La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Le Paradis/Chant 15

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (2p. 373-380).
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LE PARADIS


CHANT QUINZIÈME


1. Une bénigne volonté, dans laquelle toujours se manifeste l’amour qui droitement inspire, comme dans une mauvaise la cupidité,

2. Imposa silence à cette douce lyre, et fit reposer les saintes cordes que la droite du ciel [1] relâche et tend.

3. Comment à de justes prières seraient-elles sourdes, ces substances qui, pour me donner le désir de les prier, se turent de concert ?

4. Bien est que sans fin pleure, qui, par amour de ce qui ne dure pas éternellement, de ce droit amour se dépouille.

5. Tel que dans le ciel tranquille et pur, quelquefois court subitement un feu, qui meut les yeux auparavant en repos,

6. Et semble une étoile qui change de lieu, si ce n’est qu’en celui où il s’allume aucune ne se perd, et que lui dure peu.

7. Tel, du bras qui s’étend à droite, au pied de cette croix courut un astre de la constellation qui là resplendit :

8. Et de son ruban [2] point ne sortit la gemme, mais dans la bande brillante elle courut, semblable à un feu derrière l’albâtre.

9. Ainsi s’avança la pieuse ombre d’Anchise (si mérite foi notre plus grande Muse) lorsque dans l’Élysée il aperçut son fils.

10.

 « O sanguis meus, o super infusa
Gratia Dei sicut tibi, cui
Bis unquam cœli janua reclusa [3] ? »

11. Ainsi cette lumière ; ce qui attira sur elle mon attention : puis je tournai le visage vers ma Dame, et d’ici et de là [4] je fus stupéfait :

12. Car dans ses yeux brillait une telle joie, que je crus avec les miens toucher le fond de ma grâce et de mon Paradis.

13. Ensuite l’esprit, délectable à ouïr et à voir, ajouta des choses que je ne compris point, si profondes étaient ses paroles :

14. Et non par choix il se cacha de moi, mais par nécessité, ses pensées surpassant la portée des mortels.

15. Lorsque assez détendu fut l’arc de l’ardente affection, pour que le parler descendît à la portée de notre intelligence,

16. La première chose que j’entendis fut : « Béni sois-tu, toi trin et un, qui envers ma semence es si bon ! »

17. Et il continua : « Un doux désir, depuis longtemps conçu en lisant dans le grand livre où ni blanc ni noir jamais ne se change [5],

18. « Tu as satisfait, mon fils, au dedans de cette lumière dans laquelle je te parle, grâces à celle qui pour le haut vol te revêtit d’ailes.

19. « Tu crois que ton penser vient à moi de celui qui est le premier [6], comme de l’Un, si on le connaît, rayonnent le cinq et le six [7] :

20. « Et pour cela point tu ne me demandes qui je suis et pourquoi je me montre à toi plus rempli d’allégresse qu’aucun autre de cette troupe joyeuse.

21. « Est vrai ce que tu crois, que ceux de cette vie, petits et grands, voient dans le miroir [8] où avant que tu penses ton penser se découvre :

22. « Mais, afin que l’amour sacré, dans lequel je veille en perpétuelle contemplation, et qui m’altère d’un doux désir, se rassasie mieux,

23. « Que ta voix hardie et joyeuse avec assurance exprime la volonté, exprime le désir, auquel ma réponse est déjà décrétée, »

24. Je me tournai vers Béatrice ; et elle m’entendit avant que je parlasse, et me sourit un signe qui fit croître les ailes de mon vouloir ;

25. Puis je commençai ainsi : — L’amour et le savoir, lorsque vous apparut la première égalité, d’un même poids en chacun de vous se firent,

26. Parce que, dans le soleil [9] qui vous illumina et vous embrasa de sa chaleur et de sa lumière, ils sont si égaux qu’imparfaites sont toutes ressemblances.

27. Mais le désir et le savoir ont dans les mortels, par la cause à vous manifeste, des ailes diversement emplumées [10] :

28. D’où moi, qui suis mortel, je sens en moi cette inégalité, et pour cela ne rends grâces qu’avec le cœur de l’accueil paternel.

29. Je te supplie, vivante topaze, qui ornes ce précieux joyau [11], de me rassasier de ton nom [12].

30. « O mien rameau, en qui je me suis complu durant l’attente même, je fus ta racine : » ainsi, répondant, commença-t-il.

31 Puis il me dit : « Celui de qui ta race tire son nom [13], et qui, cent ans et plus, a tourné autour du mont, sur la première corniche [14],

32. « Fut mon fils et ton bisaïeul : bien convient-il que par tes œuvres tu lui abrèges la longue fatigue.

33. « Florence, au dedans de l’antique enceinte d’où elle entend encore tierce et none [15], vivait en paix sobre et pudique.

34. « Elle n’avait ni chaîne ni couronne [16], ni femmes attifées, ni ceinture qui attirât les regards plus que la personne.

35. « La fille, en naissant, ne faisait point encore peur au père, le temps et la dot, en deçà et en delà, ne s’éloignant pas de la mesure [17].

36. « On n’y voyait point de maisons vides de famille [18] : n’était pas encore venu Sardanapale pour montrer ce qu’on peut faire dans une chambre [19].

37. « N’avait pas encore vaincu Montemalo, votre Uccellatoio, qui, comme il l’a vaincu à monter, le vaincra à descendre [20].

38. « J’ai vu Bellincion Berti [21] aller ceint de cuir et d’os [22], et sa femme revenir du miroir sans que son visage fût peint ;

39. « Et j’ai vu les Nerli et les del Vecchio contents d’une simple peau [23], et leurs femmes du fuseau et de la quenouille,

40. « O fortunées ! chacune d’elles était assurée de sa sépulture [24], et aucune encore n’était pour la France délaissée dans le lit [25].

41. « L’une veillait au soin du berceau, et consolait l’enfant en ce premier langage qui ravit les pères et les mères.

42. « L’autre, de la quenouille tirant la chevelure, discourait avec sa famille, des Troyens et de Fiésole et de Rome.

43. « Autant à merveille eût été alors une Cianghella [26], un Lapo Salterello [27], qu’aujourd’hui le seraient un Cincinnatus et une Cornélie.

44. « D’une si reposée, d’une si belle vie entre citoyens, d’une communauté si sûre, d’une si douce demeure,

45. « Marie, appelée à grands cris [28], m’ouvrit l’entrée ; et dans votre antique baptistère ensemble je fus chrétien et Cacciaguida [29].

46. « Moronto fut mon frère, et Élisée : ma femme vint à moi du Val de Pô [30], et de là ton surnom.

47. « Puis je servis l’empereur Conrad [31] et il me ceignit chevalier dans sa milice, tant par bien ouvrer lui fus-je à gré.

48 « A suite j’allai combattre l’iniquité de cette loi, dont le peuple usurpe, par la faute du Pasteur [32], votre juste droit [33].

49. « Là, par cette gent impure, je fus arraché du monde trompeur, dont l’amour souille tant d’âmes,

« Et du martyre je vins à cette paix. »




NOTES DU CHANT QUINZIÈME


3-15-1. Que Dieu accorde comme nous accordons un instrument.

3-15-2. Du rayon qui formait la croix.

3-15-3. « O mon sang ! ô surabondante grâce de Dieu ! à qui, comme à toi, la porte du ciel fut-elle jamais ouverte deux fois ? »

3-15-4. « En regardant la lumière, l’esprit bienheureux qui venait de me parler, et en regardant ma Dame. »

3-15-5. Le livre immuable de la prédestination, où l’on n’écrit point, où l’on n’efface point, c’est-à-dire : « où l’on n’ajoute et d’où l’on ne retranche jamais rien. »

3-15-6. De Dieu, qui est le premier penser, la première intelligence.

3-15-7. Comme de l’unité sortent tous les nombres.

3-15-8. L’éternelle prévision divine.

3-15-9. Dieu, en qui, tout étant infini, rien n’est ni plus petit ni plus grand

3-15-10. Ne s’élèvent pas d’un même vol, le savoir restant en arrière du désir.

3-15-11. La croix.

3-15-12. « De rassasier le désir que j’ai de connaître ton nom, »

3-15-13. Le surnom d’Alighieri.

3-15-14. Dans le premier Cercle du Purgatoire, où les Superbes portent sur la tête un poids énorme qui les force de se courber. On ignore pourquoi Dante place son bisaïeul dans ce Cercle.

3-15-15. Sur les vieux murs de Florence, dit une ancienne glose, est une église appelée Badia, l’Abbaye, laquelle sonne tierce et none, et les autres heures, auxquelles les ouvriers des Arts entrent dans leurs ateliers et en sortent.

3-15-16. Ornements de femmes.

3-15-17. On se tenait dans la juste mesure, d’un côté le mariage n’étant pas prématuré, ni d’un autre côté la dot excessive.

3-15-18. C’est-à-dire, selon le sens le plus communément adopté, que le luxe et le faste n’avaient pas encore introduit l’usage de ces vastes pièces inhabitées, qui ne servent que pour la pompe.

3-15-19. Les secrètes débauches étaient inconnues.

3-15-20. Du Montemalo, aujourd’hui le Monte-Mario, on découvre, en venant de Viterbe, tout Rome, comme en venant de Bologne on découvre, du mont Uccellatoio, tout Florence. Le Poète veut dire que, comme, Florence a vaincu Rome par ses magnificences, elle la vaincra par la rapidité et la profondeur de sa chute.

3-15-21. De la noble famille des Ravignani, et père de la fameuse Gualdrade. — Voy. Enfer, chant XVI, v. 37.

3-15-22. Ceint d’une ceinture de cuir, avec une agrafe d’os.

3-15-23. Sans broderie ou autres ornements.

3-15-24. Ne craignait point de mourir dans l’exil.

3-15-25. Les maris ne quittaient pas leurs femmes pour aller trafiquer en France.

3-15-26. De la famille des della Tosa. Mariée à Lito des Alidori, d’Imola, elle lui survécut, et mena dans son veuvage la vie la plus dissolue.

3-15-27. Jurisconsulte florentin très-processif et très-médisant.

3-15-28. Pendant le travail de l’enfantement.

3-15-29. « Je reçus, avec le baptême qui me fit chrétien, le nom de Cacciaguida. »

3-15-30. Probablement de Ferrare.

3-15-31. L’empereur Conrad III, qui combattit contre les Turcs.

3-15-32. Le Pape.

3-15-33. « Les lieux saints, qui vous appartiennent justement. »