La Divine Comédie (Lamennais 1863)/L’Enfer/Chant 21

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 368-375).
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L’Enfer


CHANT VINGT-UNIÈME


1. Ainsi de pont en pont, parlant d’autres choses que ma Comédie n’a souci de chanter, nous allions, et nous avions atteint le faîte, quand

2. Nous nous arrêtâmes pour voir l’autre crevasse du Malebolge, et les autres pleurs vains ; et je la vis étrangement obscure.

3. Telle que, l’hiver, dans l’arsenal de Venise, bout une poix tenace, pour espalmer les vaisseaux délabrés

4. Qui ne peuvent naviguer ; de sorte que l’un remet à neuf son navire, l’autre calfeutre les flancs de celui qui a fait plusieurs voyages ;

5. Qui, radoube la proue ; qui, la poupe : d’autres font des rames, d’autres tordent des cordages, d’autres réparent les voiles d’étai et d’artimon :

6. Telle, non par le feu, mais par un art divin, bouillait une poix épaisse, qui, de tous côtés, enduisait la rive.

7. Je la voyais, mais je ne voyais dans elle que les bulles soulevées par le bouillonnement, lesquelles se gonflaient et retombaient comprimées.

8. Pendant qu’en bas mes yeux étaient fixés, mon Guide disant : « Regarde, regarde ! » à soi me tira du lieu où j’étais.

9. Lors je me tournai comme l’homme à qui il tarde de voir ce qu’il doit fuir, et que déconcerte la peur subite,

10. De sorte que pour voir il se hâte d’aller ; et, derrière nous, je vis venir un diable noir courant sur le rocher.

11. Ah ! que d’aspect il était farouche ! et qu’avec ses ailes déployées, il me paraissait cruel dans sa contenance, et léger de pieds !

12. La pressant des deux hanches, un pécheur chargeait son épaule élevée et pointue, et lui le tenait agrippé par le nerf des pieds.

13. « Gardien de notre pont [1], dit-il, ô Malebranche [2], voici un des anciens de Santa-Zita [3] ; enfonce-le dessous ; moi, je retourne pour d’autres

14. En cette ville, qui en est bien fournie : tout homme y est faussaire, hors Bonturo [4] ; pour de l’argent, on y fait de oui, non.

15 : Dans la fosse il le jeta, et s’en retourna par le dur rocher, et jamais on ne vit mâtin détaché poursuivre avec tant de vitesse le voleur.

16. Celui-là plongea, puis revint en haut à la renverse ; mais les démons que le pont recouvrait crièrent : « Ici, point de Santo-Volto [5] ?

17. « Ici l’on nage autrement que dans le Serchio [6] : si tu ne veux pas sentir nos griffes, ne sors pas de la poix. »

18. Puis ils le mordirent avec plus de mille crocs disant : « Il faut qu’ici couvert tu danses ; et, si tu peux, grippe en cachette. »

19. Non autrement les cuisiniers font par leurs aides enfoncer, avec les crochets, la chair dans la marmite pour qu’elle ne flotte pas.

20. Le bon Maître : « Afin, dit-il, qu’on ne s’aperçoive pas que tu es ici, tapis-toi derrière un rocher qui te défende ;

21. « Et, quelque offense qui me soit faite, ne crains point ; ceci m’est connu, m’étant une autre fois trouvé en telle conteste. »

22. Ensuite il passa le pont, et s’avança au delà, et, comme il arrivait sur la sixième rive, besoin eut-il d’avoir un front assuré.

23. Avec la même fureur, avec la même impétuosité que s’élancent les chiens contre le pauvre qui soudain s’arrête et demande,

24. Ceux-là s’élancèrent de dessous le pont, et tournèrent contre lui les crocs ; mais il cria : « Qu’aucun de vous ne soit félon !

25. « Avant que votre croc me touche, qu’un de vous s’avance et m’écoute, et qu’après il me gaffe, s’il l’ose ! »

26. Tous crièrent : « Va, Malacoda [7] ! » Et, pendant que les autres s’arrêtaient, l’un d’eux, s’avançant, vint à lui, disant : « Qu’y a-t-il ? »

27. « Crois-tu, Malacoda, dit mon Maître, qu’ici je sois venu en sûreté contre toutes vos attaques,

28. « Sans le vouloir divin et le destin favorable ? Laisse-moi aller ; car au ciel il est voulu que je montre à un autre cet âpre chemin. »

29. Alors si abattu fut son orgueil, qu’il laissa tomber le croc à ses pieds, et dit aux autres : « Qu’on ne le frappe point ! »

30. Et mon Guide à moi : « O toi qui entre les roches du pont es tapi, avec assurance maintenant reviens à moi ! »

31. Lors me levant, vite je vins à lui ; et tous les diables s’avancèrent ; de sorte que je craignais qu’ils ne tinssent point le pacte.

32. Ainsi vis-je autrefois les fantassins qui, dans Caprona [8], avaient capitulé, craindre en se voyant au milieu de tant d’ennemis.

33. Je me serrai de tout mon corps près de mon Guide, ne cessant de regarder leur mine, qui n’avait rien de bon.

34. Ils abaissaient les crocs : « Et veux-tu, disait l’un à l’autre, que je le touche sur la croupe ? » Et ils répondaient : « Oui, accroche-le par là. »

35. Mais le démon qui discourait avec mon Guide se tourna vite et dit : « Paix, paix, Scarmiglione [9] ! »

36. Puis il nous dit : « Aller plus loin par ce rocher ne se pourra, parce que la sixième arche gît au fond, toute brisée.

37. « Si plus avant vous voulez aller, prenez par cette grotte ; auprès est un autre rocher, où s’ouvre un passage.

38. « Hier, cinq heures plus tard que l’heure présente, s’accomplirent douze cent soixante-six années [10], depuis que la route fut rompue.

39. « J’envoie là quelques-uns des miens, pour voir si aucun n’y prend l’air [11] : allez avec eux ; nul mal ils ne vous feront.

40. « En avant, Alichino [12] et Calcabrina [13] ! commença-t-il à dire, et toi, Cagnazzo [14], et que Barbariccia [15] conduise la dizaine.

41. « Que Libicocco [16] aille aussi, et Draghignazzo [17], Ciriatto [18] aux dents de sanglier, et Graffiacane [19], et Farfarello [20], et Rubicante [21] le fou.

42. « Cherchez autour de la poix bouillante ! Que ceux-ci soient saufs jusqu’à l’autre roche, qui tout entière passe au-dessus des tanières [22]. »

43. — O maître, dis-je, qu’est ce que je vois ? Si tu sais par où aller, allons seuls sans cette escorte ; pour moi, je ne la demande [23].

44. Si aussi attentif tu es que d’ordinaire, ne vois-tu pas comme ils grincent des dents, et des sourcils me menacent ?

45. Et lui à moi : « Je ne veux pas que tu t’effrayes ; laisse-les grincer à leur guise ; cela ils font pour les malheureux bouillis. »

46. Nous tournâmes par le rempart à gauche ; mais auparavant chacun avait, en manière de signe [24], serré avec les dents la langue tirée vers leur chef.

Et lui de son derrière avait fait une trompette.




NOTES DU CHANT VINGT-UNIÈME


21-1. « De notre bolge, » celle des faussaires, barattieri.

21-2. Ce nom, qui signifie Méchante-griffe, est une espèce de sobriquet pareil à ceux des autres démons qui seront nommés plus loin.

21-3. On appelait ainsi les magistrats de la ville de Lucques qui avait pour patronne sainte Zita.

21-4. Ceci est dit ironiquement. Bonturo Bonturi, de la famille des Dati, était le faussaire le plus infâme de Lucques.

21-5. Image du Christ, devant laquelle se prosternaient les Lucquois pour implorer le secours dont ils avaient besoin.

21-6. Fleuve qui passe près des murs de Lucques.

21-7. Mauvaise-Queue.

21-8. Château sur les bords de l’Arno, que les Lucquois, qui le défendaient, furent, par le manque d’eau, forcés de rendre aux Pisans, à la condition qu’ils auraient la vie sauve. En traversant les troupes ennemies pour se retirer à Lucques, ils entendaient tout autour d’eux crier : « Qu’on les pende ! qu’on les pende ! » De sorte que leur frayeur fut extrême.

21-9. Ébouriffé, Mal-peigné.

21-10. Cette date correspond à celle de la mort du Christ.

21-11. Ne sort du lac bouillant.

21-12. Aile-Basse.

21-13. Foule-Givre.

21-14. Face-de-Chien.

21-15. Barbe-Rousse.

21-16. De libico, Libyen. Les déserts de Libye passaient pour être peuplés de démons.

21-17. Laid-Dragon.

21-18. D’un mot grec qui signifie porc.

21-19. Griffe-Chien.

21-20. Farfadet.

21-21. Rougeaud.

21-22. La fosse où sont les damnés, comme les bêtes sauvages dans leurs tanières.

21-23. En signe de moquerie de ce que Virgile, trompé lui-même, avait dit à Dante pour le rassurer.

21-24. « Avait donné le signal du départ. » La manière est d’accord avec le reste de cette scène grotesque.