions suivantes sont donc dignes d’être prises en considération. Y a-t-il chez les Européens quelque rapport entre la couleur des cheveux, et leur aptitude à contracter les maladies des pays tropicaux ? Les chirurgiens des régiments stationnés dans des régions tropicales insalubres pourraient s’assurer d’abord, comme terme de comparaison, du nombre des hommes bruns ou blonds ou de teinte intermédiaire et douteuse. En même temps, on constaterait quelle est la couleur des cheveux des hommes qui ont eu la fièvre jaune ou la dyssenterie ; dès que ces tableaux comprendraient quelques milliers d’individus, il serait aisé de constater s’il existe quelque rapport entre la couleur des cheveux et une disposition à contracter les maladies tropicales. On ne découvrirait peut-être aucun rapport de ce genre, mais il est bon de s’en assurer. Si on obtenait un résultat positif, il aurait quelque utilité pratique en indiquant le choix à faire dans les hommes destinés à un service particulier. Théoriquement, le résultat aurait un haut intérêt, car il indiquerait comment une race d’hommes, habitant dès une époque reculée un climat tropical malsain, aurait pu acquérir une couleur de plus en plus foncée par la conservation des individus à cheveux ou au teint brun ou noir pendant une longue succession de générations. »
  62. Anthropological Review, janv. 1866, p. 21. Le Dr Sharpe dit aussi par rapport aux Indes (Man a special creation, 1873, p. 118) que quelques médecins ont remarqué que « les Européens à cheveux blonds et à teint clair sont moins exposés aux maladies des climats tropicaux que les personnes à cheveux bruns et à teint foncé ; cette remarque, je crois, est basée sur les faits. » D’autre part, M. Heddle, de la Sierra Leone « qui a vu mourir auprès de lui une si grande quantité de commis », tués par le climat de la côte occidentale d’Afrique, (W. Reade, African Sketch book, vol. II, p. 522) a une opinion toute contraire que partage le capitaine Burton.
  63. Man a special creation, 1873, p. 119.
  64. Variations des plantes et des animaux, etc., vol. II, pp. 336, 337. (Paris, Reinwald).
  65. Voir Quatrefages (Revue des cours scient., 10 oct. 1868, p. 724), Sur les effets de la résidence en Abyssinie et en Arabie, et d’autres cas analogues. Le docteur Rolle (Der Mensch, seine Abstammung, etc., 1865, p. 99) constate, sur l’autorité de Khanikof, que la plupart des familles allemandes établies en Georgie ont acquis, dans le cours de deux générations, des cheveux et des yeux noirs. M. D. Forbes m’informe que, suivant la position des vallées qu’habitent les Quichuas, dans les Andes, ils varient beaucoup de couleur.
  66. Harlan, Medical Researches, p. 532. De Quatrefages a recueilli beaucoup de preuves à cet égard, Unité de l’Espèce humaine, 1861, p. 128.
  67. Professeur Schaaffhausen, traduit dans Anthropological Review, oct. 1868, p. 429.
  68. M. Catlin (North American Indians, 3e édit., 1842, vol. I, p. 49) constate que, dans toute la tribu des Mandans, il y a environ un individu sur dix ou douze de tout âge et des deux sexes, qui a des cheveux gris argenté héréditaires. Ces cheveux sont gros et aussi durs que les poils de la crinière d’un cheval, tandis que ceux qui sont autrement colorés sont fins et doux.
  69. Sur l’odeur de la peau, voir Godron, De l’Espèce, vol. II, p. 217. Sur les pores de la peau, docteur Wilckens, Die Aufgaben der landwirth. Zootechnick, 1869, p. 7.
  70. Die Grosshirn-Windungen des Menschen, Abhandlungen der K. Bayerischen Akademie, vol. x, 1868.
  71. Convolutions of the human cerebrum topographically considered, 1866, p. 12.
  72. Notes portant surtout sur la circonvolution du cerveau du Chimpanzé, Proceedings of the Royal Society of Edinburgh, 1865-66.
  73. Flower, On the Anatomy of Pithecia monacus, Proceedings of the Zoological Society, 1862.
  74. Man’s place in Nature, p. 102.
  75. Transactions of the Zoological Society, vol. v, p. 1862.
  76. « Chez tous les singes, les plis postérieurs se développent les premiers ; les plis antérieurs se développent plus tard ; aussi la vertèbre occipitale et la pariétale sont-elles relativement très grandes chez le fœtus. L’homme présente une exception remarquable, quant à l’époque de l’apparition des plis frontaux qui sont les premiers indiqués ; mais le développement général du lobe frontal, envisagé seulement par rapport à son volume, suit les mêmes lois que dans les singes. » Gratiolet, Mémoires sur les plis cérébraux de l’Homme et des Primates, p. 39, tab. IV fig. 3.
  77. Voici les termes mêmes dont s’est servi Gratiolet : « Dans le fœtus dont il s’agit, les plis cérébraux postérieurs sont bien développés, tandis que les plis du lobe frontal sont à peine indiqués. » Toutefois la figure (pl. 4, fig. 3) indique la fissure de Rolando et un des plis frontaux. Néanmoins, M. Alix, Notice sur les travaux anthropologiques de Gratiolet (Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 1868, p. 32), s’exprime ainsi : « Gratiolet a eu entre les mains le cerveau d’un fœtus de Gibbon, singe éminemment supérieur et tellement rapproché de l’orang, que des naturalistes très compétents l’ont rangé parmi les anthropoïdes. M. Huxley, par exemple, n’hésite pas sur ce point. Eh bien ! c’est sur le cerveau d’un fœtus de gibbon que Gratiolet a vu les circonvolutions du lobe temporo-sphénoïdal déjà développées, lorsqu’il n’existe pas encore de plis sur le lobe frontal. Il était donc bien autorisé à dire que, chez l’homme, les circonvolutions apparaissent d’α et ω, tandis que, chez les singes, elles se développent d’ω et α. »
  78. Ueber die typische Anordnung der Furchen und Windungen auf den Grosshirn-Hemisphären des Menschen und der Affen (Archiv. für Anthropologie, vol. III, 1868).
  79. Zur Entwickelungs Geschishte der Furcken und Windungen des Grosshirn-Hemisphären im Fœtus des Menschen (Arch. für Anthropologie, vol. III, 1868).
  80. M. l’abbé Lecomte, par exemple, dans un terrible pamphlet, le Darwinisme et l’origine de l’Homme, 1873.