La Destinée des villes

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DE
LA DESTINÉE DES VILLES.

CONSTANTINOPLE, ALEXANDRIE, VENISE ET CORINTHE.

Les villes ont aussi leur destinée ; la plupart naissent, vivent et meurent avec les peuples qui les ont fondées. Mais il en est qui semblent avoir une vie qui leur appartient en propre ; elles survivent aux empires qui s’y établissent, et elles servent tour à tour de séjour aux nations les plus diverses. D’où leur vient ce privilége ? Il est curieux de rechercher comment elles l’ont, et comment quelquefois aussi elles le perdent.

Les villes qui dépendent de la destinée des empires sont celles qui n’ont dans leur situation rien qui les soutienne et les fasse vivre, celles dont la fortune est l’œuvre des hommes seulement et où la nature n’a rien mis du sien. Dans l’antiquité, Babylone, Ninive, Persépolis, étaient des villes de ce genre. Tant que durèrent les Assyriens et les Perses, ces villes eurent une grande puissance ; mais, une fois ces empires tombés, leurs capitales tombèrent du même coup, parce que le lieu où l’homme les avait bâties n’était pas un de ces lieux qui semblent faits et désignés par la nature pour avoir une ville. De nos jours, Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg, Paris, sont du même genre. Leur destinée dépend de la destinée des empires dont elles sont le centre. Que la France disparaisse du monde, comme ont disparu tant d’autres états, il n’y aura plus alors de cause pour que Paris soit une grande ville à moins que Paris ne devienne, comme Jérusalem ou comme Rome, une ville religieuse, car la religion fait vivre les villes en dépit des lieux.

Voyez en effet sur la carte la place qu’occupe Paris ; ce n’est pas un de ces lieux qui servent nécessairement de passage ou de rencontre au commerce des climats opposés ; ce n’est pas une des routes naturelles du monde. Il y a plus, Paris n’est pas même au centre de la France ; c’est une capitale qui pouvait être ailleurs et qui s’est trouvée là par hasard, pour ainsi dire. La vieille Lutèce n’avait pas certes prévu sa destinée de capitale d’un grand empire : non que le hasard qui a fait de Paris le centre politique de la France, n’ait pas lui-même ses causes dans l’histoire ; non que la position de Paris n’ait pas eu aussi ses effets politiques. Nous savons comment Paris est devenu peu à peu la capitale de la France ; nous savons aussi comment, ayant notre capitale voisine de nos frontières du nord, cela a fait que c’est toujours vers le nord que nous avons eu nos plus grandes guerres, parce que c’est surtout de ce côté que nous faisions effort pour nous étendre. Je dirai plus, je suis persuadé qu’une des choses qui ont le plus contribué à faire de la France un grand empire, c’est d’avoir eu sa capitale près de sa frontière du nord. Jetez en effet vos regards sur la configuration de la France : elle est fort bien limitée et défendue à l’ouest par la mer, au sud par les Pyrénées, à l’est par les Alpes et le Jura ; mais au nord elle est ouverte : là point de frontières naturelles, car les fleuves ne sont pas des frontières. Du côté du nord, la France pourrait être bornée par la Seine, aussi bien que par l’Oise, par l’Oise aussi bien que par la Somme ; supposez donc un instant que la capitale n’eût point été près de la frontière, supposez que cette capitale eût été à Orléans ou à Tours ; il est probable alors que la France eût reculé jusqu’aux bords de la Loire ou de la Seine. Paris au contraire étant le centre du gouvernement, il s’est trouvé fort heureusement que la frontière la plus ouverte a été aussi la mieux surveillée. Comme c’était de ce côté qu’étaient nos dangers, c’est de ce côté aussi qu’ont été nos efforts et nos conquêtes. Je ne crois pas que ce soit un mal pour un peuple d’avoir sa capitale près de ses ennemis, et d’être plus fort là où il est plus menacé. Ce n’est point un mal, disons-le, tant que le peuple garde sa force et sa virilité ; cela même a l’avantage de le tenir en haleine et d’entretenir l’esprit militaire et l’esprit national. Ce voisinage ne devient un mal que lorsque ce peuple s’affaiblit et se corrompt ; car, quand on n’est plus de force à battre l’ennemi, ce qu’il y a de mieux évidemment, c’est d’en être loin.

Ce que je dis de Paris, je pourrais le dire de Londres, de Vienne et de Saint-Pétersbourg : la nature n’y avait pas désigné d’avance la place d’une grande capitale ; l’homme pouvait les mettre là ou là ; la capitale de l’Autriche pouvait être à Linz ou à Presbourg, plus haut ou plus bas sur le Danube. La capitale de l’Angleterre pouvait être à Plymouth au lieu d’être à Londres. Il n’y avait rien de nécessaire en tout cela. Mais ces capitales étant où elles sont, cela a eu pour l’Autriche, pour l’Angleterre et pour la Russie, des conséquences importantes. Ainsi, la capitale de la Russie, transportée de Moscou à Saint-Pétersbourg, a fait de la Russie une puissance européenne, au lieu de la laisser ce qu’elle était, une puissance moitié européenne, moitié asiatique ; et c’est grace à cette destinée européenne que lui a donnée le génie de Pierre-le-Grand, que la Russie aujourd’hui conquiert l’Orient et domine l’Europe. Le levier avec lequel elle soulève l’Asie n’est fort que parce qu’il prend son point d’appui en Europe.

L’histoire des villes qui dépendent seulement des hommes est donc curieuse à étudier ; mais la destinée des villes qui tiennent leur fortune de la nature même des lieux est plus curieuse encore à observer. Celles-là ont un caractère tout-à-fait à part dans le monde ; créées par la nature même, si j’ose ainsi le dire, elles appartiennent à la géographie physique plutôt qu’à l’histoire, car on les retrouve toujours à leur place, comme les détroits ou les isthmes sur lesquels elles sont ordinairement situées. Leur fortune ne suit pas les accidens des empires qui viennent s’y établir. Elles servent tour à tour de capitales à des peuples différens, et leurs conquérans barbares ou civilisés ne songent ni à les détruire ni à les abandonner ; ils sentent que ces villes sont un grand instrument de richesse ou de puissance, et ils en profitent. Ainsi, toujours sauvées de la destruction, elles semblent avoir une vie impérissable, quoiqu’elles n’aient pas de nationalité, quoiqu’elles n’aient pas d’histoire qui leur soit propre, et qu’elles paraissent faites pour servir d’auberges aux nations diverses qui viennent tour à tour s’y loger.

Ce qu’il faut remarquer, quand on étudie la destinée de ces villes, que j’appellerais volontiers des villes nécessaires et naturelles, ce qu’il faut remarquer, c’est qu’elles ne sont pas toutes nécessaires et prédestinées au même degré, et qu’elles sont plus ou moins durables, selon qu’elles sont plus ou moins naturelles. Quelques mots expliqueront ce que je veux dire. La force et la puissance de ces villes leur viennent du lieu qu’elles occupent ; mais tantôt le lieu ne donne pas à la ville tous les avantages qu’il possède, tantôt la ville ne trouve pas aussitôt dans ce lieu de prédilection la place qui lui convient le mieux, tantôt encore, et selon le temps, cette place devient plus ou moins heureuse ; parfois, enfin, la ville perd sa fortune, parce que le lieu lui-même perd la sienne, à cause des changemens qui se font dans la navigation et dans le commerce. Constantinople, Alexandrie, Venise et Corinthe peuvent servir d’exemples à ces réflexions. Essayons, en comparant la destinée de ces quatre villes, d’arriver à nous faire une idée exacte de ce que nous devons appeler une ville naturelle et nécessaire.

Ce n’est pas que je veuille dire que l’homme n’est pour rien dans la destinée de ces villes ; l’homme y est pour beaucoup, car il faut qu’il reconnaisse et trouve la place de la ville. Tous n’ont pas le coup-d’œil juste, tous ne comprennent pas les avertissemens que donne la nature. Il y a des aveugles, témoin les Chalcédoniens, qui avaient devant eux le port de Byzance, la fameuse Corne d’Or, et qui ne comprirent pas que c’était là le lieu prédestiné d’une grande ville.

Je lisais dernièrement dans la Gazette d’Augsbourg (3 février 1840) l’extrait d’un rapport sur un projet de canal dans l’isthme de Panama. Il y a au milieu de cet isthme, dans l’état de Nicaragua, un lac de cent vingt milles de long sur quarante à soixante milles de large. Le fleuve Saint-Jean sert d’écoulement à ce lac dans le golfe du Mexique, avec un bon port à son embouchure. Du lac Nicaragua à l’océan Pacifique, il n’y a que neuf milles anglais ; mais c’est une montagne à percer. Supposez le canal ouvert à travers l’isthme : entre l’océan Atlantique et l’océan Pacifique, il y aura nécessairement à l’embouchure du fleuve Saint-Jean ou sur le lac Nicaragua une ville qui servira d’entrepôt entre les deux mers. Ce sera une ville nécessaire ; mais sa prospérité dépendra de la place qu’elle occupera sur le lac ou sur le fleuve, car il y a certainement sur le lac et sur le fleuve des places qui sont plus ou moins heureuses et plus ou moins fortes. Celui qui trouvera la bonne place aura la gloire d’avoir fondé la capitale du nouveau monde. C’est là qu’est la place, mais il faut que l’homme la trouve.

Le génie de l’homme avait bien senti aussi qu’il devait y avoir une ville dans le Bosphore mais il lui a fallu, du temps pour trouver la place de cette vile, et cette place trouvée, il a fallu beaucoup de temps encore pour concevoir que, dans un certain état du monde, c’est là que doit en être la capitale. Ainsi des colonies grecques s’établissent en-deçà et au-delà de Byzance avant de s’établir à Byzance[1]. Ainsi, aux temps de l’empire romain, quand le monde fut réuni sous la même loi, Auguste et ses successeurs sentirent qu’il fallait à cet empire une autre capitale que Rome, qui pouvait bien servir de centre à l’Italie mais qui ne pouvait plus être le centre du monde romain, et leurs yeux se tournèrent naturellement vers le détroit qui unit la mer Noire et la Méditerranée. Auguste pensa à Troie : il y avait là des souvenirs et des traditions qui avaient surtout le mérite d’être des souvenirs de la famille des Jules ; mais il n’osa pas tenter cette grande transplantation de l’empire romain. Ce fut plus tard, ce fut aux temps de Dioclétien, que l’empire romain se mit en quête, pour ainsi dire, d’une capitale. On pensa à Antioche, on pensa à Nicomédie, qui a le mérite d’avoir un golfe sur la mer de Marmara, à l’issue du Bosphore ; on pensa même encore à Troie, qui est à l’entrée de l’Hellespont. Enfin Constantin désigna Byzance ; la destinée de cette ville fut accomplie, et Constantin eut la gloire d’avoir fondé, sur les ruines du vieil empire romain, un empire qui a duré encore onze cents ans et plus, et cela seulement parce que sa capitale avait été bien choisie.

L’histoire de la fondation d’Alexandrie n’est pas moins curieuse. Il fallait au commerce des Indes un entrepôt sur les côtes de la Méditerranée ; autrefois il avait, sur les côtes de la Syrie, Tyr et Sidon ; plus loin, dans l’isthme de Suez, aux embouchures du Nil, il y avait Peluse, Tanis et Naucratis, fondées par les Grecs. Mais Peluse, Tanis et Naucratis, situées l’une sur la bouche pelusiaque, l’autre sur la bouche tanitique, la dernière enfin à l’embranchement des bouches bolbitine et canopique, avaient à la fois les avantages et les inconvéniens du fleuve : elles pouvaient s’ensabler. Alexandre voulut fonder une ville digne de servir d’entrepôt et de capitale à ce monde formé de l’Orient et de l’Occident que ses victoires allaient créer, et il fonda Alexandrie, non à l’embouchure du Nil, mais tout près, et pouvant communiquer avec le fleuve à l’aide d’un canal qui ne s’ensablerait pas. Un songe merveilleux, plein d’Homère et des souvenirs de ce père de la poésie grecque, consacra, selon Plutarque[2], la fondation de cette nouvelle métropole du génie grec. Mais ce qui a fait durer la fortune d’Alexandrie, et ce qui témoigne de l’admirable sagacité de son fondateur, c’est que cette ville représente et résume pour ainsi dire la position géographique de l’Égypte. L’Égypte, placée entre la Méditerranée et la mer Rouge, est destinée à servir de lien au commerce de l’Orient et de l’Occident, et Alexandrie en est l’entrepôt nécessaire Quand, de plus, on songe que ce fut pendant les intervalles du siége de Tyr qu’Alexandre fonda Alexandrie, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il voulait, par la fondation de cette nouvelle ville, achever la destruction de l’ancienne Tyr. Son génie d’homme de guerre ne l’a pas plus trompé que son génie d’homme d’état ; Alexandrie détruisit Tyr en la remplaçant.

La fortune de Constantinople s’est faite peu à peu et avec le temps ; celle d’Alexandrie avait été créée tout d’un coup par le génie d’Alexandre : c’est le hasard qui a fait Venise. Au temps des invasions d’Attila, quelques habitans du Frioul vinrent se réfugier sur les bancs de sable qui sont à l’embouchure de l’Adige et des autres fleuves qui se rendent à la mer (la Brenta, la Piave, le Tagliamento). Bientôt une ville se bâtit sur ces îles à fleur d’eau. Sa sûreté fit sa fortune dans un temps où le monde était livré aux ravages de la guerre. Le moyen-âge est l’époque des châteaux-forts, et c’est un imprenable château-fort que Venise au milieu des lagunes. En se réfugiant sur ces écueils, les Vénitiens n’avaient pensé qu’à leur sécurité. Bietôt ils comprirent l’avantage de leur position au fond du golfe de l’Adriatique. L’Adriatique est la route ouverte entre l’Allemagne et le Levant. Sur cette route, le commerce avait besoin d’un entrepôt ; Venise devint cet entrepôt nécessaire. Elle avait, pour le devenir, deux titres : le premier, sa position au fond du golfe à portée de l’Italie septentrionale et de l’Allemagne. Cette position, d’autres villes, il est vrai, pouvaient l’avoir : Trieste l’avait, et même Trieste était plus près de l’Allemagne ; mais ce qui manquait à Trieste, ce qui, au moyen-âge, manquait à toutes les villes de la terre-ferme, c’était la sûreté. Venise avait cette sûreté, si précieuse au commerce. Voilà la cause de sa puissance commerciale dans le moyen-âge. Tant qu’il n’y eut de sûreté que derrière d’imprenables abris, Venise garda sa puissance ; quand Venise, vieille et vaincue, ne put plus garder les clefs de l’Adriatique et s’assurer par la force le privilége d’en être le seul port ; quand l’Autriche, maîtresse de Trieste, fut un puissant empire à côté de Venise qui n’était plus qu’une république impuissante, alors Venise vit Trieste, sa rivale, prendre peu à peu l’ascendant, car cette rivale avait pour elle aussi l’avantage de la position, et, quant à la sûreté, elle l’avait désormais aussi bien et mieux que Venise. Ce qu’il faut à l’Adriatique, c’est un port qui, au fond du golfe, accueille son commerce ; peu importe, du reste, à cette mer, veuve du doge, que cette ville s’appelle Venise ou Trieste : le commerce va où le port a plus d’eau, où le débarquement est plus facile, où les transports sont moins coûteux, et il abandonne sans scrupule les palais de marbre de Venise pour les maisons bourgeoises de Trieste.

Ainsi donc, ces villes nécessaires et qui doivent tant aux lieux, perdent quelquefois aussi leur privilége, quand ce privilége, c’est-à-dire l’avantage de leur situation, peut se partager.

Voyons maintenant comment Corinthe, qui semble aussi, par sa position, une de ces villes que j’appelle nécessaires, ne l’était cependant que dans un certain état du monde, et pour un certain temps. Corinthe est située entre deux mers, et sa position ne paraît pas non plus pouvoir être détruite ou remplacée. Cependant je ne vois pas que Corinthe soit jamais appelée à redevenir une ville puissante et riche. L’isthme de Corinthe, en effet, ne sépare que deux parties d’une même mer, deux portions d’un même pays, et non, comme l’isthme de Suez ou comme l’isthme de Panama, deux mers et deux mondes différens. Le commerce des Indes doit nécessairement passer par l’isthme de Suez, à moins qu’il ne veuille faire le tour de l’Afrique ; et notez que, depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance, le commerce fait ce tour, sans se soucier de la distance. Il se soucie donc encore bien moins de faire le tour de la Morée. La traversée de l’isthme de Corinthe, soit par la voie de terre, soit même par un canal, si on en creusait un, abrégerait tout au plus le transit de cinq ou six jours. La traversée de l’isthme de Suez abrége de plusieurs mois le voyage des Indes.

Autrefois cependant Corinthe était riche et puissante, et les poètes ont chanté la splendeur de cette ville assise sur deux mers : Bimarisve Corinthi mœnia. La richesse de Corinthe tenait à l’imperfection de la marine chez les anciens. C’était une affaire pour leurs vaisseaux, qui suivaient ordinairement les côtes et craignaient la haute mer, de doubler le Péloponèse, et l’on sait la fatale renommée des promontoires de Ténare et de Molée. Le commerce, autrefois, en traversant l’isthme de Corinthe, s’épargnait des pertes et des difficultés. D’ailleurs, et ce fut là dans les temps anciens la principale cause de la puissance de Corinthe, Corinthe était la porte du Péloponèse ; ce privilége est le seul que Corinthe puisse encore garder de nos jours.

La richesse des villes qui paraissent le mieux situées, dépend donc souvent de la hardiesse ou de la timidité du commerce et de la navigation. Quand le commerce se faisait à petites distances, l’isthme de Corinthe avait l’importance de l’isthme de Suez et de l’isthme de Panama. Aujourd’hui que le commerce se fait à longues distances et d’un pôle à l’autre, qu’est-ce pour lui que le tour de la Morée de plus ou de moins ?

L’étude de la destinée des quatre villes que j’ai choisies montre ce que la nature donne aux villes les plus favorisées et ce que l’homme y ajoute. Corinthe, pendant long-temps, semble une de ces villes prédestinées, à qui sa position entre deux mers fait une fortune que l’on ne peut lui ôter. Le commerce et la marine font un pas, et Corinthe perd sa fortune. Venise régnait sur l’Adriatique, mais sa force tenait à l’état de l’Europe au moyen-âge. Cet état change : Venise perd sa puissance. Alexandrie enfin, qui représente l’Égypte, peut aussi se voir enlever la destinée qu’elle tient de son fondateur. Alexandrie n’est pas sur la Méditerranée le point le plus rapproché de Suez sur la mer Rouge ; et si un chemin de fer doit un jour traverser l’isthme, qui sait si l’homme ne choisira pas sur la Méditerranée un point plus voisin pour y placer la ville destinée à servir d’entrepôt ? De Suez à la Méditerranée, la ligne la plus courte passe par Peluse, et il est possible qu’un jour la vapeur, détruisant l’œuvre du génie d’Alexandre, transporte la fortune de l’Égypte d’Alexandrie dans les murs de la vieille Peluse. Constantinople seule semble à l’abri de toutes les chances. Elle peut plus ou moins fleurir, selon le génie du peuple qui la possède, selon le degré de civilisation des pays qu’unit son détroit ; mais elle ne peut pas cesser d’être un grand entrepôt de commerce, car le Bosphore est un lieu unique en Europe, et Constantinople à son tour est un lieu unique sur le Bosphore.

Le Bosphore, en effet, est la route nécessaire et inévitable du commerce entre la mer Noire et la Méditerranée ; il n’y a pas moyen, même en prenant le plus long, d’éviter le Bosphore. Le commerce, en doublant la Morée, a pu éviter de traverser l’isthme de Corinthe, et en doublant l’Afrique, de traverser l’isthme de Suez. Pour entrer dans la mer Noire, il faut traverser le Bosphore ; c’est le seul et unique chemin.

Constantinople, en même temps, est un lieu unique sur le Bosphore. En effet, déplacez Constantinople, mettez-la un peu plus haut ou un peu plus bas, elle perd aussitôt quelques-uns de ses avantages. Constantinople, bâtie sur le Bosphore, entre les deux châteaux d’Europe et d’Asie, ou sur l’Hellespont aux Dardanelles, est encore, il est vrai, maîtresse du passage qui conduit à la mer Noire, mais elle n’a plus ce port commode et vaste que lui fait le golfe de la Corne d’Or, ce port que la mer a soin de laver chaque jour par ses courans. Mettez au contraire Constantinople sur la mer de Marmara, elle ne tient plus les clés du Bosphore, elle n’est plus la porte des deux mers :

Hic locus est gemini janua vasta maris.
Ovide.

C’est ainsi que, grâce à la faveur merveilleuse des lieux, Constantinople ne peut ni devenir inutile comme Corinthe, ni être suppléée comme Venise ou Alexandrie. Sa position ne peut être ni remplacée ni détruite, et c’est de toutes les villes celle qui donne l’idée la plus accomplie de ce que j’appelle les villes nécessaires et naturelles.


Saint-Marc Girardin.
  1. Tacit., Annal., lib. XII : « Arctissimo inter Europam Asiamque divortio, Byzantium in extremâ Europâ posuere Græci, quibus Pythium Apollinem consulentibus ubi conderent urbem, redditum oraculum est quærerent sedem Cæcorum terris adversam. Ea ambage Chalcedonii monstrabantur, quod priores illuc adverti, prævisâ locorum utilitate, pejora legissent. »
  2. Plutarque raconte qu’Alexandre cherchait aux embouchures du Nil le lieu le plus convenable à la ville qu’il voulait fonder, et que déjà ses ingénieurs lui en avaient indiqué un, quand la nuit « il eut une vision merveilleuse : c’était un personnage ayant les cheveux tout blancs de vieillesse, avec une face et une contenance vénérables, qui, s’approchant de lui, prononça ces vers de l’Odyssée :

    Une île il y a dedans la mer profonde,
    Tout vis-à-vis de l’Égypte féconde,
    Qui par son nom Pharos est appelée.

    Alexandre ne fut pas plus tôt levé le matin, qu’il s’en alla voir cette île de Pharos, laquelle était pour lors un peu au-dessus de la bouche du Nil qu’on appelle canopique, et il lui sembla que c’était l’assiette du monde la plus propre pour ce qu’il avait eu pensée de faire ; car c’est comme une langue de terre assez raisonnablement large qui sépare un grand lac d’un côté et la mer de l’autre, laquelle se va là aboutissant à un grand port ; et dit alors qu’Homère était admirable en toutes choses, mais qu’entre autres était très savant ingénieur, et commanda qu’on lui désignât la forme de la ville, selon l’assiette du lieu. » (Vie d’Alexandre, traduct. d’Amyot.)