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La Divine Épopée/06

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Chant sixième — L’Antéchrist — Deuxième table d’airain d’Idaméel

 
Lorsque Caïn tremblant vit, le front dans la poudre,
Que ses dons sur l’autel n’attiraient que la foudre,
Il s’enfuit, méditant son sort inachevé.
Tel, et dans mon amour plus que lui réprouvé,
Loin de Cléophanôr et de la jeune fille
Je m’enfuis, adoptant les enfers pour famille.
Je pouvais, à mon gré, commander aux démons.
Le vieillard, en lançant contre un roc de ces monts
La sphère aux cercles d’or, en éclats fracassée,
Laissait tous ses secrets vivre dans ma pensée.
Son espoir funéraire était un crime vain ;
Ma tête suppléait au grand globe divin :
Ses forces, ses trésors de puissance et de gloire,
Passaient du fond de l’arche au fond de ma mémoire.
Le nombre, la parole, et le signe du feu….
Un homme disposait des arcanes de Dieu !
Et lorsqu’il condamnait notre planète en larmes,
Je pouvais le combattre avec ses propres armes.


Moi, démon créateur, je pouvais, à mon gré,
Refaire du soleil le disque déchiré,
J’allais savoir comment une terre se fonde,
Et j’avais mes six jours pour réparer le monde.

Fier de l’espoir sauveur que je représentais,
J’avais déjà franchi le pompeux Niphatès,
Et cherché vainement sur la rive déserte
Le sable balayé qui fut Tygranocerte.
Je traverse l’Euphrate, et ne m’arrête pas
Avant d’avoir senti tressaillir sous mes pas
Les rochers qui jadis portaient Sion la sainte :
La toise de la mort en mesurait l’enceinte,
Et l’arbre de la croix sur ce vieux sol planté
L’avait mal défendu de la stérilité.
Là, spectres décharnés, inconsolables ombres,
Emportant dans leurs bras quelques sacrés décombres,
Des hommes, tout en pleurs, chantaient leur chant d’exil.
« — Nous fuyons, nous quittons le Jourdain pour le Nil, »
Me dit en me voyant l’un d’entre eux… « Dur voyage,
« Et des fds de Jacob dernier pèlerinage !
« Le reste des humains habite le Delta
« Que le Nil, dix mille ans, de ses flots humecta :
« Bienfaiteur limoneux dont la fange féconde
« Trompe de quelques grains la famine du monde.
« Venez, le fleuve jaune encor peut vous nourrir,
« Quand le fleuve des jours est si près de tarir !…. »

Durant neuf jours entiers, sous un astre sans flammes,
Voyageurs du désert, ensemble nous marchâmes
Vers le sol tutélaire, allant loin du Jourdain
Chercher les fils d’Adam à leur dernier Éden.

O race lamentable, infirme, amoncelée !!!
On eût dit Josaphat et sa triste vallée ;
Et l’on se demandait, devant ce peuple en deuil,
S’il marchait à la tombe ou sortait du cercueil.
Des canaux du Delta les miasmes immondes
Couvraient, comme un rideau, le sommeil de leurs ondes ;
Le sillon nourricier en était infecté
Et la peste y naissait de la fécondité :
La peste, sur ces bords sinistre hospitalière,
La peste ! au lit du Nil amante familière,
D’un geste sépulcral de loin nous convoqua,
Et dans ses grands troupeaux ensemble nous parqua.

Des jours sans avenir, des hymens sans familles,
Des vieillards plus nombreux que leurs fils et leurs filles !
Un peuple sombre où l’œil chercherait vainement
D’un visage enfantin le doux rayonnement ;
La terreur qui pâlit, la démence qui pleure :
C’était le genre humain vivant sa suprême heure.
Et sur son front maudit la femme sans beauté
Portant le sceau vengeur de la stérilité,
S’avançait, l’œil baissé, vers le terme néfaste ;
Redemandait aux nuits leur lune douce et chaste,
Et vers un ciel d’airain faisait, de l’aube au soir,
En hymne de sanglots monter le désespoir.
Tous ces rares débris, ces groupes de souffrance,
Avaient de leur prière exilé l’espérance ;
Et, prêts à s’endormir sous le même linceul,
De cent cultes divers ne gardaient plus qu’un seul,
Celui du Christ, idole aux douleurs infinies ;
Du Christ, Dieu qui n’est fort que près des agonies ;
Dieu que j’avais un jour encensé de ma main !

Digne de présider la mort du genre humain.
On croyait voir marcher, de lambeaux revêtues,
Vers son grand jugement un peuple de statues.
Des hommes et du Dieu semblable est la pâleur ;
Il emportait leur âme aux confins du malheur,
Répondant par la mort au désespoir qui prie ;
Ses épouvantements, dans leur veine appauvrie,
Achevaient de glacer un sang dégénéré
Qu’un soleil sans rayons n’avait pas coloré.

*


Il est temps de régner, il est temps d’apparaître,
D’éprouver si la tombe enfin change de maître ;
Si de la sphère d’or les magiques présents
A l’âme d’un mortel ne sont pas trop pesants.
Et pour premier essai de ma royale envie
J’arme mon œil puissant des éclairs de la vie ;
J’assemble du Delta les tristes habitants.
Semblable à Josué parmi ses combattants,
J’adjure le soleil dans la langue divine :
Mon regard s’est fixé sur cet astre en ruine,
Le pénètre, et l’échauffé, et ne le quitte pas
Qu’il ne l’ait dégagé des teintes du trépas.

Lorsqu’un artiste entend gronder dans l’insomnie
Le volcan de sa tête en travail du génie ;
Lorsqu’il sent le chef-d’œuvre orageux, enflammé,
Tourmenter la prison qui le tient renfermé,
Sous la lutte féconde un moment il chancelle,
Une ardente sueur de ses pores ruisselle,
Son sein bat… il s’élance, il irrite, en courant,


De ses esprits de feu l’électrique torrent.
Sa voix renferme un dieu, sa pâleur surhumaine
Semble un masque arraché du front de Melpomène ;
On doute si ses yeux lancent, à peine ouverts,
Du crime ou du talent les tragiques éclairs.
Sa noire chevelure à tous les vents livrée,
Rehaussant de ses traits la démence inspirée,
Flotte comme un nuage et flagelle son front…
Délire foudroyant que ses pleurs expieront !
Pour s’approcher des cieux, pour étonner la terre,
Son âme sulfureuse entr’ouvre son cratère,
Éclate, et le présent ne peut plus contenir
L’ouvrage olympien lancé dans l’avenir.
Telle sous mon grand front circulait la tempête,
Lorsqu’un monde nouveau jaillissait de ma tête.

Déjà l’astre du jour, dans l’orbe qu’il décrit,
Sur son disque vivant porte mon nom écrit.
Je vois se redresser ces peuples en prière,
Que mon premier miracle inonde de lumière,
Ces peuples mutilés qu’un signe noir marquait :
Convives de la mort qui changent de banquet !
Dont l’œil, baissé vingt ans, se lève, et me contemple
Comme un dieu méconnu qui reconstruit son temple.
On foule aux pieds la croix, talisman sans vertu ;
Je m’élève en Sauveur sur le Christ abattu.
La peste fuit des airs,., et j’ai, dans sa patrie,
Du typhon dévorant muselé la furie.
Qu’il est beau de rouvrir tant de fleuves taris !
Qu’il est beau de lutter contre un si grand débris !
Sous chacun de mes pas un sépulcre s’efface ;
Ce globe, ranimé du centre à la surface,


Redemande déjà tous ses panaches verts ;
L’ombre de ma pensée abrite l’univers.

C’était peu… Pour prouver à ma peuplade ardente
De mes pouvoirs cachés la force fécondante,
Je dirige ses pas vers un sol désolé,
Par les feux du sémoun profondément brûlé :
Lieu stérile, où jamais la marâtre nature
N’avait vu s’enfoncer le soc de la culture ;
Et qui semblait n’offrir à tout germe vivant,
Que l’éternel tombeau de son sable mouvant.
Je commande, et soudain, devant la foule émue,
Un couple de taureaux pesamment le remue,
Et durant tout un jour fume sous l’aiguillon,
Pour confier la graine aux ferments du sillon.
Cérès de nos travaux eût envié la fête !
Le troisième soleil vit poindre ma conquête,
Et promit des moissons, comme aux vallons d’Enna
En nourrissaient jadis les soufres de l’Etna.

Sûr de trouver la vie autour de sa mamelle,
Chaque espoir sur la terre a reverdi comme elle ;
Et mes heureux sujets célèbrent par leurs chants,
Au pied de mon autel, la promesse des champs ;
Car autant que les lois, sur le sol où nous sommes,
L’épi germinateur civilise les hommes.
Oh ! quel large avenir rayonne devant nous !!!
L’espérance a des mots qu’on ne dit qu’à genoux ;
Et malgré moi la mienne, amoureuse démence,
Regardant bien plus loin que mon prodige immense,
Éclairant le nuage où le bonheur s’endort,
Autour de Sémida conduit ses songes d’or ;

Tandis qu’un peuple entier, loin de sa vieille idole,
Du soleil rajeuni me fait une auréole,
M’adore, et me bénit de l’avoir délivré
Du Dieu dont il buvait le sang décoloré,
De ce Christ qui, tyran de la terre asservie,
Déniait aux humains leurs titres à la vie.

*


Or, je me dis un jour : Fondons une cité
Digne du nouveau dieu par mon peuple adopté.
Choisissons, pour porter ses colonnes hautaines,
La place où s’élevait Sais, mère d’Athènes ;
La puissante Sais qui détacha du roc
Un temple tout entier, taillé dans un seul bloc :
Afin d’y consacrer, merveille illuminée,
La fête des flambeaux à la nouvelle année.
Fondons une cité dont les plans inouïs,
Surpassant tout l’effort des temps évanouis,
Dans son enceinte immense et sous l’arc de ses voûtes
Étalent des splendeurs qui les renferment toutes ;
Forçons l’antique Égypte, aux décombres épars,
A quitter le désert pour orner mes remparts.

On s’élance, on franchit des lieux infranchissables.
Semblables au sémoun, nous labourons les sables ;
Nous fouillons le désert, en redoublant d’ardeur,
Sur chaque point du sol où dort quelque grandeur.
Sans lasser aux travaux des peuplades serviles,
J’invente des leviers qui déterrent des villes.
Chaque siècle renaît, chaque siècle fournit
Son débris triomphal de bronze ou de granit,


Ses autels, ses grands dieux au front paré d’étoiles,
Et d’Isis souterraine on profane les voiles.
Partout, sous mon regard, se redresse exhumé,
Son néant colossal dans la myrrhe embaumé.
On sonde l’hypogée où, sous l’arche profonde,
L’épaule de la mort, comme Atlas, porte un monde :
Temple sombre d’un peuple à nul autre pareil,
Adorant le sépulcre à l’égal du soleil ;
D’un empire où la mort avait ses hymnographes ;
Où la gloire jamais ne crut qu’aux épitaphes ;
Où chaque Pharaon, architecte du deuil,
Commençait à la fois son règne et son cercueil ;
Et rival de Chéops voulait, alors qu’il tombe,
Combler de ses splendeurs l’abîme de la tombe.
On rouvre les rochers où, pour sortir du temps,
Rome ancienne envoyait ses remords pénitents,
Ses Jérôme, ses Paul, fanatiques squelettes,
Dont le cœur s’entourait de plus de bandelettes
Que tous les ibis morts et les rois desséchés,
Deux mille ans avant eux sous ces vieux monts couchés !

On retrouve, en séchant des terres inondées,
Le fameux cercle d’or de soixante coudées ;
Les trônes décorés de feuilles de lotus,
Et les Aménophis par Cambyse abattus ;
Et de Mendès vainqueur le profond labyrinthe ;
Et les vases murrhins enviés de Corinthe,
Ces vases merveilleux dont les brillants reflets
Déployaient l’arc-en-ciel aux balcons des palais ;
Et les Typhonium, les lampes éternelles,
Et les murs qu’ont bâtis de royales truelles,
Et les pilastres noirs, ceints du lierre rampant,


Et le dieu symbolique à tête de serpent.

Bubaste nous fournit ses décombres énormes,
Et de ses andro-sphinx les profils uniformes,
Qui semblent révéler à l’œil contemplateur
Que l’Égypte toujours eut le même sculpteur ;
Arsinoé, ses tours aux pesantes spirales,
Et ses trois cents lions versant les eaux lustrales ;
Ombos, ses douze rangs de béliers accroupis ;
Ophiodès, sa vierge à la gerbe d’épis,
Qui devant Osiris, un moment dévoilée,
Appuyait ses pieds blancs sur une sphère ailée,
Et qui, levant au ciel un regard triomphant,
A l’autel du phénix berçait Horus enfant.

Diospolis envoie au cœur de mes royaumes
Son dieu de diamant et ses trois hippodromes ;
Thèbes, tous les débris de ses vieux pronaôs,
Que l’aigle pour son nid trouve encore assez hauts ;
Ses arches, ses frontons, ses merveilles divines,
Ruisselant sur la terre en fleuve de ruines ;
Et ses mille tombeaux, tout prêts à s’écrouler,
Que l’éléphant qui passe achève d’ébranler ;
Où le tigre s’abrite, et mêle à sa pâture
Quelques rois oubliés changeant de sépulture ;
Et tous ses papyrus, oracles obscurcis ;
Ses chapiteaux offrant quatre masques d’Isis ;
Et de ses lourds piliers les longues avenues,
Qui n’avaient à porter que le cintre des nues.

C’en est fait, de sa tombe une autre Égypte sort,
Lazare de granit reconquis sur la mort !

Je porte à ma cité toute l’heptanomide.
Et, comme ses deux sœurs, la grande pyramide
Descend le long du fleuve, et de son flanc obscur
Vient prêter le silence à mon cercueil futur.
Tels que l’antique Syène en offrait des exemples,
Sur mes palais massifs ma main dresse des temples ;
Ces temples, à leur tour, s’élèvent couronnés
De cirques, pour mes jeux de canaux sillonnés :
Afin que le vieux Nil, aux flots ombragés d’îles,
Regarde dans les airs nager les crocodiles ;
Afin que l’aigle-roi, passant sur mes remparts,
S’étonne de voler si près des léopards.

De ton drame géant voici le plus bel acte,
Reine des souvenirs !!! ta forte cataracte
Envoya moins de flots sous les rocs de Philae,
Que sous mon bras puissant de palais n’ont roulé.
Contre le temps jaloux mon nom les fortifie
Mieux que ton scarabée, emblème de la vie -,
Je te rends en un jour plus que tu n’as perdu ;
D’Idaméelpolis l’hommage t’était dû !
Tu peux, en admirant les splendeurs qu’elle étale,
Juger de mes États par cette capitale.
Je te venge à la fois, fondateur surhumain,
Du marteau de Cambyse et du sceptre romain ;
Et de tes dieux tombés j’assemble ce qui reste,
Pour bâtir sur l’autel mon image céleste.
Mais plus de Christ mourant ; mais je veux en tout lieu,
Par le bonheur de l’homme inaugurer le dieu !
Loin de moi les sanglots du fakir ou du bonze ;
Les cieux d’Idaméel ne sont pas faits de bronze ;
De mon culte brillant les pleurs seront bannis.

La dent du sanglier, en blessant Adonis,
Ne réveillera plus une fête ennemie ;
Linus ne viendra plus précéder Jérémie.
Sans conduire le deuil autour de mon autel,
On pourra soulever mon voile d’immortel !
Le soleil et l’amour, sous leur double caresse,
Feront dans tous les cœurs rayonner l’allégresse.

*


Mes remparts sont fondés…. ville aux larges contours,
Quel tremblement de terre ébranlerait tes tours !!!
Pour les foyers nouveaux, ainsi qu’aux jours antiques,
Je taillai de mes mains quelques dieux domestiques ;
Puis, afin de savoir s’il ne renfermait pas
D’autres hommes encore échappés au trépas,
Je voulus, en volant, faire le tour du globe.
Aux premières lueurs que laissa poindre l’aube,
Devant tous mes sujets je forçai, sans trembler,
Le prodige d’Icare à se renouveler.
De son funeste sort je repoussai l’augure,
De l’aigle, comme lui, j’empruntai l’envergure ;
Mais la cire fit place à des fibres d’airain,
Pour affermir mon vol de l’Amazone au Rhin,
Et pour que du soleil les vives étincelles
Ne pussent séparer le dieu de ses deux ailes.

Je m’élançai rapide, et mon premier essor
Dans l’espace aux mortels ouvrit un nouveau sort.
De mon aile d’abord j’étudiai l’usage.
Du bleuâtre élément je fis l’apprentissage ;
Sur la plaine attiédie et sur les monts neigeux,

Je parvins à dompter ses souffles orageux.
Tantôt rasant, léger, les nopals du rivage,
Tantôt sous ma grande aile enfermant le nuage,
Jouant, comme un nageur, avec les flots de l’air,
Du soleil, dans mon vol, je renvoyais l’éclair ;
Tantôt, sous le rayon que ma poitrine aspire,
De cercles redoutés j’embrassais mon empire.
Puis j’enflais mon plumage, et semblable au milan,
Dans l’immobilité j’endormais mon élan.
Comme une proie offerte à mon puissant génie,
Je contemplais d’en haut la terre rajeunie ;
Je montais, je plongeais, je dominais en roi
Ces gouffres de l’éther qui n’enfermaient que moi.
Pour franchir l’horizon lointain qui se dévoile,
Mon aile disposait des vents comme une voile ;
Et brisant quelquefois l’essor aventureux,
De leur fougue ennemie elle s’armait contre eux.
Je me sentais au cœur une joie insensée
De prêter à la chair le vol de la pensée :
Tournant autour du globe aux changeantes couleurs,
Comme une abeille autour d’un citronnier en fleurs.
L’aérostat n’a rien de cette immense joie :
Suspendu, comme un plomb, sous le globe de soie,
Assis dans un esquif que presse un vil réseau,
On est un prisonnier et non pas un oiseau.
Mais moi, fier, libre, seul, dédaignant tout naufrage,
J’aimais à « l’installer dans le cœur d’un orage ;
J’aimais à respirer de son air ténébreux,
Moins ardents que les miens, les esprits sulfureux ;
A rafraîchir mon front sous les ondes qu’il verse,
A traverser la nuit que la foudre traverse ;
Et je me souvenais à ce suprême instant


Du chaos de Milton sous le vol de Satan.
Puis rendant, tout à coup, le jour à ma prunelle,
Aux sommets de l’éther j’allais sécher mon aile.
Dans ces luttes jamais ma force ne ploya.
Mieux que l’ancien pasteur des monts Hymalaya,
Oh ! comme de l’azur je déchirais les voiles !
Comme j’agrandissais la liste des étoiles !
Et comme avec fierté, loin des champs sablonneux,
Je présentais mon front à leurs fronts lumineux !
Moi qui, fendant si haut l’atmosphère muette,
Semblais un satellite autour de sa planète !
Les grands volcans fumaient au loin en noirs trépieds.
Je voyais le soleil se lever sous mes pieds.
Et, sans oser tenter les hauteurs que j’affronte,
Les aigles se disaient : — C’est notre roi qui monte. —
Je les laissais ramper dans leur vol nébuleux.
Les sables blancs, coupés par les longs fleuves bleus,
Fuyaient, disparaissaient sous mon regard superbe ;
Les cèdres décroissaient au niveau du brin d’herbe.
0 spectacle magique ! ô tableau de splendeur !
Chaque objet qui s’efface ajoute à sa grandeur.
Je comprenais pourquoi les mages et les brames
Avaient fait des oiseaux le symbole des âmes ;
Et pourquoi l’aruspice, au laurier radieux,
Enchaînait à leur vol l’avenir fils des dieux.
Je comprenais pourquoi l’air qui nous désaltère
Nous semble si chargé des limons de la terre ;
Pourquoi l’homme ici-bas tend éternellement
Ses bras désespérés vers un autre élément :
Lui, rampant et captif dans sa vie éphémère,
Enfant toujours collé sur le sein de sa mère.

J’abandonnai l’Égypte et, voyageur ardent,
Je dirigeai mon vol vers le vieil Occident.
Je franchis ce grand lac maintenant solitaire,
Jeté comme une coupe au milieu de la terre,
Et dont jadis les arts et le savoir humain
Firent deux fois le tour, un flambeau dans la main.
J’abordai cette Europe en talents si féconde,
Dont la voix trois mille ans suffit au bruit du monde,
Et dont l’âme partout, se transformant en loi,
Volait, de peuple en peuple, aussi vite que moi.

Quel silence !!! Salut, fatidique Celtie !!!
Qui dans de froids marais si longtemps engloutie,
Sans avoir de leur ciel les brillantes douceurs,
Devins, comme Psyché, la reine de tes sœurs.
Salut !!… Du genre humain la ruche évanouie,
Bien loin de tes brouillards d’abord épanouie,
Regarda le soleil, choisit pour son séjour
Les climats préférés de cet astre du jour,
La zone où la nature embrasée, odorante,
Amassait à longs flots la vie exubérante.,
Dotait de plus de feux le sang de animaux,
Dressait du baobab les énormes rameaux,
Taillait les monts géants, et sur des plages neuves
Donnait aux éléphants la grandeur de ses fleuves.
Là, tout fier d’adorer l’air et la terre et l’eau,
L’homme, robuste enfant, jouait dans son berceau,
Et de l’Hymalaya descendu vers les plaines,
Des vents de l’équateur aspirait les haleines.
Et sa belle jeunesse, aux bords des flots dormants,
Demandait, pour jouir, sa force aux éléments ;
Et l’Asie était reine, et l’Europe ignorée

N’avait pas même un nom sur la rive Erythrée.

Mais quand l’homme vieillit, quand sa mâle raison
Osa de son bonheur déplacer l’horizon,
Il vit tomber Balbeck, il déserta Palmire :
Chaque siècle appauvrit l’Orient d’un empire.
L’âme humaine, semblable au barde de Morven,
Trouva sous les brouillards son chant le plus divin.
L’espérance changea, les lois se transformèrent ;
Sur le sol d’Occident tous les beaux noms germèrent,
Et la fleur de la vie eut un autre réveil
Qui ne demanda plus ses parfums au soleil.
Alors ce fut ton tour, Europe sérieuse !!!
Changeant en sceptre lourd ta croix mystérieuse,
Tu régnas sans partage ; et l’esprit, plus puissant,
Fut moins soumis, peut-être, aux révoltes du sang.
Salut ! d’un jour nouveau tu verras briller l’aube,
Vieux continent penseur, cerveau de notre globe !!!

Et toi, Lutèce, toi, ville aux mille palais,
Ville dont les pavés combattaient les boulets !!!
Je veux qu’une autrefois l’Europe t’appartienne ;
Et sous ma royauté tu reprendras la tienne.
Sur tes bords, aujourd’hui, je cherche vainement,
De tes grandeurs d’hier quelque large ossement !
Ta colonne, ton arc, ta funéraire aiguille,
Que tu vins près du Nil ravir à sa famille ;
Rien n’indique à mon œil la place où fut Paris :
L’Occident ne sait pas conserver les débris.
Oh ! que sont devenus les jours où, sans défense,
Tu payais à César tribut pour ton enfance !
Oh ! que sont devenus les bleuâtres rideaux

Du saule où tes pêcheurs attachaient leurs radeaux !
Tes huttes d’une ruche imitant la structure ;
Tes verts figuiers, témoins de la triste aventure
De Lois, immortel sous les traits d’une fleur
Dont il eut l’innocence et la Manche couleur ;
Tes îles, au printemps, du cygne visitées,
Couvertes de glaïeuls et de treilles plantées ;
Et la tour en ruine, et le vaisseau d’Isis
Qui donna son doux nom aux murs des Parisis !

Je néglige Albion, et l’aile déployée,
Laissant au fond des mers la Hollande noyée,
Des fleuves nourriciers j’explore les berceaux :
Sommets européens qui partagent les eaux.
Je cherche si le temps n’a pas faussé leur pente,
Et de ces points du globe altéré la charpente,
Interrogeant les rocs dont ils sont hérissés,
Prêt à porter la main aux endroits menacés.
J’embrasse d’un élan, et de faîtes en faîtes,
Tout ce que Charlemagne amassa de conquêtes ;
Et lorsque sous mes pieds la Pologne apparaît,
J’incline ma grande aile en signe de regret.
Si je n’ai devant moi qu’une plage vulgaire
Que n’a point illustrée ou la muse ou la guerre,
Je franchis un espace immense en peu d’instants ;
Mais mon essor s’arrête, et je plane longtemps
Sur les points glorieux dont ma route est semée,
Et l’on peut à mon vol juger leur renommée.

Je visite en passant les rocs Ouraliens,
Du pôle au lac d’Aral granitiques liens.
Je traverse dans l’air, en suivant d’autres chaînes,

Cette Asie où les monts portent de vastes plaines.
Je vois fuir sous mes pieds tes désertes cités,
Peuple qui te disais roi des antiquités,
Avant que la science, étudiant tes songes,
De ta carte céleste expliquât les mensonges !
Peuple de Confutzée, aux pentes du Thibet,
Usant un âge d’homme à lire un alphabet ;
Filant tes arts mesquins, sans amour et sans joie,
Comme sur tes mûriers le ver filait la soie ;
Et d’un œil indécis mesurant ta grandeur
A tes magots lustrés, types de la laideur !
Jamais ton pas tremblant ne bondit sur la terre
Au rhythme impétueux des hymnes de la guerre.
Par tes timides lois ton génie arrêté
De l’instinct du castor eut l’immobilité,
Et comme ton empire, en éteignant sa flamme,
Un mur infranchissable emprisonnait ton âme.
Reste à jamais couché sous ta seconde mort,
Eunuque de l’histoire !!… Et bientôt vers Timor,
Comme un oiseau pêcheur qui, sous l’ombre des aulnes,
Effleure les glaïeuls et les nénuphars jaunes,
Mon gigantesque vol, sans se lasser jamais,
Du monde océanique effleure les sommets ;
Et planant de Formose aux caps de la Zélande,
De ces îles de fleurs ranime la guirlande.
Là, de l’éther brillant je gagne les hauteurs ;
Puis, abaissant soudain des yeux explorateurs,
Mon regard étonné ne voit que des eaux bleues
Baignant un horizon grand de neuf mille lieues.
Dieu s’est trompé… je veux, moi, roi dés flots amers,
Donner d’un bras puissant une autre pente aux mers ;
Et pour que notre globe offre plus d’harmonie,


En large continent changer l’Océanie.

Je passe d’île en île, et, fatal aux vaisseaux,
Labyrinthe de roc sur l’abîme des eaux,
L’Archipel Dangereux m’entretient des naufrages
Dont il sema longtemps cette mer sans orages.
Puis, durant tout un jour, j’excite la lenteur
De mon aile énervée aux feux de l’équateur.

Belle Amérique ! ô toi qui, pour un autre monde,
Un jour, comme Vénus, sortis des bras de l’onde,
Appelant sur ton sein, de forêts abrité,
Les peuples amoureux de ta fécondité,
Je viens à toi, salut !… On dit que sur tes plages
Le déluge amassa mille ans ses coquillages,
Ne pouvant détacher, en fuyant pas à pas,
Ses humides baisers de tes hauts catalpas.
Tandis que le vieux monde, au bruit croissant des armes,
Composait tristement son poème de larmes,
Tu t’épanouissais, brumeuse et vierge encor,
Aux feux de ton soleil dont tu faisais de l’or ;
Et tes fleuves roulaient dans leur onde si pure
Assez de diamants pour couvrir ta ceinture.
Salut, fille des mers ! toi qui, longtemps enfant,
N’avais pour souvenir que tes os d’éléphant.
Toi, terre où le passé ne prenait point racines.
Si l’on cherchait le nom de tes jeunes ruines,
L’histoire était muette, et l’on ne suivait pas
Sur ton sol limoneux l’empreinte de ses pas.
Biais Colomb t’apparut, tu comptas ses victimes,
Et ta nudité prit la robe de nos crimes ;
Et pour gémir alors sous tes bois chevelus,


Notre harpe d’airain eut une voix de plus.
Du centaure espagnol tes condors s’effrayèrent ;
Plus que tous nos mousquets nos mœurs te foudroyèrent ;
Les fils du Sénégal traversèrent les eaux,
Vinrent pétrir de pleurs le miel de tes roseaux.
Sous les brises du soir, aux bords de ton rivage,
Le vaisseau négrier balança l’esclavage ;
Et pour vomir sur nous l’or des liions sanglants,
Ta Cordillière avare ouvrit ses larges flancs.

J’apporte d’autres dons, et mon œil te regarde,
Et ton nouveau réveil est commis à ma garde,
Amérique ! je viens te rendre ta beauté,
Dans mon voyage heureux par la vie escorté.
Oui, je viens… et soudain mon bras, sous cette zone,
Rouvre, comme une mer, le lit de l’Amazone.
Antiques soupiraux que le temps a fermés,
Trente volcans éteints, à ma voix ranimés,
Fument, et vont nourrir du vent de leur cratère
Le feu générateur aux veines de la terre.
Dans les bois de santal, encor sans habitants,
La rose vient éclore aux bourgeons du printemps ;
Et de magnolias couvrant un sol aride,
Mon regard a rendu son nom à la Floride.

*


Puis, je reprends mon vol vers l’Afrique ; et des vents
Je combattais dans l’air les souffles décevants,
Lorsque apparut au loin, à mon œil prophétique,


Un écueil lumineux sur la mer Atlantique :
Ile où vint échouer le plus grand des vaisseaux
Qui jamais de la gloire aient sillonné les eaux ;
Ile, pour un exil, de tout monde écartée,
Où la victoire un jour jeta son Prométhée ;
Où le sort transforma, pour l’abattre à son tour,
Son étoile en comète et son aigle en vautour !
Autel où descendit sur le géant du glaive,
Le sacre du malheur pour l’absoudre d’un rêve !
Je me sentis ému dans mon cœur de lion.
Le vol d’Idaméel chercha Napoléon,
Et, planant un moment sur ces roches si nues,
S’abaissa vers un nom de la hauteur des nues.
Un saule mort marquait la place des grands os.
Quatre rois, par l’exil, tuèrent le héros :
Vainqueurs épouvantés dans leurs palais de marbre !
La nature cruelle a laissé mourir l’arbre ;
Et, plus sensible qu’elle à d’antiques malheurs,
Moi, pour le ranimer, je le baignai de pleurs.
Je voulus au vieux tronc rendre tous les feuillages
Que, pendant trois mille ans, de saints pèlerinages
Étaient venus cueillir sur ses rameaux sacrés.
Je commande… et soudain ses bras démesurés
Élèvent jusqu’aux cieux leur verdoyant prodige ;
De mille autres rameaux chaque branche est la tige.
O feuillage pieux, plus beau que les lauriers !!!
Tout ce que la ferveur des voyageurs guerriers
Put ravir de débris au saule expiatoire
Refleurit, et dans l’air monte en forêt de gloire.
Cent batailles d’airain, comme de grands oiseaux,
Semblent s’entre-choquer à travers les rameaux.
Et, tel qu’une colombe harmonieuse et pure,


Attristant de baisers cette pâle verdure,
Un jeune homme expiré loin du soleil natal,
Vient consoler l’exil du tombeau triomphal :
Épique monument, qu’à la gloire inquiète
Le sort avait choisi comme eût fait un poëte ;
Et qui semble toucher, des siècles escorté,
Aux confins radieux de l’immortalité !

Pour voir si ce héros valait sa renommée,
Je l’évoquai : non tel que le fit son année,
Lorsqu’en sa forte main, fier comme Idaméel,
Il soulevait l’espoir du sceptre universel ;
Mais tel que le malheur d’un nœud irrévocable
Vint l’enlacer, pareil à cet infâme câble
Qui faisait écrouler sur son fût souverain
De la hauteur du dieu son image d’airain ;
Lacérait les feuillets du livre de l’histoire,
Garrottait dans les cieux l’aile de la victoire,
Et sous les mêmes nœuds étranglait à la fois,
Devant tout l’avenir, l’honneur de quatre rois.

Je l’évoquai : son front sombre comme un orage,
Triste comme un écueil qui porte un grand naufrage,
Moulé sur les contours du monde impérial,
Se dressa près du mien et presque mon égal.
« Roi, me dit-il, je sais quels lauriers tu réclames ;
« On s’entretient de toi dans le pays des âmes.
« Et je disais ton nom quand ton pas colossal
« S’arrêtait pour fouler mon sépulcre vassal.
« D’empires renaissants tu veux doter la terre :
« As-tu sous ton œil d’aigle exploré leur mystère,
« Leurs lois, leur équilibre, et comment, sous le ciel,

« Ta ruche humaine doit recomposer son miel ?
« Roi, le corps social, tout rempli d’harmonies,
« De même que ce globe a ses cosmogonies,
« Ses systèmes planant sur les plus hauts sommets,
« Sous les noms de Lycurgue, ou d’Orphée, ou d’Hermès.
« De quel nom faudra-t-il que ton œuvre se nomme ?
« Dans quel moule nouveau prétends-tu couler l’homme ?
« Sur le cercle éternel de la fatalité
« Fais-tu, comme Ixion, tourner l’humanité,
« Ou la dégages-tu du lien qui l’enchaîne,
« Gland semé sur le sol pour devenir un chêne ?
« La science augurale, ainsi que Romulus,
« Peut-elle te compter parmi ses grands élus ?
« As-tu jeté les sorts de ta ville nouvelle ?
« Sais-tu sous la cité quel monde se révèle,
« Et pourquoi tant de fois, dans un tel monument
« Le sang d’un fratricide a servi de ciment ?
« Ressusciteras-tu, sous ta main protectrice,
« L’initiation d’Isis législatrice !
« De la société ces obscurs rudiments
« Donnent à lire encor de hauts enseignements :
« Miraculeux rapports ; science sans limite !
« Toujours l’ordre sacré s’y cache sous le mythe,
« Sous le mythe, symbole antique et redouté,
« Tabernacle vivant de chaque vérité !

« De tous les conquérants qui, sur la terre ou l’onde
« Ont refait les contours des empires du monde,
« Il en est un surtout dont la tête rêvait
« Un plan qui bien des fois agita mon chevet.
« Il partit, à vingt ans, de sa Grèce indomptée.
« Portant dans ses regards Marathon et Platée.

Il partit, il suivit le sentier de succès
Que lui traçait de loin la fuite de Xercès ;
De son sort en courant composa l’épopée,
Déploya l’Iliade au bout de son épée ;
Et pareil à ces dieux qui ne font que trois pas,
Franchit, presque tout seul, la gloire en trois combats.
Quel élan que le sien !!! Comme moi ma colonne,
Lui pour son piédestal choisissait Babylone ;
Son œil plein d’avenir en marquait la hauteur :
Gigantesque cité, nom civilisateur,
Sommet dont il croyait ne jamais redescendre ;
Axe sur qui tournait le rêve d’Alexandre ;
Et le seul point du globe où, pour bien gouverner,
On doive s’établir alors qu’on veut régner !
Là, dominant cent rois que leur puissance énerve,
Faisant de sa victoire une sœur de Minerve,
Il voulait, sur ce sol encombré de palais,
Avec toutes ses fleurs transplanter Périclès ;
Et de l’Oxus au Nil, du Sind à l’Illyrie,
Des arts, enfants d’Homère, élargir la patrie.
Comme on vit Phidias, artiste de l’éther,
De métaux différents bâtir son Jupiter,
Le héros, invitant Olympie à ses fêtes,
Créait un monde grec de ses mille conquêtes,
De l’oracle de Delphe il semblait animé ;
Par la prêtresse antique il semblait être armé.
Et ses féconds projets, mal compris du vulgaire,
Germaient dans le sillon qu’avait tracé la guerre.
On croit la guerre aveugle, on ne soupçonne pas
Qu’un progrès est caché sous chacun de ses pas,
Et que l’esprit humain, pour briser son écaille,
A besoin de l’épée et des champs de bataille.

« Si ce songe du dieu se fût réalisé,
« Aux balances du sort l’Europe eût moins pesé ;
« Et peut-être plus tard, s’égarant dans sa voie,
« La louve des Romains aurait manqué de proie.
« Mais la mort le surprit…. Son précoce tombeau
« Força l’histoire errante à changer de flambeau.

« Ainsi que ce héros, sur ma toute-puissance
« Je voulais des États fonder la renaissance,
« Moi soldat social ; et je crus follement
« Être pour l’avenir plus qu’un événement.
« Je parus….. j’enfermai, de Gibraltar à Rome,
« La révolution sous le casque d’un homme.
« Ses forces n’avaient fait que prendre d’autres noms,
« Ses harangues encor tonnaient dans mes canons ;
« Et mes mains, sur les rois essayant des entailles,
« S’armaient de son volcan pour gagner mes batailles.
« Car mon ère, ici-bas méconnue un moment,
« De ce drame cyclique était le dénotaient.
« Si de mes vétérans j’anoblissais les têtes,
« Je prenais leurs blasons dans des noms de conquêtes ;
« Et je continuais, empereur-citoyen,
« L’émancipation du monde plébéien.
« Oeuvre ancienne et puissante et palingénésique,
« Qu’il fallait accomplir de l’Europe au Mexique !
« Forte loi que Moïse au peuple élu donna,
« Quand les tables d’airain descendaient du Sina ;
« Et que dans un seul cri, législateur sévère,
« Quinze siècles après promulgua le Calvaire ;
« Forte loi qu’en ses flancs portait le genre humain,
« Voyageur retrouvant ses titres en chemin !
« Hercule pour massue agitant une idée,

« Après qu’à ses travaux la terre est fécondée !
» Être toujours unique en sa diversité,
« Demandant pour son vol l’air de l’égalité ;
« Et dans un saint effort qui toujours recommence,
« Dégageant de sa nuit sa chrysalide immense !
« Vois, au berceau des temps, l’esprit oriental
« Chercher à l’étouffer sous son dogme fatal :
« La nymphe se débat, sort de son agonie,
« Court de la Bactriane à la Babylonie ;
« Fuit, pour Thèbe et Memphis, l’Inde qui la bannit,
« Ébranle, en respirant, trois cents dieux de granit ;
« Elle passe la mer, et sortant d’un orage,
« Du chêne d’Irminsul vient essayer l’ombrage ;
« S’éclaire, chez les Grecs, de l’astre de Platon,
« Et sans désespérer, dans Rome, avec Caton,
« Fière de prolonger sa lutte expiatoire,
« Prépare lentement l’avenir de l’histoire.
« Mon œil couva longtemps la nymphe avec amour ;
« Je la pris dans mes bras pour l’approcher du jour.
« Mais je veillais en vain, fragile sentinelle !
« Les flammes de Moscou consumèrent son aile ;
« L’heure où je suspendis ma lutte de Titans
« Ferma l’orbe nouveau que parcourait le temps !

« Le Midi, tout à coup, vide de ma présence,
« Perdit, en me perdant, son centre de puissance.
« Édifice, longtemps de gloire cimenté,
« La France en ma grandeur avait son unité ;
« Son peuple d’orateurs dispersa sa fortune :
« Mon pilier triomphal, moins haut que la tribune,
« Vit leur toge cacher, sous son pli souverain,
« L’héroïsme muet de mes exploits d’airain.

« Se livrant, sous mon arc, leur bataille frivole,
« Les partis, rallumés au vent de la parole,
« (Lâches dissensions dont mon ombre a gémi)
« Songeaient à tout combattre… excepté l’ennemi !
« Oubliant que l’Europe, une main sur la lance,
« N’admettait qu’à regret leur poids dans sa balance ;
« Qu’on ne pardonne pas à qui nous fit trembler,
« Et qu’il faut être grand, lorsqu’on veut ; s’isoler !

« Les âges reculés du vieux globe où nous sommes,
« Ont vu souvent le Nord, le Nord fabrique d’hommes,
« Passer sur notre Europe en torrents populeux,
« Ne laissant que le nom d’un désastre après eux.
« Mais le torrent des czars fut une mer profonde
« Qui sut rendre éternel chaque pas de son onde,
« Et déborda sur nous, sans que jamais le temps
« Enlevât une écaille à ses léviathans.
« Aux limites du globe adossée et durcie.
« Colosse de frimas, la sauvage Russie,
« Prise dans ses glaçons comme en un grand réseau,
« Se souvint du Caucase où posa son berceau ;
« Fit un pas, et bientôt, conquêtes solennelles,
« Ouvrit sa bouche avide à l’air des Dardanelles ;
« L’air enivrant et chaud dans son sang fermenta.
« Au cœur de l’Orient un seul bond la jeta,
« Elle crut à son sort et devança l’histoire.
« Ce fut un éléphant monté par la victoire,
« Qui, fier d’avoir courbé sous ses pesantes lois
« La Perse où je voulais exiler ses exploits,
« Revient vers l’Occident avec ses tours guerrières ;
« Sa trompe de l’Europe arrache les barrières ;
« De son ciel despotique il nous porte la nuit.

« Écrasant quelquefois le czar qui le conduit,
« Dotant son dur pays des délices du nôtre,
« Avançant chaque siècle un pied après un autre,
« Ainsi que le Danube il traverse le Rhin ;
« Son sillon d’esclavage est creusé dans l’airain.
« S’il se couche un moment sur le sol qu’il dérobe,
« Il prend, pour son sommeil, tout un côté du globe ;
« Et pour sortir vainqueur du funeste défi,
« Au monstre belliqueux cinq cents ans ont suffi.

« Et je le leur disais ; et sous mon trône en cendre
« Se perdit étouffé l’oracle de Cassandre.
« L’égalité pleura mon œuvre morte en fleur ;
« L’aigle noir sur ma France étendit sa couleur ! ..
« Roi, livre ton pouvoir à d’autres équilibres.
« Rends les hommes égaux, ils croiront être libres !
« Quand le feu primitif est par toi retrouvé,
« Fais plus pour l’univers que de l’avoir sauvé ! »

Il dit, et sans vouloir que ma voix lui réponde,
Remonta…. J’éprouvai ce qu’éprouvait le monde
Quand il changeait de forme à chacun de ses pas.
Je crus voir le fantôme emporter dans ses bras,
Pour en doter là-haut sa grandeur planétaire,
Tous les arcs triomphaux dont il sema la terre.
Ce sort voilé, ce nom, type des conquérants,
D’où la gloire coulait comme l’eau des torrents,
Me rendit plus profonds les abîmes de l’être ;
Et lorsque sous la nue il vint à disparaître,
Dans mon œil immobile il demeura sculpté,
Comme ces monuments faits pour l’éternité.


*


Je repars, et bientôt franchis d’un vol oblique
Le sol vitrifié des déserts de l’Afrique ;
De l’Afrique autrefois négresse aux blanches dents,
Rugissante d’amour sur ses sables ardents : ;
Qui, trop près du foyer de la force expansive,
Étalant les désirs de sa lèvre massive,
Faisait de son front bas, de sueur humecté,
Le trône tout charnel de l’animalité !
Ébauche où la nature, en ses erreurs insignes,
N’a point de l’âme humaine élaboré les signes ;
Mais que dédommageait, par ses brutaux élans,
La vie impétueuse allumée à ses flancs !
Mère des forts lions, désaltérés comme elle
Aux laves qui tombaient de sa noire mamelle ;
Lascive et pantelante, et dans sa nudité
Maudissant le soleil qui lui prit sa beauté,
Le soleil, quelquefois funeste à sa famille,
Saturne étincelant qui dévorait sa fille !!!

D’un ciel plus indulgent j’abriterai ton front ;
Sur des rameaux plus frais tes beaux jours fleuriront,
Vaste Afrique ! c’est moi, moi prince des prophètes,
Moi, qui viens corriger les erreurs qu’on a faites
En versant autrefois, des cités aux hameaux,
Le vase aléatoire et des biens et des maux.
Je suis Idaméel ! .. Et coupant le tropique,
Je vis fuir sous mon œil la chaîne éthiopique :

Point créateur, foyer des Pallas reconnu,
Où la terre, dit-on, entr’ouvrait son flâne nu,
Alors qu’elle enfantait, mère désordonnée,
La race au front laineux maudite et condamnée.
L’homme n’habitait plus sur ces larges hauteurs ;
La vie avait quitté ces monts générateurs.
Mais, quand j’eus découvert les urnes ignorées,
Où le vieux Nil puisait ses ondes adorées,
Et que j’eus en volant salué de la main
La source, vierge encor de tout regard humain ;
D’animaux du désert quelques races puissantes,
Dont le Nil prolongeait les forces décroissantes,
M’aperçurent dans l’air, et tous sur mes élans
Dirigèrent de loin leurs bataillons hurlants.
Tous semblaient deviner qu’aux noces de la terre,
Mon voyage invitait le buffle et la panthère ;
Et plus qu’aux flots du Nil, les bondissants jaguars
Venaient puiser la vie aux feux de mes regards.

Symbole de la force armé de la colère,
Et des êtres créés formidable exemplaire,
Le lion me suivait, le lion indompté
Qu’en un moule royal la nature a jeté.
Près de lui, sans terreur, sous le soleil s’étale
Bémoth puissant et doux, bête monumentale :
Du dieu de l’Hindostan que son dos a porté,
Sa pesante stature offre la majesté.
Calme dans ses instincts, profond dans sa vengeance,
L’angle de son grand front s’ouvre à l’intelligence ;
Et son âme à l’étroit dans sa vaste prison,
Semble de la pensée entrevoir l’horizon.
Le colosse amoureux autour de son amante,


Lasse des feux du jour et sur le sol dormante,
Promène avec langueur ses désirs palpitants ;
De sa trompe ondoyante il la flatte longtemps ;
Comme un large éventail balance son oreille,
Pour écarter le vol bourdonnant de l’abeille,
Pour que de la fraîcheur le souffle bienfaisant
Autour de ses amours agite l’air pesant.
Et moi je contemplais ces monstrueux mélanges ;
Je pressais du regard leurs peuplades étranges.
Rêves de la nature encor dans son sommeil,
Rêves tumultueux dont l’homme est le réveil.
Je déployais sur eux l’ombre de mes deux ailes ;
Je mesurais mon vol à celui des gazelles.
L’autruche, contemplant mon voyage des airs,
Fendait, oiseau marcheur, le sable des déserts.
Pour me suivre, en nageant aux flots dont il s’abreuve,
Le caïman écrasait tous les roseaux du fleuve.
Ma voix aiguillonnait vers mes naissants remparts,
Le pas large et boiteux des caméléopards.
Le long du Nil, du haut de ma route céleste,  ;
De la création j’acheminais le reste ;
Comme on voit l’alouette, en planant sur les blés,
Guider dans les sillons ses petits rassemblés.

Joyeuse, et saluant les sauvages cohortes
Des nouveaux conviés que j’amène à ses portes,
Idaméelpolis les ouvre sans terreur.
Mon peuple avait grandi loin de son empereur.
Le désert, allégé de son sable inutile,
Sur un sol que mon souffle enfin rendait fertile,
Voyait de ses moissons s’épanouir l’orgueil ;
Mais les hymens de l’homme encor gardaient leur deuil.

La femme à mes pouvoirs demeurait infidèle,
Et la fécondité ne s’approchait pas d’elle !
Quand les champs consolés fleurissaient sous mes pas,
Son sein inerte, et froid, ne se ravivait pas.
La puissance attachée aux mots cabalistiques,
Du globe aux cercles d’or les arcanes mystiques,
Tout ce qu’à mes regards, trois jours, il dévoila,
Ses prodiges divins semblaient se briser là !!!
Mon génie étonné pressentait sa défaite ;
Et l’espérance en pleurs interrompait sa fête.

Quand passait une biche avec ses jeunes faons,
Les femmes qui jamais n’avaient connu d’enfants,
Qui jamais n’avaient vu de tête blonde, éclose,
Prendre sous leurs baisers les teintes de la rose ;
De leur mère vieillie embrassant les genoux,
Lui disaient en pleurant : « Mère, racontez-nous
« Comment vos nouveau-nés jouaient sur les pelouses !
« De vos jours d’autrefois nous sommes bien jalouses !!!
« Sous l’ombrage fleuri des palmiers d’alentour,
« Vos fils vous naissaient-ils dans un baiser d’amour ?
« Sentiez-vous auprès d’eux, charme qu’on ne peut dire,
« Se fondre votre cœur dans leur premier sourire ?
« Une âme maternelle a son bonheur à part.
« Quand vous les allaitiez, le soir, sous un regard,
« Ne tombait-il du sein aucune goutte amère ?
« Aime-t-on sou enfant comme on aime sa mère ?
« Rendiez-vous grâce à Dieu d’avoir fait les roseaux
« Que pour vos nourrissons vous tressiez en berceaux ?
« Veniez-vous, au retour de la sainte chapelle,
« Vous mirer dans leurs yeux, pour vous trouver plus belle ?
« Saviez-vous les chansons que l’on chante tout bas

« A ces petits oiseaux qui ne s’envolent pas ?
« Et saviez-vous pour eux, le matin, sous les branches,
« Faire sur vos genoux un lit de roses blanches ?
« Hélas ! nous ignorons ce doux enchantement.
« Epouses sans espoir, nous allons tristement
« Voir la maternité dans le nid des colombes,
« Et plus que les berceaux nous connaissons les tombes ! »

Un vieillard vint à moi. — » Tu nous as raconté
« Qu’il était une vierge, unique en sa beauté,
« Dont le sein n’avait pas, source trois fois bénie,
« De la stérilité subi l’ignominie.
« N’écoute plus son père et ses rébellions ;
« Ajoute ce présent à ceux de tes lions !
« Vois, pas un nouveau-né parmi ce reste d’hommes !
« Quel encouragement pour fond« r des royaumes !
« Oh ! comme mon regard planerait triomphant
« Sur un monde où luirait une tête d’enfant !
« De Sémida la sainte il faut qu’un fils te naisse,
« Ange aux cheveux flottants tout dorés de jeunesse ;
« Et que nous puissions voir d’un peuple grand et fier,
« Reposer l’avenir sur un front né d’hier.
« Qu’importe que ton souffle anime nos campagnes,
« Si ton pouvoir s’arrête aux flancs de nos compagnes ! »

J’écoutai le vieillard et j’hésitai longtemps.
Idaméelpolis et tous ses habitants
De mon incertitude en leur cœur se troublèrent-,
Plus haut que mon orgueil leurs terreurs me parlèrent.
L’amour, philtre immortel, l’amour, charme de feu,
Que Sémida fuyait à l’ombre de son dieu,
M’attira vers la vierge, un moment égarée,

Par un autel d’airain du bonheur séparée.
Je repartis….

*


L’Arar devant moi se dressait ;
Mais au pied de ses rocs nul ne m’apparaissait.
Chaque fleur qu’elle aimait, sur sa tige penchée,
Semblait pleurer la vierge à mes regards cachée.
Sous l’arbre de l’encens où sa voix me parlait,
Je ne retrouve plus la paix qu’elle exhalait !
A-t-elle, comme un Dieu qui fuit son tabernacle,
De l’Arar avec elle emporté le miracle ?
Je ne retrouve plus, à travers les roseaux,
Ses pas silencieux cherchant le bruit des eaux.
J’erre, ô ma Sémida, du fleuve aux grandes cimes ;
J’interroge, en passant, l’herbe où nous nous assîmes,
Le palmier, la colline ! et j’entretiens de toi
Le lieu des souvenirs, désert autour de moi.
Viens, de ma royauté n’attriste plus la fête ;
J’ai fait un ciel doré pour luire sur ta tête.
L’espérance est assise au troue où je t’attends,
Et tu n’auras plus peur de perdre le printemps.
N’est-ce donc pas ici, qu’en nos vagues délires,
Le soir, nous accordions nos cœurs comme deux lyres ?
Sous l’ombrage enivrant de roses inondé,
N’est-ce donc pas ici que tu m’as regardé ?
O ma blanche compagne, ô colombe envolée !
Le vent pleure ton nom à travers la vallée ;
Et pour ce firmament dont il a pris l’azur,


Le lac, sans ton image, est un miroir moins pur !
Les cygnes qui formaient ta famille chantante,
Sont muets…. un orage a renversé la tente
Où de Cléophanor l’extase se voilait,
Où peut-être l’amour dans un songe veillait ;
Et quand de Sémida mes pas cherchent la trace,
Aux ronces du chemin ma pourpre s’embarrasse.
Et tu ne reviens pas ! voici mourir le jour ;
Habites-tu les cieux pour mieux fuir mon amour ?
Ces lys ombragent-ils ta tombe ? ô jeune femme !
Est-ce qu’en leurs parfums je respire ton âme ?…

*


J’explorais le vieux mont de nuages chargé,
Lorsque du fond d’un antre un soupir prolongé
S’élève… Est-ce la voix du père ou de la fille ?
Un Dieu peut violer les droits de la famille,
O vierge ! et cette fois, vainqueur de tes combats,
L’arche du mont Arar ne te gardera pas.
Vers la profonde nuit j’ose, à pas lents, descendre ;
Quel tableau !… le prophète expirait sur la cendre !
Il s’accoudait pesant à l’angle du rocher.
Son sourire invitait la mort à s’approcher ;
A s’approcher de lui, comme un hôte paisible
Connu depuis longtemps dans le monde invisible,
Et qui viendrait lui-même, avec des chants amis,
Nous apporter les dons qu’il nous avait promis.
L’œil du mourant brillait d’une lueur étrange.
Comme un albâtre saint sculpté par Michel-Ange,


Son grand front transparent que rien n’a pu ternir,
Rayonnait face à face avec son avenir ;
Réfléchissant au loin, pendant l’épreuve auguste,
La blanche vision de la tombe du juste.
On eût dit qu’au vieillard Dieu s’était découvert,
Et tenait sur la mort le paradis ouvert.
On eût dit que son œil, libre enfin de tous voiles,
Voyait ses actions, comme un groupe d’étoiles,
Monter vers le Seigneur qui disait : — Je t’attends. —
Il semblait s’éblouir de ses derniers instants.
Déjà le roi futur contemplait son royaume.
Comme Dominiquin vit mourir saint Jérôme,
Cette large agonie à mes yeux s’étala :
Le lion et le saint et l’hostie étaient là.
Et j’admirai de loin l’extase surhumaine
De l’immortalité rentrant dans son domaine !…

Le lion familier était venu d’un bond
Prosterner le désert aux pieds du moribond ;
Pour l’antre de la mort il avait fui son antre.
Sous la roche avancée où l’ombre se concentre,
C’était beau de le voir, triste et baissant son œil,
Rêver, ainsi qu’un homme, aux choses du cercueil !
C’était beau de le voir d’une haleine tiédie
Rendre un peu de chaleur à la chair refroidie.
Son souffle répondait aux aspirations.
Les prophètes toujours ont charmé les lions !
C’était beau de le voir s’allongeant sur le sable,
Tendre pour oreiller sa tête caressable
A son maître expirant qui cherchait un appui,
Quand sa fille nouait ses bras autour de lui.
Le vieillard se coucha sur la crinière fauve.


Le sauvage oreiller autour du grand front chauve
Débordait et semblait, voilant le cou nerveux,
Sur le crâne du saint remplacer les cheveux ;
Et puis venait mêler sa teinte nuageuse
Aux longs flots épanchés de la barbe neigeuse.

A l’entour du vieillard, dans l’ombre, au loin volait
Une vapeur d’encens que nul feu n’exhalait.
Il rassemble son souffle et sa force dernière.
Orgue où durant cent ans a vibré la prière,
Sa poitrine palpite, et cherche encor des sons
Pour des hymnes d’amour sous les mortels frissons.
C’est le chant triomphal que l’agonie entonne ;
Le désert attentif avec moi s’en étonne.
Et tout le ciel répond à l’hymne fraternel
De ce cygne écouté par le cygne éternel ;
A ce chant des adieux qui flotte, et puis retombe
Où l’espérance luit pour enchanter la tombe.
J’admire en réprouvé l’éclat de cette mort ; ,
Ce miroir d’une vie où n’est point le remord !
J’observais les progrès de la béatitude…
Quand, tout à coup, changeant de voix et d’attitude,
Le mourant, au Seigneur dernier prêtre resté,
Se dressa pour bénir son pain d’éternité.
La grotte resplendit de ces pâques funèbres !
Le soleil de la foi levé dans ces ténèbres,
Couronna le vieillard, lévite d’Israël,
Dont la mort tarissait le calice du ciel ;
Et sa fille à genoux, sa fille désolée,
Courbait plus bas encor sa tête échevelée.
Tandis que le lion, en pleurs pareillement,
Puisait sa part de vie en son recueillement…

Je frémis… et j’allais, révolté dans mon âme,
Joindre un nouvel acteur aux sanglots de ce drame ;
De l’antre, en mes fureurs, j’allais franchir le seuil,
Ravir son plus bel ange à ce tableau de deuil ;
Du trépas prophétique interrompre l’extase ;
Faire boire au chrétien la lie au fond du vase ;
Briser son espérance au bout de son chemin,
Comme il osa briser un monde dans ma main !
Je voulais effrayer son âme anéantie
D’un dernier sacrilège, à la dernière hostie ;
Et, du nom d’Antéchrist à ses yeux me parant,
Remplacer le lion au chevet du mourant !…
Mais aux pleurs de l’enfant s’amollit ma colère,
Et je laissai le temps de mourir à son père !…

Je l’entendis de loin, pour son suprême adieu,
Disant à Sémida : — « Quand l’âme monte à Dieu,
« Elle ne doit, rentrant dans ce soleil qu’elle aime,
« A la nuit d’ici-bas rien laisser d’elle-même ;
« Et pourtant je te quitte, et la divine loi
« Me défend d’emporter mon enfant avec moi ;
« Et Dieu veut que ce soit à demi que je meure.
« Je vais te précéder dans la sainte demeure,
« Mon enfant ; c’est pourquoi, même pour voir les cieux,
« Je ne pourrai tarir les larmes de mes yeux !
« Je pleurerai toujours la terre où je te laisse,
« Car de l’humanité bien grande est la faiblesse ;
« Car de tous les enfants que Dieu m’avait donnés,
« Toi seule me restais… Bien jeunes moissonnés,
« Tous les autres là-bas, endormis sous la pierre,
« Ont une croix parmi les croix du cimetière :
« J’essuyai sur leur front les dernières sueurs,

« Mes yeux ont vu mourir bien souvent, et je meurs ;
« Je meurs en rendant grâce au Dieu de l’espérance,
« Pour mes heures de paix et celles de souffrance.
« Je meurs… Viens sur mon cœur, enfant, presse ma main.
« Jacob eut moins de joie auprès de Benjamin !
« Sémida, pressentant, dès tes jeunes années,
« Que le ciel te gardait de hautes destinées,
« J’arrachai de ton sein les terrestres penchants ;
« Comme le laboureur arrache de ses champs
« L’herbe inutile, avant de voir la tiède ondée
« Descendre sur la glèbe heureuse et fécondée.
« Adieu… Mes pieds sont froids… mon œil est obscurci ;
« Nul père n’a laissé son enfant seul ainsi !
« Le lion qui me sert te devient ta famille,
« Et je vais à sa garde abandonner ma fille.
« Dans l’ombre, à ses côtés, en paix tu marcheras ;
« Ses yeux seront ouverts, lorsque tu dormiras.
« De la force de Dieu sa force est un emblème ;
« L’homme le fit cruel ; il est doux quand il aime.
« La mort du genre humain lui rend la liberté
« De reprendre, un moment, sa native bouté ;
« Laisse-le, sous ce roc, creuser ma sépulture,
« Et puis, dans le désert, chercher ta nourriture.
« Ma fille ! il est des pleurs qu’on ne doit point tarir ;
« Ne quitte pas la grotte où tu me vois mourir.
« Oui, reste en ce lieu… l’air où nous prîmes naissance,
« Est imprégné, pour nous, d’un baume d’innocence !
« Ne quitte point la source où boivent tes ramiers :
« Nos sommeils sont plus purs sous les mêmes palmiers ;
« On dirait qu’au Seigneur nous restons plus fidèles
« En regardant le nid des mêmes hirondelles ;
« Et que, fortifiant notre cœur combattu,

« Le lieu des souvenirs garde notre vertu.
« Pleure, pleure, rends-moi, comme une sainte femme,
« Pour le sang de ma chair tout le sang de ton âme ;
« Et si jamais celui qu’a proscrit le Seigneur
« Venait de mon cercueil tenter le déshonneur,
« S’il osait, aux lieux même où son crime s’expie,
« Entre un serment et toi mettre un amour impie,
« Songe au vœu prononcé ; ton cœur doit rester seul ;
« Pour ton voile d’hymen ne prends pas mon linceul ! »

Sémida répondit… « Dans la triste vallée,
« Je veux, comme Rachel, n’être pas consolée :
« Je garderai mon cœur comme elle, et désormais
« J’aimerai la douleur autant que je t’aimais ;
« On entendra toujours, à genoux sur la pierre,
« Le souvenir des morts pleurer dans ma prière.
« Et je ne permettrai, père, en mon chaste effroi,
« Qu’à mon ange gardien de me parler de toi !
« Et lui seul, de mon front soulèvera les voiles
« Pour t’amener ta fille au séjour des étoiles. »
Et la voix du vieillard dans un dernier effort
Soupira… « Mon amour a retardé ma mort.
« L’ange qui m’appelait de ma lenteur s’irrite ;
« J’ai fait attendre Dieu pour te quitter moins vite… »
Avec ces mots l’esprit du cadavre sortit,
Et des cris de l’enfant la grotte retentit…

Je contemplais la mort…. mais sur le groupe sombre,
Voilà qu’une blancheur sortant du sein de l’ombre,
Apparaît grandissant, remplissant par degré
Toute l’immense nuit de l’antre consacré.
Je crois quelques instants, aux feux dont elle brille,


Que l’âme du vieillard redemande sa fille,
Et, pour m’épouvanter, vient des hauteurs de l’air,
Passer et repasser dans ce douteux éclair.
Je me trompais… C’était un ange au lieu d’une âme :
C’était l’ange gardien de la dernière femme,
Qui semblait m’annoncer, veillant à son côté,
Que mon hymen encor me serait disputé.
Un pli mâle imprimait le dédain sur sa bouche.
Sa grande aile, flottant sur la funèbre couche,
Semblait envelopper d’un voile triomphant
Le lion, le cadavre, et l’immobile enfant.
Je m’élançai vers lui. — C’est moi, c’est moi ! — lui dis-je.
Mon cri de ses splendeurs dissipa le prodige :
Libre du Séraphin vers les cieux remonté,
Dans la grotte avec moi rentra l’obscurité.
Plus que de mon empire amoureux de ses charmes,
J’emportai vers le jour la vierge tout en larmes ;
Et devant l’antre obscur, sépulcre du vieillard,
Je roulai sous mon pied, un rocher de l’Arar.
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(L’enfer en était là de sa triple lecture,
Lorsqu’il sentit trembler la rouge architecture
De ses mille piliers, et sous le sol fumant
Vit ses monstres impurs rentrer confusément.
Il s’arrêta… C’était l’heure jamais prédite,
Où le Christ insulté sur la page maudite,
Traversait le chaos, Rédempteur clandestin !
L’abîme en ressentait le contre-coup lointain.
Gigantesque ornement des sombres Babylones,

Trois éléphants de fer tombent de leurs colonnes
Aux pieds d’Idaméel, qui demeure voilé
Sans s’informer pourquoi son empire a tremblé !
Génie au front hautain fait de bronze et de flamme,
L’abîme s’ébranlait sans ébranler son âme.
A ce choc d’un moment il restait étranger ;
Sa royale grandeur n’admet pas le danger.
Il croit que c’est Satan qui là-bas se remue
Sous les rocs gémissants de sa montagne émue ;
Et l’enfer recommence à lire sans effroi,
Peuple qu’a rassuré le calme de son roi.)