La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/11

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CHAPITRE XI


INSECTES, SUITE. — ORDRE DES LÉPIDOPTÈRES,
(PAPILLONS ET PHALÈNES).


Cour que se font les papillons. — Batailles. — Bourdonnements. — Couleurs communes aux mâles et aux femelles, ou plus brillantes chez les mâles. — Exemples. — Ces couleurs ne sont pas dues à l’action directe des conditions d’existence. — Couleurs protectrices. — Couleur des phalènes. — Leur étalage. — Perspicacité des Lépidoptères. — Variabilité. — Causes de la différence de coloration entre les mâles et les femelles. — Imitation, couleurs plus brillantes chez les papillons femelles que chez les mâles. — Vives couleurs des chenilles. — Résumé et conclusions sur les caractères secondaires sexuels des insectes. — Comparaison des insectes avec les oiseaux.


La différence de coloration qui existe entre les mâles et les femelles d’une même espèce et entre les espèces distinctes d’un même genre de lépidoptères, est le point sur lequel doit particulièrement porter notre attention. Je compte consacrer à l’étude de cette question la presque-totalité de ce chapitre ; mais je ferai d’abord quelques remarques sur un ou deux autres points. On voit souvent plusieurs mâles poursuivre une même femelle et s’empresser autour d’elle. La cour que se font ces insectes paraît être une affaire de longue haleine, car j’ai fréquemment observé un ou plusieurs mâles pirouetter autour d’une femelle, et ai toujours dû, pour cause de fatigue, renoncer à attendre le dénoûment. M. A. G. Butler m’apprend aussi qu’il a plusieurs fois observé un mâle courtiser une femelle pendant plus d’un quart d’heure ; la femelle refusa obstinément de céder au mâle et finit par se poser sur le sol en repliant ses ailes de façon à échapper à ses obsessions.

Bien que faibles et délicats, les papillons ont des goûts belliqueux, et on a capturé un papillon Grand-Mars[1] dont les bouts des ailes avaient été brisés dans un conflit avec un autre mâle. M. Collingwood a observé les nombreuses batailles que se livrent les papillons de Bornéo, et résume ainsi ses observations : « Ils tourbillonnent l’un autour de l’autre avec la plus grande rapidité et paraissent animés d’une extrême férocité. »

On connaît un papillon, l’Ageronia feronia, qui fait entendre un bruit semblable à celui d’une roue dentée tournant sur un cliquet, bruit qu’on peut percevoir à plusieurs mètres de distance. Je n’ai remarqué ce bruit, à Rio de Janeiro, que lorsque deux individus se poursuivaient en suivant une course irrégulière, de sorte qu’il n’est probablement produit que pendant l’époque de l’accouplement[2].

Quelques phalènes font aussi entendre des sons, le Thecophora fovea mâle, par exemple. Dans deux occasions, M. Buchanan White[3] a entendu un Hylophila prasinana mâle émettre un bruit rapide et perçant ; il croit qu’il le produit comme les cicadés au moyen d’une membrane élastique pourvue d’un muscle. Guenée affirme que le Setina produit un son qui ressemble au tic-tac d’une montre, probablement à l’aide de deux grandes vésicules tympaniformes situées dans la région pectorale ; il ajoute que ces vésicules sont beaucoup plus développées chez le mâle que chez la femelle. Il en résulte que les organes des lépidoptères, en tant qu’ils sont destinés à produire des sons, semblent avoir quelques rapports avec les fonctions sexuelles. Je n’ai pas fait allusion au bruit bien connu produit par le Sphinx tête de mort, car on l’entend ordinairement au moment seulement où cette phalène sort du cocon.

Girard dit qu’une odeur musquée émise par deux espèces de Sphinx est particulière au mâle[4] ; nous trouverons dans les classes supérieures d’animaux beaucoup d’exemples de mâles qui sont seuls odoriférants.

L’admiration qu’inspire l’extrême beauté d’un grand nombre de papillons et de quelques phalènes nous amène à nous demander comment cette beauté a été acquise. Les couleurs et les dessins si variés qui les décorent proviennent-ils simplement de l’action directe des conditions physiques auxquelles ils ont été exposés, sans qu’il en soit résulté pour eux quelque avantage ? Quelle cause inconnue a produit ces variations successives et a conduit à leur accumulation ? La coloration des papillons constitue-t-elle un moyen de protection, ou n’a-t-elle pour objet que l’attraction sexuelle ? Pourquoi, en outre, les mâles et les femelles chez certaines espèces affectent-ils des couleurs si différentes, alors que chez certaines autres espèces ils se ressemblent absolument ? Avant de tenter une réponse à ces questions nous avons un ensemble de faits à exposer.

Chez nos magnifiques papillons anglais, tels que l’amiral, le paon et la grande tortue (Vanessæ), les mâles et les femelles se ressemblent. Il en est de même chez les superbes Héliconides et chez les Danaïdes des tropiques. Mais, chez certains autres groupes tropicaux et chez quelques espèces anglaises, telles que l’Apatura Iris (grand Mars) et l’Anthocaris cardamines (aurore), la coloration des mâles et des femelles diffère tantôt dans une petite mesure tantôt à un point extrême. Aucun langage ne saurait décrire la splendeur de certaines espèces tropicales. Dans un même genre, on rencontre des espèces chez lesquelles les individus des deux sexes présentent des différences extraordinaires ; chez d’autres, au contraire, mâles et femelles se ressemblent absolument. Ainsi, M. Bates, qui m’a communiqué la plupart des faits suivants et qui a bien voulu revoir ce chapitre, connaît, dans l’Amérique méridionale, douze espèces du genre Epicalia dont les mâles et les femelles fréquentent les mêmes localités (ce qui n’est pas toujours le cas chez les Papillons), et, par conséquent, n’ont pas pu être affectés différemment par les conditions extérieures[5]. On compte parmi les plus brillants de tous les papillons les mâles de neuf de ces espèces, et ils diffèrent si complètement des femelles beaucoup plus simples, qu’on classait autrefois ces dernières dans des genres distincts. Les femelles de ces neuf espèces affectent un même type général de coloration ; elles ressemblent également aux mâles et aux femelles de plusieurs genres voisins disséminés dans diverses parties du monde, ce qui nous autorise à conclure que ces neuf espèces, et probablement toutes les autres du même genre, descendent d’une souche ancienne, qui probablement affectait à peu près la même coloration. La femelle de la dixième espèce affecte la même coloration générale, et le mâle lui ressemble ; aussi est-il beaucoup moins brillant que les mâles des espèces précédentes avec lesquels il fait un contraste frappant. Les femelles de la onzième et de la douzième espèces dévient du type de coloration habituelle à leur sexe, et revêtent des couleurs presque aussi brillantes que celles des mâles. Les mâles de ces deux espèces semblent donc avoir transmis leurs vives couleurs aux femelles ; le mâle de la dixième espèce, au contraire, a conservé ou repris la coloration simple de la femelle et de la forme souche du genre ; dans ces trois derniers cas, les mâles et les femelles en sont arrivés à se ressembler tout en suivant une voie différente pour atteindre cette ressemblance. Dans un genre voisin, Eubagis, les mâles et les femelles de quelques espèces affectent des couleurs simples et se ressemblent beaucoup ; toutefois, dans le plus grand nombre des espèces de ce genre, les mâles revêtent des teintes métalliques éclatantes très-diverses, et diffèrent beaucoup des femelles. Ces dernières conservent dans tout le genre le même type général de coloration, aussi se ressemblent-elles ordinairement plus qu’elles ne ressemblent à leurs propres mâles.

Dans le genre Papilio, toutes les espèces du groupe Æneas, remarquables par leurs couleurs brillantes et fortement contrastées, offrent un exemple de la fréquente tendance à une gradation dans l’étendue des différences entre les sexes. Chez quelques espèces, chez le P. ascanius, par exemple, les mâles et les femelles se ressemblent ; chez d’autres espèces, les mâles sont tantôt un peu plus vivement colorés, tantôt infiniment plus éclatants que les femelles. Le genre Junonia, voisin des Vanesses, offre un cas parallèle, car, bien que, dans la plupart des espèces de ce genre, les mâles et les femelles se ressemblent et soient dépourvus de riches couleurs, on remarque quelques espèces, le J. œnone, par exemple, où le mâle est un peu plus vivement coloré que la femelle, et d’autres (le J. andremiaja, par exemple) où il ressemble si peu à la femelle qu’on pourrait le classer dans une espèce entièrement différente.

M. A. Butler m’a signalé au British Muséum un autre exemple frappant. Les mâles et les femelles d’une espèce de Theclæ de l’Amérique tropicale se ressemblent presque complètement et affectent une étonnante beauté ; mais, chez une autre espèce, dont le mâle affecte des couleurs aussi éclatantes, la femelle a tout le dessus du corps d’un brun sombre uniforme. Nos petits papillons indigènes bleus, appartenant au genre Lycæna, nous offrent, sur les diversités de colorations entre les sexes, des exemples presque aussi parfaits quoique moins extraordinaires. Les mâles et les femelles du Lycæna agestis ont les ailes brunes, bordées de petites taches ocellées de couleur orange ; ils se ressemblent donc. Le L. ægon mâle a les ailes d’un beau bleu, bordées de noir, tandis que les ailes de la femelle sont brunes avec une bordure semblable, et ressemblent beaucoup à celles du L. agestis. Enfin, les L. arion mâles et femelles sont bleus et se ressemblent beaucoup ; les bords des ailes sont toutefois un peu plus sombres chez la femelle, et les taches noires sont plus nettes : chez une espèce indienne qui affecte une coloration bleu brillant, les mâles et les femelles se ressemblent encore davantage.

Je suis entré dans ces quelques détails afin de prouver, en premier lieu, que, chez les papillons, lorsque les mâles et les femelles ne se ressemblent pas, le mâle est, en règle générale, le plus beau et s’écarte le plus du type ordinaire de la coloration du groupe auquel l’espèce appartient. Il en résulte que, dans la plupart des groupes, les femelles des diverses espèces se ressemblent beaucoup plus que ne le font les mâles. Toutefois, dans quelques cas exceptionnels, sur lesquels nous aurons à revenir, les femelles affectent des couleurs encore plus brillantes que ne le sont celles des mâles. En second lieu, les exemples que nous avons cités prouvent que, dans un même genre, on peut souvent observer, entre les mâles et les femelles, toute une série de gradations depuis une identité presque absolue de coloration jusqu’à une différence assez prononcée pour que, pendant longtemps, les entomologistes aient classé le mâle et la femelle dans des genres différents. En troisième lieu, il résulte des faits que nous avons cités que, lorsque le mâle et la femelle se ressemblent beaucoup, cela peut provenir de ce que le mâle a transmis ses couleurs à la femelle, ou de ce qu’il a conservé ou peut-être recouvré les couleurs primitives du genre auquel l’espèce appartient. Il faut aussi remarquer que, dans les groupes où les sexes offrent une certaine différence de coloration, les femelles, jusqu’à un certain point, ressemblent ordinairement aux mâles, de sorte que lorsque ceux-ci atteignent à un degré extraordinaire de splendeur, les femelles présentent presque invariablement aussi un certain degré de beauté. Nous avons vu qu’il existe de nombreux cas de gradation dans l’étendue des différences observées entre les mâles et les femelles ; nous avons aussi fait remarquer qu’un même type général de coloration domine dans l’ensemble d’un même groupe ; ces deux faits nous permettent de conclure que les causes, quelles qu’elles puissent être, qui ont déterminé chez quelques espèces la brillante coloration du mâle seul, et celle des mâles et des femelles à un degré plus ou moins égal chez d’autres espèces, ont été généralement les mêmes.

Les régions tropicales abondent en splendides papillons, aussi a-t-on souvent supposé que ces insectes doivent leur coloration à la température élevée et à l’humidité ; mais M. Bates[6] a comparé divers groupes d’insectes voisins, provenant des régions tempérées et des régions tropicales, et a prouvé qu’on ne pouvait admettre cette hypothèse. Ces preuves, d’ailleurs, deviennent concluantes quand on voit les mâles aux couleurs brillantes et les femelles si simples appartenant à une même espèce, habiter la même région, se nourrir des mêmes aliments, et avoir exactement les mêmes habitudes. Quand le mâle et la femelle se ressemblent, il est même bien difficile de supposer que des couleurs si brillantes, si élégamment disposées, ne soient qu’un résultat inutile de la nature des tissus et de l’action des conditions ambiantes.

Quand, chez les animaux de toutes espèces, la coloration a subi des modifications dans un but spécial, ces modifications, autant que nous en pouvons juger, ont eu pour objet, soit la protection des individus, soit l’attraction entre les individus de sexe opposé. Les surfaces supérieures des ailes des papillons de beaucoup d’espèces affectent des couleurs sombres, qui, selon toute probabilité, leur permettent d’éviter l’observation et, en conséquence, d’échapper au danger. Mais c’est pendant le repos que les papillons sont le plus exposés aux attaques de leurs ennemis, et la plupart des espèces, dans cet état, redressent leurs ailes verticalement sur le dos ; les surfaces inférieures des ailes sont alors seules visibles. Aussi ces dernières, dans beaucoup de cas, sont-elles évidemment colorées de manière à imiter les nuances des surfaces sur lesquelles ces insectes se posent habituellement. Le docteur Rössler est, je crois, le premier qui ait remarqué combien les ailes fermées de quelques Vanesses et d’autres papillons ressemblent à l’écorce des arbres. On pourrait citer une grande quantité de faits analogues très-remarquables. M. Wallace[7] notamment a cité un cas très-intéressant ; il a trait à un papillon commun dans l’Inde et à Sumatra (Kallima), qui disparaît comme par magie dès qu’il se pose sur un buisson ; il cache, en effet, sa tête et ses antennes entre ses ailes fermées, et, dans cette position, la forme, la coloration et les dessins dont sont ornées les ailes de ces papillons ne permettent pas de les distinguer d’une feuille flétrie et de sa tige. Dans quelques autres cas, les surfaces inférieures des ailes revêtues de brillantes couleurs n’en constituent pas moins un moyen de protection ; ainsi, chez le Thecla rubi, les ailes closes sont couleur vert émeraude, ressemblant à celle des jeunes feuilles de la ronce sur laquelle le papillon se pose le plus souvent au printemps. Il est aussi très-remarquable que chez beaucoup d’espèces, dont les mâles et les femelles affichent des colorations très-différentes à la surface supérieure des ailes, la surface inférieure soit absolument identique chez les deux sexes dès que la coloration de cette surface sert de moyen de protection[8],

Bien que les nuances obscures des surfaces supérieures ou inférieures des ailes de beaucoup de papillons servent, sans aucun doute, à les dissimuler, nous ne pouvons cependant pas étendre cette hypothèse aux couleurs brillantes et éclatantes de nombreuses espèces, telles que plusieurs de nos Vanesses, nos papillons blancs des choux (Pieris) ou le grand Papilio à queue d’hirondelle, qui voltige dans les marais découverts, car ces brillantes couleurs rendent tous ces papillons visibles à tous les êtres vivants. Chez ces espèces, le mâle et la femelle se ressemblent ; mais, chez le Gonepteryx rhamni, le mâle est jaune intense, et la femelle jaune beaucoup plus pile ; chez l’Anthocharis cardamines, les mâles seuls ont la pointe des ailes colorée en orange vif. Dans ces cas, mâles et femelles sont également voyants, et on ne peut admettre qu’il y ait le moindre rapport entre leurs différences de coloration et une protection quelconque. Le professeur Weismann[9] fait remarquer qu’une Lycæna femelle étend ses ailes brunes quand elle se pose sur le sol et qu’elle devient alors presque invisible ; le mâle, au contraire, redresse ses ailes quand il se pose, comme s’il comprenait le danger que lui fait courir la brillante coloration bleue qui les recouvre ; ceci prouve, en outre, que la couleur bleue ne peut servir comme moyen de protection. Il est probable, toutefois, que les couleurs éclatantes de beaucoup d’espèces constituent pour elles un avantage indirect, en ce que leurs ennemis comprennent de suite que ces insectes ne sont pas bons à manger. Certaines espèces, en effet, ont acquis leur beauté en imitant d’autres belles espèces qui habitent la même localité et jouissent d’une certaine immunité, parce que d’une façon ou de l’autre, elles sont désagréables à leurs ennemis ; il n’en reste pas moins à expliquer la beauté des espèces qui servent de type.

La femelle de notre papillon Aurore, dont nous avons déjà parlé, et celle d’une espèce américaine (Anth. genutia) nous indiquent probablement, ainsi que M. Walsh me l’a fait remarquer, quelle était la coloration primitive des espèces souches du genre ; en effet, les mâles et les femelles de quatre ou cinq espèces très-répandues ont une coloration à peu près semblable. Nous pouvons donc, comme dans plusieurs cas antérieurs, supposer que ce sont les mâles de l’Anth. cardamines et de l’Anth. genutia qui se sont écartés de la coloration ordinaire du genre dont ils font partie. Chez l’Anth. sara de Californie, les extrémités orangées des ailes se sont en partie développées chez la femelle : cette pointe, en effet, est rouge orangé, plus pâle que chez le mâle, et un peu différente sous d’autres rapports. Chez l’Iphias glaucippe, forme indienne voisine, les extrémités des ailes des mâles et des femelles sont également de couleur orange. M. A. Butler m’a fait remarquer que la surface inférieure des ailes de cet Iphias ressemble étonnamment à une feuille de couleur claire ; chez notre espèce anglaise à pointes orangées, la surface inférieure des ailes ressemble à la fleur du persil sauvage, sur lequel cette espèce se pose pendant la nuit[10]. Les raisons qui nous portent à croire que les surfaces inférieures ont été ici colorées dans un but de protection, nous empêchent d’admettre que les ailes ont revêtu des taches rouge orangé brillant dans le même but, surtout quand le mâle seul revêt ce caractère.


La plupart des phalènes restent immobiles, les ailes déployées, pendant la plus grande partie ou même pendant toute la durée du jour ; la surface supérieure des ailes est souvent nuancée et ombrée de la manière la plus extraordinaire pour que ces insectes, ainsi que le fait remarquer M. Wallace, échappent à l’attention de leurs ennemis. Chez la plupart des Bombycidés et des Noctuidés[11], au repos, les ailes antérieures recouvrent et cachent les ailes postérieures ; ces dernières pourraient donc être brillamment colorées sans beaucoup d’inconvénients ; c’est, du reste, ce que l’on remarque chez beaucoup d’espèces des deux familles. Pendant le vol, les phalènes peuvent plus facilement échapper à leurs ennemis ; néanmoins, les ailes postérieures sont alors découvertes et leurs vives couleurs n’ont dû être acquises qu’au prix de quelques risques. Mais voici un fait qui prouve avec quelle prudence on doit accepter des conclusions de ce genre. Le Triphæna commun à ailes inférieures jaunes prend souvent ses ébats dans la soirée ou même pendant le jour ; la couleur claire de ses ailes postérieures le rend alors très-apparent. Il semblerait qu’il y ait là une source de danger ; M. Jenner Weir croit, au contraire, que cette disposition est un moyen efficace qui leur permet d’échapper au danger ; les oiseaux, en effet, piquent ces surfaces mobiles et brillantes au lieu de saisir le corps de l’insecte, M. Weir, pour s’en assurer, introduisit dans une volière un vigoureux Triphæna pronuba, qui fut aussitôt pourchassé par un rouge-gorge ; mais l’attention de l’oiseau se porta sur les ailes brillantes de l’insecte et l’oiseau ne parvint à le capturer qu’après une cinquantaine de tentatives inutiles ; il n’avait réussi jusque-là qu’à arracher successivement des fragments des ailes. Il renouvela la même expérience en plein air avec un T. fimbria et une hirondelle ; mais il est probable que, dans ce cas, la grosseur de la phalène a contribué à en faciliter la capture[12]. Ces expériences nous rappellent un fait constaté par M. Wallace[13] ; le savant naturaliste a remarqué que, dans les forêts du Brésil et des îles de la Malaisie, un grand nombre de papillons communs et richement ornés ont un vol très-lent, malgré la grandeur démesurée de leurs ailes ; souvent, ajoute-t-il, « les ailes des papillons sont trouées et déchirées, comme s’ils avaient été saisis par des oiseaux auxquels ils ont pu échapper ; si les ailes avaient été plus petites relativement au corps, il est probable que l’insecte aurait été plus fréquemment frappé dans une partie vitale ; l’augmentation de la surface des ailes constitue donc indirectement une condition avantageuse. »


Étalage. — Les brillantes couleurs des papillons et de quelques phalènes sont tout spécialement disposées pour que l’insecte puisse en faire montre. Les couleurs brillantes ne sont pas visibles la nuit ; or il n’est pas douteux que, prises dans leur ensemble, les phalènes sont bien moins ornées que les papillons qui sont tous diurnes. Toutefois les membres de certaines familles, telles que les Zygænides, divers Sphingides, les Uranides, quelques Arctiides et quelques Saturnides, voltigent pendant le jour ou le soir au crépuscule, et presque toutes ces espèces revêtent des couleurs beaucoup plus brillantes que les espèces rigoureusement nocturnes. On connaît cependant quelques espèces à couleurs éclatantes[14] qui appartiennent à cette catégorie nocturne, mais ce sont là des cas exceptionnels.

Nous avons d’autres preuves à l’appui. Ainsi que nous l’avons fait remarquer, les papillons au repos portent les ailes relevées ; mais, pendant qu’ils se chauffent au soleil, ils les abaissent et les redressent alternativement, et exposent ainsi les deux surfaces aux regards ; bien que la surface inférieure soit souvent teintée de couleurs sombres, comme moyen de protection, elle est, chez beaucoup d’espèces, aussi richement colorée que la surface supérieure, et parfois d’une manière toute différente. Chez quelques espèces tropicales, la surface inférieure des ailes est parfois plus brillante que la surface supérieure[15]. Chez l’Argynnis aglaia, la surface inférieure est seule décorée de disques argentés brillants. Toutefois, en règle générale, la surface supérieure de l’aile, qui est probablement la plus complètement exposée et la plus en évidence, affecte des couleurs plus éclatantes et plus variées que la surface inférieure. C’est donc cette dernière qui fournit d’ordinaire aux entomologistes le caractère le plus utile pour découvrir les affinités des diverses espèces. Fritz Müller m’apprend que trois espèces de Castnia fréquentent les environs de la maison qu’il habite dans le sud du Brésil ; chez deux de ces espèces les ailes postérieures affectent des couleurs sombres et sont toujours recouvertes par les ailes antérieures, quand le papillon est au repos ; chez la troisième espèce, au contraire, les ailes postérieures noires sont admirablement tachetées de blanc et de rouge, et le papillon au repos a toujours soin de les étaler. Je pourrais citer d’autres cas analogues.

Or, si on envisage l’immense groupe des phalènes, qui d’après M. Stainton n’exposent pas ordinairement au regard la surface inférieure de leurs ailes, il est très-rare que cette surface soit plus brillamment colorée que la surface supérieure. On peut cependant signaler quelques exceptions réelles ou apparentes à cette règle : l’Hypopyra, par exemple[16]. M. R. Trimen m’apprend que M. Guenée, dans son magnifique ouvrage, a représenté trois phalènes chez lesquelles la surface inférieure des ailes est de beaucoup la plus brillante. Chez le Gastrophora australien, notamment, la surface supérieure de l’aile antérieure affecte une teinte gris ochreux pâle, tandis que la surface inférieure est ornée d’un magnifique ocelle bleu cobalt, situé au centre d’une tache noire, entourée de jaune orangé, et ensuite de blanc bleuâtre. Mais on ne connaît pas les habitudes de ces trois phalènes, nous ne pouvons par conséquent entrer dans aucune explication sur leur coloration extraordinaire. M. Trimen me fait aussi remarquer que la surface inférieure des ailes, chez certaines autres Géométrides[17] et chez certaines Noctuées quadrifides, est plus variée et plus brillante que la surface supérieure ; mais quelques-unes de ces espèces ont l’habitude de « redresser complètement leurs ailes sur le dos, et de les tenir longtemps dans cette position » ; elles exposent donc ainsi la surface inférieure aux regards. D’autres espèces ont l’habitude de soulever légèrement leurs ailes de temps à autre quand elles reposent sur le sol ou sur l’herbe. La vive coloration de la surface inférieure des ailes de certaines phalènes n’est donc pas une circonstance aussi anormale qu’elle le paraît tout d’abord. Les Saturnides comptent quelques phalènes admirables, dont les ailes sont décorées d’élégants ocelles ; M. F. W. Wood[18] fait observer que quelques-uns des mouvements de ces phalènes se rapprochent de ceux des papillons ; « par exemple, le léger mouvement d’oscillation de haut en bas qu’elles impriment à leurs ailes, comme pour les étaler, mouvement qu’on observe plus souvent chez les lépidoptères diurnes que chez les lépidoptères nocturnes. »

Il est singulier que, contrairement à ce qui se présente si fréquemment chez les papillons revêtus de vives couleurs, la coloration des mâles et des femelles soit identique chez nos phalènes indigènes et, autant que je puis le savoir, chez presque toutes les espèces étrangères pourvues de vives couleurs. Toutefois on assure que, chez une phalène américaine, le Saturnia Io, le mâle a les ailes antérieures jaune foncé, tacheté de rouge pourpre, tandis que les ailes de la femelle sont brun pourpre rayé de lignes grises[19]. En Angleterre, les phalènes qui diffèrent de couleur suivant le sexe sont toutes brunes ou offrent diverses nuances jaune pâle et même presque blanches. Chez plusieurs espèces, appartenant à des groupes qui généralement prennent leur vol dans l’après-midi, les mâles sont plus foncés que les femelles[20]. D’autre part, M. Stainton assure que, dans beaucoup de genres, les mâles ont les ailes postérieures plus blanches que celles de la femelle — l’Agrotis exclamationis, par exemple. Chez l’Hepialus humuli la différence est encore plus tranchée ; les mâles sont blancs et les femelles jaunes avec des taches foncées[21]. Il est probable que, dans ces cas, les mâles sont devenus plus brillants que les femelles pour que ces dernières les aperçoivent plus facilement dans le crépuscule.

Il est donc impossible d’admettre que les brillantes couleurs des papillons et de certaines phalènes aient ordinairement été acquises comme moyen de protection. Nous avons vu que les brillantes couleurs et que les dessins élégants qui ornent les ailes des lépidoptères sont disposés de telle sorte qu’il semble que ces insectes ne songent qu’à en faire étalage. J’incline donc à penser que les femelles préfèrent généralement les mâles les plus brillants qui les séduisent davantage ; car, dans toute autre hypothèse, nous ne voyons aucune raison qui puisse motiver une si magnifique ornementation. Nous savons que les fourmis et que certains lamellicornes sont susceptibles d’attachement réciproque, et que les premières reconnaissent leurs camarades après un intervalle de plusieurs mois. Il n’est donc pas impossible que les lépidoptères, qui occupent sur l’échelle animale une position à peu près égale à celle de ces insectes, possèdent des facultés mentales suffisantes pour admirer les belles couleurs. Ils reconnaissent certainement les fleurs à la couleur. Le Sphinx (oiseau-mouche) découvre à une grande distance un bouquet de fleurs placé au milieu d’un vert feuillage, et deux de mes amis m’ont assuré qu’ils ont vu à plusieurs reprises des phalènes s’approcher des fleurs peintes sur les murs d’une chambre et essayer en vain d’y insérer leur trompe. D’après Fritz Müller, certaines espèces de papillons des parties méridionales du Brésil ont des préférences marquées pour certaines couleurs ; il a remarqué que ces papillons visitent très-souvent les fleurs rouge brillant de cinq ou six genres de plantes, mais qu’ils ne visitent jamais les fleurs blanches ou jaunes d’autres espèces des mêmes genres ou de genres différents cultivées dans le même jardin ; j’ai reçu plusieurs confirmations de ce fait. M. Doubleday affirme que le papillon blanc commun s’abat souvent sur un morceau de papier blanc gisant sur le sol, le prenant sans doute pour un de ses semblables. M. Collingwood[22] a remarqué que, dans l’archipel Malais, où il est si difficile de capturer certains papillons, il suffit de piquer, bien en évidence sur une branche, un individu mort, pour arrêter dans son vol étourdi un insecte de la même espèce, et pour l’amener à portée du filet, surtout s’il appartient au sexe opposé.

La cour que se font les papillons est, comme nous l’avons déjà fait remarquer, une affaire de longue haleine. Les mâles se livrent quelquefois de furieux combats, et on en voit plusieurs poursuivre une même femelle et s’empresser autour d’elle. Si donc les femelles n’ont pas de préférence pour tel ou tel mâle, l’accouplement n’est plus qu’une affaire de pur hasard, ce qui ne me paraît pas probable. Si, au contraire, les femelles choisissent habituellement ou même accidentellement les plus beaux mâles, les couleurs de ces derniers ont dû devenir graduellement de plus en plus brillantes, et tendre à se transmettre soit aux individus de l’un et l’autre sexe, soit à un seul sexe, selon la loi d’hérédité qui a prévalu. En outre, l’action de la sélection sexuelle aura été facilitée de beaucoup et devient plus intelligible, si on peut se fier aux conclusions qui résultent des preuves de différente nature que nous avons présentées dans le supplément au neuvième chapitre ; c’est-à-dire que le nombre des mâles à l’état de chrysalide, au moins chez un grand nombre de lépidoptères, excède de beaucoup celui des femelles.

Il est cependant quelques faits qui ne concordent pas avec l’opinion que les papillons femelles choisissent les plus beaux mâles ; ainsi, plusieurs observateurs m’ont assuré qu’on rencontre souvent des femelles fraîchement écloses accouplées avec des mâles délabrés, fanés ou décolorés, mais c’est là une circonstance qui résulte presque nécessairement du fait que les mâles sortent du cocon plus tôt que les femelles. Chez les lépidoptères de la famille des Bombycidés, les sexes s’accouplent aussitôt après leur sortie de la chrysalide, car la condition rudimentaire de leur bouche s’oppose à ce qu’ils puissent se nourrir. Les femelles, comme plusieurs entomologistes me l’ont fait remarquer, restent dans un état voisin de la torpeur, et ne paraissent exercer aucun choix parmi les mâles. C’est le cas du ver à soie ordinaire (Bombyx mori), comme me l’ont appris des éleveurs du continent et de l’Angleterre. Le docteur Wallace, qui a une longue expérience de l’élevage du B. cynthia, assure que les femelles ne font aucun choix et ne manifestent pas de préférences. Il a élevé environ 300 de ces insectes dans un même local, et il a souvent constaté que les femelles les plus vigoureuses s’accouplent avec des mâles rabougris. Le contraire paraît se présenter rarement ; les mâles les plus vigoureux dédaignent les femelles faibles et s’adressent de préférence à celles qui sont douées de plus de vitalité. Néanmoins les bombycidés, bien qu’affectant des couleurs obscures, n’en sont pas moins beaux, grâce à leurs teintes élégantes admirablement fondues.

Jusqu’à présent je ne me suis occupé que des espèces dont les mâles sont plus brillamment colorés que les femelles, et j’ai attribué leur beauté au fait que les femelles, pendant de nombreuses générations, ont choisi les mâles les plus attrayants pour s’accoupler avec eux. Mais il arrive parfois, rarement il est vrai, que l’on rencontre des espèces chez lesquelles les femelles sont plus brillantes que les mâles ; je crois, dans ce cas, que les mâles ont choisi les plus belles femelles et ce choix, exercé pendant de nombreuses générations, a contribué à augmenter leur beauté. Nous ne saurions dire pourquoi, dans les diverses classes d’animaux, les mâles de quelques espèces ont choisi les plus belles femelles au lieu de se contenter de n’importe quelle femelle, règle générale dans le règne animal ; mais si, contrairement à ce qui arrive d’ordinaire chez les lépidoptères, les femelles étaient beaucoup plus nombreuses que les mâles, il en résulterait que ces derniers choisiraient évidemment les plus belles femelles. M. Butler m’a montré, au British muséum, plusieurs espèces de Callidryas où les femelles égalent, surpassent même le mâle en beauté ; les femelles seules, en effet, ont les ailes bordées d’une frange cramoisie et orange tachetée de noir. Les mâles de ces espèces se ressemblent étroitement, ce qui prouve que, dans ce cas, les femelles ont subi des modifications ; dans les cas, au contraire, où les mâles sont plus brillants, ils ont été modifiés, et les femelles se ressemblent beaucoup.

On observe, en Angleterre, quelques cas analogues mais moins tranchés. Les femelles seules, chez deux espèces de Thécla, portent une tache pourpre ou orange sur leurs ailes antérieures. Les Hipparchia mâles et les femelles ne diffèrent pas beaucoup. Toutefois, le H. janira femelle porte une tache brune remarquable sur les ailes et les femelles de quelques autres espèces affectent des couleurs plus brillantes que les mâles. En outre, les femelles du Colias edusa et du C. hyale portent des taches oranges ou jaunes sur le bord noir de l’aile, taches représentées chez les mâles par de petites bandes ; le Pieris femelle porte sur les ailes antérieures des taches noires qui n’existent ordinairement pas chez le mâle. Presque toujours le papillon mâle supporte la femelle pendant l’accouplement, mais, chez les espèces que nous venons de citer, c’est la femelle qui supporte le mâle ; de sorte que le rôle que jouent les deux sexes est interverti, de même que leur beauté relative. Dans presque tout le règne animal, les mâles jouent ordinairement le rôle le plus actif dans la cour que se font les animaux et la beauté des mâles semble avoir augmenté tout justement parce que les femelles choisissent les individus les plus attrayants ; chez ces papillons, au contraire, les femelles jouent le rôle le plus actif, ce qui explique qu’elles sont devenues les plus belles. M. Meldola, à qui j’emprunte les faits qui précèdent, en arrive à la conclusion suivante : « Bien que je ne sois pas convaincu que l’action de la sélection sexuelle ait contribué à la production des couleurs des insectes, il est certain que ces faits viennent à l’appui de l’hypothèse de M. Darwin[23]. »


La variabilité peut seule déterminer l’action de la sélection sexuelle ; il convient donc d’ajouter quelques mots à ce sujet. La coloration n’offre aucune difficulté ; on pourrait, en effet, citer un nombre quelconque de lépidoptères très-variables à ce point de vue. Un exemple suffira. M. Bates m’a montré toute une série de Papilio sesostris et P. childrenæ ; chez cette dernière espèce, l’étendue de la tache verte, magnifiquement émaillée, qui décore les ailes antérieures, la grandeur de la tache blanche ainsi que la bande écarlate des ailes postérieures varient beaucoup chez les mâles ; de sorte qu’on peut constater une énorme différence entre les mâles qui sont le plus ornés et ceux qui le sont le moins. Le P. sesostris mâle, un superbe insecte, est cependant beaucoup moins beau que le P. childrenæ mâle. La grandeur de la tache verte sur les ailes antérieures et la présence accidentelle d’une petite bande écarlate sur les ailes postérieures, tache empruntée à ce qu’il semble à la femelle, car la femelle, chez cette espèce, ainsi que chez d’autres appartenant au même groupe des Æneas, porte une bande de couleur, constituent aussi de légères variations chez le P. sesostris mâle. Il n’existe donc que des différences insensibles entre les P. sesostris les plus brillants et les P. childrenæ qui le sont le moins ; en outre, il est évident qu’en ce qui concerne la variabilité simple, il n’y aurait aucune difficulté à augmenter, à l’aide de la sélection et d’une manière permanente, la beauté de l’une ou de l’autre espèce. La variabilité, dans ce cas, ne porte que sur le sexe mâle, mais MM. Wallace et Bates ont démontré[24] qu’il existe d’autres espèces chez lesquelles les femelles sont très-variables, tandis que les mâles restent presque constants. J’aurai, dans un chapitre futur, l’occasion de démontrer que les taches splendides en forme d’yeux ou ocelles, qui décorent si fréquemment les ailes de beaucoup de lépidoptères, sont éminemment variables. Je puis ajouter que ces ocelles présentent une difficulté à l’hypothèse de la sélection sexuelle, car, bien qu’ils constituent pour nous un ornement, ils ne sont jamais présents chez un sexe et complètement absents chez l’autre ; en outre, ils ne diffèrent jamais beaucoup chez les mâles et les femelles[25]. Il est impossible, dans l’état actuel de la science, d’expliquer ce fait ; mais, si l’on vient plus tard à prouver que la formation d’un ocelle provient, par exemple, de quelques modifications dans les tissus des ailes se produisant à une période très-précoce du développement, les lois de l’hérédité nous enseignent que ce changement se transmet aux deux sexes, bien qu’il n’atteigne toute sa perfection que chez un sexe seul.

En résumé, malgré de sérieuses objections, on peut conclure que la plupart des lépidoptères ornés de brillantes couleurs, doivent ces couleurs à la sélection sexuelle ; il faut excepter certaines espèces qui semblent avoir acquis une coloration très-apparente comme moyen de protection ; nous en parlerons plus loin. L’ardeur du mâle, et cela est vrai pour tout le règne animal, le porte généralement à accepter volontiers une femelle quelle qu’elle soit, c’est donc habituellement celle-ci qui exerce un choix. En conséquence, si la sélection sexuelle a contribué, dans une mesure quelconque à la création de ces ornements, les mâles, au cas de différences entre les deux sexes, doivent être les plus richement colorés ; or, c’est incontestablement la règle générale. Lorsque les mâles et les femelles se ressemblent et sont aussi brillants l’un que l’autre, les caractères acquis par les mâles paraissent avoir été transmis aux femelles. Des cas de gradations insensibles, dans les limites mêmes d’un seul genre, entre des différences extraordinaires de coloration chez le mâle et la femelle et une identité complète sous ce rapport, nous conduisent à cette conclusion.

Mais ne peut-on expliquer autrement que par la sélection sexuelle ces différences de coloration ?

On sait que les mâles et les femelles d’une même espèce de papillons fréquentent, dans certains cas[26], des stations différentes ; les premiers aiment à se baigner pour ainsi dire dans les rayons du soleil, les secondes affectionnent les forêts les plus sombres. Il est donc possible que ces conditions d’existence si différentes aient exercé une action directe sur les mâles et les femelles ; mais cela est peu probable[27], car ils ne sont ainsi exposés à des conditions différentes que pendant leur état adulte dont la durée est très-courte ; les conditions de leur existence, à l’état de larve, étant pour tous deux les mêmes. M. Wallace attribue la différence qu’on observe entre les mâles et les femelles, non pas tant à une modification des mâles qu’à l’acquisition par les femelles, dans presque tous les cas, de couleurs ternes comme moyen de protection. Il me semble plus probable, au contraire, que, dans la majorité des cas, les mâles seuls ont acquis leurs vives couleurs grâce à la sélection sexuelle et que les femelles n’ont subi presque aucune modification. Ceci nous explique pourquoi les femelles d’espèces distinctes mais voisines se ressemblent beaucoup plus que ne le font les mâles. Les femelles ont donc conservé, dans une certaine mesure, la coloration primitive de l’espèce parente du groupe auquel elles appartiennent. Toutefois elles n’en ont pas moins subi certaines modifications, car quelques-unes des variations successives, dont l’accumulation a embelli les mâles, doivent leur avoir été transmises. J’admets cependant que les femelles seules de certaines espèces ont pu se modifier comme moyen de protection. Les mâles et les femelles d’espèces voisines mais distinctes ont dû, généralement aussi, se trouver exposés, pendant la longue durée de leur existence à l’état de larve, à des conditions différentes, qui ont pu les affecter ; mais, chez les mâles, un léger changement de coloration provenant d’une semblable cause doit disparaître le plus souvent sous les nuances brillantes déterminées par l’action de la sélection sexuelle. J’aurai à discuter dans son ensemble, en traitant des oiseaux, la question de savoir si les différences de coloration qui existent entre les mâles et les femelles proviennent de ce que les mâles ont été modifiés par la sélection sexuelle dans le but d’acquérir de nouveaux ornements, ou de ce que les femelles l’ont été par la sélection naturelle dans un but de protection ; je me bornerai donc ici à présenter quelques remarques.

Dans tous les cas où prévaut la forme la plus commune de l’hérédité égale chez les deux sexes, la sélection des mâles brillamment colorés tend à produire des femelles d’égale beauté ; d’autre part, la sélection des femelles revêtues de teintes sombres tend à la production de mâles revêtus aussi de teintes sombres. Les deux sélections appliquées simultanément tendent donc à se neutraliser ; le résultat final dépend, en conséquence, des individus qui laissent le plus grand nombre de descendants, soit les femelles, parce qu’elles sont mieux protégées par des teintes obscures, soit les mâles, parce que leurs couleurs brillantes leur procurent un plus grand nombre de femelles.

M. Wallace, pour expliquer la fréquente transmission des caractères à un seul sexe, croit pouvoir affirmer que la sélection naturelle peut substituer à la forme la plus commune de l’égale hérédité par les deux sexes, l’hérédité portant sur un sexe seul ; mais je ne peux découvrir aucun témoignage en faveur de cette hypothèse. Nous savons, d’après ce qui se passe chez les animaux réduits en domesticité, que des caractères nouveaux paraissent souvent qui, dès l’abord, sont transmis à un sexe seul. La sélection de semblables variations permettrait évidemment de donner des couleurs brillantes aux mâles seuls et, en même temps ou subséquemment, des couleurs sombres aux femelles seules. Il est probable que les femelles de certains papillons et de certaines phalènes ont de cette façon acquis, dans un but de protection, des couleurs sombres, bien différentes de celles des mâles.

Je suis d’ailleurs peu disposé à admettre, en l’absence de preuves directes, qu’une double sélection, dont chacune exige la transmission de nouveaux caractères à un sexe seul, ait pu se produire chez un grand nombre d’espèces, c’est-à-dire que les mâles soient devenus toujours plus brillants parce qu’ils l’emportent sur leurs rivaux, et les femelles toujours plus sombres parce qu’elles échappent à leurs ennemis. Le mâle du papillon jaune commun (Gonepteryx), par exemple, est d’un jaune beaucoup plus intense que la femelle, bien que celle-ci soit presque aussi apparente ; on ne peut donc guère admettre, dans ce cas, que la femelle ait revêtu ses couleurs claires comme moyen de protection ; tandis qu’il est très-probable que le mâle ait acquis ses brillantes couleurs comme moyen d’attraction sexuelle. La femelle de l’Anthocharis cardamines, privée des superbes taches orangées qui décorent les pointes des ailes du mâle, ressemble beaucoup, par conséquent, aux papillons blancs (Pieris) si communs dans nos jardins ; mais nous n’avons aucune preuve que cette ressemblance lui procure un avantage. Au contraire, comme elle ressemble aux mâles et aux femelles de plusieurs espèces du même genre répandues dans diverses parties du monde, il est plus probable qu’elle a simplement conservé dans une large mesure ses couleurs primitives.

En résumé, diverses considérations nous amènent à conclure que, chez le plus grand nombre de lépidoptères à couleurs éclatantes, c’est le mâle qui a été principalement modifié par la sélection sexuelle ; l’étendue des différences qui existent entre les sexes dépend de la forme d’hérédité qui a prévalu. Tant de lois et de conditions inconnues régissent l’hérédité, qu’elle nous paraît capricieuse à l’excès dans son action[28] ; il est, cependant, facile de comprendre comment il se fait que, chez des espèces très-voisines, les mâles et les femelles diffèrent chez les unes à un degré étonnant, tandis que chez les autres, ils ont une coloration identique. L’ensemble de toutes les modifications successives constituant une variation se transmet nécessairement par l’entremise de la femelle, un nombre plus ou moins grand de ces modifications peut donc facilement se développer chez elle ; c’est ce qui nous explique que, dans un même groupe, nous observons de nombreuses gradations entre des espèces chez lesquelles les mâles et les femelles présentent des différences considérables, et d’autres espèces chez lesquelles ils se ressemblent absolument. Ces gradations sont beaucoup trop communes pour qu’on puisse supposer que les femelles sont dans un état de transition, et en train de perdre leur éclat dans le but de se protéger, car nous avons toute raison de conclure qu’à un moment quelconque, la plupart des espèces sont dans un état fixe.


Imitation.M. Bates, le premier, dans un remarquable mémoire[29], a exposé et expliqué ce principe ; il a ainsi jeté une grande lumière sur beaucoup de problèmes obscurs. On avait observé antérieurement que certains papillons de l’Amérique du Sud, appartenant à des familles entièrement distinctes, avaient acquis toutes les raies et toutes les nuances des Héliconidés et leur ressemblaient si complètement qu’un entomologiste expérimenté pouvait seul les distinguer les uns des autres. Les Héliconidés conservent la coloration qui leur est habituelle, tandis que les autres s’écartent de la coloration ordinaire des groupes auxquels ils appartiennent ; il est donc évident que ces derniers sont les imitateurs. M. Bates observa, en outre, que les espèces imitatrices sont comparativement rares, tandis que les espèces imitées pullulent à l’excès ; les deux formes se mêlent ensemble. Le fait que les Héliconidés sont si nombreux comme individus et comme espèces, bien qu’ils soient très-beaux et très-apparents, l’amena à conclure que quelque sécrétion ou quelque odeur devait les protéger contre les attaques des oiseaux ; hypothèse confirmée depuis par un ensemble considérable de preuves curieuses fournies surtout par M. Belt[30]. Ces considérations ont conduit M. Bates à penser que les papillons qui imitent l’espèce protégée, ont acquis, grâce à la variation et à la sélection naturelle, leur apparence actuelle si étonnamment trompeuse, dans le but de se confondre avec l’espèce protégée et d’échapper ainsi au danger. Nous n’essayons pas ici d’expliquer les couleurs brillantes des papillons imités, mais seulement celles des imitateurs. Nous nous bornons à attribuer les couleurs des premiers aux mêmes causes générales que dans les cas antérieurement discutés dans ce chapitre. Depuis la publication du mémoire de M. Bates, M. Wallace dans les îles de la Malaisie, M. Trimen dans l’Afrique Australe et M. Riley aux États-Unis, ont observé des faits analogues et tout aussi surprenants[31].

Quelques savants hésitent à croire que la sélection naturelle ait pu déterminer les premières variations qui ont permis une semblable imitation. Il est donc utile de faire remarquer que probablement ces imitations se sont produites il y a longtemps entre des formes dont la couleur n’était pas très-dissemblable. Dans ce cas, une variation même très-légère a dû être avantageuse si elle tendait à rendre une des espèces plus semblable à l’autre ; si, plus tard, la sélection sexuelle ou d’autres causes ont amené de profondes modifications chez l’espèce imitée, la forme imitatrice a dû entrer facilement dans la même voie, à condition que les modifications fussent graduelles, et elle a dû finir ainsi par se modifier de telle façon qu’elle a acquis une apparence et une coloration toutes différentes de celles des autres membres du groupe auquel elle appartient. Il faut aussi se rappeler que beaucoup de Lépidoptères sont sujets à de brusques et considérables variations de couleur. Nous en avons cité quelques exemples dans ce chapitre ; mais il convient, à ce point de vue, de consulter les mémoires originaux de M. Bates et de M. Wallace.

Chez plusieurs espèces, les individus mâles et femelles se ressemblent et imitent les deux sexes d’une autre espèce. Mais, dans le mémoire auquel nous avons fait allusion, M. Trimen cite trois cas extraordinaires : les mâles de l’espèce imitée ont une coloration différente de celle des femelles, et les sexes de la forme imitatrice diffèrent de la même manière. On connaît aussi plusieurs cas où les femelles seules imitent des espèces protégées et brillamment colorées, tandis que les mâles conservent la coloration propre à l’espèce à laquelle ils appartiennent. Il est évident, dans ce cas, que les variations successives qui ont permis à la femelle de se modifier ont été transmises à elle seule. Toutefois il est probable que certaines de ces nombreuses variations successives ont dû être transmises aux mâles et se seraient développées chez eux si ces mâles modifiés n’avaient pas été éliminés par le fait même que ces variations les rendent moins attrayants ; il en résulte que les variations seules strictement limitées aux femelles ont été conservées. Un fait observé par M. Belt[32] confirme ces remarques dans une certaine mesure. Il a remarqué, en effet, que certains leptalides mâles, qui imitent des espèces protégées, n’en conservent pas moins quelques-uns de leurs caractères originaux, qu’ils ont soin, d’ailleurs, de cacher. Ainsi, chez les mâles, « la moitié supérieure de l’aile inférieure est blanc pur, tandis que tout le reste des ailes est barré et tacheté de noir, de rouge et de jaune, comme celles des espèces qu’ils imitent. Les femelles ne possèdent pas cette tache blanche que les mâles dissimulent ordinairement en la recouvrant avec l’aile supérieure ; cette tache leur est donc absolument inutile, ou tout au moins ne peut leur servir que quand ils courtisent les femelles, ils la leur montrent alors pour satisfaire la préférence qu’elles doivent certainement éprouver pour la couleur normale de l’ordre auquel appartiennent les leptalides ».


Couleurs brillantes des Chenilles. — La beauté de beaucoup de papillons m’amena à réfléchir sur les splendides couleurs de certaines chenilles. Dans ce cas, la sélection sexuelle ne pouvait avoir joué aucun rôle ; il me parut donc téméraire d’attribuer la beauté de l’insecte parfait à cette influence, à moins de pouvoir expliquer de façon satisfaisante les vives couleurs de la larve. En premier lieu, on peut observer que les couleurs des chenilles n’ont aucun rapport intime avec celles de l’insecte parfait ; secondement, que les brillantes couleurs des chenilles ne semblent pas pouvoir être un moyen ordinaire de protection. À l’appui de cette remarque, M. Bates m’apprend que la chenille la plus apparente qu’il ait jamais vue (celle d’un Sphinx) vit sur les grandes feuilles vertes d’un arbre dans les immenses plaines de l’Amérique du Sud ; elle a 10 centimètres de longueur ; elle est rayée transversalement de noir et de jaune, et elle a la tête, les pattes et la queue rouge vif. Aussi, attire-t-elle l’attention de quiconque passe à une distance de quelques mètres et doit-elle être remarquée par tous les oiseaux.

Je consultai M. Wallace, qui semble avoir un génie inné pour résoudre les difficultés. Après quelques réflexions, il me répondit : « La plupart des chenilles ont besoin de protection, cela semble résulter du fait que quelques espèces sont armées d’aiguillons ou de poils dont le contact cause une inflammation ; que d’autres sont colorées en vert comme les feuilles qui servent à leur alimentation, et que d’autres, enfin, affectent la couleur des petites branches des arbres sur lesquelles elles vivent. » M. J. Mansel Weale me signale un autre cas de protection : une chenille de l’Afrique Australe, vivant sur le mimosa, fabrique pour l’habiter une gaine qu’il est impossible de distinguer des épines avoisinantes. Ces diverses considérations ont porté M. Wallace à penser que les chenilles à belles couleurs sont protégées par leur goût nauséabond ; mais leur peau est extrêmement tendre et leurs intestins sortent aisément par la blessure, une légère piqûre faite par le bec d’un oiseau leur serait donc fatale. En conséquence, selon M. Wallace, « un mauvais goût serait insuffisant pour protéger la chenille, si quelque signe extérieur n’avertissait son ennemi qu’elle ne ferait qu’une détestable bouchée. » Dans ces circonstances, il est extrêmement avantageux pour la chenille que tous les oiseaux et que les autres animaux reconnaissent immédiatement qu’elle n’est pas bonne à manger. Telle pourrait être l’utilité de ces vives couleurs, qui, acquises par variation, ont contribué à permettre la survivance des individus les plus facilement reconnaissables.

Cette hypothèse paraît, à première vue, très-hardie ; cependant les membres de la Société d’entomologie[33] apportèrent diverses preuves à l’appui. M. J. Jenner Weir, notamment, qui élève un grand nombre d’oiseaux dans sa volière, a fait de nombreuses expériences à cet égard, et il n’a remarqué aucune exception à la règle suivante : les oiseaux dévorent avec avidité toutes les chenilles nocturnes à habitudes retirées et à peau lisse, qui sont vertes comme les feuilles, ou qui imitent les rameaux ; ils repoussent, au contraire, toutes les espèces épineuses et velues, de même que quatre espèces aux couleurs voyantes. Lorsque les oiseaux rejettent une chenille, ils secouent la tête et se nettoient le bec, preuve évidente que le goût de cette chenille leur répugne[34]. M. A. Butler a offert à des lézards et à des grenouilles, très-friands de chenilles, des individus appartenant à trois espèces très-brillantes ; ils les rejetèrent immédiatement. Ces observations confirment l’hypothèse de M. Wallace, c’est-à-dire que certaines chenilles, en vue de leur propre sécurité, ont acquis des couleurs très-apparentes, de façon à être facilement reconnues par leurs ennemis, de même que les droguistes vendent certains poisons dans des bouteilles colorées en vue de la sécurité publique. Toutefois nous ne pouvons pas à présent attribuer à ces causes l’élégante diversité que l’on remarque dans les couleurs de beaucoup de chenilles ; mais une espèce qui, à une période antérieure, aurait acquis des raies ou des taches plus ou moins sombres, soit pour imiter les objets environnants, soit comme conséquence de l’action directe du climat, etc., ne prendrait certainement pas une couleur uniforme quand ces couleurs deviendraient plus brillantes ; en effet, la sélection n’aurait à intervenir dans aucune direction définie s’il s’agissait seulement de rendre une chenille plus brillante.


Résumé et conclusions sur les insectes. — Jetons un coup d’œil en arrière sur les divers ordres d’insectes. Nous avons vu que les caractères des mâles et des femelles diffèrent souvent sans que nous puissions nous expliquer la signification de ces différences. Les organes des sens ou de la locomotion se sont modifiés de façon que les mâles puissent découvrir rapidement les femelles et les atteindre ; plus souvent encore, les mâles sont pourvus de divers appareils qui leur permettent de maintenir la femelle lorsqu’elle est en leur pouvoir. Toutefois ce ne sont pas les différences sexuelles de cette nature qui ont pour nous le plus grand intérêt.

Presque tous les ordres comptent au nombre de leurs membres des mâles, appartenant même à des espèces faibles et délicates, qui sont très-belliqueux ; quelques-uns sont pourvus d’armes destinées à combattre leurs rivaux. La loi du combat n’est cependant pas aussi générale chez les insectes que chez les animaux supérieurs, aussi les mâles ne sont-ils pas souvent plus forts et plus grands que les femelles. Ils sont au contraire ordinairement plus petits, ce qui leur permet de se développer dans un laps de temps moins prolongé et de se trouver prêts en grand nombre lors de l’éclosion des femelles.

Dans deux familles d’Homoptères et dans trois familles d’Orthoptères, les mâles seuls possèdent à l’état actif des organes, qu’on peut qualifier de vocaux. Ces organes sont constamment en usage pendant la saison des amours, non seulement pour appeler les femelles, mais probablement aussi pour les séduire. Quiconque admet l’action de la sélection doit admettre aussi que la sélection sexuelle a amené la production de ces appareils musicaux. Dans quatre autres ordres, les individus appartenant à un sexe, ou plus ordinairement les mâles et les femelles, sont pourvus d’organes aptes à produire divers sons qui, selon toute apparence, ne sont que des notes d’appel. Alors même que les mâles et les femelles possèdent ces organes, les individus aptes à faire le bruit le plus fort et le plus continu doivent trouver à s’accoupler avant ceux qui sont moins bruyants, de sorte que, dans ce cas aussi, la sélection sexuelle a dû probablement déterminer la formation de ces organes. Il est instructif de songer à l’étonnante diversité des moyens que possèdent, pour produire des sons, les mâles seuls ou les mâles et les femelles de six ordres au moins. Ces divers faits nous permettent de comprendre quelle influence a dû exercer la sélection sexuelle pour déterminer des modifications de conformation qui, chez les Homoptères, portent sur des parties importantes de l’organisation.

Les faits signalés dans le dernier chapitre nous autorisent à conclure que les cornes développées chez beaucoup de Lamellicornes mâles et chez quelques autres coléoptères mâles constituent de simples ornements. La petitesse des insectes nous empêche, dans une certaine mesure, d’apprécier à sa juste valeur leur étonnante construction. Le Chalcosoma mâle (fig. 16, p. 325), avec sa cotte de mailles polie et bronzée, et ses grandes cornes complexes, amené aux dimensions d’un cheval ou seulement d’un chien, constituerait certainement un des animaux les plus remarquables du monde.

La coloration des insectes est une question compliquée et obscure. Lorsque le mâle diffère à peine de la femelle, et que ni l’un ni l’autre ne sont brillamment colorés, on peut conclure que les mâles et les femelles ont varié d’une façon à peu près analogue, et que les variations se sont transmises au même sexe, sans qu’il en soit résulté ni avantage ni dommage pour l’individu. Lorsque le mâle affecte une brillante coloration et diffère considérablement de la femelle, comme chez quelques libellules et chez un grand nombre de papillons, il faut probablement attribuer ses couleurs à la sélection sexuelle ; tandis que la femelle a conservé un type primitif ou très-ancien de coloration, légèrement modifié par les influences que nous avons indiquées. Mais quelquefois la femelle seule a acquis des couleurs ternes comme moyen de protection, de même que parfois elle a acquis une riche coloration, de façon à imiter d’autres espèces favorisées habitant la même localité. Lorsque les mâles et les femelles se ressemblent et affectent des teintes sombres, on peut affirmer que, dans une foule de cas, ils ont acquis des teintes de cette nature en vue de se soustraire au danger. Il en est de même pour ceux qui revêtent de vives couleurs, lesquelles les font ressembler à des objets environnants, tels que des fleurs, ou à d’autres espèces protégées, ou qui les protègent indirectement en indiquant à leurs ennemis qu’ils ne sont pas agréables au goût. Dans beaucoup d’autres cas où les mâles et les femelles se ressemblent et affectent d’éclatantes couleurs, surtout lorsque celles-ci sont disposées pour l’étalage, on peut conclure qu’elles ont été acquises par le mâle pour plaire à la femelle à laquelle elles ont ensuite été transmises. Cette hypothèse devient évidente lorsqu’un même type de coloration prévaut dans un groupe et que, chez quelques espèces, la coloration des mâles diffère beaucoup de celle des femelles, tandis que chez d’autres espèces la coloration des mâles et des femelles reste la même ; deux états extrêmes que relient entre eux des gradations intermédiaires.

De même que les mâles ont souvent transmis leurs couleurs brillantes aux femelles, de même aussi plusieurs lamellicornes et d’autres coléoptères mâles leur ont transmis leurs cornes extraordinaires. De même encore les organes vocaux ou instrumentaux propres aux Homoptères et aux Orthoptères mâles ont généralement été transmis aux femelles à l’état rudimentaire, quelquefois même à l’état presque parfait, bien qu’elles ne puissent produire des sons. Il est aussi à remarquer, car ce fait a une importance considérable pour la sélection sexuelle, que les organes destinés à produire les sons stridents ne se développent complètement chez quelques Orthoptères mâles qu’à la dernière mue ; et que, chez les libellules mâles, les couleurs ne s’épanouissent que quelque temps après qu’ils sont sortis de la chrysalide, et qu’ils sont prêts à reproduire.

La sélection sexuelle implique que les individus appartenant à un sexe recherchent et préfèrent les individus les plus beaux appartenant au sexe opposé. Or, chez les insectes, lorsque le mâle ne ressemble pas à la femelle, c’est, à de rares exceptions près, le mâle qui est le plus orné, et s’écarte le plus du type de l’espèce ; en outre, les mâles cherchent les femelles avec plus d’ardeur ; nous avons donc tout lieu de supposer que les femelles choisissent, habituellement ou à l’occasion, les mâles les plus beaux, et que ce choix est la cause principale des brillants ornements de ces derniers. Les mâles possèdent des organes nombreux et singuliers, fortes mâchoires, coussins adhérents, épines, jambes allongées, etc., propres à saisir la femelle, ce qui nous autorise à conclure que l’accouplement présente certaines difficultés et nous autorise à croire que, dans presque tous les ordres, la femelle peut repousser le mâle et doit être partie consentante à l’accouplement. La perspicacité dont sont doués les insectes et l’affection dont ils sont susceptibles les uns pour les autres nous permettent de penser que la sélection sexuelle a joué chez eux un rôle considérable, mais nous n’en avons pas encore la preuve directe, et quelques faits semblent contraires à cette hypothèse. Néanmoins, lorsque nous voyons un grand nombre de mâles poursuivre une même femelle, nous ne pouvons admettre que l’accouplement soit abandonné au simple hasard, que la femelle n’exerce aucun choix et ne se laisse pas influencer par les somptueuses couleurs ou les autres ornements dont le mâle a seul l’apanage.

Si nous admettons que les Homoptères et les Orthoptères femelles apprécient les sons musicaux que font entendre les mâles, et que la sélection sexuelle a perfectionné les divers organes qui les produisent, il est très-probable que d’autres insectes femelles apprécient aussi la beauté des formes et des couleurs, et que, par conséquent, les mâles ont acquis ces qualités pour leur plaire. Mais la coloration est chose si variable, et elle a subi de si nombreuses modifications afin de devenir un agent protecteur pour l’animal, qu’il est extrêmement difficile de déterminer quelle est la proportion des cas où la sélection sexuelle a pu jouer un rôle. Cela est surtout difficile chez les Orthoptères, les Hyménoptères et les Coléoptères, ordres chez lesquels les mâles et les femelles affectent à peu près la même couleur, fait qui nous prive de la meilleure preuve que nous puissions invoquer. Toutefois, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, nous observons parfois dans le groupe considérable des Lamellicornes, que quelques savants placent à la tête de l’ordre des Coléoptères, des preuves d’attachement mutuel entre les sexes ; or, nous trouvons aussi chez quelques espèces de ce groupe des mâles pourvus d’armes pour la lutte sexuelle, d’autres munis de grandes et belles cornes ou d’organes propres à produire des sons stridents, d’autres enfin, ornés de splendides teintes métalliques. Il est donc probable que tous ces caractères ont été acquis par le même moyen, c’est-à-dire par la sélection sexuelle. Les papillons nous offrent une preuve plus directe à cet égard ; les mâles, en effet, s’efforcent parfois d’étaler leurs magnifiques couleurs, et il est difficile de croire qu’ils prendraient cette peine si l’étalage de leurs charmes ne les aidait pas à séduire les femelles.

Lorsque nous étudierons les oiseaux, nous verrons qu’ils présentent une très-grande analogie avec les insectes au point de vue des caractères sexuels secondaires. Ainsi, beaucoup d’oiseaux mâles sont belliqueux à l’excès, et pourvus d’armes spécialement destinées à la lutte avec leurs rivaux. Ils possèdent des organes propres à produire, lors de la période des amours, de la musique vocale et instrumentale. Ils sont souvent décorés de crêtes, d’appendices, de caroncules, des plumes les plus diverses, et enrichis des plus belles couleurs, tout cela évidemment pour en faire parade. Nous aurons à constater que, comme chez les insectes, les mâles et les femelles de certains groupes sont également beaux, et également revêtus des ornements propres d’ordinaire au mâle. Dans d’autres groupes, les mâles et les femelles sont également simples et dépourvus de toute ornementation. Enfin, dans quelques cas anormaux, les femelles sont plus belles que les mâles. Nous aurons à remarquer fréquemment, dans un même groupe d’oiseaux, toutes les gradations depuis l’identité la plus absolue jusqu’à une différence extrême entre les mâles et les femelles. Dans ce dernier cas, nous verrons que, comme chez les insectes, les femelles conservent souvent des traces plus ou moins nettes ou des rudiments de caractères qui appartiennent habituellement aux mâles. Toutes ces analogies qui, à divers égards, se remarquent entre les oiseaux et les insectes sont même singulièrement étroites ; aussi, de quelque manière que l’on explique ces faits dans l’une des classes, cette explication s’applique probablement à l’autre, et, comme nous chercherons à le démontrer plus loin, cette explication peut, presque certainement, se résumer en un seul mot : la sélection sexuelle.


  1. Apatura Iris (Entomologist’s Weekly Intelligencer, 1839, p. 139). Voir, pour les papillons de Bornéo, C. Collingwood, Rumbles of a Naturalist, 1868, p. 183.
  2. Journal of Researches, 1845, p. 33. M. Doubleday (Proc. Entom, Soc., 3 mars 1845, p. 123) a découvert à la base des ailes antérieures un sac membraneux spécial qui joue probablement un rôle dans la production de ce bruit. Pour le Thecophora, voir Zoological Record, 1869, p. 401. Pour les observations de M. Buchanan White, voir The Scottish Naturalist, juillet 1872, p. 214.
  3. The Scottish Naturalist, juillet 1872, p. 213.
  4. Zoological Record, 1869, p. 347.
  5. Bates, Proc. Entom. Soc. of Philadelphia, 1865, p. 200. M. Wallace, sur le Diadema (Trans. Entom. Soc. of London, 1869, p. 278).
  6. The Naturalist on the Amazons, vol. I, 1863, p. 19.
  7. Westminster Review, juillet 1867 p. 10. M. Wallace a donné une figure du Kallima dans Hardwicke Science Gossip, 1867, p. 196.
  8. M. G. Fraser, Nature, avril 1871, p. 489.
  9. Einfluss der Isolirung auf die Artbildung, 1872, p. 58.
  10. Voir les intéressantes observations de M. T.-W Wood (The Student, sept. 1868, p. 81.)
  11. M. Wallace, dans Hardwicke, etc., sept. 1867, p. 193.
  12. M. Weir, Transact. Ent. Soc., 1869, p. 23.
  13. Westminster Review, juillet 1867, p. 16.
  14. Le Lithosia, par exemple ; mais le professeur Westwood (Modern Class., etc., vol. II, p. 390) paraît surpris du cas. Sur les couleurs relatives des Lépidoptères diurnes et nocturnes, voir ibid., p. 333 et 392, et Harris, Treatise on the Insects of New England, 1842, p. 315.
  15. On peut voir des différences de ce genre entre la surface supérieure et la surface inférieure des ailes de plusieurs espèces de papillons dans les belles planches de M. Wallace, sur les Papilionides de l’archipel Malais, dans Trans. Lin. Soc., vol. XXV, part. I, 1865.
  16. Proc. Ent. Soc., mars 1868.
  17. Sur le genre Erateina (Géomètre) de l’Amérique du Sud, Transact. Ent. Soc., nouv. série, vol. V, pl. XV et XVI.
  18. Proc. Ent. Soc. of London, 6 juillet 1868, p. xxvii.
  19. Harris, Treatise, etc., édité par Flint, 1862, p. 395.
  20. Je remarque, par exemple, dans la collection de mon fils que les mâles sont plus foncés que les femelles chez les Lasiocampa quercus, les Odonestis potatoria, les Hypogymna dispar, les Dasychira pudibunda, et les Cycnia mendica. Chez cette dernière espèce, la différence de coloration entre les mâles et les femelles esi fortement tranchée, et M. Wallace m’informe qu’il y a là, à son avis, un cas d’imitation protectrice circonscrite à un sexe, comme nous l’expliquerons complètement plus tard. La femelle blanche du Cycnia ressemble à l’espèce commune Spilosoma menthrasti, chez laquelle les mâles et les femelles sont blancs. M. Stainton a vu cette phalène rejetée avec dégoût par une couvée de jeunes dindons qui étaient d’ailleurs friands d’autres espèces ; si la Cycnia se trouve donc habituellement confondue par les oiseaux avec la Spilosoma, elle échappe à la destruction, sa couleur blanche constituant pour elle un grand avantage.
  21. Il est à remarquer que, dans les îles Shetland, le mâle de cette phalène, au lieu de différer de la femelle, lui ressemble souvent étroitement. Voir à cet égard M. Mac-Lachlan, Transact. Ent. Soc., vol. II, 1866, p. 459. M. G. Fraser, Nature, avril 1871, p. 489, suggère qu’à l’époque de l’année où l’Hepialus humuli paraît dans ces îles septentrionales, les mâles n’ont pas besoin de devenir blancs pour que les femelles puissent les apercevoir pendant la nuit, qui n’est plus qu’un crépuscule.
  22. Rambles of a Naturalist in the Chinese Seas, 1868, p. 182.
  23. Nature, 27 avril 1871, p. 508. Donzel, Soc. Entom. de France, 1837, p. 77, sur le vol des papillons pendant l’accouplement. Voir aussi M. G. Fraser, Nature, 20 avril 1871, p. 489, sur les différences sexuelles de plusieurs papillons anglais.
  24. Wallace, sur les Papilionides de l’archipel Malais (Trans. Linn. Soc., vol. XXV, 1865, p. 8, 36), cite un cas frappant d’une variété rare rigoureusement intermédiaire entre deux autres variétés femelles bien tranchées. Voir M. Bates, Proc. Entom. Soc., 19 nov. 1866, p. xl.
  25. M. Bates a bien voulu soumettre cette question à la Société d’Entomologie, et j’ai reçu des réponses concluantes de plusieurs entomologistes.
  26. H.-W Bates. Naturalist on the Amazons, vol. II, 1863, p. 228. A.-R. Wallace. Trans. Linn. Soc., vol. XXV. 1865, p. 10.
  27. Sur l’ensemble de la question, voir la Variation des animaux, etc., vol. II, chap. xxiii (Paris, Reinwald.)
  28. La Variation, etc., vol. II, chap. xii (Paris, Reinwald).
  29. Trans. Linn. Soc., vol. XXIII, 1862, p. 495.
  30. Proc. Ent. Soc., Dec. 1866, p. xlv.
  31. Wallace, Trans. Linn. Soc., vol. 25, 1865, p. 1 ; Transact. Ent. Soc., vol. IV, 3e  série, 1867, p. 301. Trimen, Linn. Transact., vol XXVI, 1869, p. 497. Riley, Third annual report on the noxious insects of Missouri, 1871, p. 163-168. On ne saurait exagérer l’importance de ce dernier mémoire, où M. Riley discute toutes les objections élevés contre la théorie de M. Bates.
  32. The Naturalist in Nicaragua, 1874, p. 385.
  33. Proc. Entom. Soc., 3 déc. 1866, p. XLV, et 4 mars 1867, p. lxxx.
  34. M. J. Jenner Weir, sur les insectes et les oiseaux insectivores, Transact. Entom. Soc., 1869, p. 21, p. M. Butler, id., p. 27. M. Riley a cité des faits analogues dans le Third annual report on the noxious of Missouri, 1871, p. 148. Le Dr Wallace et M. H. d’Orville, Zoological Report, 1869, p. 349, citent quelques cas opposés.