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La Diplomatie et la Marine russes dans les mers d’Orient

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La Diplomatie et la Marine russes dans les mers d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 693-718).
LA
POLITIQUE RUSSE
DANS LES MERS D'ORIENT

La politique a des épisodes éclatans qui entrent avec toute sorte de fanfares officielles dans l’histoire ; elle a aussi des épisodes obscurs, peu connus, difficiles à saisir, et où ne se laisse pas moins lire la pensée d’un gouvernement, quelquefois l’ambition d’une race. La politique russe plus que toute autre se distingue par ce travail multiple, confus, qui embrasse tant de contrées à la fois en Europe et en Asie. Au moment où elle semble arrêtée et vaincue d’un côté, elle se relève et s’étend de l’autre ; sous le coup d’une défaite, elle renoue tous les fils de ses vastes et persévérans desseins. L’immensité de sa sphère d’action, la diversité de ses territoires, lui rendent facile un mystère favorable à ses vues ; elle n’est pas cependant impénétrable, et c’est ainsi qu’aidés de documens dont la Russie elle-même ne déclinerait pas le témoignage, nous pouvons la suivre encore aujourd’hui dans un de ces épisodes qui se lient au mouvement des intérêts contemporains.

On a peut-être oublié, tant les impressions survivent peu aux événemens, on a oublié sans doute l’émotion excitée chez les nations alliées aux premiers instans de la guerre d’Orient, en 1854, par une simple nouvelle venue de Hong-kong et signalant la présence d’une escadre russe dans les eaux du Japon. L’émotion fut extrême, surtout en Angleterre, où tant d’intérêts commerciaux se sentaient menacés ; elle retentit dans la presse, jusque dans le parlement ; ce fut un moment une véritable panique. Le danger, on l’a bien su depuis, n’était pas des plus grands. Le chef des forces russes, l’amiral Putiatine, n’avait pas les velléités belliqueuses qu’on lui supposait ; les quelques navires qu’il commandait et dont il allait être bientôt séparé par un naufrage, ces navires en assez mauvais état, quoique réparés plusieurs fois dans les arsenaux britanniques, étaient moins pressés de combattre que de chercher asile dans un port neutre ou sous la protection des forts de Petropavlovsk ; mais l’émotion qui s’était produite si bruyamment en Angleterre, et qui passa vite comme toutes les paniques, ne resta pas inaperçue de la Russie ; elle devint un trait de lumière pour le cabinet de Saint-Pétersbourg en lui révélant les points vulnérables de ses adversaires, et c’est ce qui le mit sur la voie de deux mesures destinées à se compléter, deux mesures hardies et qu’on était loin de soupçonner alors. La Russie conçut aussitôt la pensée d’équiper en toute hâte une escadre de corsaires, et c’est à partir de ce jour qu’elle résolut d’étendre ses possessions dans la direction de l’Océan-Pacifique, de s’établir sur le littoral d’une manière permanente, afin de se ménager comme une embrasure toujours ouverte sur ces mers sillonnées de milliers de bâtimens.

L’idée commençait à prendre corps dès le mois de mai 1854. On mit aussitôt en mouvement les chantiers d’Archangel, et on décida qu’il fallait avoir à tout prix pour le printemps de 1856 les premiers navires russes appropriés exclusivement au service de la course. Ce devaient être des sea-dispatch-boats à hélice, fins voiliers, chacun armé d’un canon à pivot et de deux caronades. Au terme fixé, ces bâtimens étaient en effet construits, et quelques-uns ont pu être vus depuis dans les ports anglais. Il ne manquait que le signal d’entrée en campagne. Par cette mesure préparée dans le mystère, exécutée à l’improviste, au moment où l’on ne s’occupait plus guère des flottes du tsar, qu’on croyait bloquées ou détruites, la Russie pouvait, il faut l’avouer, jeter momentanément un grand trouble dans le commerce de ces mers lointaines. La suspension des hostilités au commencement de 1856 d’abord, le traité de Paris ensuite, vinrent réduire à l’inaction cette force qui n’avait pas eu le temps de se montrer, et dont nul alors ne soupçonnait l’existence. Le cabinet russe en était pour ses frais d’armement ; seulement, une fois la paix conclue avec les puissances occidentales, il restait de cette tentative une pensée à laquelle tous ces incidens communiquaient plus d’intensité, plus de précision, et qui dépassait de beaucoup dans sa portée quelques essais d’expéditions de corsaires.

À ce moment en effet, c’est-à-dire pendant ces deux années de lutte avec l’Europe, la Russie venait d’envahir les territoires du Bas-Amour. Elle avait envahi ces territoires tout simplement, sans s’inquiéter des droits de la Chine, trouvant bon à garder ce qui avait été bon à prendre. C’est l’époque, si l’on s’en souvient, où l’escadre russe, abritée d’abord sous les forts de Petropavlovsk, avait été obligée de quitter ce port, emmenant avec elle la garnison et la population tout entière, pour se réfugier dans le delta de l’Amour, où elle fut immédiatement bloquée par les alliés. Saisissant l’occasion, le général comte Mouraviev, gouverneur de la Sibérie, s’étant avancé au-delà de la frontière, avait occupé les possessions chinoises jusqu’à l’embouchure du fleuve, et s’y était établi sans façon, comme si ces possessions avaient été toujours partie intégrante de la Russie, — le tout sous le prétexte d’aller ravitailler la flotte bloquée et affamée. Bien loin de désavouer son lieutenant, le tsar apprécia si bien au contraire l’importance d’une telle acquisition, qu’après la paix il résolut de l’agrandir encore d’autres territoires vers le sud et de l’île de Sakhaline (Saghalien), appartenant alors par moitié aux Japonais et aux Chinois. C’est ainsi que, sortant à peine d’une lutte qui avait menacé son ascendant en Europe et sa domination dans le Caucase, la Russie allait poser à l’autre extrémité du globe la base d’un nouveau système de conquêtes. Le prince Gortchakof pouvait dire à peu de frais dans ce temps-là que la Russie se recueillait ; on ne se doutait guère du genre de recueillement qu’elle pratiquait dans l’extrême Orient. L’amiral Putiatine et le comte Mouraviev furent mandés à Saint-Pétersbourg, on voulait s’éclairer de leurs avis et de leur expérience avant d’arrêter définitivement le plan de la politique à suivre en Chine, au Japon, et même peut-être du côté des États-Unis d’Amérique.

L’amiral Putiatine, qui depuis a eu des malheurs comme ministre de l’instruction publique à Pétersbourg et dont le nom est resté associé à une réaction violente contre les universités, l’amiral Putiatine passe aux yeux de tous ceux qui ont pu le connaître pour un marin distingué et encore plus pour un habile diplomate. Les diverses missions qu’il a remplies postérieurement au Japon et en Chine ont grandi sa renommée en Russie ; mais c’est peut-être lors de sa première expédition dans ces contrées de l’extrême Orient qu’il donna les marques les plus signalées d’énergie et de sagacité. L’amiral Putiatine avait éprouvé la disgrâce la plus cruelle pour un marin : dès le début de la guerre de 1854, il avait perdu son navire à Simoda et s’était vu séparé de sa flotte, qui se repliait vers Petropavlovsk, tandis qu’il restait lui-même retenu chez les Japonais, avec lesquels il venait de conclure un traité d’amitié. Victime d’un malencontreux hasard, il avait profité du moins de ce séjour forcé pour étudier le pays et se ménager les moyens d’assurer à la Russie une influence considérable, si ce n’est prépondérante. Entouré d’un état-major intelligent et nombreux et d’un équipage de quatre cents hommes avec armes et bagages, il avait pu tirer parti de ces avantages et avait réussi non-seulement à gagner la sympathie des Japonais, mais encore à leur inspirer un certain respect, malgré ce que pouvait avoir de quelque peu ridicule la situation d’un si grand personnage échoué sur leur île et bloqué de près par les alliés sur les lieux mêmes de son naufrage. Le camp russe établi à Simoda, non loin de Yeddo, se trouvait littéralement assiégé d’une foule de fonctionnaires de tout grade et de toute espèce de curieux empressés de voir les étrangers, d’observer les habitudes de leur vie quotidienne. Il faut se souvenir qu’à ce moment encore aucune nation européenne, à l’exception des Hollandais, enfermés dans leur factorerie de Nangasaki, n’avait de représentant dans ce mystérieux empire, et les Japonais, jugeant du souverain de la Russie d’après son amiral, s’en étaient fait une idée qui ne s’est plus affaiblie sensiblement dans leur esprit.

C’est le séjour prolongé du diplomate russe au Japon qui a desservi le plus le prestige des alliés d’alors et des autres Européens en général dans ce pays. C’est de cette époque que les Japonais apprenaient à croire et a dire entre eux que les Hollandais n’étaient que de vils marchands, les Anglais des habitans perfides et rapaces d’une île insignifiante, et l’empereur des Français le neveu d’un homme mis autrefois à la raison par le tsar, qui, à bout de patience, avait donné aux Anglais l’ordre de le prendre et de le garder dans une île lointaine. — L’amiral Putiatine avait eu d’ailleurs le temps de visiter tous les ports de la Chine, les Philippines, les Lou-tchou, la Corée, les côtes de la Mandchourie, avant d’aller échouer au Japon, et ce n’est qu’après bien des mois de ce séjour, si fructueusement employé, on le voit, qu’il réussit enfin à passer à travers les lignes du blocus pour aller rejoindre, au milieu de tous les périls de la navigation la plus aventureuse, l’escadre russe de l’Amour. Il remonta le fleuve sur un bateau à vapeur, prit ensuite la route de la Sibérie et se retrouva en 1856 à Saint-Pétersbourg. C’était, on le comprend, un personnage précieux à consulter dans la voie où on entrait et où on était décidé à marcher. La première mesure proposée par le marin diplomate et approuvée par le tsar fut d’armer une escadre de dix navires à vapeur portant 120 canons et 1,800 hommes d’équipage, et de l’envoyer sans retard relever l’honneur du pavillon moscovite sur le théâtre même où pendant toute la guerre de Crimée il avait joué un rôle assez piteux. Une autre circonstance d’ailleurs parlait encore en faveur de cette expédition. Suivant les renseignemens fournis par le général Mouraviev, arrivé aussi de son côté à Pétersbourg, deux députations chinoises étaient déjà venues auprès de lui pour protester contre l’invasion dont il s’était fait spontanément l’exécuteur, et les préparatifs faits dans les provinces chinoises limitrophes de l’Amour ne laissaient plus de doute sur la nature des résolutions du frère du soleil. La guerre pouvait être considérée comme imminente, et l’escadre dont Putiatine proposait la formation devait être appelée à jouer un rôle aussi utile qu’opportun. Il est vrai que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’entrevoyait cette éventualité qu’avec répugnance, qu’il aurait préféré ne pas attirer aussi ostensiblement l’attention sur la marche de sa politique dans l’extrême Orient. Avant tout, il était cependant bien décidé à ne pas se dessaisir de ses récentes acquisitions territoriales et à combattre les Chinois, s’il ne pouvait faire autrement. Ici comme sur bien d’autre points les événemens vinrent en aide à la politique russe, et lui permirent de suivre sa ligne inflexible en évitant cette publicité pour laquelle elle a toujours eu si peu de goût.

C’était en 1857. La France, l’Angleterre et les États-Unis venaient de se décider à employer les moyens coercitifs contre la Chine pour protéger leur commerce compromis. La Russie fit mine de s’associer à la grande démonstration des puissances maritimes. N’ayant pas ou feignant de ne point avoir d’intérêt direct dans cette question, elle expliquait sa conduite par la volonté bien arrêtée de marcher désormais d’accord avec les autres états dans la voie du progrès et de la civilisation. L’amiral Putiatine se vit encore une fois investi du commandement supérieur de l’escadre russe, dont la force et la composition avaient été indiquées par lui, et il reçut l’ordre de prendre de sa personne la route de la Sibérie, afin d’arriver sur les lieux encore à temps pour joindre sa protestation à celles de lord Elgin, du baron Gros et de M. Reed. L’Europe ne s’occupait que médiocrement des vues particulières dont la Russie pouvait poursuivre la réalisation à l’autre extrémité du globe. L’invasion des immenses contrées du Bas-Amour avait eu lieu pendant la grande bataille qui se livrait sous les murs de Sébastopol, et elle était passée à peu près inaperçue. C’est le malheur de l’Europe de professer, à l’égard de ces régions, une indifférence que l’éloignement explique sans doute, et qui conduit à n’avoir quelquefois que des données insuffisantes sur la géographie même du pays. C’est ainsi qu’au dire des officiers russes, qui assurent avoir tiré parti de la circonstance, les cartes marines à bord des vaisseaux anglais et français, pendant la guerre de 1855, auraient laissé beaucoup à désirer. Il serait arrivé que, trompé sur la configuration véritable de l’île de Sakhaline, les vaisseaux alliés auraient été occupés à guetter la flotte russe dans le passage méridional du détroit de La Pérouse sans soupçonner qu’au même instant elle échappait en passant au nord, entre l’île et le continent, à travers le détroit de Tartarie. Ces méprises, si tant est qu’elles aient eu la portée que leur attribuent les officiers russes, sont le résultat inévitable du peu d’intérêt qu’excitent d’habitude les péripéties dont cette partie du monde est le théâtre, et ce peu d’intérêt explique à son tour comment les ambassadeurs et agens de toute sorte, envoyés en éclaireurs du monde civilisé vers les contrées de l’extrême Orient, arrivent si souvent avec une provision légère ou incomplète de notions utiles et de renseignemens. Plus intéressée, la Russie est aussi mieux renseignée, et par cela même elle a facilement l’avantage. On allait en avoir encore une fois la preuve.

La situation était celle-ci. Les négociations semblaient engagées entre les représentans des quatre puissances, agissant en commun, et la Chine. Par le fait, l’action des plénipotentiaires était très différente, et cette différence était tout à l’avantage de la diplomatie moscovite. L’amiral Putiatine, avec son habileté ordinaire, n’avait pas eu de peine à persuader à ses collègues d’Europe que le différend entre le cabinet de Pétersbourg et la Chine se réduisait à une rectification de frontières peu importante, à la réparation de quelques dommages essuyés par des sujets russes. Il réussit de cette façon à rester vis-à-vis des Chinois dans une attitude à demi expectante. Pendant que les plénipotentiaires alliés passaient des représentations aux menaces pour finir par une déclaration de guerre et par l’occupation de Tien-tsin, Putiatine, de son côté, faisait tout son possible pour paraître désolé du retard mis à l’arrivée de sa flotte, et en réalité il poursuivait des négociations par des voies jusqu’ici assez peu connues, ce nous semble. Les seuls Européens autorisés depuis quelques siècles jusqu’à ces derniers temps à habiter Pékin étaient les moines de la mission religieuse russe qui se trouvaient en même temps chargés des affaires diplomatiques des tsars dans l’empire du Milieu. Ce fut à l’intermédiaire de ces moines que l’amiral Putiatine recourut pour arriver plus promptement à une entente avec le gouvernement chinois, et il s’en trouva si bien que, entré à Tien-tsin à la suite des alliés, sans avoir combattu, sans avoir même sa flotte, il fut cependant le premier à signer un traité. Faisant ensuite ressortir la différence entre les procédés du gouvernement du tsar et l’attitude impérieuse des puissances de l’Occident, il sut se faire accepter comme conseiller par les Chinois, et se présenter, d’un autre côté, comme un intermédiaire précieux aux ambassadeurs de France et d’Angleterre, en s’imposant presque comme un médiateur de fait entre les parties belligérantes.

Le traité conclu à Tien-tsin entre la Chine et la Russie reconnaissait comme appartenant à cette dernière les pays situés sur la rive gauche de l’Amour, — plus, sur la rive droite, les territoires allant de la côte maritime à l’Oussouri, l’un des principaux affluens du fleuve. Cette heureuse issue des négociations de Putiatine était le fruit d’une sagace et habile appréciation des circonstances ; mais ce qui est plus étrange, c’est qu’au même instant le général Mouraviev, appuyé d’une force armée considérable, engageait sur le Haut-Amour des pourparlers différens avec d’autres ambassadeurs chinois, signait à deux semaines de distance un traité à part qui s’est appelé le traité d’Aïgoun, et obtenait pour la Russie non-seulement d’autres possessions dans cette partie du Céleste-Empire, mais encore le droit de navigation sur tous les affluens de la rive droite de l’Amour. Ces deux conventions d’ailleurs ont été fondues en un seul traité, ratifié à Saint-Pétersbourg le 10 septembre 1858, et à Pékin le 24 août 1859. Outre les immenses acquisitions qu’elle venait de s’attribuer d’un trait de plume, la Russie entrait de plus en possession de la partie chinoise de l’île de Sakhaline, longue et large langue de terre voisine du Japon. Elle s’assurait la jouissance de tous les avantages commerciaux, de tous les privilèges que la Chine accordait ou qu’elle pourrait accorder dans l’avenir aux barbares d’Occident. Enfin, d’après une clause réservée du traité, une commission spéciale devait s’occuper de la démarcation définitive des frontières des deux empires, et c’est dans cette clause, on va le voir, que le général Ignatief, successeur de l’amiral Putiatine, allait trouver bientôt un point de départ pour un nouveau triomphe de la politique russe, marchant encore une fois pour ainsi dire à l’abri des armées alliées, recueillant, elle aussi, et plus effectivement peut-être, sa part des victoires de Takou et de Pékin.

Le jour même où ils entrèrent à Pékin, les alliés se trouvèrent en quelque sorte arrêtés par l’immensité de leur succès. L’empereur de Chine et ses ministres avaient perdu complètement la tête et n’avaient songé qu’à prendre la fuite. Les ambassadeurs de France et d’Angleterre ne voyaient par conséquent personne avec qui nouer des négociations qui pourtant étaient dans leurs vœux. Ils devaient dès lors s’estimer heureux de rencontrer le diplomate russe, qui venait leur offrir ses bons offices et se prêtait à servir d’intermédiaire. En se mettant ainsi entre les belligérans et en facilitant la conclusion d’une paix désirée par les vainqueurs autant que par les vaincus, le général Ignatief ne pouvait manquer de chercher à tirer avantage d’une position si favorable. Il n’y manqua pas en effet, et la Russie gagna plus que si elle avait combattu. Le général Ignatief, pour prix de ses bons offices, obtint du gouvernement chinois un nouveau traité, bientôt ratifié à Pétersbourg le 1er janvier 1861. Par ce traité, la Chine cédait encore de vastes possessions sur l’Amour, et reconnaissait comme frontière en Mandchourie le cours de la petite rivière de Tumen. Le tsar devenait le maître d’un port ouvert à la navigation pendant tout l’hiver, et y fondait la ville de Vladi-Vostok, le dominateur de l’Orient. Voilà de quelle façon, et sans brûler une amorce, le gouvernement russe reculait en peu d’années jusqu’au 42e degré dans la mer du Japon sa frontière, située encore en 1855 dans la mer d’Okhotsk, au (52e degré de latitude nord. Il n’est rien de tel qu’une rectification de frontières quand on a l’Empire-Céleste pour voisin !

Devant de si prodigieux changemens territoriaux, un soupçon vient naturellement. On serait tenté de croire qu’en se dépouillant si facilement au profit de la Russie, la Chine ne faisait peut-être que payer des services secrets rendus ou tout du moins promis. Ce n’est pas cependant absolument exact, ou plutôt c’est là encore un côté curieux de ces étranges relations. Il est bien vrai que le gouvernement russe avait promis de mettre à la disposition du Céleste-Empire quarante mille carabines et cinquante canons ; mais canons et carabines, expédiés trop tard ou arrêtés à dessein en route, n’arrivèrent qu’après la fin de la guerre, et ils furent refusés par les autorités chinoises elles-mêmes. La mission militaire russe, composée d’officiers de différentes armes, et qui devait organiser, instruire l’armée chinoise, ne servit à rien. Le chef de cette mission, le colonel Baluzek, ne put jamais s’entendre avec les autorités du pays, et s’il resta à Pékin, ce ne fut plus comme instructeur militaire, ce fut comme chargé d’affaires de Russie pendant l’absence du général Ignatief, tandis que les autres officiers attachés à la mission regagnaient leur patrie.

Il est bien vrai aussi qu’à plusieurs reprises, durant ces années, la Chine avait demandé au gouvernement moscovite son assistance contre les barbares de l’Occident ; mais à ces appels naïfs la diplomatie russe avait invariablement répondu en substance qu’il fallait réserver le secours matériel de la Russie comme une dernière ressource pour des circonstances plus extrêmes, et que pour le moment son assistance diplomatique était infiniment plus utile, qu’en servant d’intermédiaire la Russie était à même de faire tourner au profit du céleste empereur l’influence qu’elle conservait sur ses ennemis, mais que pour obtenir ce résultat elle devait paraître favorable aux alliés et entretenir avec eux les meilleures relations. — « D’ailleurs, ajoutaient les envoyés du tsar, nous serons toujours votre dernier appui, comme nous sommes déjà vos seuls amis fidèles et désintéressés. Il suffit de comparer notre manière d’agir avec les procédés de tous ces marchands d’opium et autres empoisonneurs de votre brave peuple, pour arriver à la conviction que nous prenons à cœur vos intérêts comme les nôtres, que nous considérons votre sécurité comme faisant partie de la nôtre. Par conséquent, moins d’espace vous aurez à défendre contre l’ennemi commun, mieux vous réussirez à le garantir, tandis que, comme un mur inébranlable, nous vous protégerons du côté où la Providence nous a si visiblement placés pour vous protéger. » Bref, la Russie s’était servie de ses intelligences en Chine pour maintenir sa situation auprès des alliés, et elle s’était servie de son influence sur les alliés pour arracher à la Chine une série de concessions proportionnées aux circonstances. C’était là, somme toute, le secret de son action ; on vient d’en voir les conséquences.

Les Chinois se laissaient-ils tromper jusqu’au bout ? Il y a eu un moment où ils ont paru commencer à se tenir un peu mieux en garde. Cette méfiance un peu tardive se manifestait sensiblement en 1862, lorsque l’empereur de Chine déclina l’offre que lui faisait la Russie de lui venir en aide contre l’insurrection des Taïpings, de mettre une escadre et un corps de débarquement à sa disposition. Il s’en fallut cependant de peu que cette proposition ne fût acceptée, et les Russes attribuèrent cet échec de leur diplomatie à la confiance où vivaient alors les Chinois de voir arriver d’un moment à l’autre la flotte du capitaine américain Osborne. Il serait peut-être plus simple de croire que les conditions qui accompagnaient, l’offre de l’intervention russe firent aussi réfléchir les Chinois, et entrèrent pour beaucoup dans ce refus. Ces conditions étaient en effet moins rassurantes encore que les démonstrations passées de Putiatine et de Mouraviev. La Russie proposait cette fois de déplacer de nouveau la frontière entre les deux empires dans la Mandchourie et de la transporter du cours de l’Oussouri à celui du Sangari, autre tributaire de l’Amour, afin d’annexer encore à ses possessions la magnifique vallée qui se déploie entre ces deux grands cours d’eau. Elle proposait ensuite de prolonger cette nouvelle ligne de démarcation jusqu’à la rivière de Leao, dont le cours vers le golfe de Leaoting formait, à ce qu’elle prétendait, la frontière naturelle des deux empires. — Toujours la rectification de frontières ! — Cette combinaison hardie amenait la Russie dans la Mer-Jaune, en face du golfe de Petcheli, à quelques heures de l’embouchure du Peïho, et il n’y arien d’étrange à supposer qu’une combinaison qui mettait la Russie à si peu de distance de Pékin ait pu ouvrir les yeux aux ministres du céleste empereur. Pour cette fois, le grand coup préparé par le cabinet de Saint-Pétersbourg fut donc manqué. Il faut avouer cependant que si l’arrière-petit-fils de Catherine II était le fils de Philippe de Macédoine, il n’aurait marché ni plus vite ni plus facilement.

Une chose très digne de remarque, c’est que dans tous ces plans d’agrandissemens territoriaux la Russie ne fait jamais allusion à la terre promise dont la possession, selon les prophètes hommes d’état moscovites, doit couronner l’œuvre des conquêtes russes sur ce point de l’extrême Orient : c’est de la Corée que nous voulons parler. Bien loin d’afficher ses prétentions sur cette terre, le cabinet de Saint-Pétersbourg au contraire craint presque de laisser supposer qu’il connaît son existence, et fait défense à tout navire russe d’y aborder avant que l’heure n’ait sonné. Si les derniers projets d’annexion avaient réussi, la Corée serait déjà séparée de la Chine, dont elle est tributaire, par un coin de territoire moscovite, et si cette séparation existait, il est infiniment probable que les vues du gouvernement de Pétersbourg ne tarderaient pas à se dévoiler et à se préciser. Cernée du côté de la terre ferme, la Corée, dont les habitans sont querelleurs par tempérament et mal disposés pour l’étranger, donnerait bientôt des occasions d’intervention, et les Russes sont trop habitués à ces procédés, trop intéressés d’ailleurs, pour ne pas saisir ces occasions, pour ne pas les créer au besoin. Si l’on se rappelle que les premières reconnaissances sur l’Amour se firent sous le prétexte de poursuivre des déserteurs qui n’existèrent jamais, il n’est certes pas téméraire de prévoir que la Russie pourra bien un jour trouver quelque prétexte de ce genre pour préparer et justifier l’envahissement de la Corée.

Cette presqu’île, habitée par une population nombreuse, belliqueuse et très apte à la navigation, fournirait de précieuses recrues aux flottes russes de ces parages. Toutes les traditions de ces populations roulent sur des guerres continuelles avec le Japon et la Chine, et rien ne serait plus facile que de se servir de leurs passions, de leurs ressentimens contre des voisins qu’elles sont accoutumées à détester. Installé dans cette immense langue de terre, le tsar aurait d’un côté la main étendue sur la Mer-Jaune et de l’autre arriverait facilement à faire de la mer du Japon une mer fermée, où le Japonais de Yeddo ne tarderait pas à jouer le rôle du fameux malade de la Mer-Noire. On verrait alors le télégraphe de Vladi-Vostok transmettre des ordres de Saint-Pétersbourg à Hakodadé, Yeddo, Miako et Nangasaki, aussi bien qu’à Varsovie, Tiflis, Archangel et Tachkend. La Corée présente de plus la meilleure base d’opérations dans l’Océan-Pacifique, tout comme dans la mer de Chine, et assurerait à la Russie la prépondérance maritime dans cette partie du monde. C’est une sentinelle avancée à cheval sur la grande route du commerce universel, et à ce titre le point stratégique le plus important de l’Asie centrale. Vienne le moment, et il n’est peut-être pas éloigné, où la Chine, tombant sous sa corruption séculaire et sous l’influence des idées étrangères importées par des milliers d’aventuriers agissant au nom de tel ou tel gouvernement, se laissera enlever pièce à pièce ses plus belles provinces par celui qui voudra s’en emparer, — ce jour-là ce ne sera certes pas la Russie qui s’abstiendra de prendre part à la curée. Il n’est même pas absolument impossible que, spectatrices de l’anarchie et de la chute de l’Empire-Céleste, les puissances européennes, la Grande-Bretagne la première, ne voient avec une résignation impuissante les empiétemens de la Russie. En présence de toutes ces éventualités, ne serait-il pas de l’intérêt de l’Europe de fixer quelque peu ses regards sur la Corée, de réserver son indépendance, de la protéger contre une domination qui, une fois établie sur ce point, ne pourrait plus être facilement délogée ? Mais ceci est du domaine de l’avenir, — d’un avenir qui peut cependant n’être pas fort éloigné.

Pour le moment, la base d’opérations pour la Russie reste dans ces magnifiques contrées de l’Amour que son habileté, sa persévérance et sa hardiesse ont su conquérir. Voyons un instant l’état actuel de ces possessions et ce que la politique moscovite y peut trouver de ressources. L’Asie, devenue russe depuis le 42e degré de latitude nord jusqu’au détroit de Behring, met dès ce moment à la disposition du tsar des baies et des ports dont un certain nombre, situés vers le sud, restent ouverts à la navigation pendant l’année entière, et grâce à des défenses naturelles peuvent devenir autant d’arsenaux imprenables. Sur toute cette étendue de côtes, les bois de construction abondent. Le charbon de terre, signalé dans beaucoup de localités en Mandchourie et vers le Haut-Amour, est déjà exploité avec succès dans l’île de Sakhaline depuis sept ans. Les métaux les plus variés se trouvent partout où on peut faire arriver assez de malheureux déportés pour fouiller la terre, et des usines fondées sur le Haut et le Bas-Amour sont déjà sortis des bateaux à vapeur qui sillonnent ce fleuve gigantesque. Navigable sur un espace de 1,800 milles géographiques, l’Amour arrose des plaines où se montrent le pin et le chêne aussi bien que la vigne et le noyer, et poursuit son cours à travers la Sibérie orientale, pays des plus riches, qui sous une autre administration serait pour le Pacifique ce qu’est devenu pour l’Atlantique le Far-West de l’Amérique du Nord. C’est la Sibérie qui aujourd’hui fournit du chanvre, des toiles et des approvisionnemens de toute sorte aux arsenaux de Nicolaïefsk sur le Bas-Amour, d’Olga, de Vladi-Vostok, et c’est grâce à ces ressources sibériennes que l’escadre russe put être ravitaillée par le général Mouraviev en 1855 après l’évacuation de Petropavlovsk. Le seul commerce d’exportation qui existe est celui de la viande salée. Les flottes sont par conséquent assurées de trouver les articles de première nécessité, et le cabinet de Saint-Pétersbourg a donc tous les moyens d’exécution ostensibles ou clandestins pour créer dans ces parages une base d’action maritime en compensation de celle qu’il a perdue dans la Mer-Noire.

On a essayé plus d’une fois d’expliquer et de justifier l’occupation des pays de l’Amour par la nécessité à laquelle se trouve réduit le gouvernement du tsar d’assurer à ses sujets des provinces sibériennes des débouchés vers la mer, la Chine, le Japon et la Californie. Le prétexte peut être spécieux et n’est pas sans analogie avec cette théorie du « droit à la mer, » invoquée récemment par des publicistes allemands à propos de l’invasion du Danemark. Par malheur il semblera difficilement admissible à quiconque connaît le système et les tendances du gouvernement de Pétersbourg, lequel ne se préoccupe certainement pas outre mesure de cette nécessité de stimuler le progrès de la colonisation, l’essor de l’industrie, le développement du commerce de la Sibérie, qui verrait plutôt des dangers dans cette transformation. Il faut être un peu neuf dans ces matières pour supposer que la politique des tsars ira de propos délibéré favoriser l’importation d’idées nouvelles et de l’esprit de liberté dans ces régions où elle envoie les condamnés, qu’elle ouvrira des ports et rendra plus accessibles à l’étranger ces pays séparés de la métropole par la chaîne de l’Oural, préparant ainsi l’émancipation plus ou moins lointaine de ces contrées. Les hommes d’état russes n’ont pas de ces naïvetés ou, si l’on veut, de ces préoccupations tout européennes. Ils savent bien, car les lumières ne leur manquent pas, que, fécondée par les cendres de milliers de proscrits, la Sibérie porte en elle-même le germe et les conditions de l’indépendance, et que, relevée de sa situation actuelle par le contact habituel d’hommes libres, elle ne tarderait peut-être pas à briser le lien qui l’attache de loin au palais d’Hiver de la Neva. Cette probabilité, cette possibilité tout au moins, de la séparation de la Sibérie est parfaitement comprise à Pétersbourg, et tout accroissement de la prospérité de ce pays qui ne tournerait pas au profit des ressources militaires de l’empire est envisagé par les hommes d’état moscovites comme une menace et un danger à prévenir. Au fond, la politique russe, en prenant pied dans l’extrême Orient, en y étendant ses possessions et en consolidant sa domination, n’a songé qu’à se créer des forces propres à lui permettre de peser un jour d’un poids plus décisif et plus efficace sur toutes les questions pendantes dans le monde. Pour se convaincre de ceci, il suffit de considérer le système de colonisation toute militaire pratiqué dans ces contrées, les conditions auxquelles sont assujétis les déportés surtout depuis la dernière guerre de Pologne ; on n’a qu’à constater enfin la répugnance du gouvernement à laisser pénétrer en Sibérie les colons de race européenne ou anglo-américaine. On peut voir comme une illustration des vraies tendances de la politique russe dans deux faits d’un ordre très différent.

Le gouvernement de Saint-Pétersbourg, qui, depuis bien des années, a toujours entretenu une propagande panslaviste plus ou moins active dans l’empire d’Autriche, chargea en 1860 ses agens d’engager les Tchèques, qui émigrent continuellement vers les États-Unis, à aller s’établir dans les pays du Bas-Amour. On élabora même à Pétersbourg divers plans sur ce sujet ; mais, cette propagande ayant éveillé les méfiances du cabinet de Vienne, il fut résolu qu’en attendant des circonstances plus propices on essaierait au moins d’attirer vers les possessions russes de l’Amour les Tchèques déjà établis en Amérique et peu satisfaits du sort qu’ils trouvaient dans leur nouvelle patrie ; le premier pas fait, on espérait pouvoir ensuite plus facilement détourner vers l’Amour le courant d’émigration venant de cette partie de l’Allemagne. On expédia donc des émissaires russes à Chicago, dans l’Illinois, le Wisconsin et autres districts où vont habituellement se fixer les Tchèques à leur débarquement en Amérique. Ces émigrés, fortement attachés à leur nationalité comme tous les hommes d’origine slave, mal disposés d’ailleurs pour l’élément yankee, qui tendait à les absorber, pouvaient facilement se laisser décider à émigrer une seconde fois pour aller s’établir sur un territoire appartenant à la Russie, cette protectrice si empressée et si tendre des Slaves. Dans l’espoir que l’exemple des premiers volontaires entraînerait le reste de la population, qui paraissait fort indécise, les agens russes n’épargnèrent rien pour tenter les plus crédules. Des avantages de toute sorte furent promis, frais de route, établissement d’une ligne de communication régulière entre Vladi-Vostok et la Californie. On capta les journaux tchèques publiés à Chicago et ailleurs ; on réussit un instant à en faire des organes aussi dociles que l’Invalide ou la Gazette de Moscou, et au bout du compte on amena les Tchèques à envoyer des délégués pour choisir l’emplacement des colonies qu’on voulait établir, pour prendre tous les arrangemens nécessaires avec les autorités locales.

Cette députation fut de la part des Russes l’objet des soins les plus empressés et parut satisfaite du climat aussi bien que du sol ; mais elle n’avait pas eu de peine à s’apercevoir du peu de liberté dont jouissaient les autres colons, et alors elle exigea comme condition première pour ses compatriotes le droit de s’administrer eux-mêmes, le droit d’élire leurs magistrats, la garantie formelle qu’ils seraient à toujours exempts du service militaire. Elle proposa, si on l’exigeait, de former une garde nationale plutôt que de courir la chance de fournir des recrues à l’armée russe. Dès que ces propositions furent formulées par les délégués tchèques et présentées comme une sorte d’ultimatum, les Russes, sans insister, les renvoyèrent immédiatement, rejetant de telles prétentions sur l’esprit républicain et anarchiste, qui, selon eux, avait infecté ces braves gens pendant leur séjour en Amérique. L’idée de renforcer la colonisation de l’Amour de milliers d’émigrans laborieux et agriculteurs par excellence fut donc abandonnée dès qu’on entrevit comme condition la nécessité de faire la part d’un certain esprit d’indépendance et de liberté qui aurait fini sans doute par gagner le reste d’une population accoutumée à obéir sans raisonner. De leur côté, les Tchèques ne s’y sont plus laissé tromper ; non-seulement ils ont refusé d’émigrer en masse, mais ils ont profité de la leçon ; leurs sentimens ont naturellement changé à l’égard du gouvernement russe, et bientôt après ils n’étaient pas les moins chauds, les moins prodigues de protestations dans les manifestations qui avaient lieu aux États-Unis en faveur de la Pologne à l’époque de la dernière insurrection.

Autre fait significatif. S’il est un personnage ayant rendu d’immenses services à la Russie, c’est certes le général Mouraviev, qui a reçu le nom de Mouraviev-Amourski, et qui n’a rien de commun avec le proconsul de Wilna, dont il n’est pas même parent. C’est le général Mouraviev qui est le véritable conquérant du pays de l’Amour. C’était d’ailleurs un homme assez supérieur, assez intelligent pour vouloir introduire dans la nouvelle colonie des institutions qui auraient eu sans doute des résultats bienfaisans. Porté d’un autre côté à poursuivre les malversations et les dilapidations continuellement pratiquées par les fonctionnaires russes au détriment même de l’état, il adressa un jour à Pétersbourg un rapport dans lequel, s’appuyant sur des faits et des chiffres, il démontrait l’absurdité du système adopté pour le transportées métaux précieux de la Sibérie à la métropole, et l’économie qui serait réalisée si on battait monnaie sur place. Il serait difficile de préciser des chiffres. On assure que, dans ce transport de métaux ayant à passer par les mains d’employés de toute sorte, il y a une déperdition de quelque chose comme 17 pour 100. Le général Mouraviev citait et examinait en détail les mesures adoptées dans une situation analogue par le gouvernement américain en Californie, par le gouvernement anglais dans la Nouvelle-Hollande. Ce rapport fit à Pétersbourg l’effet le plus étrange et provoqua contre l’auteur une explosion de méfiance et d’animadversion ; peu s’en fallut que l’on ne vit en Mouraviev le premier, le principal séparatiste de la Sibérie, et par le fait on lui adressa une mercuriale sévère pour avoir osé se mêler d’une question qui ne le regardait pas. Cela ne suffit pas d’ailleurs aux rancunes que le gouverneur de la Sibérie avait soulevées. Suspect depuis ce moment jusque dans ses succès, contrarié dans toutes ses résolutions, exposé à des chicanes sans nombre, il finit par demander à être rappelé d’un poste qu’il ne pouvait plus occuper dignement, et à quitter une province que son habileté et son énergie avaient donnée à la Russie. Sa démission fut acceptée en 1860, et le général s’éloigna de ce pays de l’Amour dont le sort l’intéressait vivement, où il avait obtenu une popularité méritée. Disgracié peut-être pour toujours, le comte Mouraviev-Amourski s’est vu réduit à s’exiler complètement des affaires, et, si nous ne nous trompons, vit aujourd’hui tranquillement à Paris.

Bien évidemment ce système, — avec les préoccupations, les craintes, les habitudes qu’il entraîne, — ne peut que paralyser l’essor de la colonisation sibérienne, et l’effet qu’il produit sur les possessions européennes de la Russie, il doit le produire également sur l’Amour et vers l’Océan-Pacifique. Le fait est que ces contrées, si richement dotées par la nature, voisines immédiates des marchés de la Chine et placées de façon à prendre un développement aussi brillant que rapide, sont restées jusqu’ici complètement improductives. Le budget de la Russie pourvoit à toutes les dépenses de colonisation, d’armement, — sans que cet immense pays de l’Amour y contribue en rien. Le cabinet de Saint-Pétersbourg sait bien quelles lourdes charges lui impose une telle situation ; mais, plutôt que de renoncer à ses plans, à ses rêves de domination, il aime mieux encore recourir à tous les expédiens financiers et multiplier les sacrifices. Ces sacrifices sont réellement énormes. Sans doute ils ont été forcément ralentis dans ces dernières années par les frais extraordinaires de la guerre de Pologne et aussi sous l’influence d’une crise financière qu’on essaie vainement de pallier. Ces circonstances ont, pour un instant, empêché le gouvernement russe de poursuivre aussi énergiquement qu’il l’aurait désiré l’exécution de ses projets favoris du côté du Pacifique. Le budget de la marine reste néanmoins sous le poids de dépenses considérables et croissantes, d’autant plus considérables que, pour la Russie, il ne s’agit de rien moins que d’avoir à Vladi-Vostok une flotte composée de deux divisions toujours prêtes à appareiller sur un signe du télégraphe, quand ce fameux télégraphe, auquel on travaille toujours, sera construit. L’une de ces divisions, dite défensive, formée de monitors et de canonnières cuirassées, serait destinée à repousser les attaques des navires de bois dont se composent ordinairement dans ces régions reculées les escadres européennes. Elle pourrait encore, au besoin, jouer vis-à-vis de la Chine et du Japon le rôle que la flotte de Sébastopol a joué vis-à-vis de la Turquie à Sinope. La seconde division, destinée exclusivement à la course, serait composée de navires légers, bons marcheurs, et de sept ou huit frégates capables de tenter de ces coups de main dont s’est préoccupé plus d’une fois le commerce anglais. On a décidé à Pétersbourg qu’on consacrerait à la construction de la première division les sommes destinées d’abord à élever des fortifications sur différens points des possessions russes dans ces parages. On est arrivé de cette façon à pouvoir disposer de ressources considérables qu’on emploie à fonder de nouveaux ateliers et à préparer des armes défensives, sur lesquelles on fonde de grandes espérances. Quant à la division de corsaires, elle est toute construite, et sans la pénurie d’argent, jointe au manque d’équipages qui se faisait sentir à Cronstadt vers cette époque, il est probable que les trois frégates et les trois corvettes qui ont paru à New-York dans l’hiver de 1864 n’auraient pas été toute la force de l’escadre russe de l’Atlantique.

Depuis la guerre d’Orient, l’amirauté russe s’est occupée incessamment et presque exclusivement de la construction de cette marine multiple, et quoique les machines de ces navires n’égalent pas celles des navires anglais, français ou américains, il est certain toutefois qu’on a obtenu sous quelques rapports des résultats qui ne laissent pas d’être remarquables. Quant au nombre réel de ces bâtimens, il serait assez inutile de se fier aux chiffres que donnent les journaux officiels, par cette raison bien simple que ces chiffres sont faits pour tromper l’Europe et peut-être l’empereur lui-même. Toute défalcation faite des navires qui, pour cause de vétusté ou pour d’autres défauts, ne peuvent être pris au sérieux, on pourrait cependant admettre que cette escadre de Vladi-Vostok compte une trentaine d’assez beaux navires, frégates, corvettes, bâtimens légers, les uns de 400 à 600 chevaux de force nominale, les autres de 300 à 400, les derniers de 200 à 300. — Que peuvent faire ces corsaires russes, dira-t-on ? Est-ce qu’ils sont en état de soutenir la lutte, et ne sont-ils pas assurés de périr dès qu’ils seront aux prises avec les forces d’une des grandes puissances maritimes ? C’est une perspective que dans notre confiance naturelle d’Occidentaux nous devons admettre ; nous irons plus loin : le gouvernement russe l’admet lui-même. Il ne prétend nullement avoir une escadre invincible, et il se fait au fond peu d’illusions sur le sort de cette poignée d’enfans perdus sacrifiés d’avance, comme ces soldats qu’on envoie enclouer une batterie ou enlever une position extrême. Le gouvernement russe ne compte ni sur des succès éclatans ni sur une résistance indéfinie ; il compte seulement qu’avant de succomber ou de se laisser bloquer dans les ports neutres, ses corsaires sont en état de faire essuyer au commerce, surtout au commerce anglais, de telles pertes que le gouvernement britannique y réfléchirait désormais avant de s’engager dans une voie d’hostilité contre la Russie. Ce calcul peut n’être pas si mal fondé. Il y a eu un jour, vers la fin de 1864, où le plus grand organe de l’Angleterre, le Times, mis en présence de cette éventualité que lui signalait un correspondant de Melbourne, prenait bravement son parti et faisait honneur à la sagesse britannique de tenir compte de ces menaces, de songer à éviter des aventures redoutables pour tant d’intérêts anglais engagés dans l’extrême Orient. Au lendemain de circonstances où une guerre nouvelle avait été tout au moins possible, il semblait dire : Nous l’avons échappé belle, et nous avons été bien inspirés de ne rien faire. Si ce sentiment prévalait, le cabinet de Pétersbourg, on le voit, n’aurait pas mal calculé.

D’ailleurs la Russie n’a pas dit son dernier mot en fait de marine. Si elle a rencontré jusqu’ici dans sa marche des obstacles de plus d’un genre, il est certes permis de prévoir que ces obstacles ne sont pas insurmontables. Les difficultés découlant du délabrement des finances une fois vaincues, l’Europe désarmant d’un autre côté et l’introduction d’un nouveau système de recrutement militaire s’accomplissant en Russie, les cadres des équipages moscovites se rempliront aisément — avec la grande docilité des hommes du peuple, toujours prêts à obéir au tsar, — avec la facilité d’éducation du matelot russe, qui n’exige pas beaucoup de temps, surtout depuis que l’emploi de la vapeur simplifie la manœuvre. L’amirauté russe ne se sent point embarrassée à cet égard, et c’est à la formation d’un corps d’officiers, de canonniers, qu’elle travaille de longue main. Les états-majors de la marine moscovite comptent déjà bon nombre de commandans et d’officiers distingués ayant l’habitude de la mer, et c’est l’escadre de l’Océan-Pacifique qui sert d’école à ces jeunes marins, acteurs futurs du drame qui se prépare obscurément. Les navires de cette escadre changent tous les trois ou quatre ans, et des midshipmen, des jeunes officiers qui quittent périodiquement Kronstadt, pas un ne revient en Europe avant d’avoir gagné au moins un grade en mer, avant d’avoir visité dans ses campagnes maritimes tous les ports du vieux et du nouveau monde.

Les possessions russes du Pacifique, où le commerce moscovite compte à peine, sont le prétexte de l’entretien de cette escadre et de ses expéditions dans ces mers éloignées ; le but réel de la croisière est tout simplement l’éducation des jeunes marins formés à la navigation dans les contrées mêmes où ils peuvent avoir à déployer leur action. Il y a tout le long de la côte d’Asie, dans les îles de l’Océanie, sur les côtes de l’Australie, des Moluques, des Philippines et de l’Amérique occidentale, une multitude de passes, de baies, de criques, dont la parfaite connaissance peut être d’une utilité immense pour des capitaines lancés à la course et pour des amiraux qui peuvent avoir à conduire des escadres. Le ministre de la marine de Pétersbourg ne perd pas de vue cette circonstance. On peut en voir la preuve dans la présence si souvent signalée de navires moscovites dans toutes les mers, dans tous les ports où il y a d’utiles observations à faire, et comme il est à la connaissance de tous les marins qu’on peut faire le tour du monde sans rencontrer un seul bâtiment marchand russe, ce ne peut être la protection du commerce qui motive ce mouvement perpétuel, d’ailleurs fort coûteux pour l’état. Le seul et vrai motif est la préoccupation d’étudier d’avance tous les points vulnérables des intérêts européens.

Depuis la fin de la guerre d’Orient, les navires russes visitent tous les ans les deux Indes, l’Australie, tous les caps et toutes les îles. Ils vont sur tous les points déployer périodiquement le pavillon moscovite ; cependant s’il est un pays pour lequel ils montrent une prédilection toute particulière, c’est le Japon. Là ils se sentent comme chez eux, ils connaissent les baies et les passes de ce pays beaucoup mieux que leurs propres côtes et leurs ports de la Mandchourie. La station principale de l’amiral du tsar dans ces mers n’est même pas dans un port russe : elle est à l’île de Matsmaï, dans le port japonais de Hakodadé, situé dans le détroit de Sangar. De plus les navires russes n’apparaissent presque jamais à Yeddo, où depuis quelques années s’agite la diplomatie européenne, où se débattent les grands intérêts des puissances, et cette absence calculée a une cause qu’il n’est peut-être pas impossible de saisir. Après le traité signé à Tien-tsin avec la Chine en 1858, l’amiral Putiatine quitta le port de Petcheli pour se rendre au Japon. Il y fut reçu comme un hôte connu, mieux encore, comme un ami, et il put remarquer que son séjour forcé à Simoda, lors du naufrage de sa frégate en 1854, n’était point sans avoir porté d’heureux fruits. De tous côtés il rencontra des sympathies qui lui parurent encourageantes, et qui ont dû avoir leur influence sur la politique de la Russie vis-à-vis de l’empire japonais. Les Russes prévoyans, et ils ne sont pas rares, se sont dit que, puisque de longtemps encore on ne pouvait songer à étendre une domination directe sur le Japon, le mieux était de gagner l’amitié de ce pays, de se tenir bien avec lui, de l’enchaîner par une étroite alliance, par des rapports habilement multipliés. Dès lors le programme de la politique russe était à peu près trouvé et pouvait se résumer ainsi : employer tous les moyens pour s’insinuer dans l’intimité des Japonais, ne jamais les contrarier même dans leurs exigences les plus inadmissibles, et se trouver toujours au moment propice pour donner un bon conseil, particulièrement à propos des relations et des démêlés avec les puissances européennes, — faire ressortir à leurs yeux la différence entre l’amitié désintéressée du tsar et les procédés des souverains des autres pays, les exciter indirectement à la résistance, les engager même dans des embarras et les pousser à des actes d’hostilité envers les nations occidentales, ce qui ne ferait que mettre en relief le caractère éminemment pacifique de leurs rapports avec le gouvernement de Pétersbourg, puis un jour se rendre indispensable et faire sentir alors aux Japonais qu’ils ne peuvent être sauvés que par la protection toute-puissante des tsars.

Le rôle d’un agent russe imbu et muni d’instructions de ce genre devenait assez embarrassant, s’il résidait dans la localité où se trouvaient les autres représentans européens, et il lui aurait été impossible de rester neutre en présence de leurs fréquentes protestations, faites habituellement sous la forme de notes collectives. L’amiral Putiatine prévit si bien toutes ces difficultés que pour les détourner il stipula dans le premier article du traité signé par lui avec le Japon que la légation russe pourrait s’établir non à Yeddo, mais à Hakodadé, l’un des ports les plus insignifians parmi ceux qui furent ouverts aux étrangers, le plus éloigné du mouvement commercial européen, mais appelé par sa position vers le nord, dans le détroit de Sangar, à commander un jour de ce côté l’entrée de la mer japonaise. La position isolée de Hakodadé, visité à peine par quelques baleiniers américains, rend l’importance du représentant du tsar d’autant plus frappante, lui laisse une liberté qu’il ne trouverait pas, dans la capitale du Japon, assure à la propagande russe des facilités qu’elle n’aurait pas ailleurs.

Tout se prête du reste à ce mirage. La résidence de l’envoyé moscovite, placée au sommet d’une montagne, domine la ville qui s’étend en amphithéâtre à ses pieds, et, comparée aux habitations fort simples des autres agens européens, elle ressemble à un palais de quelque gouverneur du pays. Entourée d’une haute muraille et d’une vaste esplanade, elle a l’aspect et les avantages d’un camp retranché. L’enceinte enfin contient les bureaux, les logemens des employés, un hôpital de trente ou quarante lits pour les malades de l’escadre russe, une école pour les jeunes Japonais, et toutes les dépendances dont aiment à s’environner les diplomates moscovites à l’étranger. Le pavillon russe flotte ainsi au-dessus de tous les autres, et semble être là parfaitement chez lui. De l’autre côté de la baie, il y a encore des bains pour les équipages, des boulangeries, des magasins et autres établissemens indispensables à une station maritime solidement constituée. C’est dans les villages voisins et chez les marchands de Hakodadé que les états-majors et les équipages vont dépenser leur argent ; c’est à Hakodadé que vont se réparer les croisières, et tout cela, en fin de compte, profite aux habitans, qui ne peuvent que désirer la présence de tels hôtes et prendre une haute idée du tsar, d’autant plus qu’ils n’avaient vu jusqu’ici aucune puissance aussi grandement représentée. De toutes les langues étrangères qu’on entend à Hakodadé, c’est déjà la langue russe qui est la plus répandue. De jeunes Japonais, instruits au consulat, la parlent avec une extrême facilité, l’écrivent même, et deviennent en quelque sorte des missionnaires naturels au profit de la politique moscovite. Ce sont aussi les livres russes qu’on lit le plus, et, chose curieuse, le livre qu’on répand avec le plus de soin est une histoire de la campagne de 1812.

Le système pratiqué par la Russie, et principalement inauguré par l’amiral Putiatine, consiste, on le voit, à ne dédaigner aucun moyen, à marcher lentement, mais à marcher toujours, à s’infiltrer pour ainsi dire, et il n’est point impossible qu’au moment d’une crise, sur laquelle on compte, toute cette population ne se trouve déjà plus qu’à demi subjuguée. Ce moment peut n’être pas tout à fait prochain sans doute. Il faut considérer cependant que les embarras du Japon commencent. Il est aisé de prévoir que les idées, les influences étrangères auront pour effet de miner cette féodalité religieuse, sous la forme d’un double pouvoir, qui compose le gouvernement japonais. Il en résulterait alors une révolution sociale, religieuse et politique, qui amènerait inévitablement une guerre civile acharnée et dont on peut déjà distinguer les premiers symptômes. L’empire japonais se verrait d’un coup partagé en autant de camps et de factions qu’il y a d’Iles dans cet archipel. Ce jour-là, qu’il soit éloigné ou prochain, le rôle de la Russie n’est-il pas tout tracé d’avance ? Pourquoi n’étendrait-elle pas sa protection sur son voisin le plus rapproché, le prince de Matsmaï, le seigneur de cette île où elle se crée aujourd’hui des partisans et des moyens d’action ? En fermant les détroits de La Pérouse et de Sangar, elle ferait de ce côté de la mer du Japon une mer close. Hakodadé deviendrait facilement un autre Sébastopol dans ces parages, et les petits princes japonais pourraient se préparer dès lors à aller faire leur éducation dans les écoles militaires et dans les régimens de la garde impériale à Saint-Pétersbourg. Le système réalisé au Caucase pourrait être appliqué sur une grande échelle au Japon, et il faut bien l’avouer, c’est un système pratique, peu moral, mais efficace, consistant à corrompre les grands par les honneurs, à acheter les petits, pour arriver à dominer la masse par la solidarité des uns et des autres dans la trahison. C’est ainsi, on peut s’en souvenir, que longtemps avant la fin de la guerre de Circassie les princes de Gouriel, de Mingrélie, et bien d’autres combattaient déjà dans les rangs de l’armée du tsar contre ceux de leurs compatriotes qui défendaient encore l’indépendance de leur pays.

Au sud du Japon, c’est à Nangasaki que la politique russe avait essayé d’abord son action. Là aussi les escadres allaient stationner, mettant au besoin leurs équipages à terre et les cantonnant dans les villages de la côte opposée à la ville ; là aussi il y avait quelques essais d’établissemens, — un hôpital, des écoles, des bains. — Une courte expérience fit bientôt reconnaître que Nangasaki était un mauvais choix, qu’on était sans cesse en présence d’une multitude d’étrangers qui vont de préférence se fixer dans cette ville et qui pouvaient devenir des rivaux ou des surveillans incommodes. L’attention des marins russes parut alors se porter sur les îles Tsousima, dont la possession aurait une bien autre importance. Ces deux îles, en effet, sont situées dans le détroit de Corée, en face de la presqu’île de ce nom, objet principal des ambitions de la politique moscovite. Séparées par un petit bras de mer profond, échancrées de baies spacieuses, elles réalisent tout ce que l’amirauté russe peut désirer pour un établissement maritime de premier ordre. Les flottes les plus nombreuses pourraient s’abriter dans leurs bassins naturels, tandis que la double entrée du détroit qui les sépare pourrait facilement être rendue inabordable. C’est sans nul doute sous l’influence de ces idées que les îles Tsousima devinrent, il y a quelques années, le théâtre d’une tentative assez maladroitement exécutée, mais qui ne reste pas moins un des épisodes curieux de cette singulière histoire : essai manqué qui peut toutefois se renouveler.

On était en 1860, lorsqu’un jour une corvette de guerre russe, le Posadnik, parut dans le détroit de Tsousima toute désemparée et faisant des signes de détresse. L’entrée des îles étant interdite aux étrangers, cette apparition inattendue mit en grand émoi les autorités locales, qui voulaient d’abord empêcher le navire de pénétrer dans le port ; mais le commandant fit si bien jouer tous les ressorts, il parla si hautement des conséquences que pouvait avoir cette violation des plus simples lois de l’hospitalité et de l’humanité, cette absence d’égards envers le souverain le plus puissant du globe, que non-seulement on le laissa jeter l’ancre, mais encore que le gouverneur finit par accepter les présens qui lui étaient offerts, et permit au capitaine Birulof de débarquer son artillerie, tous ses bagages, de former enfin un véritable camp retranché, une vraie colonie militaire. Une fois à terre, les Russes se hâtèrent de mettre leurs canons en batterie comme s’ils avaient à redouter quelque attaque du côté de la mer ; ils élevèrent des redoutes, construisirent des magasins, faisant flotter le pavillon russe au-dessus de ces établissemens improvisés, et surtout on se mit à lever des cartes détaillées des baies, des plans de terrains, — tout cela en paraissant s’occuper de radouber un navire qui, pour le dire en passant, n’avait pas le moindre besoin de réparation. Cela dura des mois, les autorités ne disaient rien, soit qu’elles fussent gagnées, soit qu’elles se sentissent sans appui. Les choses étaient vraiment dans la meilleure voie lorsque le jeune capitaine russe compromit tout par quelques brusqueries ou de trop libres allures. La population finit par s’ameuter et pesa sur le gouverneur, qui à son tour ne put faire autrement que de rendre compte de tout ce qui se passait au gouverneur de Nangasaki.

Or ici l’affaire tombait entre les mains de l’amiral anglais, sir Charles Hope, et du chef de la station française, qui témoignaient une extrême surprise qu’un tel événement eût pu s’accomplir à une distance de dix-huit ou vingt heures de Nangasaki, presque en face des deux stations, sans qu’on eût rien su. Sir Charles Hope se rendit sur les lieux avec deux de ses navires, et après avoir tout vu par lui-même il adressa une protestation en règle à l’amiral Likhatchef, commandant en chef de la station russe, avec sommation à cet officier-général de faire évacuer immédiatement les îles Tsousima. L’amiral Likhatchef, qui pendant tout ce temps s’était tenu à dessein dans le nord et qui avait laissé courir le bruit que le Posadnik s’était perdu corps et biens dans un ouragan, affecta d’être très étonné de cette aventureuse équipée ; il déplora beaucoup l’imprudence du capitaine conquérant, désapprouva sa conduite et fit évacuer la place immédiatement. Le Posadnik partit en effet trois jours après avoir reçu cet ordre. Birulof fut disgracié pour quelque temps ; l’amiral Likhatchef fut aussi rappelé : c’était juste, puisqu’ils n’avaient pas réussi. Le gouvernement de Pétersbourg désavoua complètement toute cette entreprise manquée et envoya l’amiral Popof pour remplacer Likhatchef ; mais voici où commence le plus curieux de l’histoire et ce qui en fait la moralité secrète. Le ministre de la marine de Pétersbourg fit remettre à tous les navires de l’escadre de l’amiral Popof les cartes détaillées des îles Tsousima levées par les soins du capitaine Birulof, et sur une de ces cartes se trouvait même approuvé le plan des fortifications, usines, établissemens à élever, si on se trouvait ramené à pareille aventure. Là où Birulof et Likhatchef ont échoué, d’autres peuvent être un jour plus heureux. Il n’est pas impossible assurément que l’occasion ne se reproduise, et la Russie est trop habile pour la laisser échapper, pour ne pas profiter de tous les avantages. Il faut avouer du reste que, malgré tout ce qui peut la rendre suspecte, les événemens ont tourné dans ces derniers temps de façon à favoriser singulièrement la politique moscovite dans ses rapports avec le Japon, et les autres puissances elles-mêmes, faute de se rendre un compte suffisamment exact de ce terrain nouveau où elles sont appelées à se montrer, ont aidé à faire de l’influence russe l’influence la plus écoutée des Japonais, quoique la plus menaçante pour eux.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Russie joue son rôle dans cette partie de l’Orient. Elle y a précédé l’Europe, elle y reste plus forte qu’elle par le voisinage, par la pratique des choses et des hommes, par un système de ruse rehaussé au besoin d’audace et fondé sur la connaissance de tous les ressorts du caractère japonais. Tout son art consiste à faire son chemin sans éclat et sans bruit autant que possible, à se distinguer en tout des autres états, à envelopper les Japonais, à leur passer au besoin beaucoup de méfaits, sans laisser pourtant s’affaiblir dans leur esprit l’idée d’une puissance exceptionnelle, en leur inculquant soigneusement au contraire cette pensée, — que ses condescendances ne sont que la modération d’une force amie, bienveillante et naturellement protectrice. Il y a plus de dix ans déjà que la Russie s’était mise à négocier pour obtenir la cession de la partie japonaise de l’île de Sakhaline, et, n’ayant pas réussi alors, elle a su attendre en ne négligeant pas de s’assurer pendant ce temps la possession de la partie de cette île qui appartenait à la Chine. Les autres états tourmentent le Japon pour des meurtres ou des violences dont leurs nationaux sont les victimes ; la Russie jette un voile sur ces faits, elle les représente comme des incidens malheureusement trop ordinaires de la vie des peuples, qui n’ont rien de politique, qui ne peuvent surtout devenir une occasion d’hostilités, et tandis que l’Angleterre, la France, les États-Unis usent de la force, elle se contente de satisfactions qui seraient bien médiocres, si elle ne poursuivait pas un plus grand but. C’est ainsi que, lorsqu’en 1854 un officier et des matelots de l’escadre russe furent à Yokohama victimes d’une des premières tentatives de meurtre dirigées contre les Européens, l’envoyé du tsar, au lieu de se montrer irrité et de faire un exemple éclatant, se borna à recevoir des excuses assez bénignes en ajoutant, il est vrai : « C’est dans ces occasions que vous apprendrez à connaître la différence entre l’amitié chevaleresque de mon souverain et celle de ces gouvernemens de l’Occident, qui vous poursuivraient de leurs protestations et de leurs exigences. »

Cette tactique, si on y regarde bien, a été singulièrement trompeuse pour les Japonais. D’un côté, elle a fait apparaître à leurs yeux la politique russe comme un modèle de désintéressement, de l’autre elle les a poussés dans la voie de la résistance aux autres états avec qui ils avaient affaire. Ils se sont dit tout naturellement que, puisque le tsar, un souverain si puissant, s’abstenait d’employer les armes, ils ne devaient pas se laisser intimider par des démonstrations européennes, qui seraient probablement d’ailleurs sans effet. De là attaques sur attaques, violations de traité suivies de représailles qui ont mis d’autant plus en relief la modération du gouvernement de Pétersbourg, seul capable de considérer avec une indulgente amitié des faits qui attiraient des coups de canon de la part de la France et de l’Angleterre. Voilà comment la Russie est aujourd’hui plus que jamais en situation d’arriver à ses fins. Elle ne rétrograde pas, elle avance.

Le jour où la politique russe sera parvenue à prendre la position qu’elle ambitionne dans les mers de l’extrême Orient, la seule force qui pourrait facilement et sérieusement contrecarrer ses desseins est cette autre puissance riveraine de l’Océan-Pacifique qui, elle aussi, tend à dominer sur le continent où elle joue un si grand rôle : nous voulons parler des États-Unis d’Amérique ; mais entre ces deux puissances qui ont des ambitions égales, qui sembleraient destinées à se rencontrer, à se heurter sur ce vaste théâtre des mers lointaines, il y a encore plus d’affinités que de raisons d’antagonisme et d’incompatibilité. Elles sont séparées par l’esprit, par les mœurs, par les institutions ; elles se rejoignent, il ne faut pas se le dissimuler, dans un sentiment plus ou moins latent, plus ou moins ostensible d’hostilité à l’égard de l’Europe, et c’est surtout par les intérêts dans la paix et même dans la guerre, c’est par une certaine solidarité qu’elles se rapprochent, qu’elles sont conduites à multiplier, à resserrer leurs relations. Cette alliance, à peine ébauchée sans doute, mais dont on a pu voir, depuis quelques années, plus d’un symptôme dans des circonstances significatives, cette alliance se fortifiera de tous les rapports de commerce qui ne tarderont pas à s’établir entre la Californie et l’Amour dès que sera ouverte la grande communication qui doit relier New-York, Boston et les principales villes industrielles du littoral de l’Atlantique avec San-Francisco, ce futur entrepôt du mouvement commercial américain avec la Chine et le Japon. Les Américains pourront alors remonter l’Amour, se répandre par la Sibérie jusque dans l’intérieur de la Russie d’Europe, et ils délieront facilement toute concurrence anglaise, française ou allemande, par la raison assez simple que les marchandises qui seront livrées sur l’Amour après trente ou quarante jours de navigation pourront être vendues meilleur marché que celles qui, embarquées à Hambourg, à Londres ou à Marseille, auront à doubler le cap de Bonne-Espérance, et mettront au moins cent trente ou cent quarante jours pour arriver au même point.

Pour le moment, il est vrai, la Russie n’en est pas à favoriser ce mouvement d’expansion des Américains vers ses possessions orientales. Elle redoute les émigrations, on l’a vu, plus qu’elle ne les appelle ; elle craint le génie entreprenant des Yankees, la propagande de leurs idées et de leurs mœurs, l’esprit de liberté marchant à la suite du commerce et des capitaux. Le jour cependant où le trésor russe, qui est assez gravement malade déjà, ne pourra plus suffire aux dépenses ruineuses d’une colonisation purement militaire, d’un système qui coûte tant à l’état sans lui rapporter rien, il faudra bien se relâcher un peu et accepter le secours de ceux qui ne demandent pas mieux que de porter le mouvement dans ces immenses contrées. Tout ce que pourra faire la Russie sera de cantonner pour ainsi dire les Américains, de leur livrer l’exploitation de ses mines, de ses fleuves, de ses pêcheries, de ses marchés, sans les laisser pénétrer trop avant dans l’intérieur. On peut se faire une idée des avantages matériels que les Américains du nord peuvent trouver dans cet ordre de rapports avec la Russie par ce qu’ils y gagnent déjà. Il suffit de rappeler un fait qu’on peut lire d’ailleurs dans les statistiques officielles, c’est que depuis 1847 jusqu’en 1861 les navires baleiniers américains allant pêcher dans les mers d’Okhotsk et du Kamtchatka ont jeté entre les mains des armateurs un bénéfice de 700 millions. Quels seront donc les profits que les Américains pourront retirer des riches possessions russes, quand on leur abandonnera sans concurrence les lignes de bateaux à vapeur entre l’Amour, la Chine, le Japon, la Californie et l’intérieur de la Sibérie, l’exploitation des houilles, les travaux de chemins de fer, la construction des télégraphes, comme on le fait déjà aujourd’hui pour la grande ligne télégraphique de l’Océan-Pacifique !

Les Américains, qui sont des hommes pratiques, ne manqueront pas assurément de sentir le prix de telles relations et d’une bonne amitié avec l’empire russe. Il se trouvera parmi eux, il s’est même déjà trouvé des esprits pour propager cette idée bizarre d’une grande mission civilisatrice dévolue en commun à la Russie et aux États-Unis. Est-il même impossible que dans des circonstances données le gouvernement de Saint-Pétersbourg ne trouve dans les Yankees un concours plus ou moins actif et dans tous les cas efficace ? L’Angleterre est ici peut-être la puissance la plus intéressée. Supposez en effet une guerre éclatant à un certain moment de l’avenir entre la Russie et l’Angleterre : ne serait-ce pas une merveilleuse chance pour les armateurs américains, qui auraient à embarquer sur leurs navires neutres les cargaisons précieuses que le commerce de la Chine craindrait de confier au pavillon belligérant de la Grande-Bretagne dans des parages infestés de corsaires moscovites ? Un amiral russe qui par un télégramme de Pétersbourg recevrait l’ordre de sortir de Vladi-Vostok pour se jeter sur le commerce ennemi pourrait être sûr, après avoir lancé ses navires dans toutes les directions, de trouver un refuge et un secours dans les ports, les arsenaux, les magasins américains ; il trouverait des navires américains qui lui apporteraient de San-Francisco des vivres, de la houille, des munitions, qui se chargeraient des prises qu’on aurait faites sur le commerce ennemi. N’entrons pas plus avant dans cet ordre de faits. Qui sait pourtant si ces éventualités n’ont pas pesé sur les résolutions de l’Angleterre depuis quelques années ? Qui pourrait dire que ces perspectives n’ont pas contribué à inspirer à la France elle-même une prévoyante et énigmatique retenue dans les affaires de l’Europe, que le Mexique par exemple n’a point été entrevu comme pouvant contribuer à créer une alliance plus étroite, plus décidée, entre la Russie et les États-Unis ?

Il suffit de poser ces questions pour se trouver en face des problèmes de toute sorte que soulève la marche de la politique moscovite dans l’extrême Orient. Le plus clair indubitablement, c’est que cette alliance de la Russie et des États-Unis n’est point précisément une vision chimérique, que non-seulement la politique orientale du gouvernement de Pétersbourg ne l’empêche point, qu’elle la sert au contraire, — que non-seulement elle est possible, mais qu’elle est même indiquée dans certaines circonstances, et qu’elle ne paraît nullement extraordinaire aux Américains eux-mêmes. C’est en un mot, comme on dit, un des élémens de la politique aujourd’hui. Il y a seulement une compensation, fille de la force des choses et de la marche nécessaire des événemens : de cette situation qui n’est pas sans trouble et sans péril le remède peut sortir de lui-même. Si la Russie se décide à ouvrir les vastes solitudes de ses possessions orientales au génie aventureux et entreprenant des Américains, il est impossible que l’activité de ces hommes nés libres, accoutumés à l’indépendance, ne provoque pas ce mouvement d’idées contre lequel jusqu’ici le gouvernement de Pétersbourg est resté si inflexiblement armé, qu’il craint et qu’il combat. L’alliance avec les États-Unis, et elle n’est possible qu’à ces conditions, c’est la fin de ce système, c’est pour la Russie la nécessité d’une transformation dont on ne peut calculer les suites. Pour les habitans de ces régions orientales arrosées par les larmes de tant de condamnés, c’est un jour ou l’autre toute une situation nouvelle qui finira par rendre à l’humanité ces territoires peuplés jusqu’à présent de soldats et de déportés, et par une mystérieuse combinaison ce qui était une menace, sans cesser d’être quelque chose d’obscur et d’étrange, peut devenir un acheminement vers un ordre moins décourageant pour la liberté des peuples, moins fait aussi pour exciter la surprise et les soupçons de l’Europe.


V. DE MARS.