La Divine Épopée/10

La bibliothèque libre.
◄  Chant IX
Chant XI  ►
Chant dixième — Les Trois Heures du nouveau Gethsémani

 
Tandis qu’Idaméel par ses hérauts appelle
Au Pandémonium l’homme et l’ange rebelle ;
Tandis que la comète, au vol échevelé,
Astre toujours sanglant, de tempêtes voilé,
Qui tient lieu de soleil aux voûtes infernales,
Sous la mer de bitume éteint ses rayons pâles ;
Les geôliers de Jésus, fantômes ennemis,
Insultent le captif à leur garde commis :
Et des restes du vin de l’infernale orgie,
Autour du dieu priant, leur lèvre s’est rougie.
Et sous un lourd sommeil, au bord du lac fumant,
L’ivresse au front de feu les couche pesamment.

Quelquefois, lorsqu’un buffle américain s’abreuve,
Le boa, comme un pin, couché le long du fleuve,
Siffle et saisit sa lèvre ; un fort mugissement
Jeté par la douleur répond au sifflement,
Et le buffle, d’un bond, a cru fuir la morsure


Des deux crocs venimeux rivés dans la blessure.
Vain espoir !… Le serpent ne l’abandonne pas.
Déjà, pour accomplir l’incroyable repas,
Sa gueule s’ouvre et fume ainsi qu’un incendie,
Rouge, élastique, horrible et sans cesse agrandie ;
Et le buffle, aspiré par l’ennemi rampant,
Sent sa tête gonfler la gorge du serpent.
Ses cris n’arrivent plus aux troupeaux de la plaine ;
Plus avant dans sa tombe il plonge, à chaque haleine.
On voit, libres encor, sur la savane en fleur,
Ses quatre pieds tendus tressaillir de douleur.
Et le monstre sifflant triomphe dans sa joie ;
De sa bave sanglante il ramollit sa proie.
Ses yeux verts, contemplant les convulsifs frissons,
Sortent de leur orbite, allumés de poisons ; ;
Et, membre à membre, après une lutte inutile,
Le buffle, tout entier, glisse dans le reptile,
Dans le boa repu, dont les flancs montueux
Dominent pesamment les replis tortueux ;
Et qui vaincu d’efforts, six mois, au bord de l’onde,
Sous l’énorme festin dort d’un sommeil immonde,
Invincible, profond ; moins profond cependant
Que celui des geôliers au bord du lac ardent.

Libre de ses gardiens dont la sombre paupière
Prend l’immobilité de ce sommeil de pierre,
Arrachant de son sein d’autres gémissements,
Franchissant d’un seul pas neuf cercles de tourments,
Le divin Rédempteur cherche un roc solitaire,
Où d’un volcan éteint fume encor le cratère.
Il y descend, chargé du supplice infini ;
Il veut que les enfers aient leur Gethsémani !

Il s’arme dans son cœur pour la terrible veille :
Combat désespéré, formidable merveille,
Dont jadis le Cédron, tout grossi de ses pleurs,
Ne vit qu’un faible essai dans l’homme de douleurs.

Car dans le saint des saints le jugement s’exerce ;
Car c’est l’heure suprême et terrible où Dieu verse
Sur la tête du fils le calice apprêté,
Et qui, pour s’épancher, n’a plus l’éternité.
Le saint des saints voilé dans sa majesté tremble



Tout à coup une voix du fond du ciel rassemble
Les mille chérubins épars, que le Dieu fort
Avait nommés du nom des anges de la mort,
Quand elle triomphait, et que sur leurs fronts sombres
S’étendait, pour bandeau, la terreur de ses ombres.
« Reprenez votre deuil et le nom redouté
« Dont la mort surchargeait votre immortalité,
« Dit la voix… Le Seigneur attend et vous regarde,
« Et veut au saint des saints vos ténèbres pour garde. »
Et tous ces chérubins, blancs sous leurs ailes d’or,
S’épouvantent, ainsi que les femmes d’Endor,
Lorsque sur le trépied chargé de noirs présages
Elles allaient du dieu revêtir les orages.
Ils voudraient s’envoler ; car, si doux et si beaux,
Ils n’ont plus souvenir du chemin des tombeaux ;
Car, pour couvrir leur front de la sombre parure,
Il leur faut dénouer les lys de leur ceinture,
La couronne cueillie aux célestes vallons,
Et les feux s’enlaçant au vol des cheveux blonds ;

Et la moire aux plis purs, sur leurs pieds blancs croisée,
Où scintille dans l’or la perle opalisée,
Et ces voiles légers, flottants, inaperçus,
Qu’en passant dans l’éther une étoile a tissus.
Chérubins dévoués à des splendeurs funèbres,
Anges brillants que Dieu transfigure en ténèbres,
Que le juge demande, et qui ne savent pas
Contre qui vont marcher les anges du trépas.
Chaque rayon se voile et chaque fleur se fane,
Et leur robe a perdu son printemps diaphane ;
L’éclair de leur regard s’éteint… leur aile en deuil,
Ressemble aux longs draps noirs qui, sur un haut cercueil
Où la gloire a posé des fleurons et des armes,
Flottent au catafalque avec leurs blanches larmes.
A travers cette nuit, présage de malheur,
Leur front triste et terrible a dressé sa pâleur.
En tonnerres plaintifs l’orgue du sanctuaire,
Accompagnant le bruit de leur vol mortuaire,
D’un deuil majestueux voile ses saints transports.
Tout l’orchestre divin, sous un crêpe d’accords,
Gémit en leur présence, et, plus lent d’heure en heure,
L’arpège nuageux avec leur âme pleure.
La coupole d’Eden comme un miroir d’Ophir,
Réfléchit leur fantôme en son large saphir.
La tristesse avec eux, signal de grands désastres,
Pour remplir les sept cieux passe d’astres en astres.
Pareils à ces oiseaux de nuit, malheurs errants,
Dont l’aile obscure bat nos vitraux transparents,
Sur l’autel des parfums ils renversent les vases ;
Volent, plaintive éclipse, à travers les extases ;
Longtemps sans s’arrêter, comme un peuple banni,
Ils tournent en pleurant autour de l’infini.

Et de grands cercles noirs ont remplacé leurs gloires
Et leur glaive allumé jette des flammes noires,
Et, comme en un faisceau, rassemble dans leur main
Tous les coups dont la mort frappa le genre humain.
Glacés, il ne bat plus de cœur sous leur armure.
Tout le sang des martyrs baigne leur chevelure,
Même le sang du Christ qu’ils vinrent, à genoux,
Recueillir par torrents aux blessures des clous,
Lorsqu’au jour du Calvaire et de la grande attente,
Frappant du Dieu vivant chaque chair palpitante,
Sur le corps dont la robe était jetée au sort,
Leur glaive défaillant divinisait la mort !
Aussi triste aujourd’hui se lève leur phalange,
Dont l’ombre armée autour du saint des saints se range.

Les vierges, les enfants, ce beau groupe d’élus
Qui, dans les lys du ciel, repose et ne meurt plus,
Comme un nid de colombe en frissonnant s’envole.
Un nuage d’effroi court sur chaque auréole ;
Et Sémida raconte au ciel épouvanté
Son voyage à travers l’azur illimité,
Et du Christ descendu les paroles lointaines ;
Et ses pleurs ont coulé comme l’eau des fontaines ;
Et d’esprits en esprits la terreur va croissant ;
Et le martyr, caché sous sa robe de sang,
Craint de voir se briser dans l’ineffable enceinte,
Quelque lien d’amour de la famille sainte.

Seul sous les anges noirs Gabriel s’arrêta.
Il crut voir dans leurs yeux la nuit du Golgotha
Se lever ; il sentit éclore une pensée
Du fond de la tempête en son cœur amassée :

Elle monte, inondant son passage d’éclairs,
Ainsi que le soleil monte du sein des mers ;
Et tout à coup grandit, si géante et si forte,
Qu’elle fait chanceler l’archange qui la porte.
On eût dit que sur lui l’esprit de Dieu passait ;
Du frisson des terreurs son pied blanc bleuissait.
Comme un immense orage ouvrant toutes ses ailes
Dont le deuil de son âme endort les étincelles,
Il vole vers le juge, et dans les cieux vermeils
Sa chevelure sombre a voilé trois soleils.
« Seigneur, as-tu jamais, dans ton pouvoir suprême,
« Voulant glorifier un autre que toi-même,
« A quelque ange admiré du bienheureux séjour,
« Dit : — Vous êtes mon fils engendré de ce jour ! —
« Non, tu n’as salué de ce titre superbe
« Que celui qui le porte en sa splendeur de Verbe,
« Et dont l’œuvre aux enfers, de ce nom redouté
« Sur son front de martyr accroît la majesté :
« Et moi, vers celui-là, vers son supplice étrange,
« Moi, néant d’immortel, moi, poussière d’archange,
» Sans savoir si jamais je pourrai remonter,
« J’ai besoin de descendre et de lui répéter
« Ton calice en ma droite et ta gloire à mes ailes,
« L’hymne toujours vivant des sept douleurs mortelles,
« Qu’entendit le Cédron, et dont ma harpe d’or
« Depuis quatre mille ans frissonne et pleure encore.
« Me laisses-tu, Seigneur (qu’un signe m’avertisse),
« Précipiter mon vol à travers ta justice ?
« Je suis prêt… » Mais au lieu de ce signe clément,
Un souffle, redoublant l’effroi du jugement,
Passe sur l’immortel dont l’aile se déchire,
Comme sous l’ouragan la voile, d’un navire.

Dans son œil égaré la prière s’éteint.
Un tourbillon tonnant, qui s’élance et l’atteint,
Roula ses flots de feu sur ce roi des archanges,
L’enveloppa d’éclairs comme un enfant de langes,
Brisa toute sa force, et le précipita
Jusqu’aux derniers soleils où l’amour l’arrêta.

Tout le ciel en pâlit… L’enfer sentit sa chute.
La montagne, où du Christ s’éternise la lutte,
Tremble, ainsi qu’autrefois notre globe mortel
Tremblait au contre-coup des chutes de Babel.
Plus avant dans son cœur la victime exemplaire
Du dard de Jéhova sent vibrer la colère ;
Et tel qu’un nourrisson qui, dans un jour de deuil,
Se sentant du berceau glisser dans le cercueil,
Se retient en mourant aux voiles de sa mère,
Le Christ tendit les mains et cria vers le père :

« Viens m’assister, mon Père, où je suis descendu,
« Au milieu des brebis du grand troupeau perdu ;
« Dans ces champs, où du mal chaque brûlante épine
« Toujours, de siècle en siècle, a jeté sa racine ;
« Dans ces champs réservés à la faux du démon,
« Dont nul épi du cœur ne dore la moisson,
« Que nul soleil n’éclaire, et dont les noires herbes
« Dressent encor trop haut les poisons de leurs gerbes,
« Pour qu’en ce sol impur, sans toi, puisse mûrir
« Le remords, ou la fleur d’humilité s’ouvrir !
« Viens m’assister, mon père, au fond de la tourmente
« Que mon âme en travail de ses cris alimente ;
« Dans ce gouffre de maux, dans ce feu de douleurs
Qui, brûlant sur mes pieds la trace de mes pleurs,

« Achève d’entourer l’holocauste céleste,
« Et du Dieu défaillant consume ce qui reste,
« Et ne me laisse pas un instant ralentir,
« Pour respirer en toi, ma course de martyr.

« Quand la terre voguait encore,
« Comme un navire oriental,
« Tu trempais des feux de l’aurore
« La perle sous le flot natal.
« Seigneur, tu gardais sous ton aile
« Ceux que ton souffle avait bénis :
« Le lys blanc, des fleurs la plus belle,
« Les cœurs priant dans la chapelle,
« Les oiseaux priant dans leurs nids.

« Et j’avais des âmes fidèles
« Qui suivaient ma trace en tout temps,
« Comme de douces hirondelles
« Le vol radieux du printemps.
« La plaine exhalait mes louanges
« Sous les vents parfumés de miel ;
« Et ceux qui regardent les anges,
« Venaient lire en lettres étranges
« Mon nom dans les pages du Ciel.

« Enfant, j’avais des tabernacles,
« Où tout un peuple réuni
« Respirait l’air pur des miracles,
« Avant le miracle infini.
« Dans les délices de ton onde
« J’abreuvais le pâtre et le roi ;
« Et je balançais sur le monde

« Les rayons de ma tête blonde,
« Afin qu’il grandît avec moi.

« Et la sainte Vierge Marie,
« Beau lys qui vers toi s’élançait,
« Dans son amour, chaste et fleurie,
« Sur son cœur joyeux me berçait,
« Sur son cœur, veillant solitaire,
« En des flots d’extase perdu :
« Saphir tout voilé de mystère,
« Le plus pur autel sur la terre
« Où je sois jamais descendu.

« Et quand la pécheresse femme
« Lavait mes pieds, elle prenait
« Bien plus de myrrhe et de cinname
« Pour son cœur, qu’elle n’en donnait !
« Et des tombeaux s’ouvrait la pierre
« Sous une larme de mes yeux ;
« Et tu venais à ma prière,
« Et mon plus humble sanctuaire
« Avait la grandeur de tes cieux.

« Et tu ne viens plus !!! Ta puissance
« S’est changée en verge de fer.
« Seigneur, pourrai-je, en ton absence,
« Briser les tombes de l’enfer ?
« Lorsqu’au Cédron nous t’appelâmes,
« Ton ange vint nous raviver ;
« Penses-tu donc que, dans ces flammes,
« Le poids du cadavre des âmes
« Soit plus facile à soulever ?


« L’heure ne passe pas, Seigneur ! la lutte immense,
« Sans jamais s’apaiser, sans cesse recommence ;
« Le roc a bu longtemps le sang que j’ai sué.
« Comme on vit le soleil, au cri de Josué,
« S’arrêter dans le ciel, la nuit ardente et noire
« S’arrête, pour laisser s’achever ma victoire.

« L’heure ne passe pas… le calice est amer !
« Ma lèvre n’atteint plus le fond de cette mer ;
« Mais toi, mon juge, toi, tu la mesures toute ;
« Ta balance d’airain la pèse goutte à goutte,
« Ton regard la sillonne, et le vase écumant
« Déborde de colère et s’épanche en tourment.

« L’heure ne passe pas et gémit éternelle
« Sous le poids de tes pieds qui sont posés sur elle.
« L’enfer en moi palpite, et je porte à mes flancs
« Sa ceinture d’angoisse et de siècles brûlants ;
« Et dans ces mêmes flancs, déchirés crime à crime,
« Oeil rémunérateur, tu viens scruter l’abîme.

« La douleur m’a couché sous l’aiguillon vainqueur ;
« La douleur a creusé le tombeau de mon cœur ;
« La douleur a trois fois fait, sans être lassée,
« Comme d’un monde en deuil le tour de ma pensée ;
« Et jamais plus de feux dévorants n’ont rempli
« Le cratère où ton fils gémit enseveli.
« Toi-même en les comptant, Père, tu t’en effraies !
« Le crime universel s’incorpore à mes plaies.
« Oh ! même en descendant jusqu’au fond du malheur,
« L’homme et l’ange n’avaient qu’essayé la douleur.
« Ils n’avaient qu’effleuré ce sol où je trépasse,

« Ce long sentier saignant où ta justice passe ;
« Et trop faibles tous deux pour ce combat géant,
« Leurs maux participaient encor de leur néant !
« Biais moi je puis souffrir et te payer ta dîme :
« Tu n’as un fils qu’afin d’avoir une victime ;
« Qu’afin que tout s’expie et tout soit racheté,
« Sans sortir de toi-même et de ta Trinité.
« Chaque souillure appelle un charbon d’Isaïe.
« Et tu ne descends pas, et ma plainte trahie
« S’arrête, et nulle étoile à mes regards ne luit.
« L’éclair seul de ton glaive a traversé ma nuit !!!
« Je t’appelle, sans voir nul messager descendre !
« Le Dieu se tourne en vain sur sa couche de cendre.
« De l’enceinte où mon front bat les rocs gémissants,
« Tes anges de la mort eux-mêmes sont absents.
« Grâce ! grâce !!! un rayon de toi dans la tempête !
« L’ivresse des tourments fait chanceler ma tête,
« Et comme un champ qui doit porter des séraphins,
« J’ensemence l’enfer de ces tourments divins.
« Oui, pour donner la vie, en tes fureurs j’expire ;
« A leur immensité cette heure peut suffire.
« Oui, sur mon pâle front, dans l’ombre agonisant,
« Chaque crime a sa larme et sa goutte de sang ;
« Et tu ne descends pas, Seigneur ; et ta colère
« Sur ma bouche mourante éteint ton nom de père ;
« Et de ta Trinité le Verbe est foudroyé !!
« Jésus-Christ orphelin, de ton sein renvoyé,
« Ne sait plus où poser sa tête anéantie ;
« Les pierres de l’autel ont croulé sous l’hostie. »
Et Christ gémit toujours, immobile, et couché
Dans le suaire ardent à son corps attaché.
Pour nourrir les deux mers de leur flot tributaire,


S’épanchent des hauteurs qui dominent la terre
L’Amazone, arrachant aux entrailles de l’or,
De son sable enrichi l’étincelant trésor ;
Les lacs, où le mont Blanc jette les avalanches
Qui s’écroulent le long de ses épaules blanches ;
Le Nil où, pour peupler ses temples odieux,
L’Égypte en ses filets allait prendre des dieux ;
Et l’Euphrate, miroir des vierges d’Arménie ;
Et le Mélès donnant son doux nom au génie ;
Et le Tibre qui vit la Rome d’autrefois,
Que tant de Jupiters écrasaient de leur poids,
Sous les souffles du Nord tomber comme un vieil arbre,
En jetant dans les flots son Olympe de marbre.
Tous ces fleuves, ces lacs, ces torrents, ces ruisseaux,
Portent, de chute en chute, au sein des grandes eaux,
Leurs flots roulants, puisés au berceau des nuages
Et grossis en passant sous l’urne des orages.
Ainsi tous les tourments que l’enfer peut sentir,
Dans l’âme de Jésus sont venus s’engloutir.

Enfin l’ange chanta dans la haute demeure :
« L’agonie a passé pour toi sa première heure,
« Cette heure si féconde en douloureux bienfaits,
« Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits. »



Mais bientôt, réveillés de caverne en caverne,
Les péchés, se dressant, entr’ouvrent leur œil terne ;

Leur cri fait retentir la noire profondeur
De chaque conscience où dormait leur hideur.
Ils viennent, s’élançant tels qu’une horrible armée,
Des bois, des lacs profonds, de la nue enflammée ;
Portant au jugement toute leur pesanteur,
Pour balancer le poids du grand médiateur,
Et faire tournoyer, dans la nuit sépulcrale,
Leur ronde accusatrice aux accords de son râle.
Sur la sueur de sang, afin de l’effacer,
Le sabbat déicide en hurlant veut passer,
Et, dévorant de feux la semence bénie,
Stériliser le sol où germe l’agonie.
Les uns, sur le rocher, rampent comme les nœuds
Qu’entrelace au désert le cactus vénéneux ;
D’autres, le front levé, ressemblent par leurs tailles
A ces tours que portait l’éléphant des batailles ;
D’autres, épouvantés de l’horreur qui les suit,
N’osent pas se montrer même à l’œil de la nuit,
Et se sont recouverts des voiles implacables
Que la justice attache au front des grands coupables.
D’autres, au pas oblique, au rire douloureux,
Ressemblent à l’enfant rachitique et fiévreux,
Qui, traînant sous le ciel sa précoce impuissance,
Donne un air de sépulcre à son adolescence.
Le péché de Judas les conduit… (Tel le Juif
Conduisait les bourreaux vers l’olivier plaintif. )
Et spectres fraternels, les mains entrelacées,
Semant, l’un des poisons et l’autre des pensées,
Ils viennent étaler, sous de jaunes flambeaux,
La tache de leur pourpre ou bien de leurs lambeaux ;
Ils viennent, peuple à peuple, ils viennent, monde à monde ;
Du Dieu, sans les blanchir, chaque pleur les inonde,


Et Jésus-Christ sur eux ne cesse d’arrêter
Son œil de diamant qui s’use à les compter.

Ainsi pleure longtemps la blanche jeune fille,
Quand, des crimes humains blasphémante famille,
La chaîne aux durs anneaux des noirs galériens
Passe au soleil, devant ses traits aériens.
Elle cherche comment, dans ses profondes trames,
La grande âme du mal a pris toutes ces âmes ;
La grande âme du mal qui, pour voiler nos yeux,
Ouvrant sa triple nuit quand nous tombons des cieux,
Nous reçoit sur son sein, comme une fausse amie,
Et nous fait de ses bras un berceau d’infamie.
Le crime appesantit l’air qui flotte autour d’eux,
Il transpire au travers de leurs haillons hideux ;
Le crime est sur leurs mains ; le crime à leur visage,
En entrant dans leur cœur, lit monter son image,
Comme la foudre, au front d’un jeune homme en sa fleur,
En le frappant de mort fait monter la pâleur.
La chaîne fourmillante où le regard se plonge,
De meurtre en meurtre au loin, vers le bagne s’allonge :
Fangeuse caravane ou serpent sinueux,
Dressant à chaque écaille un forfait monstrueux ;
Fleuve sombre, entraînant chaque flocon immonde
Surpris par l’œil des lois dans l’écume du monde !!!
Promis à l’échafaud, tous ces élus du mal,
Des visions qu’enfante un sommeil sépulcral,
Épouvantent, la nuit, leur oreiller de pierre.
Le rire atroce court sous leur fauve paupière,
Et leur âme de plomb les courbe encor plus bas,
Que le poids du boulet qu’on attache à leurs pas.
La jeune fille pleure, à leurs yeux se dérobe,

Et, secouant trois fois les plis blancs de sa robe,
Reprend ses doux pensers, barmonieux essaim,
Chaste concert du ciel résonnant dans son sein.

Mais éternellement dans le profond espace
La chaîne des péchés, sous ton œil de lynx, passe,
O Jésus !!! et voilà qu’en leur cercle maudit,
Une ombre lamentable et confuse grandit,
Comme un spectre évoqué de la chaudière impie,
Que conjure en chantant la gnomide accroupie.
Le cercle des péchés tressaille et s’est courbé…
Comme un peuple pieux autour d’un roi tombé,
Leur foule l’environne et forme, adulatrice,
Une cour funéraire à l’ombre impératrice.
L’ombre en devient plus noire ; et tels que des corbeaux
Aux bras d’un arbre mort planté sur des tombeaux
S’attachent… les péchés, libres dans leur royaume,
Ont posé leur vol lourd sur les bras du fantôme ;
Se collent à son sein, à ses flancs ulcérés ;
Par un horrible instinct toujours plus attirés,
Semblent en lui se fondre, et, pareils de nature,
Du grand spectre ébauché compléter la structure.
Pour s’unir à son cœur la haine a palpité.
Comme une chevelure, à sa tête ont flotté
Les hydres dont l’envie en hurlant s’environne ;
L’orgueil devient son front où pend une couronne.
Sa lèvre se noircit du fiel des trahisons.
Le meurtre dans son sang passe et brûle en poisons.
Tel qu’un disque d’airain qu’on forge sur l’enclume,
Son œil dur et hagard de luxure s’allume,
L’adultère à son col, comme un carcan de fer,
S’enlace, et Jésus-Christ reconnaît Lucifer !

L’archange Lucifer si longtemps infidèle,
Qui, traînant ses liens, cache sous sa grande aile
Ses membres de péchés et le bandeau flottant
Renoué, malgré lui, sur son front repentant ;
L’archange Lucifer, comme une herbe fauchée,
Arrachant les aspics de sa tête penchée,
Et qui s’efforce en vain de changer dans ses flancs
La forme de son cœur entre ses doigts sanglants.

« O Christ ! de quelle nuit comme moi tu te voiles !
« Qu’as-tu fait, Dieu sauveur, de ta gloire d’étoiles ?
« De ton beau vêtement d’hyacinthe et de lys,
« Illuminant le jour aux feux de ses longs plis ?
« Pourquoi viens-tu, les yeux si chargés de nuages,
« A ce cratère éteint rendre d’autres orages ?
« Où sont tes chérubins fidèles, et pourquoi
« Ne vois-je pas leur glaive entre mon crime et toi ?
« O Christ ! oh ! que je puisse abaisser dans la poudre
« Ce front où brûle encor la place de ta foudre
« A travers les remords dont il s’est couronné…
« Durant la longue nuit de pleurs, où prosterné
« Sous les sept oliviers, dont le tronc solitaire
« Égala sa vieillesse à l’âge de la terre,
« Tu ressentis au cœur, de péchés en péchés,
« Tous les tourments du monde en prière épanchés ;
« Durant cette nuit sainte, un ange au vol de flamme,
« Sur ton Père invoqué vint appuyer ton âme,
« Et, pour quelques instants, à ton humanité
« Rendre sa part de force et de divinité.
« Aujourd’hui, quel silence autour de ton supplice !!!
« Nul ange, en l’apportant, n’adoucit le calice.
« Aujourd’hui, c’est Satan qui vient, ô Rédempteur !

« Juge de l’abandon par le consolateur !!!
« Et puisque ta prière, au fond de cette tombe,
« Comme un aigle blessé loin du Seigneur retombe
« Avant d’avoir franchi le gouffre spacieux,
« Juge de la distance où nous sommes des cieux !
« Oh ! pourras-tu dans l’ombre, où ta charité brille, .
« Des premiers-nés du mal te faire une famille,
« Et de notre calvaire atteindre les sommets ?
« Dans ton cœur de martyr, oh ! pourras-tu jamais,
« Soulevant les tourments dont j’ai forgé la chaîne,
« Prendre, pour ton amour, ma mesure de haine ?
« Pourras-tu, Dieu clément, forcer ta charité
« A changer l’avenir de notre éternité ?
« De tes flancs de Sauveur rouvrir la cicatrice ;
« Et, portant jusqu’à nous ton œuvre expiatrice,
« Dans les rouges sillons de tes mourantes chairs
« Trouver assez de sang pour laver les enfers ?…
« Fuis, le gouffre est trop grand pour que tu le remplisses !
« Satan a déposé le sceptre des supplices ;
« Mais dans les profondeurs des lieux où nous souffrons,
« La couronne du mal pèse sur tous les fronts.
« Va, je connais mes fils par leur nom d’anathème,
« Et ma main des forfaits leur versa le baptême ;
« Je les vois tous passer en remords sous mes yeux ;
« Nul n’est encor marqué d’un signe pour les cieux,
« Et du vin des fureurs nul encore ne sèvre
« L’intarissable soif de sa fumante lèvre ;
« Et nul n’a dépouillé son vêtement d’orgueil,
« Et de son Dieu perdu nul ne porte le deuil.
« Cesse d’interroger, descendu de ta gloire,
« Ce qu’il tient de blasphème au fond de leur mémoire !
« Fuis, tu succomberais… La mer d’iniquité,

« Débordant ta prière et ta divinité,
« Viendrait en submerger la sainte ignominie ;
« Sa vague emporterait tes siècles d’agonie.
« Par ton nom, par les pleurs dont je souille tes pas,
« Fuis loin de mes remords, mais ne les éteins pas !
« Fuis, mais regarde-moi du regard qui console
« Et de nos repentirs nous fait une auréole.
« Que je sente briller au fond de mes douleurs
« Le rayon de l’amour, ranimé sous tes pleurs ;
« Ce beau rayon perdu de ma gloire première
« Dont tes anges au cœur ont gardé la lumière :
« Qu’il descende du haut de ta rédemption ;
« Qu’il soit dans mon enfer un flambeau de Sion ;
« Qu’il soit une prière en mon sein déposée,
« Sur mes lèvres de feu pure et fraîche rosée.
« Un regard, un regard, ô Christ !!… » Et le maudit,
Baisant le sol qui tremble à chaque mot qu’il dit,
Se traînait en rampant sur son aile ployée.
De son œil immortel l’orbite foudroyée
Laissait rouler des pleurs qui s’épanchaient amers,
Tels que des flots venus de l’abîme des mers,
Et, tombant sur la lave encor mal refroidie,
Fumaient ainsi que l’eau qu’on jette à l’incendie.
Lorsqu’aux pieds de Jésus sa douleur gémissait,
D’un seul de ses sanglots tout l’enfer s’emplissait.
Le remords sur son front, depuis sou autre guerre,
Avait joint ses sillons aux sillons du tonnerre :
On s’étonnait que, roi de ces gouffres de feu,
Il eût été vaincu par un autre que Dieu ;
Et formidable encor, son aile ténébreuse,
Balayait des enfers la poudre sulfureuse.

Alors Jésus, d’un œil tout brillant de pardon,
Et soulevant le poids des heures d’abandon,
Le regarde, et du ciel dont il pleurait l’absence,
(Tant ce regard au cœur peut verser d’innocence)
Satan croit, dans sa nuit, respirer l’air natal.
Remontant à genoux l’éternité du mal,
Il croit, enveloppé de leurs splendeurs nouvelles,
Secouer dans l’éther la cendre de ses ailes,
Et s’élancer d’un vol, de soleil en soleil,
Jusqu’au matin fleuri de son premier réveil.

Enfin l’ange chanta, dans la haute demeure :
« L’agonie a passé pour toi sa deuxième heure ;
« Cette heure si féconde en douloureux bienfaits,
« Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits. »



Mère du Fils sauveur, et bien plus mère qu’Eve,
La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève,
Plus triste que Rachel lorsque dans les replis
Du suaire, ses mains enveloppaient ses fils.

Mère du Fils sauveur, et bien plus mère qu’Eve,
La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève ;
Et près d’elle se tient, sous ses six ailes d’or,
Du silence de Dieu Gabriel pâle encor.

Mère du Fils sauveur, et bien plus mère qu’Eve,
La Vierge immaculée en tous ses pleurs se lève :

Sa robe de lumière a pâli sur son sein ;
Le soleil de ses pieds a pris son deuil divin ;
Et sur son front penchés, les douze anges de flamme
Conforment leur étoile aux pensers de son âme.

Silence !!! La voilà, la mère du seul fils,
Du seul enfant de Dieu qui manque au Paradis.
Silence !!! La voilà, l’inconsolable reine.
Tous les saints, à genoux, ont adoré sa peine,
Et baisé sur ses pas ses voiles épanchés,
Et dans leurs longs plis blancs les miracles cachés.
Voyez comme en son cœur sa douleur se retire,
Sous son pur manteau bleu de reine et de martyre.
Grandissez pour la voir, arbres du firmament !
Et rouvrez sous ses yeux vos fleurs de diamant,
Afin de recueillir, s’il se peut, pour ondée,
Le flot des chastes pleurs dont elle est inondée.
Regardez, regardez, ô femmes de Sion !
Et redoublez après de lamentation.
Ses deux bras maternels, croisés sur sa poitrine,
Enfoncent dans son cœur la couronne d’épine,
Seul gage de son Fils à sa douleur resté,
Dont chaque fleuron porte un monde racheté ;
Trésor de nos autels, trésor dont la lumière
Entoura de rayons l’espérance en prière ;
Touché par nos remords, baisé par nos douleurs,
Sous le pardon du Père et sous un ciel de pleurs.
Don sacré ! travaillé de grâces et d’oracles,
Et durant six mille ans tout usé de miracles !!!

Or, sous ce cher fardeau, Marie, avec douceur,
A sainte Madeleine a dit : — Venez ma sœur. —

Elle a penché son front sur la divine amante,
Presque autant que Marie en ses remords aimante.
Et le ciel de gémir et de crier sept fois :
« Laissez, laissez passer la mère de la croix,
« Qui porte sur son deuil, sur ses traits adorables,
« Toute la majesté des pleurs immesurables,
« Et vient, quand dans nos yeux la frayeur les tarit,
« Au pied du jugement prier pour Jésus-Christ. »
Elle avance à pas lents sous le profond nuage ;
La blancheur de ses mains illumine l’orage,
Et la terrible nuit qui, flottante, a jeté
Autour de Jéhova trois cieux d’obscurité.
Elle avance, elle avance, et les trois rangs funèbres
Des anges de la mort entr’ouvrent leurs ténèbres,
Et la foudre se range au saint des saints en feu,
Pour laisser s’approcher la mère de son Dieu.

« Seigneur, en Bethléem, notre ville chérie,
« L’enfant-dieu voulut naître et naître de Marie ;
« Voulut que l’Orient à genoux l’encensât,
« Mais surtout qu’une femme en ses chants le berçât ;
« Que pour le révéler brillât la sainte étoile,
« Mais surtout qu’une femme en pleurs, sous son long voile
« L’emportât au désert pour accomplir la loi,
« Et défendre l’enfant contre l’édit du roi.
« J’implore, en ce moment, votre grâce vivante
« Qui me lit de Jésus la mère et la servante.
« Oh ! Seigneur !!! par ce sein virginal, assez fort
« Pour enfanter neuf mois le Sauveur et la mort ;
« Par ce sein transpercé de la lance brûlante ;
« Ces pieds qui l’ont suivi sur la route sanglante,
« Aux rocs de Golgotha comme les siens blessés ;

« Ces yeux qui sous sa croix ne se sont pas baissés ;
« Par toutes mes douleurs, et par le grand miracle
« Qui de mon cœur de mère a fait son tabernacle,
« Vers notre unique enfant, expirant loin de nous,
« Laissez Marie encor redescendre à genoux,
« Et lui porter encor, quand sa voix les réclame,
« Les soins qu’avec respect l’ange cède à la femme.
« Ces soins, qui sont à moi, peut-on me les ravir ?
« Mes mains ont eu déjà l’honneur de le servir.
« Il les baisa souvent, et même, par sa grâce,
» Toujours de ces baisers elles gardent la trace.
« J’essuierai doucement la sueur de son front,
« A. l’heure de la croix mes bras le soutiendront.
« Oh ! laisse-moi descendre aux ombres éternelles
« Par les mille degrés des douleurs maternelles !!!
« Déchirer mes genoux aux échelons de fer,
« Et consoler celui qui console l’enfer.
« Que de ton jugement les arrêts sont sévères !
« Que ta large nuée enferme de calvaires !
« Tu comptas les soleils, mais pourras-tu compter
« Les mondes de tourments que tu viens d’enfanter ?
« Jamais nuit sur ton front ne fut plus ténébreuse !…
« Quand l’ange, me nommant du nom de bienheureuse,
« Vint m’annoncer un fils, ô juge redouté !
« A quel prix donnais-tu cette maternité ?
« A quel prix, Dieu terrible ! et pouvais-je donc croire
« Que mes pleurs suffiraient à noyer tant de gloire ;
« Et que mon sein un jour brûlerait, dans le ciel,
« La fleur qu’en s’inclinant vint m’offrir Gabriel ?

« Et toi, Jésus mon fils, au moins souffrons ensemble,
« Puisque le monde a dit : —La mère au fils ressemble. —

« Mes autels sur la terre étaient tous près de toi ;
« Dans l’abîme, à présent, il en faut un pour moi,
« Et triomphe ou martyre, autel ou croix, n’importe,
« Qu’on prenne avec le lys la tige qui le porte !
« S’il fallait, ô Jésus ! qu’on t’entendît deux fois
« Dire : — Buvez, ma mère, au calice où je bois ! —
« Pourquoi dans ton beau ciel, sous tes haleines pures,
« Cicatriser le flanc qui portait sept blessures ?
« Et pourquoi n’as-tu pas, dans ce sein tout meurtri,
« De ton premier Calvaire éternisé le cri ?
« Pourquoi, m’habituant aux suprêmes délices,
« Mettre le paradis entre mes deux supplices ?…
« Et je suis loin de toi, mon enfant… Aujourd’hui
« La mère du Sauveur ne peut plus rien pour lui,
« Et ma prière monte avec ton agonie
« Jusques aux pieds vengeurs du Dieu qui la renie.
« La voix de tes douleurs redouble, et par moments
« Éteint l’hymne éternel sous ses gémissements,
« Et Dieu n’écarte pas le fer dont il me blesse ;
« Dieu ne m’exauce pas et dans le ciel me laisse !
« Loin du Fils, loin du Fils en son amour trompé ;
« Et sans revoir sa mère ainsi qu’Abel frappé !!! »
……………………………………………………………………….
……………………………………………………………………….

O reine des cieux ! Vierge aux sept douleurs mortelles !
La prière a ployé ses ailes fraternelles
Sur ton cœur, et tu sens pour la première fois
De son vol retombé quel peut être le poids.
Miracle unique !!! Dieu rejeta tes alarmes :
Il permit seulement que l’une de tes larmes,
Pleine de cet amour qu’elle prit dans ton sein,

Pût tomber aux enfers du fond du lieu très-saint.

Cette larme où Marie avait mis sa tendresse,
Où d’un cœur désolé s’épanchait la détresse,
Emportant dans son vol les mystiques odeurs,
Traversa les soleils où chantaient les ardeurs ; .
Et la voyant passer, les troues, les louanges,
Et les petits enfants, frères ailés des anges,
Répétèrent en chœur : — Garde ton doux trésor,
Comme nous l’encens pur, au fond des vases d’or. —
Et la voyant passer, les princes séraphiques
Lui chantèrent, voilés, des hymnes magnifiques ;
Et les vierges de Dieu lui dirent à genoux :
— Avec toi, chaste pleur, pour son désert prends-nous.
Mais l’ineffable pleur passa plus triste encor,
Et d’étoile en étoile, et d’aurore en aurore,
Et d’élus en élus, jusques à Sémida,
Qui la baisa tremblante, et dans son cœur l’aida
Pour achever sa route, en disant : « Sois bénie !!!
« Larme à qui Dieu donna cette grâce infinie,
« D’aller porter au Fils, à son œuvre attache : ,
« Tout l’amour de Marie en tes parfums caché.
« Diamant virginal, perle mystérieuse,
« Plus que de tes blancheurs de ton deuil glorieuse !
« Va, pour nous et pour lui, combattre Idaméel.
« Va sur le front de Christ trouver ton autre ciel.
« Allume tes rayons dans ses froides ténèbres,
« Brille, soleil vivant, aux horizons funèbres.
« Va porter, chaste pleur, au sein des feux maudits,
« Le dictame d’amour venu du Paradis.
« Si tu n’aperçois plus, de nuages voilée,
« Les lointaines splendeurs de la sphère étoilée,

« Près du dernier pécheur c’est qu’alors tu seras ;
« Et s’il veut t’arrêter, larme, tu passeras ;
« Et si pour te brûler s’ouvrent ses yeux de flamme,
« Tu lui diras mon nom, mon nom d’ange et de femme.
« Tu diras qu’à présent, qu’on soit prophète ou roi,
« Le ciel est un degré pour monter jusqu’à moi,
« Et que j’ai pris mon vol, rêvant sa délivrance,
« Pour tendre de plus haut ma main à l’espérance. »
Et le pleur rayonnant tomba, tomba vainqueur,
Et ne ralentit pas son vol jusques au cœur
Du Fils, qui reconnut à sa douceur divine
Le baume maternel de la sainte colline.



Mais le charme fut court. Sous l’aiguillon brûlant,
Ainsi que sous le fer palpite un agneau blanc,
Christ se débat en vain… la coupe est plus amère,
Les feux ont dévoré la larme de sa mère !
Il est seul… mais toujours il entend retentir
Les sanglots de Satan sous ses pieds de martyr.
« Consolateur plus triste encor que la victime !
« O Lucifer ! dit-il, dont chaque cri sublime
« A d’échos en échos réveillé tous mes morts !
« Gabriel eut des chants moins beaux que tes remords,
« Quand pour me consoler le Seigneur vint l’élire.
« Nulle corde d’amour ne manquait à sa lyre
« Cependant, et son front brillait, loin des élus,
« Des célestes soleils que ta tête n’a plus.
« Espère, il s’accomplit, dans l’orage où nous sommes,
« Ce salut imparfait commencé chez les hommes ;
« Ce salut imparfait que pourtant Jéhova

« Sous son aile de feu quatre mille ans couva ;
« Il s’accomplit pour toi, pour toutes tes phalanges,
« Et pour ces (ils d’Adam qui manquent chez les anges,
« Esclaves qu’en mourant je n’ai pu délier :
« Laissant à mon banquet des places par millier,
« Parce qu’ils n’avaient pas donné la sainte obole,
« Ou de l’enfant prodigue aimé la parabole.
« Mes frères, je reviens !!! me reconnaissez-vous,
« Comme Thomas l’apôtre, à la marque des clous ?
« J’ai fui pour vous la myrrhe et les champs d’asphodèle.
« Fragile humanité si peu de temps fidèle !
« Fragile humanité ! bel arbre qui grandis ;
« Si peu de temps au sol du jeune Paradis !
« Arbre glorifié, mais dont les hautes branches,
« Entr’ouvrant pour le ciel leurs lys, leurs roses blanches,
« Ont poussé vers l’enfer des rameaux desséchés,
« Par l’ouragan du mal de leur tige arrachés ;
« Et qui n’ont pu renaître en la pure atmosphère
« Sous les vents printaniers qui soufflaient au Calvaire !
« Lamentables rameaux, feuillages vénéneux,
« Qui, dans le même champ des rameaux lumineux,
« Au soleil de l’amour ont gardé leur froidure ;
« Les pleurs de Christ n’ont pas ranimé leur verdure,
« Et je les ai vus tous, au lieu de refleurit,
« Sous mon sang rédempteur achever de mourir ;
« Et je les ai vus tous, dans l’heure solennelle,
« Montrer leur fruit impur à la nuit éternelle ;
« Et chaque feuille souffre, et brûle, et porte ici
« Une goutte de sang, comme elle morte aussi ;
« Morte pour le salut divin, mais qui rallume
« Aux cœurs des réprouvés le feu qui les consume.
« Et ce sang est le mien, ce sang, payé si cher !

« Comme une autre sentence est tombé de ma chair.
« Il est tombé sur eux, terrible, intarissable,
« Et rien n’en peut laver la pourpre ineffaçable ;
« Stygmate de vengeance et cachet de douleurs
« Qui scelle dans leurs yeux l’éternité des pleurs ;
« Grand fleuve descendu de mon bandeau d’épines,
« Roulant à flots pressés les colères divines ;
« Déluge de la croix d’anathèmes chargé ;
« Rouge Océan qui couvre un monde naufragé !…
« Non, je viens le reprendre aux douleurs de ce monde !
« Je plongerai ma main dans chaque plaie immonde.
« Je viens, Seigneur, je viens reconquérir ce sang
« Égaré dans sa route et qui manque à mon flanc ;
« Et qui remontera jusqu’à toi, Dieu sévère !
« Et qui doit de ton Christ compléter le Calvaire.
« Je viens le conquérir sur ces fils du trépas ;
« A sa sombre lueur je suivrai tous leurs pas ;
« Embrassant leurs tourments, penché près de leur couche,
« J’aspirerai longtemps sur leur ardente bouche,
« Victime défaillante et sauveur tour à tour,
« Ce formidable sang qu’ils ont bu sans amour.
« Et puis j’en verserai la coupe deux fois pleine,
« Comme les doux parfums de sainte Madeleine,
« Sur tes pieds, Sémida, sur tes pieds glorieux,
« Et ce sang ravivé, ruisseau mystérieux,
« Abreuvera de paix, de joie et d’innocence,
« Du mystique printemps la riche efflorescence.
« Le lys d’Eucharistie en des flots de fraîcheur
« De son pur vêtement baignera la blancheur.
« Dans la grande moisson plus de tiges brisées :
« Et ces gouttes de sang, ineffables rosées,
« Topazes de splendeur, perles et diamants,

« Chastes saphirs sortis du creuset des tourments,
« Luiront au front des saints que ton ciel environne,
« Pour doubler les rayons de leur belle couronne,
« Pour qu’il ne manque pas un épi de Sion
« Dans le champ qui succède à la création. »
……………………………………………………………………….

Ainsi priait Jésus, ce Dieu de la prière.
Sur son lit de travail, défaillante, une mère
Pare, en espoir, l’enfant des plus suaves fleurs.
Et sa moisson de joie est faite sous ses pleurs :
Telle de Christ mourant l’âme, un instant ravie,
Souriait, du sépulcre, à son œuvre de vie ;
Et comme un groupe élu de cygnes radieux,
Lui chantant dans l’orage un chant mélodieux,
A l’entour de sa croix, un instant balancées,
Voltigeaient sur ses maux ses aimantes pensées.

Oui, tu croyais déjà, d’espérance enivré,
Lier la sombre gerbe à ton faisceau doré,
Oh ! Christ ! quand tout à coup, de leurs tombes vivantes,
Dans le septième enfer reines des épouvantes,
Montent jusques à toi des formes, dont les noms
Ne sont pas prononcés même par les démons.
Jamais, quand d’un enfant il vient boire l’haleine,
Smarra, gnome bleuâtre aux ailes de phalène,
N’enfonça plus avant l’épine des frayeurs
Qu’il cueille aux champs glacés des pâles fossoyeurs.
Elles ont sous leur vol courbé ton front d’athlète,
Tordu ta chevelure en leurs doigts de squelette,
Et le sphinx, imprimant sous ses griffes de fer
Les blasphèmes du doute aux murs noirs de l’enfer,

Le grand sphinx qui les suit te jette en ton cratère
De son bel œil de femme un regard de panthère.
Dans son sourire froid nage un poison moqueur,
Tuant l’enthousiasme à chaque élan du cœur ;
Et qui, glaçant l’amour à sa source infinie,
Fait à ton sacrifice un cercueil d’ironie.
Oh ! lamentable Christ, tu ne crois plus en toi ;
Ta dernière agonie est de manquer de foi !!!
Sous le regard du sphinx, fascinateur prestige,
Le doute ivre et tournant prend le vol du vertige ;
Et de l’abîme aux cieux flotte le Dieu mourant,
Comme un condor aveugle ou comme un spectre errant.
Plus de monde à sauver, plus d’autel qui t’encense ;
Ta main cherche la plaie où saigne ta puissance :
Tu crois qu’elle est tarie et morte à ton côté,
Qu’en son premier tombeau tout le Christ est resté ;
Que, voyant s’écrouler ta majesté sujette,
De l’infini fermé le temple te rejette ;
Que ton père et ta mère, au chevet du néant,
Viennent de s’endormir ; et qu’en son sein béant
L’éternité n’a plus que l’effrayant problème
De son grand sphinx vainqueur se reniant soi-même !
Et lui voit son triomphe, et sur toi s’allongeant
Souffle tous ses venins à ton rêve changeant :
Femme, d’impurs baisers il brûle ta figure ;
Il engloutit le Dieu dans l’immense envergure
De ses quatre ailes d’aigle, et, lion souverain,
Fait haleter tes flancs sous sa croupe d’airain.

Ainsi, dans ses poisons tout le jour assoupie,
L’araignée aux bras noirs des bords de la Gambie
Entend un rossignol sur l’ébénier en fleur,


Qui du fleuve africain boit la tiède fraîcheur ;
Pour se gonfler de sang durant la nuit sereine,
Monstrueuse, elle fuit sa prison souterraine,
Et par d’obscurs sentiers vient à l’arbre chanteur,
Comme un spectre voilé sur les pas du bonheur.
Et cependant l’oiseau, palpitante merveille,
Chante, et des saintes nuits le temple se réveille ;
Et des brillants accords la chaîne de cristal
Suspend l’âme rêveuse au firmament natal.

Furtif, sans agiter, comme un chasseur habile,
Du grand arbre attentif le feuillage immobile,
L’insecte immonde et noir, et toujours attiré,
De rameaux en rameaux monte plus altéré.

Et le rossignol jette aux rives parfumées
L’essaim resplendissant des notes rallumées,
Ou le son fugitif, clair, immatériel,
Filant dans l’hymne pur comme une étoile au ciel ;
Souffle plein des secrets de la fleur solitaire ;
Ame qui vient chanter son bonheur sur la terre ;
Parfum vibrant, tombé du céleste encensoir,
Pour enseigner l’extase aux poètes du soir ;
Écho vierge et rêveur de la lyre bénie ;
Onde sonore où flotte un monde d’harmonie ;
Cantique tout-puissant, vive exclamation,
Hosanna solennel de la création !!!

Oh ! comme ont tressailli les lys bleus de la rive !!!
L’insecte immonde et noir monte encore… il arrive ;
Et le même rameau qui les porte tous deux
N’avertit pas l’oiseau de l’étranger hideux.

Ecoutez, écoutez… l’hymne est plus doux encore ;
Le luth où vit son cœur en amour s’évapore ;
Il s’alanguit d’amour sous la coupe des bois ;
L’amour vient enflammer les perles de sa voix,
Et d’un chant plus ému bercer son lit de mousse,
Tandis que passe au ciel la lune aimante et douce.
Écoutez… Mais déjà les longs bras venimeux
Sur son aile amoureuse ont jeté tous leurs nœuds ;
Il ne peut échapper à l’étreinte subite,
Au tombeau des poisons où sa frayeur palpite.
L’ennemi monstrueux qui l’étouffé et le mord,
Lentement, sur son cœur, s’abreuve de sa mort ;
Chaque goutte de sang affaiblit l’harmonie
Qu’exhale en longs soupirs sa plaintive agonie,
Et rougit, en tombant, les lianes de fleurs
Où flotte le berceau de sa couvée en pleurs ;
Et le vent du soir pleure, et, de pitié saisie,
La fleur a refermé sa coupe d’ambroisie ;
Et la lune, attentive aux adieux gémissants,
Retire à l’arbre en deuil ses baisers pâlissants.

Enfin l’ange chanta, dans la haute demeure :
« L’agonie a passé pour toi sa troisième heure,
« Cette heure si féconde en douloureux bienfaits,
« Emportant dans son vol dix mille ans de forfaits. »