La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Le Paradis/Chant 33

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (2p. 525-532).
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LE PARADIS


CHANT TRENTE-TROISIÈME


1. « Vierge Mère, fille de ton Fils, humble et élevée plus qu’aucune créature, terme fixe d’un éternel conseil [1],

2. « Tu es celle qui tant as ennobli l’humaine nature, que son auteur ne dédaigna point de s’en revêtir.

3. « En ton sein se ralluma l’amour, par la chaleur duquel dans l’éternelle paix ainsi a germé cette fleur.

4. « Ici, pour nous, tu es en son midi le flambeau de la charité, et en bas, parmi les mortels, tu es la vraie fontaine d’espérance.

5. « Dame tu es si grande, et si grand est ton pouvoir, que celui qui désire la grâce et à toi ne recourt point, son désir veut voler sans ailes.

6. « Ta bonté non-seulement secourt qui demande, mais d’elle-même, souvent, elle prévient le demander.

7. « En toi miséricorde, en toi pitié, en toi munificence, en toi se rassemble tout ce que dans les créatures il y a de bonté.

8. « Ores, celui-ci, qui du plus profond gouffre de l’univers [2] jusqu’ici, a vu les vies spirituelles [3] une à une,

9. « Te supplie que, par grâce, il obtienne la force d’élever les yeux plus haut vers le dernier salut [4].

10. « Et moi qui jamais ne brûlai de voir plus que je ne brûle qu’il voie, je t’offre toutes mes prières, et te prie qu’elles ne soient pas insuffisantes,

11. « Afin que, par les tiennes, tu dissipes entièrement les nuages de sa mortalité, en sorte que devant lui le suprême Bien se déploie.

12. « Je te prie encore, ô Reine qui peux ce que tu veux, qu’après une telle vue tu conserves ses affections saines.

13. « Que, sous ta garde, il vainque les mouvements humains ! Vois Béatrice, vois avec elle que de bienheureux, joignant les mains, s’unissent à mes prières. »

14. Les yeux aimés et vénérés de Dieu [5], fixés sur les suppliants, montrèrent combien les dévotes prières lui sont agréables.

15. Ensuite ils se relevèrent vers l’éternelle lumière, dans laquelle on ne peut croire qu’avec tant de clarté pénètre le regard d’aucune créature [6].

16. Et, comme je m’approchais du terme de tous les désirs ainsi que je le devais, l’ardeur du désir se calma en moi.

17. Bernard, en souriant, me faisait signe de regarder en haut ; mais déjà, de moi-même, j’étais tel qu’il voulait ;

18. Parce que ma vue, devenant pure, pénétrait de plus en plus dans la splendeur de la haute lumière qui de soi est vraie [7].

19. Ce que je vis ensuite surpasse notre langage, impuissant à le peindre comme la mémoire à aller si loin.

20. Tel que celui qui, en songeant, voit, et après le songe la passion demeure imprimée, et le reste à l’esprit ne revient point,

21. Tel suis-je, toute ma vision presque s’étant évanouie, et encore en mon cœur distille la douceur qui naquit d’elle.

22. Ainsi la neige fond au soleil ; ainsi au vent, sur les feuilles légères, se perdait l’oracle de la Sibylle.

23. O suprême lumière qui tant t’élèves au-dessus des pensées des mortels, reprête à mon esprit un peu de ce que tu paraissais,

24. Et fais que ma langue soit assez puissante pour laisser, de ta gloire, seulement une étincelle à la gent future :

25. Car, revenant un peu en ma mémoire, et résonnant un peu dans ces vers, plus on concevra de ta victoire [8].

26. Si vive en moi fut l’impression du vivant rayon, que je me serais, je crois, égaré, si de lui j’avais détourné les yeux [9] ;

27. Et je me souviens qu’avec d’autant plus de courage [10] je le supportai, que je tins ma vue plus étroitement jointe à la Vertu infinie [11].

28. O abondante Grâce, par qui j’osai tant fixer mon regard sur l’éternelle lumière, que de la vision j’atteignis le terme !

29. Je vis que dans sa profondeur s’enfonce, relié en un volume [12] par l’amour, tout ce qui se disperse dans l’univers :

30. Substance et accident, et leurs propriétés, tous ensemble unis de telle manière, que ce que je dis est une simple lumière.

31. La forme universelle de ce nœud [13], je crois que je la vis, parce qu’en disant ceci je me sens plus au large dans la joie.

32. Un seul moment m’est une plus longue léthargie [14] que vingt-cinq siècles à l’entreprise qui fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo.

33. Ainsi mon esprit interdit regardait fixement, immobile et attentif, et toujours de voir brûlait davantage.

34. À cette lumière on devient tel, que se détourner pour voir autre chose, il est impossible qu’on y consente jamais ;

35. Parce qu’en elle est rassemblé tout le bien qui est l’objet du vouloir, et que hors d’elle est défectif ce qui est parfait en elle.

36. Désormais mes paroles, proportionnées à mon souvenir, seront plus courtes que celles de l’enfant qui baigne encore sa langue à la mamelle.

37. Non que plus d’une seule apparence fût dans la vive lumière que je regardais, laquelle est toujours telle qu’elle était auparavant ;

38. Mais parce qu’en moi la vue devenait plus forte, et qu’en regardant un seul objet, moi changeant, il changeait pour moi.

39. Dans la profonde et splendide substance de la haute lumière, m’apparurent trois cercles de trois couleurs et de même étendue ;

40. Et l’un par l’autre comme une Iris par une Iris, paraissait réfléchi ; et le troisième paraissait un feu qui d’ici et de là également émane [15].

41. Oh ! combien la parole est courte, et combien faible près de ma pensée ! Et celle-ci, près de ce que je vis, est telle, que « peu » ce n’est pas assez dire.

42. O lumière éternelle, qui seule en toi reposes [16], seule te connais, et, connue de toi et te connaissant [17], t’aimes et te souris !

43. Ce triple cercle [18], qui paraissait se produire en toi comme un rayon réfléchi, regardé un peu par mes yeux tout autour,

44. Au dedans de soi me parut offrir de sa propre couleur [19] notre image peinte, là où toute ma vue était plongée.

45. Tel que le géomètre qui tout entier s’applique à mesurer le cercle, et, pensant, ne trouve point ce principe [20] dont il a besoin ;

46. Tel étais-je à cette vue nouvelle ; je voulais voir comment l’image convient au cercle, et comment elle y a son lieu ;

47. Mais point n’auraient à cela suffi mes propres ailes, si mon esprit n’eut été frappé d’un éclair par lequel s’accomplit son désir.

48. À la haute imagination ici manqua le pouvoir [21] ; mais déjà, comme une roue mue également [22], tournait mon désir et le velle [23]

L’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles.




NOTES DU CHANT TRENTE-TROISIÈME


3-33-1. Destinée de toute éternité, par un décret fixe, immuable, à être la mère du Fils de Dieu.

3-33-2. De l’Enfer.

3-33-3. Les différents états où vivent les esprits.

3-33-4. Le dernier terme du salut, ou Dieu même.

3-33-5. Aimés et vénérés, à cause de la qualité de mère de Dieu, à laquelle Marie a été élevée.

3-33-6. D’aucune autre créature.

3-33-7. Qui n’a d’autre source, d’autre principe qu’elle-même.

3-33-8. « Plus on concevra combien tu vaincs, tu surpasses tout ce qu’il y a de plus grand hors de toi. »

3-33-9. Ébloui par l’éclat du vivant rayon, il se serait égaré s’il avait tourné les yeux ailleurs, parce que, à l’opposé de la lumière matérielle, la lumière de Dieu fortifie la vue qui se fixe sur elle.

3-33-10. D’autant plus facilement.

3-33-11. « Que ma vue se fixa plus fortement sur cette lumière divine. »

3-33-12. Le Poète représente métaphoriquement l’Intelligence divine qui contient les idées éternelles, les exemplaires immuables des choses, comme un livre dont le Créateur, en formant les êtres, disperse les feuilles dans l’univers.

3-33-13. La nature divine, qui produit et qui lie toutes choses.

3-33-14. Toute mémoire est éteinte pendant la léthargie ; ainsi Dante veut dire, que « des choses qu’il vit, il en oublie plus en un seul moment, qu’on n’a, pendant vingt-cinq siècles, oublié de circonstances de l’expédition des Argonautes, dont la hardiesse étonna Neptune, lorsqu’il vit se projeter sur la mer l’ombre du navire Argo qui les portait. »

3-33-15. Si spiri ; ce verbe manque à notre langue ; il exprime ici le rapport de l’Esprit-Saint aux deux autres Personnes divines, desquelles il procède également par voie de spiration.

3-33-16. « Qui as, en toi seule, le fondement, le principe de ton être. »

3-33-17. Dieu est à la fois, en soi-même, ce qui est connu et ce qui connaît.

3-33-18. Dieu est, Dieu se connaît, et Dieu s’aime : ce sont les trois hypostases ou les trois Personnes de la Trinité ; la Puissance ou le Père, le Verbe ou le Fils, l’Amour ou l’Esprit.

3-33-19. De la couleur du triple cercle. L’image étant une avec la couleur qui la forme, le Poète indique par là l’union de la nature divine et de la nature humaine.

3-33-20. Le rapport du diamètre à la circonférence.

3-33-21. Dévoilé un moment, et comme par un éclair, le mystère de l’Homme-Dieu se dérobe aux yeux de Dante, impuissant à apercevoir, à contempler plus longtemps cette haute image.

3-33-22. Dont toutes les parties se meuvent d’un même mouvement.

3-33-23. Le vouloir : c’est-à-dire que, par l’action de Dieu en lui, il ne désirait et ne voulait rien que ce que voulait Dieu lui-même. »




FIN DE LA DIVINE COMÉDIE.