La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 2

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 227-233).
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L’Enfer


CHANT DEUXIÈME


1. Le jour baissait, et l’air obscurci délivrait de leurs fatigues les animaux de la terre ; et moi seul

2. Je me préparais à soutenir les épreuves du chemin et de la pitié 1, que retracera la mémoire qui n’erre point 2.

3. Ô Muse, esprit sublime, maintenant aide-moi ! ô mémoire, qui en toi as gravé ce que je vis, ici paraîtra ta noblesse.

4. Je commençai : — Poëte qui me guides, avant de m’engager dans ce difficile passage, regarde si ma force est assez puissante.

5. Tu dis que l’ancêtre de Silvius 3, corruptible encore, alla vers le siècle immortel, et y entra revêtu du corps.

6. Si l’ennemi de tout mal 4, contemplant les hautes destinées renfermées en lui, qui et quel il était, lui fut propice, rien en cela ne paraît indigne à l’homme d’intelligence 5,

7. À l’égard de celui qui de l’auguste Rome et de son empire fut élu père dans le ciel ;

8. Laquelle et lequel furent, à dire vrai 6, établis pour être le lieu saint où siège le successeur du grand Pierre.

9. Durant ce voyage dont tu le glorifies 7, il entendit des choses qui furent cause de sa victoire et du manteau papal.

10. Puis y monta le vase d’élection 8, pour en rapporter confort à cette foi, principe de la voie du salut.

11. Mais moi, pourquoi y viendrais-je ? ou qui le permet ? Je ne suis ni Énée, ni Paul : digne de cela ni moi ni aucun autre ne me croit.

12. Si donc je me résous à venir, je crains que folle ne soit ma venue. Tu es sage et m’entends mieux que je ne discours.

13. Et tel que celui qui ne veut plus ce qu’il voulait, et par nouveaux pensers, changeant de dessein, renonce à commencer,

14. Tel devins-je sur cette côte obscure, abandonnant, en y pensant, l’entreprise si vite commencée.

15. « Si j’ai bien entendu ta parole, répondit cette ombre magnanime, ton âme est atteinte de lâcheté :

16. « Laquelle souvent, oppressant l’homme, le détourne d’une noble entreprise, comme une fausse vision l’animal ombrageux.

17. « Pour te délivrer de cette crainte, je te dirai pourquoi je suis venu, et ce que j’entendis quand premièrement j’eus pitié de toi.

18. « J’étais parmi ceux qui sont en suspens 9 lorsque m’appela une femme bienheureuse, et si belle que de commander je la requis.

19. « Ses yeux brillaient plus que le soleil, et d’un parler suave et calme, avec une voix angélique, elle me dit :

20. « — Ô âme courtoise du Mantouan, dont la renommée dure encore dans le monde, et autant que le monde durera :

21. « Le mien ami, et non de la fortune, est, sur la pente déserte, tellement empêché dans le chemin, que de peur il s’est retourné :

22. « Et je crains que si égaré il ne soit déjà, que tard je me sois levée pour le secourir, sur ce que j’ai de lui entendu dans le ciel.

23. « Va donc, et avec ta parole ornée, avec tout ce qui sera de besoin pour qu’il échappe, aide-le, de sorte que je sois consolée.

24. « Moi qui t’envoie, je suis Béatrice : je viens d’un lieu où retourner je désire : m’a mue l’amour qui me fait parler.

25. « Quand je serai devant mon Seigneur, à lui souvent je me louerai de toi. » Alors elle se tut ; puis, moi je commençai :

26. « Ô femme de telle vertu 10, que par toi seule l’humaine espèce s’élève au-dessus de tout ce que contient ce ciel dont les cercles sont plus étroits 11 ;

27. « Si agréable m’est ton commandement, que l’obéir, déjà fût-il, me serait tardif : pas n’est besoin de m’ouvrir ton vouloir davantage.

28. « Mais dis-moi pourquoi tu ne crains pas de descendre en ce centre infime, de l’ample lieu où tu brûles de retourner.

29. « — Puisque si à fond tu veux savoir pourquoi ici dedans je ne crains pas de venir brièvement, je te le dirai, me répondit-elle.

30. « On ne doit craindre que les choses qui ont puissance de nuire : les autres, non ; en elles, nul sujet de peur.

31. « Par sa grâce ainsi Dieu m’a faite que votre misère ne m’atteint pas, et que ne m’assaille point la flamme de cet incendie 12.

32. « Dans le ciel est une femme bénigne 13, qu’émeut de tant de pitié l’empêchement où je t’envoie, qu’elle a brisé là-haut le dur jugement.

33. « Celle-ci, s’adressant à Lucia 14, l’a priée, disant : — Maintenant a besoin de toi ton fidèle, et je te le recommande.

34. « Lucia, ennemie de tout ce qui est cruel, vint au lieu où j’étais assise avec l’antique Rachel.

35. « Elle dit : — Béatrice, vraie louange de Dieu 15, que ne secours-tu celui qui t’aima tant que par toi il sortit de la troupe vulgaire ?

36. « N’entends-tu point l’angoisse de sa plainte ? Ne vois-tu point la mort qui le poursuit sur la rive des eaux débordées, plus terribles que la mer ?

37. « Nul au monde si prompt ne fut jamais à faire son bien et à fuir son mal, qu’après ces paroles

38. « Je le fus à venir ici-bas de mon heureux séjour, me fiant au sage parler qui t’honore et ceux qui l’ont ouï...

39. « Lorsque ainsi elle eut dit, pleurant elle tourna vers moi ses yeux brillants ; ce pourquoi plus encore je me hâtai de venir :

40. « Et je vins à toi comme elle le voulait, et te retirai de devant cette bête qui du beau mont te fermait le plus court chemin.

41. « Qu’est-ce donc ? Pourquoi, pourquoi t’arrêtes-tu ? Pourquoi héberges-tu tant de lâcheté dans ton cœur ? Pourquoi manques-tu d’ardeur et de courage,

42. « Quand trois telles dames bénies ont souci de toi dans le ciel, et qu’un bien si grand te promettent mes paroles ? »

43. Comme les tendres fleurs inclinées et fermées par la gelée nocturne, lorsque le soleil blanchit relèvent leur tige et s’ouvrent :

44. Ainsi fut-il de mon courage lassé, et une ardeur si vive me revint au cœur, qu’avec hardiesse je dis :

45. — O compatissante celle qui m’a secouru ! et toi courtois, qui as si vite obéi à ses paroles vraies !

46. Tu m’as, enflammant le désir, tellement par tes paroles disposé le cœur au venir, que j’ai repris mon premier dessein.

47. Va donc ; à tous deux est un seul vouloir : toi guide, toi seigneur, et toi maître !… Ainsi lui dis-je, et lorsqu’il se mut,

J’entrai dans le chemin profond et sauvage.


NOTES DU CHANT DEUXIÈME


2-1. Les fatigues du chemin, et les angoisses de la pitié que lui inspireront les tourments qu’il verra.

2-2. Qui représente fidèlement les choses vues.

2-3. Énée.

2-4. Dieu.

2-5. L’homme d’intelligence comprend qu’il n’y a rien là qui ne soit digne de la Sagesse suprême.

2-6. Ces mots indiquent le but final des faveurs accordées à Énée, et de tout ce qui fut accompli par lui à savoir, l’établissement futur du Siège apostolique. « Rapporté à ce but, rien qui ne se comprenne, dit le Poëte, rien qui ne soit digne de Dieu. »

2-7. La descente d’Énée aux enfers, dans le sixième chant de l’Énéide.

2-8. Saint Paul qui fut, comme il le raconte lui-même dans ses Épîtres, ravi au troisième Ciel.

2-9. Ceux qui, ni sauvés ni damnés, sont comme suspendus entre le Ciel et l’Enfer.

2-10. Quelques-uns pensent que Béatrice est ici le symbole de la Sagesse divine.

2-11. Le Ciel sublunaire, plus étroit que tous les autres par lesquels il est enveloppé.

2-12. Les flammes de l’Enfer, à l’entrée duquel sont situés les Limbes où habite Virgile.

2-13. La Clémence divine, selon les commentateurs ; — l’empêchement où je t’envoie, c’est-à-dire les empêchements qui arrêtent Dante, au secours de qui elle l’envoie.

2-14. Sainte Lucie, vierge et martyre, qu’on retrouve ensuite dans le Ciel, assise en face d’Adam. — Parad. xxxii, terc. 46. Elle paraît être ici le symbole de la grâce divine.

2-15. Comme Dieu ne peut être parfaitement connu que par sa propre intelligence, sa sagesse, que figure Béatrice, il ne saurait être dignement loué que par elle.