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La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Le Paradis/Chant 22

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (2p. 432-440).
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LE PARADIS


CHANT VINGT-DEUXIÈME


1. Oppressé de stupeur, je me tournai vers mon Guide, comme un petit enfant qui toujours recourt à qui le plus il se confie :

2. Et elle, comme une mère empressée de secourir son fils pâle et haletant avec sa voix qui de coutume le rassure,

3. Me dit : « Ne sais-tu pas que tu es dans le ciel, et ne sais-tu pas que tout le ciel est saint, et que ce qui s’y fait vient d’un bon zèle ?

4. « Combien t’auraient bouleversé le chant et mon rayonnement [1], tu peux maintenant le comprendre, puisque le cri t’a tant ému.

5. « Si tu avais entendu les prières qu’il contenait, déjà te serait connue la vengeance que tu verras avant de mourir [2].

6. « L’épée d’en haut ne parait prompte ou lente à frapper, qu’à celui qui l’attend avec crainte ou désir.

7. « Mais tourne-toi à présent vers d’autres : beaucoup d’esprits illustres tu verras, si ta vue se porte où je dis. »

8. Comme il lui plut je dirigeai mes regards, et je vis cent petites sphères, plus belles toutes ensemble par leurs mutuels rayons.

9. J’étais comme celui qui réprime l’aiguillon du désir, et point ne se hasarde à demander, tant il craint le trop :

10. Et la plus grande et la plus brillante de ces perles s’avança vers moi, pour d’elle-même satisfaire mon vouloir ;

11. Puis au dedans d’elle j’ouis : « Si tu voyais comme moi la charité qui nous embrase, ce que tu penses serait exprimé [3].

12. « Mais pour qu’en hésitant [4] tu ne retardes point d’aller vers la haute fin, je répondrai d’avance au penser qu’ainsi tu retiens en toi.

15. « La cime de ce mont, sur la pente duquel est Cassin, fut jadis habitée par une gent trompée et de disposition mauvaise [5] ;

14. « Et ce fut moi [6] qui, le premier, y portai le nom de Celui par lequel vint sur la terre la vérité qui si haut nous élève :

15. « Et tant de grâce sur moi reluisit, que je retirai les contrées d’alentour du culte impie qui séduisit le monde.


16. « Ces autres feux [7] furent tous des hommes contemplatifs, embrasés de cette chaleur qui fait naître les fleurs et les fruits sains.

17. « Ici est Macaire [8], ici est Romuald [9] : ici sont mes frères, qui dans les cloîtres arrêtent leurs pieds, et tinrent leur cœur ferme. »

18. Et moi à lui : — L’affection qu’en parlant tu me montres, et la bienveillance que je vois et reconnais en toutes vos ardentes âmes,

19. A dilaté ma confiance, comme le soleil dilate la rose, lorsque ouverte elle devient tout ce qu’elle a la puissance de devenir.

20. Je t’en prie donc (et toi, Père, apprends-moi si je puis recevoir une telle grâce), que je voie ton image à découvert.

21. D’où lui : « Frère, ton vif désir s’accomplira dans la dernière sphère, où s’accomplissent tous les autres et le mien [10].

22. « Là tout désir atteint sa maturité parfaite et entière : en elle seule, toute partie est où elle fut toujours [11],

23. « Parce qu’elle n’est point dans le lieu [12] et n’a point de pôles [13] ; et jusqu’à elle atteint notre échelle, d’où vient qu’à ta vue ainsi elle se dérobe.


24. « Le patriarche Jacob la vit jusque là-haut élever son sommet, lorsqu’elle lui apparut si chargée d’anges [14].

25. « Mais, pour la monter, nul maintenant ne détache ses pieds de la terre ; et en bas ma règle ne sert plus qu’à perdre du papier [15].

26. « Les murs qui autrefois étaient des abbayes sont devenus des cavernes, et les cuculles, des sacs pleins de méchante farine.

27. « Mais autant ne déplait à Dieu une énorme usure, que ce fruit [16] qui rend le cœur des moines si insensé.

28. « Car tout ce qu’épargne l’Église, tout appartient à ceux qui pour Dieu demandent [17], non aux parents, ni autres pires.

29. « Si frêle est la chair des mortels, qu’en bas point ne suffit un bon commencement, pour que, de sa naissance, le chêne arrive à produire le gland.

30. « Pierre commença sans or et sans argent, et moi par la prière et le jeûne, et François humblement fonda son couvent.

31. « Si tu regardes l’origine, et qu’ensuite tu regardes où chacun en est venu, tu verras le blanc changé en noir.

32. « En vérité, quand Dieu fit rebrousser le Jourdain et lui fit fuir la mer, moins fut-ce merveilleux à voir, qu’ici [18] ne le serait le secours [19]. »

33. Ainsi me dit-il, et il retourna vers sa troupe, et la troupe se resserra, puis, comme un tourbillon, en haut tout entière elle s’élança.

34. La douce Dame d’un seul signe derrière eux me poussa par cette échelle, tant sa vertu vainquit ma nature [20].

35. Et jamais ici-bas, que l’on monte ou descende, naturellement ne fut de mouvement si rapide, qu’il pût égaler celui de mon aile [21].

36. Que jamais. Lecteur, je ne retourne à ce pieux triomphe, pour lequel souvent je pleure mes péchés et me bats la poitrine, s’il n’est vrai

37. Qu’en moins de temps que tu mettrais et retirerais le doigt du feu, je vis le signe qui suit le Taureau [22], et fus dedans.

38. O glorieuses étoiles ! ô lumière pleine d’une puissante vertu, à laquelle je reconnais devoir, quel qu’il soit, tout mon génie ;

39. Avec vous naissait et se cachait [23] celui qui est le père de toute vie mortelle [24], lorsque la première fois je sentis l’air Toscan :

40. Puis, quand me fut accordée la grâce d’entrer dans la haute roue dont le mouvement vous emporte, le sort voulut que je passasse par votre région.

41. Ores, vers vous soupire dévotement mon âme, pour acquérir la force qu’exige le difficile passage qui à soi l’attire.

42. « Tu es si près du dernier salut [25], commença Béatrice, que claire et perçante doit être ta vue.

43. « Ainsi donc, avant que plus tu ne pénètres en lui, regarde en bas, et vois combien déjà du monde je t’ai fait laisser sous tes pieds ;

44. « De sorte qu’autant qu’il peut, joyeux se présente ton cœur à la troupe triomphante, qui vient pleine d’allégresse par cette voûte éthérée. »

45. Avec la vue je retournai par toutes les sept sphères, et je vis ce globe tel que je souris de sa chétive apparence ;

46. Et comme le meilleur j’approuve le jugement qui le rabaisse le plus ; et qui pense à un autre se peut appeler vraiment sage.

47. Je vis la fille de Latone en feu, sans cette ombre qui auparavant fut cause que je la crus rare et dense [26].

48. L’aspect de ton fils, Hypérion [27], là je supportai, et je vis comme autour et près de lui se meuvent Maïa et Dioné [28].

49. De là m’apparut Jupiter entre le père et le fils qu’il tempère [29] ; et de là me furent claires leurs variations de lieu :

50. Et tous les sept [30] me montrèrent leur grandeur, et leur vitesse, et leurs distances.

51. Pendant qu’avec les éternels Gémeaux je tournais, la petite aire qui nous rend si fiers m’apparut tout entière, des collines aux mers [31] :

Puis vers les beaux yeux je tournai mes yeux.




NOTES DU CHANT VINGT-DEUXIÈME


3-22-1. Voyez ch. XXI. terc. 2.

3-22-2. La vengeance que Dieu tirera des vices des prélats. Quelques-uns pensent que Dante fait ici allusion aux outrages que subit Boniface VIII à Anagni. — Voy. Purgat., ch. XX.

3-22-3. « Tu aurais déjà exprimé ton désir. »

3-22-4. En hésitant à parler.

3-22-5. Des païens, qu’attirait en ce lieu un temple bâti en l’honneur d’Apollon.

3-22-6. Saint Benoît.

3-22-7. Les esprits enveloppés de lumière.

3-22-8. Ancien ermite.

3-22-9. Fondateur de l’ordre des Camaldules. Il était de Ravenne, et vivait au dixième siècle.

3-22-10. Quelques-uns rapportent ces derniers mots à la première partie de la phrase, en sorte que le sens serait, ton désir et le mien, celui que j’ai de te complaire, s’accompliront, etc. La « dernière sphère » est l’Empyrée.

3-22-11. Ce ciel seul n’accomplissant point de révolution sur lui-même, aucune de ses parties ne se déplace jamais : toutes sont immobiles comme lui.

3-22-12. L’École définissant le mouvement loci mutatio, le changement de lieu, où il n’existe point de lieu, nul mouvement possible ; et, selon la même doctrine, les deux notions sont réciproques. Ainsi le mot lieu, ici, n’est pas synonyme d’espace ; autrement l’absence de lieu serait contradictoire à l’idée de parties.

3-22-13. Autour desquels il tourne.

3-22-14. Viditque (Jacob) in somnis scalam stantem super terram, et cacumen illius tangens cœlum. — Genèse, XXVIII.

3-22-15. Les religieux, déchus de leur première ferveur, se bornant à la transcrire, sans souci de la pratiquer.

3-22-16. La corruption des moines qui consument dans le luxe les revenus destinés aux pauvres.

3-22-17. Qui demandent l’aumône au nom de Dieu.

3-22-18. Sur la terre.

3-22-19. Par lequel il rappellerait à leurs devoirs ces mauvais moines.

3-22-20. Sa nature corporelle, par conséquent pesante.

3-22-21. De mon vol.

3-22-22. Les Gémeaux.

3-22-23. Se levait et se couchait, était en conjonction.

3-22-24. Le Soleil.

3-22-25. Du lieu où le salut reçoit sa pleine consommation, l’Empyrée.

3-22-26. Voyez chant II.

3-22-27. Père du Soleil.

3-22-28. Mercure et Vénus, désignés par le nom de leurs mères.

3-22-29. Jupiter, situé entre Saturne et Mars, tempère, selon la pensée du Poète, le froid du premier et la chaleur du second.

3-22-30. Les sept globes planétaires.

3-22-31. Littéral : aux embouchures des fleuves.