La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 15

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 322-329).
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L’Enfer


CHANT QUINZIÈME


1. Maintenant nous porte l’une des deux berges solides, et la fumée du petit fleuve d’au-dessus, adombrant les levées et l’eau, les garantit du feu.

2. Comme entre Gand et Bruges, les Flamands craignant le flot qui vers eux se précipite, construisent des digues pour repousser la mer ;

3. Et comme à la Brenta les Padouans en opposent, pour défendre leurs villes et leurs châteaux, avant que le Chiarentana [1] sente la chaleur ;

4. Ainsi, quoique ni si hautes ni si larges, étaient faites ces levées, quel que fût le maître qui les fit.

5. Déjà nous étions si loin de la forêt, que, me tournant en arrière, je n’aurais pu voir où elle était,

6. Lorsque nous rencontrâmes une troupe d’âmes venant le long de la digue, chacune desquelles nous regardait, comme le soir

7. On se regarde l’un l’autre à la nouvelle lune [2] ; et vers nous elles tendaient les yeux comme le vieux tailleur sur le chas de l’aiguille.

8. Ainsi regardé par cette bande, un d’eux me reconnut, et m’arrêtant par les bords de ma robe, il s’écria : « O merveille ! »

9. Lorsque vers moi il étendit le bras, sur cette face grillée par le feu je fixai tellement mon regard, que le visage brûlé n’empêcha point

10. Mon entendement de le reconnaître ; et vers sa face abaissant la main [3], je répondis : — Êtes-vous ici, ser Brunetto ?

11. Et lui : « O mon fils, ne te déplaise qu’un peu en arrière avec toi reste Brunetto Latini [4], et laisse aller la file ! »

12. Je lui dis : — Autant que je peux je vous en prie ; et si vous souhaitez qu’avec vous je m’asseye, je le ferai, s’il plaît à celui-ci avec qui je vais.

13. « O mon fils, dit-il, qui de ce troupeau s’arrête un instant, gît ensuite cent années sans se mouvoir sous le feu qui le frappe.

14. « Va donc, et je t’accompagnerai ; puis je rejoindrai ma bande, qui va pleurant son dam éternel. »

15. Je n’osais descendre de la berge pour marcher près de lui ; mais je tenais ma tête baissée, comme un homme qui chemine humblement.

16. Il commença : « Quelle fortune ou quel destin t’amène ici-bas avant le dernier jour ? et quel est celui qui te montre le chemin ? »

17. — Là-haut, lui répondis-je, dans la vie sereine, je m’égarai en une vallée, avant que mon âge fût accompli [5].

18. Hier matin, je retournais en arrière : celui-ci m’apparut comme je redescendais, et il me reconduit dans le mien monde par ce sentier.

19. Et lui à moi : « Si tu suis ton étoile, tu ne peux manquer le glorieux port, autant que furent vraies mes prévisions durant la belle vie [6] :

20. « Et si ma mort n’avait pas été si hâtive, te voyant le ciel ainsi favorable, à l’œuvre je t’aurais encouragé.

21. « Mais ce peuple ingrat et méchant qui descendit de Fiesole [7], et tient encore de la montagne et du rocher,

22. « A cause de ton bien faire se fera ton ennemi : et c’est raison ; car, entre les âpres sorbiers, pas ne convient que le doux figuier fructifie.

23. « Une vieille renommée dans le monde les appelle aveugles [8] ; gent avare, envieuse, superbe : décrasse-toi de leurs mœurs.

24. « La fortune te réserve tant d’honneur, que l’un et l’autre parti [9] auront faim de toi ; mais l’herbe sera loin de la bouche [10].

25. « Que les bêtes Fiesolanes fassent fourrage d’elles-mêmes, et ne touchent point à la plante, s’il en surgit encore de telle dans leur fumier,

26. « En qui revive la semence sainte de ces Romains qui là demeurèrent, quand fut fait le nid de tant de malice [11]. »

27. — Si, lui répondis-je, exaucée eût été ma demande, vous ne seriez point encore banni de la vie humaine ;

28. Car dans ma mémoire est gravée, et mon cœur conserve votre chère et bonne et paternelle image, alors que, dans le monde, souvent

29. Vous m’enseigniez comment l’homme s’éternise ; et combien j’en ai de gratitude, il convient que, pendant que je vis, ma langue le manifeste.

30. Ce que de mes destins vous racontez, je l’écris et le réserve, pour que l’interprète, avec un autre texte [12], une Dame qui le pourra, si jusqu’à elle j’arrive.

31. Sachez seulement ceci : pourvu qu’aucun reproche ne me fasse ma conscience, quoique veuille la fortune, je suis prêt.

32. Un tel présage n’est pas nouveau à mes oreilles ; mais qu’à son gré la fortune tourne sa roue, et le vilain manie son hoyau [13].

33. Mon Maître alors, se retournant à droite, me regarda, puis dit : « Bien écoute, qui bien note [14]. »

34. Cependant je continue d’aller toujours parlant avec ser Brunetto, et lui demande quels de ses compagnons sont les plus notables et les plus éminents.

35. Et lui à moi : « Parler de quelques-uns est bon ; des autres mieux vaut se taire ; le temps serait trop court pour un si long récit.

36. « Sache, en somme, que tous furent clercs et grands lettrés, et de grande renommée, et tous dans le monde souillés du même péché.

37. « Avec cette troupe misérable Priscien [15] va, et aussi François d’Accorso [16] ; et si d’une telle teigne [17] tu avais été avide, tu aurais pu voir

38. « Celui [18] qui, par le Serviteur des serviteurs [19], fut transféré de l’Arno au Bacchiglione, où il laissa ses nerfs mal tendus.

39. « De plusieurs autres je parlerais, mais l’aller ni le discours ne peuvent être plus longs, car du sable je vois, là, s’élever une nouvelle fumée.

40. « Des gens viennent avec qui je ne dois pas être. Que te soit recommandé mon Trésor [20], dans lequel encore je vis : rien de plus je ne demande. »

41. Puis il se retourna, et semblait être de ceux qui, dans la campagne, à Vérone, courent la bannière verte [21], et de ceux-là il paraissait être

Celui qui vainc, et non celui qui perd [22].




NOTES DU CHANT QUINZIÈME


15-1. Montagne neigeuse où la Brenta prend sa source.

15-2. Au temps de la nouvelle lune, qui ne donne que peu de lumière.

15-3. Dante est sur la berge ; par conséquent il est obligé d’abaisser la main pour l’étendre vers ser Brunetto.

15-4. Il avait été le maître de Dante.

15-5. Avant qu’il eût accompli sa trente-cinquième année, disent les commentateurs.

15-6. Brunetto Latini était adonné à l’astrologie judiciaire.

15-7. Les Florentins étaient originaires de Fiesole, ville très ancienne, située sur une colline à trois milles de Florence.

15-8. Les Florentins furent ainsi appelés, dit-on, parce que, de deux choses que leur offrait la ville de Pise en reconnaissance d’un service rendu, deux portes de bronze et deux colonnes de porphyre endommagées par le feu et couvertes d’écarlate, ils choisirent les colonnes. Antoine Papadopoli dit que ce fut à cause de l’imprudente confiance qu’ils eurent en Attila, à qui ils ouvrirent les portes de leur ville.

15-9. Les Noirs et les Blancs.

15-10. Locution proverbiale.

15-11. « Qu’ils ne touchent point au citoyen, s’il en est encore, qui, descendu de ces Romains qui habitaient Florence, nouvellement fondée, et devenue depuis le nid de tant de malice, conserve encore une âme romaine. »

15-12. La prédiction que lui a faite Farinata.

15-13. Dante, comme on l’a vu déjà, use volontiers de locutions proverbiales, le passage suivant en offre un autre exemple.

15-14. « Qui bien imprime dans son souvenir ce qu’il a entendu. »

15-15. Célèbre grammairien du sixième siècle, né à Césarée de Cappadoce.

15-16. Jurisconsulte florentin, fameux en son temps.

15-17. D’un spectacle si dégoûtant.

15-18. Andréa de Mozzi, qui, de l’évêché de Florence, situé sur l’Arno, transféré à celui de Vicence, où passe le Bacchiglione, mourut dans cette dernière ville.

15-19. Le Pape, qui s’intitule le Serviteur des serviteurs de Dieu.

15-20. Titre d’un ouvrage de Brunetto Latini.

15-21. La bannière verte se courait anciennement, à Vérone, le premier dimanche de Carême.

15-22. Le Poète indique par cette image la rapidité de sa course.