La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Texte entier/Le Purgatoire

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (2p. Titre).
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DANTE — LAMENNAIS


LA
DIVINE COMÉDIE
TRADUITE
ET PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION
SUR LA VIE, LA DOCTRINE, ET LES ŒUVRES DE DANTE


OEUVRES POSTHUMES DE F. LAMENNAIS
PUBLIÉES SELON LE VŒU DE L’AUTEUR
PAR E. D. FORGUES


II
LE PURGATOIRE — LE PARADIS
NOUVELLE ÉDITION.


PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES - ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS.


1863


LE PURGATOIRE





CHANT PREMIER


1. Pour voguer sur une onde meilleure, maintenant la nacelle de mon esprit déploie ses voiles, laissant derrière une mer si cruelle ;

2. Et je chanterai de ce second royaume où l’âme humaine se purifie, et de monter au ciel devient digne.

3. Mais qu’ici renaisse la poésie morte [1], ô Muses saintes ! puisque je suis à vous, et qu’ici un peu se lève Calliope,

4. Accompagnant mon chant de ces sons qui tellement frappèrent les filles de Piérius [2], qu’elles désespérèrent du pardon.

5. Une douce teinte de saphir oriental qui, jusqu’au premier cercle [3], nuançait l’aspect serein de l’air pur,

6. Rendit à mes yeux le plaisir, dès que je fus hors de la morte atmosphère, qui m’avait contristé la vue et le cœur.

7. La belle planète [4] qui invite à aimer, voilait les Poissons qui la suivaient [5], et, par elle animé, tout l’Orient souriait.

8. Je tournai à main droite, et je pensai à l’autre pôle, et je vis quatre étoiles [6] que nul ne vit jamais, hors la race première.

9. Le ciel semblait se réjouir de leur flamme. O Septentrion vraiment veuf, privé que tu es de les contempler !

10. Lorsque j’eus cessé de les regarder, me tournant un peu vers l’autre pôle [7], où déjà le chariot avait disparu,

11. Je vis près de moi un vieillard seul [8], digne, à le voir, de tant de révérence, que plus à son père n’en doit aucun fils.

12. Il avait une longue barbe, mêlée de poils blancs, comme les cheveux, desquels sur la poitrine tombait une double tresse.

13. Les rayons des quatre saintes étoiles ornaient tellement sa face de lumière, que je la voyais comme si le soleil eut été devant.

14. « Qui êtes-vous, vous qui, à l’opposé du sombre fleuve, avez fui l’éternelle prison ? dit-il en agitant sa barbe vénérable.

15. « Qui vous a guidés ? Qui a été votre lampe, en sortant de la profonde nuit, qui toujours obscurcit la vallée infernale ?

16. « Les lois de l’abîme sont-elles ainsi violées ? Ou, dans le ciel, a-t-on changé de conseil, que, condamnés, vous veniez dans mes grottes ? »

17. Mon Guide alors me prit, et ses paroles, ses mains, ses signes, disposèrent au respect mes jambes et mes yeux.

18. Ensuite il répondit : — Je ne suis pas venu de moi-même. Du ciel descendit une Dame, dont les prières obtinrent à celui-ci le secours de ma compagnie.

19. Mais puisque ton vouloir est que plus amplement te soit expliqué ce que vraiment nous sommes, le mien ne peut être de te refuser.

20. Celui-ci ne vit jamais le dernier soir ; mais par sa folie il en fut si près, que bien peu de temps il lui restait pour échapper.

21. Comme je l’ai dit, vers lui je fus envoyé pour le délivrer et il n’était pas d’autre route que celle que j’ai prise.

22. Je lui ai montré toute la gent mauvaise, et maintenant je me propose de lui montrer les esprits qui se purifient sous ton commandement.

23. Comment je l’ai guidé serait long à te dire : d’en haut descend une vertu qui m’a aidé à le conduire, pour te voir et t’entendre.

24. Qu’il te plaise donc d’agréer sa venue : il va cherchant la liberté qui est si chère, comme le sait celui qui pour elle la vie rejette.

25. Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où tu laissas le vêtement qui, au grand jour, sera si brillant.

26. Par nous ne sont point violés les édits éternels, puisque celui-ci vit, et que Minos ne me lie point, mais que je suis du cercle où ta Marcie,

27. De ses chastes regards te prie encore, ô cœur saint, de la tenir pour tienne : par son amour donc, incline-toi vers nous.

28. Laisse-nous aller par tes sept royaumes : je lui reporterai les grâces que nous te devrons, si tu ne dédaignes point que là en bas de toi l’on parle.

29. « Marcia, dit-il alors, plut tant à mes yeux pendant que j’étais dans l’autre monde, que toutes les grâces qu’elle voulut de moi, elle les obtint.

30. « Maintenant que sa demeure est de l’autre côté du fleuve maudit [9], elle ne saurait plus m’émouvoir, à cause de la loi qui me fut imposée, lorsque j’en sortis [10].

31. « Mais si du ciel une Dame te meut et te régit, comme tu le dis, pas n’est besoin de flatteries ; il suffit bien que par elle tu me requerres.

32. « Va donc, et ceins deux fois celui-ci d’un jonc uni, et lave-lui le visage, de sorte que de toute souillure il soit nettoyé ;

33. « Car il ne conviendrait pas de paraître, les yeux ternis d’aucun brouillard, devant le premier ministre, lequel est de ceux du Paradis.

34. « Cette petite île, basse tout autour, là-dessous où la bat l’onde, porte des joncs sur son humide limon.

35. « Nulle autre plante, qui pousse des feuilles ou se durcisse, n’y peut vivre, parce qu’elle ne ploie pas à la vague qui la frappe.

36. « Que votre retour ensuite ne soit pas par ici : le soleil qui surgit vous montrera, dans la montagne, un sentier plus facile. »

37. Alors il disparut, et moi je me levai sans parler, et me serrai contre mon Guide, et sur lui j’attachai mes yeux.

38. Il commença : — Mon fils, suis mes pas ; retournons en arrière, car cette plage va s’abaissant d’ici jusqu’au fond où elle se termine.

39. Déjà l’aube vainquait l’heure matinale, qui devant elle fuyait ; de sorte que, dans le lointain, je distinguai le frémissement de la mer.

40. Nous allions par la plaine solitaire, comme un homme qui revient cherchant la route perdue, hors de laquelle il lui semble marcher en vain.

41. Quand nous fûmes là où la rosée combat avec le soleil, en un lieu ombragé où peu elle s’évapore,

42. Doucement sur l’herbette mon Maître étendit les deux mains ; sur quoi jugeant de son dessein,

43. Je lui présentai les joues en pleurant, et il remit à découvert la couleur que sur moi l’enfer avait cachée.

44. Après nous vînmes au rivage désert, qui ne vit jamais sur ses eaux naviguer homme qui ensuite retournât.

45. Là, il me ceignit comme il plut à autrui [11]. O merveille ! telle qu’il l’avait cueillie, telle aussitôt

Renaquit l’humble plante, là d’où il l’avait arrachée.




NOTES DU CHANT PREMIER


2-1-1. La poésie de la mort.

2-1-2. Les filles de Piérius, de Pella, ville de Macédoine, ayant provoqué les Muses au combat du chant, furent vaincues et changées en pies.

2-1-3. Jusqu’au cercle le plus élevé du Ciel, ou le cercle des Étoiles,

2-1-4. Vénus.

2-1-5. Le Soleil étant dans le Bélier, situé derrière le signe des Poissons, ceux-ci étaient voilés par la lumière de Vénus, qui précédait un peu le Soleil.

2-1-6. Si ces quatre étoiles sont celles appelées la Croix du Sud, on ignore comment Dante pouvait les connaître, à moins que ce ne fût peut-être par Marco Polo, que ses voyages avaient conduit jusqu’à Java.

2-1-7. Le pôle nord.

2-1-8. Caton d’Utique.

2-1-9. De l’Achéron.

2-1-10. Marcia n’étant point du nombre des élus, les liens qui l’unissaient à elle sont désormais rompus.

2-1-11. Comme l’avait ordonné Caton.




CHANT DEUXIÈME


1. Déjà le soleil était arrivé à l’horizon dont le cercle méridien, à son point le plus élevé, couvre Jérusalem [1] ;

2. Et la nuit, qui parcourt le cercle opposé, sortait du Gange avec les Balances, qui tombent de sa main [2], lorsqu’elle s’allonge :

3. De sorte que, là où j’étais, les blanches et les vermeilles joues de la belle Aurore, croissant d’âge, devenaient orangées [3].

4. Nous étions encore près de la mer, semblables à celui qui pense à son chemin, qui va de cœur, et de corps demeure,

5. Quand tout à coup, comme Mars, chassé par le matin, rougit à travers les épaisses vapeurs, au couchant, sur la plaine marine,

6. Je vis, et que ne la vois-je encore ! une lumière venir sur la mer, d’une telle vitesse, qu’aucun vol ne l’égale.

7. Après avoir un peu détourné d’elle les yeux pour interroger mon Guide, je la revis plus brillante et plus grande.

8. Puis, de chaque côté, m’apparut je ne sais quoi de blanc, et d’au-dessous, peu à peu, sortit quelque chose de pareil.

9. Mon Maitre ne dit rien, jusqu’à ce que les premières blancheurs se déployèrent en ailes : lorsqu’il reconnut bien le nocher,

10. Il cria : — Ploie, ploie les genoux : voilà l’Ange de Dieu ! Joins les mains ! de tels ministres tu verras désormais.

11. Vois, il dédaigne les instruments humains ; il ne veut d’autre rame, d’autre voile que ses ailes pour parcourir ces lointains rivages ;

12. Vois comme il les dresse vers le ciel, frappant l’air des pennes éternelles, qui ne changent point comme un poil mortel.

15. Plus et plus de nous s’approchait l’oiseau divin, plus brillant il apparaissait ; de sorte que l’œil ne pouvant de près en soutenir l’éclat,

14. S’abaissa ; et lui vint au rivage avec un batelet si svelte et si léger, qu’il ne plongeait aucunement dans l’eau.

15. À la poupe se tenait le céleste nocher, rayonnant de béatitude ; et dedans étaient assis plus de cent esprits.

16. In exitu Israël de Ægypto [4] tous ensemble ils chantaient d’une seule voix, et le reste du psaume.

17. Puis sur eux il fit le signe de la sainte croix, et tous se jetèrent sur la plage, et lui s’en alla, rapide comme il était venu.

18. La troupe qui demeura là paraissait étrangère à ce lieu, regardant autour comme celui qui examine des choses neuves.

19. Le soleil dont les flèches brillantes avaient du milieu du ciel chassé le Capricorne [5] de toutes parts dardait le jour.

20. Lorsque la gent nouvelle vers nous éleva le front, disant : « Si vous le savez, montrez-nous le chemin pour aller au mont. »

21. Et Virgile répondit : — Vous croyez peut-être que de ce lieu nous sommes experts, mais nous sommes pèlerins comme vous.

22. Un peu avant vous, nous sommes venus par une autre route si âpre et si rude, que monter désormais nous paraîtra un jeu.

23. Les âmes, s’apercevant à ma respiration que j’étais encore vivant, devinrent pâles d’étonnement ;

24. Et comme un messager qui porte l’olivier attire à soi la foule avide de nouvelles, et que nul ne craint de presser autrui,

25. Ainsi toutes ces âmes fortunées sur mon visage fixèrent les yeux, oubliant presque d’aller se faire belles [6].

26. Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.

27. Hélas ! ombres vaines, excepté d’aspect ! Trois fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poitrine.

28. L’étonnement, je crois, se peignit en moi ; sur quoi l’ombre sourit et se retira, et moi, la suivant, au delà d’elle je passai.

29. Souèvement elle me dit de cesser : alors je la reconnus, et la priai que pour me parler elle s’arrêtât un peu.

30. Elle me répondit : « Comme je t’aimai dans le corps mortel, dégagée de lui je t’aime ; à cause de cela je m’arrête. Mais toi, pourquoi vas-tu ? »

31. — Mon Casella [7] pour retourner de nouveau là d’où je suis, je fais ce voyage. Mais toi ; pourquoi cette terre si désirable t’était-elle déniée [8] ?

32. Et lui à moi : « Aucune offense ne m’a été faite, si celui qui porte qui et quand il lui plait m’a plusieurs fois refusé ce passage ;

33. « Du juste vouloir il fait le sien ; et vraiment, depuis trois mois, il a reçu en toute paix qui a voulu entrer [9].

34. « Aussi, moi qui étais alors tourné vers la plage où l’eau du Tibre devient salée [10], bénignement de lui je fus accueilli.

35. « A cette rive où se dirige son aile, et où pour cela toujours se rassemblent ceux qui vers l’Achéron ne descendent point. »

36. Et moi : — Si une loi nouvelle ne t’ôte point la mémoire ou l’usage de l’amoureux chant qui apaisait tous mes soucis,

37. Qu’il te plaise d’en consoler un peu mon âme, qui, venant ici avec le corps, est si affaissée.

38. « Amour qui discours en mon âme [11] » commença-t-il alors si suavement, que la douce mélodie encore en moi résonne.

39. Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis, que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli.

40. Attentifs à ses chants et absorbés en eux nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable : « Qu’est-ce que cela, esprits lents ?

41. « Quelle négligence, quel tarder est-ce là ? Courez au mont pour vous dépouiller de l’écorce [12] qui empêche que de vous Dieu ne soit vu. »

42. Comme les colombes lorsque, cueillant le blé ou l’ivraie, elles prennent ensemble leur pâture, tranquilles et sans montrer l’orgueil ordinaire ;

43. Si quelque chose apparaît qui les effraye, soudain laissent là la nourriture, parce qu’un plus grand souci les assaille :

44. Ainsi vis-je cette troupe nouvelle laisser le chant, et aller vers la côte, comme un homme qui va, et ne sait où :

Et notre départ ne fut pas moins prompt.




NOTES DU CHANT DEUXIÈME


2-2-1. Le mont du Purgatoire étant, comme le suppose Dante, l’antipode de Jérusalem, ils ont tous deux le même horizon, avec cette différence que l’horizon oriental de l’un est l’horizon occidental de l’autre. Quand donc le soleil se couche à Jérusalem, il se lève sur le mont du Purgatoire. De plus, la nuit qui parcourt l’hémicercle opposé à celui du jour, arrive comme lui de l’Orient, sortant du Gange, selon l’expression du Poète, c’est-à-dire de l’Inde, située à l’orient de Jérusalem.

2-2-2. La Nuit tient au-dessus de sa route ténébreuse le signe de la Balance, pendant que les nuits s’accourcissent, ou du solstice d’hiver au solstice d’été ; mais, quand les nuits s’allongent, du solstice d’été au solstice d’hiver, les Balances tombent de sa main ; en d’autres termes, elle accomplit son cours sous un autre signe.

2-2-3. Le Poète indique ici les trois couleurs diverses dont le ciel se nuance avant le lever du soleil, le blanc de l’aube, le vermeil de l’aurore, et l’orangé qui précède un peu le soleil.

2-2-4. « Lorsque Israël sortit d’Égypte. » Ps. CXIII.

2-2-5. Le soleil étant alors dans le Bélier, que le Capricorne précède, à la distance d’un quart de cercle, il est clair que le soleil en montant le chassait du milieu du ciel.

2-2-6. En achevant de se purifier dans le Purgatoire

2-2-7. Excellent musicien de Florence, et très aimé de Dante, dont il avait mis en chant plusieurs canzoni.

2-2-8. On pourrait traduire aussi : Pourquoi cette terre t’a-t-elle été si longtemps déniée ? Avant d’entrer dans le Purgatoire, Casella avait été retenu dans un lieu intermédiaire où certaines âmes devaient séjourner plus ou moins longtemps, et duquel Dante ne dit rien de plus.

2-2-9. Par l’effet des prières adressées à Dieu pendant le Jubilé ouvert trois mois auparavant.

2-2-10. « Où le Tibre se jette dans la mer. » Le Poète, disent les glossateurs, veut faire entendre que ceux-là seuls sont sauvés qui meurent dans le sein de l’Église romaine.

2-2-11. C’est ainsi que commence une des plus belles canzoni de Dante.

2-2-12. Les souillures du péché.




CHANT TROISIÈME


1. Quoique la fuite soudaine eût dispersé ceux-là dans la campagne, vers le mont où la raison [1] nous châtie,

2. Je m’attachai à mon fidèle compagnon. Et comment sans lui serais-je allé ? Qui m’eût aidé à gravir la montagne ?

3. Il me paraissait s’accuser lui-même. O conscience délicate et nette, combien d’une légère faute amère t’est la morsure !

4. Lorsque ses pieds eurent suspendu la hâte qui de tout acte bannit la dignité, mon esprit, resserré auparavant [2],

5. Élargit la vue au gré de ses désirs, et je dirigeai mes regards sur le sommet qui, au-dessus des eaux, le plus s’élève [3].

6. Le soleil dardait derrière moi des flammes rouges, qui devant le visage se rompaient, mon corps arrêtant ses rayons.

7. Je me tournai de côté, dans la peur d’être abandonné, voyant la terre devant moi seul obscure.

8. Et mon Reconfort : — Pourquoi cette défiance ? dit-il, quand je me fus tout à fait retourné. Ne sais-tu pas que je suis avec toi, et te guide ?

9. Il est le soir déjà là où est enseveli le corps dans lequel je projetais de l’ombre : enlevé de Brindes, Naples le possède.

10. Que si par moi rien maintenant ne s’adombre, ne t’en étonne pas plus que des cieux, où aucun rayon n’arrête un autre rayon.

11. À souffrir les tourments du feu et du gel, dispose de semblables corps une puissance qui ne veut pas que le comment nous soit révélé.

12. Insensé qui espère que notre raison puisse parcourir la voie infinie que tient une substance en trois personnes !

13. Humains, contentez-vous du pourquoi. Si vous aviez pu tout voir, il n’était pas besoin que Marie enfantât.

14. Et tels avez-vous vu désirer sans fruit, à qui, pour leur être à tristesse éternelle, a été donné le désir qui là-haut serait apaisé :

15. Je parle d’Aristote et de Platon, et de beaucoup d’autres [4]. Et ici il baissa le front, et se tut, et demeura troublé.

16. Cependant nous parvînmes au pied du mont : là nous trouvâmes le rocher si roide, qu’en vain les jambes eussent été agiles.

17. Entre Lerici et Turbia [5], la route la plus déserte, la plus solitaire, est, près de celle-ci, un escalier facile et large.

18. — Maintenant, dit le Maître en s’arrêtant, qui sait par où la côte s’abaisse, de sorte qu’on puisse monter sans ailes ?

19. Et tandis qu’il tenait la tête inclinée, examinant en esprit le chemin, et que moi en haut je regardais autour du rocher,

20. À main gauche m’apparut une troupe d’âmes qui s’avançaient vers nous, et il ne le paraissait, tant elles venaient lentement.

21. — Maître, dis-je, lève les yeux : voilà là-bas qui nous donnera conseil, si tu ne le peux de toi-même.

22. Alors il me regarda, et d’un air assuré répondit : — Allons vers eux, car doucement ils viennent ; et toi, cher fils, raffermis en toi l’espérance.

23. Cette troupe était encore, je dis quand nous eûmes fait mille pas, à la distance d’un trait de pierre lancée par une main habile ;

24. Quand tous se rangèrent contre les dures parois de la haute rive, et restèrent immobiles, comme qui va doutant s’arrête pour observer.

25. — O vous dont bonne a été la fin, esprits déjà élus, commença Virgile, par cette paix que, je crois, vous attendez tous,

26. Dites-nous où la montagne est telle que possible il soit de monter ; car perdre le temps, à qui plus sait plus il déplaît.

27. Comme les brebis sortent de l’étable, une, puis deux, puis trois, et les autres se tiennent toutes timides, l’œil et le museau à terre,

28. Et ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s’arrête, simples et tranquilles, et le pourquoi elles ne le savent :

29. Ainsi vis-je se mouvoir, pour venir, la tête de ce troupeau [6] alors fortuné, pudique de visage, modeste en sa démarche.

30. Lorsque ceux-ci virent, à ma droite, la lumière rompue à terre par devant, de sorte que mon ombre atteignait la grotte [7],

31. Elles s’arrêtèrent, et se retirèrent un peu en arrière, et toutes les autres qui venaient après, ne sachant le pourquoi, en firent autant.

32. — Sans que vous le demandiez, je vous confesse que ce que vous voyez est un corps humain, ce pourquoi la lumière du soleil est divisée à terre.

33. Ne vous étonnez point ; mais croyez que, non sans une vertu émanée du ciel, il cherche à franchir cette muraille.

34. Ainsi dit le Maître. Et cette gent digne : « Revenez donc sur vos pas, et avec nous allez en avant, » dit-elle, en faisant signe avec le dos de la main.

35. Et l’un d’eux commença : « Qui que tu sois, ainsi marchant, tourne le visage et rappelle toi si, dans l’autre monde, jamais tu m’as vu. »

36. Je me tournai vers lui, et le regardai fixement : il était blond, et beau, et de noble aspect ; mais un coup avait divisé l’un des sourcils.

37. Lorsque humblement j’eus affirmé ne l’avoir jamais vu, il dit : « Maintenant, vois. » Et il me montra une blessure au haut de la poitrine.

38. Puis souriant, il dit : « Je suis Manfred, neveu de Constance l’impératrice : par quoi je te prie, quand tu retourneras,

39. « Vas à ma fille si belle [8], mère de l’honneur de la Sicile et de l’Aragon, et dis-lui le vrai, si autre chose on dit.

40. « Après que mon corps eut été percé de deux coups mortels, pleurant je m’en allai vers celui qui volontiers pardonne.

41. « Horribles furent mes péchés ; mais de si grands bras a la justice infinie, qu’elle y reçoit tout ce qui revient à elle.

42. « Si le Pasteur de Cosenza, qu’en chasse de moi envoya Clément [9], avait alors en Dieu bien lu cette page [10]

43. « Les os de mon corps seraient encore au bout du pont de Bénévent, sous la garde de la pesante mora [11].

44. « Maintenant les baigne la pluie, et les roule le vent hors du royaume, le long du Verde, où il les transporta à lumière éteinte.

45. « Pour leur malédiction, ne se perd tellement l’éternel amour qu’il ne puisse revenir, tant qu’un peu verdit l’espérance.

46. « Il est vrai que qui meurt rebelle à la sainte Église, quoiqu’à la fin il se repente, doit rester dehors sur cette rive,

47. « Trente fois aussi longtemps qu’il a persisté dans sa présomption, si, par de bonnes prières, cette peine n’est abrégée.

48. « Vois à présent si tu peux me rendre joyeux, en révélant à ma bonne Constance comment tu m’as vu, et aussi cet empêchement.

« Car ici beaucoup peuvent servir ceux de là [12]. »




NOTES DU CHANT TROISIÈME


2-3-1. La Justice divine.

2-3-2. Dans une seule pensée, la crainte de perdre Virgile.

2-3-3. Des eaux qui baignent le pied du mont.

2-3-4. Virgile est lui-même de ces autres, et c’est le sujet de sa tristesse et de son trouble.

2-3-5. Lieux situés aux deux extrémités de la rivière de Gênes ; Lerici, au levant, près de Sarzane ; Turbia, au couchant, près de Monaco.

2-3-6. Les premières de cette troupe d’âmes heureuses alors, par l’assurance de leur salut.

2-3-7. Le bord escarpé de la rampe.

2-3-8. Elle avait nom Constance, et fut mère de Frédéric, roi de Sicile, et de Jacques, roi d’Aragon.

2-3-9. L’archevêque de Cosenza, envoyé par le pape Clément IV au roi Charles, pour le pousser à attaquer Manfred.

2-3-10. « Avait bien lu dans l’Écriture ce que je viens de dire de la justice divine. »

2-3-11. Selon que le raconte Villani, le roi Charles Ier, ne voulant pas que le corps de Manfred, mort excommunié, fût déposé en terre sainte, le fit enterrer au bout du pont de Bénévent, et chaque soldat de l’armée jeta une pierre sur sa fosse. Cette sorte d’amas de pierres s’appelait mora. Villani ajoute, qu’au dire de quelques-uns, l’archevêque de Cosenza, par ordre du Pape, fit enlever de ce lieu, qui était de terre d’Église, et transporter près du fleuve Verde, les os de Manfred.

2-3-12. « Ceux qui sont encore sur la terre. »




CHANT QUATRIÈME


1. Lorsqu’un sentiment de plaisir ou de douleur s’empare d’une de nos puissances, l’âme en celle-là se concentre tellement,

2. Que de toute autre elle semble distraite : et ceci est contre l’erreur de ceux qui croient qu’une âme en nous au-dessus d’une autre s’allume [1] ;

3. Ainsi, lorsqu’on entend ou qu’on voit une chose qui attire fortement l’âme à soi, le temps passe sans qu’on s’en aperçoive ;

4. Parce que autre est la puissance qui écoute, autre celle tout entière dans l’âme [2] : celle-ci est comme liée et celle-là libre.

5. J’en eus une claire expérience, en écoutant et admirant cet esprit : le soleil avait bien monté cinquante degrés,

6. Sans que j’y prisse garde, quand nous vînmes là où, toutes ensemble, ces âmes nous crièrent : « Voici ce que vous demandez. »

7. Une ouverture plus large souvent bouche avec une fourchée d’épines l’homme des champs, quand la grappe brunit,

8. Que large n’était le sentier par où monta mon Guide, et moi derrière lui, seuls, après que la troupe se fut séparée de nous.

9. À San-Leo [3] l’on va, on descend à Noli [4], on monte à la cime du Bismantova [5] avec les pieds ; mais il faut qu’ici un homme vole ;

10. Je dis avec les ailes agiles et les pennes de l’ardent désir qui m’animait, en suivant celui de qui je recevais espérance et lumière.

11. Nous gravîmes par la fente du rocher, et de chaque côté le bord nous resserrait, et le sol exigeait l’usage des pieds et de la main.

12. Quand nous fûmes parvenus à l’extrémité de la haute rive, d’où l’on découvre la plage : — Maître, dis-je, quel chemin prendrons-nous ?

13. Et lui à moi : — Qu’aucun de tes pas ne s’abaisse ; continue en me suivant, de gravir le mont, jusqu’à ce que se montre à nous une sage escorte.

14. Le sommet était si élevé qu’il vainquait la vue, et la montée beaucoup plus aiguë que l’angle que marque la ligne qui passe par le milieu d’un quart de cercle et le centre [6]

15. J’étais las, quand je commençai : — O doux père, tourne-toi, et vois comme seul je demeure, si tu ne t’arrêtes.

16. — Mon fils, dit-il, traîne-toi jusqu’ici ; m’indiquant du doigt une éminence un peu plus haut : de ce côté toute la colline tourne.

17. Tellement m’excitèrent ces paroles, que des pieds et des mains je m’efforçai de le suivre, tant que me porta la ceinture de roches.

18. Là nous nous assîmes tous deux, la face vers le levant, d’où nous étions partis, comme avec plaisir d’ordinaire on regarde [7].

19. Je dirigeai d’abord mes yeux en bas sur le rivage, puis je les élevai vers le soleil, m’étonnant qu’il nous frappât à gauche.

20. Bien remarqua le Poëte ma stupeur, en voyant le char lumineux s’avancer entre nous et l’Aquilon.

21. D’où lui à moi : — Si Castor et Pollux [8] accompagnaient ce miroir [9] qui en haut et en bas distribue sa lumière,

22. Tu verrais le rouge Zodiaque tourner encore plus près de l’Ourse [10], s’il ne sortait pas de son antique chemin.

23. Comment il est ainsi, si tu veux le comprendre, recueilli en toi imagine Sion et ce mont situés sur la terre,

24. De manière que tous deux aient un seul horizon et divers hémisphères ; tu verras comment il faut que la route où Phaéton sut mal guider son char,

25. D’un côté vienne ici quand là elle va par l’autre, si d’une vue claire regarde ton esprit [11].

26. — Certes, mon Maître, dis-je, jamais rien ne vis-je aussi clairement que je discerne ce qui semblait au-dessus de mon intelligence ;

27. Que le cercle qui divise en son milieu le mouvement de la sphère supérieure qu’un des arts [12] appelle Équateur, et qui toujours reste immobile entre l’été et l’hiver,

28. Par la raison que tu dis, s’éloigne d’ici vers le septentrion, tandis que les Hébreux le voient vers la région chaude.

29. Mais, s’il te plaît, volontiers saurais-je combien nous avons à aller, car le mont s’élève plus que ne peuvent s’élever mes yeux.

30. Et lui à moi : — Telle est cette montagne, que toujours au commencement, en bas, elle est rude ; mais plus on monte, moindre est la peine.

31. Quand donc elle te paraîtra si aisée, que tu monteras aussi légèrement qu’en bateau l’on descend le courant,

32. Alors tu seras au bout de ce sentier : attends là le repos de ta fatigue. Plus ne réponds : cela je le sais vrai.

33. Après qu’il eut dit cette parole, une voix tout près se fit ouïr : « Peut-être auparavant auras-tu besoin de t’asseoir. »

34. Au son de cette voix, nous nous retournâmes, et nous vîmes à main gauche un grand rocher, que ni lui ni moi n’avions aperçu d’abord.

35. Nous nous y traînâmes : là étaient des gens qui se tenaient à l’ombre derrière le rocher, comme par nonchalance on se pose.

36. Et l’un d’eux, qui me paraissait las, était assis et embrassait ses genoux, la tête entre eux baissée.

37. — O mon doux Seigneur, dis-je, regarde celui-là qui se montre plus indolent que si la Paresse était sa sœur.

38. Lors, prenant garde, vers nous il se tourna, levant les yeux seulement au-dessus de la cuisse, et dit : « Monte, toi qui es vaillant. »

39. Je le reconnus alors, et la fatigue, qui encore un peu hâtait ma respiration, ne m’empêcha point d’aller à lui ;

40. Et quand je fus près, à peine souleva-t-il la tête, disant : « As-tu remarqué comme le soleil à gauche conduit son char ? »

41. Son lent mouvoir et ses courtes paroles amenèrent un peu le rire sur mes lèvres ; puis je commençai ; — Belacqua [13], plus maintenant je ne te plains [14] ;

42. Mais, dis-moi, pourquoi ici es-tu assis ? Attends-tu une escorte ? ou as-tu repris ta vieille habitude [15] ?

43. Et lui : « O frère, monter, qu’importe ? puisqu’aux peines ne me laisserait point aller l’oiseau de Dieu qui garde la porte [16].

44. « Il faut que, hors d’elle, s’accomplissent pour moi autant de révolutions célestes que ma vie eut de durée, parce que je différai jusqu’à la fin les bons soupirs ;

45. « A moins qu’auparavant ne m’aide une prière qui s’élève d’un cœur où vive la grâce : que valent les autres, que le ciel n’écoute point ? »

46. Déjà devant moi le Poëte montait, et disait : — Viens, maintenant ; vois, le soleil touche au méridien, et, sur la rive,

La nuit, du pied, couvre le Maroc [17].




NOTES DU CHANT QUATRIÈME


2-4-1. Platon, et d’autres après lui, croyaient qu’il y a trois âmes dans l’homme : l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective, qu’il plaçait la première dans le foie, la seconde dans le cœur, la troisième dans le cerveau. Elles survenaient successivement, et dans l’ordre où on vient de les nommer, à mesure que, le corps se développant, se formaient les organes correspondants à leurs fonctions.

2-4-2. Qui n’est pas en relation avec les objets extérieurs, ou excitée par eux.

2-4-3. Ville du duché d’Urbin, située sur une montagne élevée.

2-4-4. Ville de l’État de Gènes, entre Finale et Savone, sur le bord de la mer.

2-4-5. Très haute montagne de Lombardie, dans le territoire de Reggio.

2-4-6. C’est-à-dire que l’inclinaison de la pente qu’ils moulaient était de plus de 45 degrés.

2-4-7. Lorsqu’il s’arrête pour prendre quelque repos, le voyageur aime à regarder en arrière l’espace déjà parcouru.

2-4-8. La constellation des Gémeaux.

2-4-9. Le soleil qui réfléchit comme un miroir la lumière de Dieu.

2-4-10. La constellation des Gémeaux étant plus près de l’Ourse ou du pôle arctique que celle du Bélier, si, au lieu d’être dans le Bélier, le Soleil avait été dans les Gémeaux, le point du zodiaque rougi par les rayons solaires aurait été plus voisin de l’Ourse.

2-4-11. Ici, et plus bas, Dante établit deux choses très claires : 1o que deux observateurs placés à l’antipode l’un de l’autre dans les deux hémisphères opposés, et ayant par conséquent le même horizon, l’un voit le soleil se lever au même point où l’autre le voit se coucher ; 2o qu’étant dans une position inverse par rapport à l’équateur, pour l’un le soleil s’avance vers le sud, et pour l’autre vers le nord.

2-4-12. L’astronomie, un des quatre arts libéraux, dans la division scolastique.

2-4-13. Habile facteur d’instruments de musique, mais très paresseux.

2-4-14. Il ne le plaint pas, parce que son salut est désormais assuré.

2-4-15. « Ton ancienne paresse. »

2-4-16. « Puisque l’ange qui garde la porte du lieu où je dois subir ma peine ne m’y laisserait point entrer. »

2-4-17. « Il est minuit ici, et la nuit commence dans le Maroc. »




CHANT CINQUIÈME


1. J’avais déjà quitté ces ombres, et je suivais les traces de mon Guide, quand, derrière, me montrant du doigt,

2. Une d’elles cria : « Vois, il semble que les rayons ne luisent pas à gauche de celui d’au-dessous [1], et il parait marcher comme un vivant. »

3. À cette parole, les yeux se tournèrent, et je les vis me regarder avec étonnement, moi seul, moi seul, et la lumière brisée.

4. — Pourquoi tant, dit le Maître, ton âme s’embarrasse-t-elle, que l’aller se ralentisse ? Que te fait ce qui se murmure ici ?

5. Suis-moi, et laisse dire ces gens : sois ferme comme une tour dont la cime jamais ne ploie au souffle des vents.

6. Car toujours l’homme en qui d’une pensée germe une autre pensée, s’éloigne de son objet, l’élan de l’une amortissant celui de l’autre.

7. Que pouvais-je répondre, sinon : je viens ? Je le dis, le visage légèrement couvert de cette couleur qui quelquefois rend l’homme digne de pardon.

8. Cependant, traversant la côte, venaient un peu devant nous des gens qui chantaient Miserere [2], verset à verset.

9. Lorsqu’ils s’aperçurent que mon corps ne laissait point passer les rayons, leur chant se changea en un O long et rauque.

10. Et deux d’entre eux, en forme de messagers, accoururent vers nous, et nous dirent : « Instruisez-nous de votre condition. »

11. Et mon Maître : — Vous pouvez retourner, et rapporter à ceux qui vous ont envoyés, que le corps de celui-ci est de vraie chair.

12. Si pour voir son ombre ils se sont arrêtés, comme je me l’imagine, pleinement il leur est répondu. Qu’ils lui fassent honneur ; il se peut que cela leur soit de profit.

13. Je ne vis jamais, au commencement de la nuit, de vapeurs enflammées fendre l’air serein, ni le soleil à son déclin, les nuées d’août,

14. Aussi vite que ceux-ci remontèrent et, arrivés là, avec les autres ils revinrent à nous, tels qu’une troupe qui court sans frein.

15. — Nombreux sont ces gens qui vers nous se pressent, et pour te prier ils viennent, dit le Poète ; cependant va, et en allant, écoute.

16. « O âme, qui t’en vas à la joie, revêtue de ces membres avec lesquels tu es née, criaient-ils en venant, ralentis un peu tes pas.

17. « Regarde si jamais tu vis aucun de nous, de qui tu puisses porter des nouvelles. Ah ! pourquoi vas-tu ? pourquoi ne t’arrêtes-tu point ?

18. « Tous nous mourûmes de mort violente, et fûmes dans le péché jusqu’à la dernière heure : à ce moment, une lumière du ciel nous éclaira,

19. « De sorte que, repentants et pardonnés, nous sortîmes de la vie en paix avec Dieu, qui enflamme nos cœurs du désir de le voir. »

20. Et moi : — J’ai beau regarder vos visages, je n’en reconnais aucun ; mais si vous souhaitez chose que je puisse, esprits bien nés,

21. Parlez, et je le ferai, par cette paix qu’à la suite d’un tel Guide, je dois chercher de monde en monde.

22. Et l’un d’eux commença : « chacun de nous, sans que tu jures, avec confiance attend ton bienfait, pourvu seulement que le pouvoir ne manque pas au vouloir :

23. « Ce pourquoi, moi qui seul avant les autres parle, je te conjure, si jamais tu vois le pays situé entre la Romagne et celui de Charles [3],

24. « De m’être courtois, demandant que pour moi dans Fano bien l’on prie [4] afin que je sois purifié de mes graves offenses.

25. « De là je fus ; mais les profondes blessures par où sortit le sang dans lequel l’âme siège [5] me furent faites chez les fils d’Antenor [6],

26. « Là où je croyais être le plus en sûreté : me le fit faire un des Este, beaucoup plus irrité contre moi que ne le voulait le droit,

27. « Mais, si j’avais fui vers Mira [7] lorsque je fus atteint à Oriaco, encore serais-je là où on respire.

28. « Je courus au marais, et les joncs et le bourbier m’embarrassèrent tellement que je tombai, et là je vis de mes veines faire à terre un lac. »

29. Puis un autre dit : « Ah ! si s’accomplit le désir qui t’attire vers le haut mont [8] par pitié aide le mien.

30. Je fus de Montefeltro ; je suis Buonconte [9] : ni Giovanna, ni aucun autre n’a souci de moi ; par quoi je vais parmi ceux-ci le front bas. »

31. Et moi à lui : — Quelle force, ou quel hasard t’a égaré si loin de Campaldino, que jamais on ne connut ta sépulture ?

32. « Oh ! répondit-il, au pied de Casentino coule une eau appelée l’Archiano, qui, au-dessus de l’Ermitage [10], a sa source dans l’Apennin.

33. « Là où elle perd son nom [11] j’arrivai, la gorge percée, fuyant à pied, et ensanglantant la terre ;

34. « Là je perdis la vue, et le nom de Marie fut ma dernière parole, et je tombai, et seule resta ma chair.

35. « Je dirai le vrai, et redis-le parmi les vivants : l’ange de Dieu me prit, et celui de l’Enfer criait : « O toi du Ciel [12], pourquoi de lui me prives-tu ?

36. « De celui-ci tu emportes ce qui est éternel, à cause d’une petite larme qui me le ravit ; mais autre chose ferai-je du reste. »

37. « Bien sais-tu comment dans l’air se rassemble l’humide vapeur qui retombe en eau, dès qu’elle monte là où le froid la saisit.

38. « Au méchant vouloir qui ne cherche que le mal, joignant l’intelligence, il agita la fumée [13] et le vent par la puissance que lui donne sa nature.

39. « Ainsi, quand le jour fut éteint, de Pratomagno [14] au grand mont [15] la vallée se couvrit de brouillard, et le ciel au-dessus devint si dense,

40. « Que l’air saturé se convertit en eau : la pluie tomba, et dans les fossés regorgea ce que n’absorba point la terre ;

41. « Et, lorsqu’elle se fut amassée dans les grandes rivières [16], si violemment vers le fleuve royal [17] elle se précipita, que rien ne la retint.

42. « L’impétueux Archiano trouva sur ses bords mon corps glacé, et dénoua la croix que de moi j’avais fait [18],

43. « Quand me vainquit la douleur : il me tourna sur le côté, puis de ses rapines [19] me recouvrit et me ceignit. »

44. — « Ah ! quand tu seras de retour dans le monde, reposé de ton long voyage, » dit, après le second, le troisième esprit,

45, « Souviens-toi de moi qui suis la Pia [20]. Sienne me fit ; me défit la Maremme : le sait celui qui auparavant m’avait,

« En m’épousant, mis son anneau de gemme. »




NOTES DU CHANT CINQUIÈME


2-5-1. « De celui qui est le plus bas. » Cette ombre s’étonne que Dante intercepte les rayons du soleil, ce que ne font pas ceux qui habitent ces lieux, ayant laissé leurs corps sur la terre.

2-5-2. Le psaume Miserere mei, Deus.

2-5-3. Entre la Romagne et le royaume de Naples.

2-5-4. Jacques del Cassero, de Fano, qui parle ici, s’était fait un ennemi implacable d’Azzon III d’Este, marquis de Ferrare ; Cassero, en se rendant à Milan, où l’avait appelé Maffeo Visconti pour y exercer la charge de podestat, fut assailli et tué à Oriago, village entre Venise et Padoue, par des sicaires d’Azzon. Il s’était, en fuyant, embarrassé dans les boues et les joncs d’un marais où il avait cherché un refuge.

2-5-5. C’était une opinion ancienne que l’âme avait son siège dans le sang.

2-5-6. Sur le territoire de Padoue fondée par Antenor.

2-5-7. Lieu situé dans Padouan, près de la Brenta.

2-5-8. « Si s’accomplit, » c’est-à-dire, « que puisse s’accomplir ! » On a déjà vu dans le premier Cantique plusieurs exemples de cette formule appréciative, imitée des Latins.

2-5-9. Il était fils du comte Guido de Montefeltro, et marié à une femme nommée Giovanna. En combattant contre les Guelfes, à la déroute de Campaldino, dans le Casentin, il fut blessé, et l’on n’a jamais su ce qu’il devint. Ainsi ce que raconte Dante est une pure fiction.

2-5-10. Couvent des Camaldules.

2-5-11. L’Archiano perd son nom en se jetant dans l’Arno.

2-5-12. « Toi qui es du ciel. »

2-5-13. Les vapeurs.

2-5-14. Lieu appelé aujourd’hui Prato-Vecchio, et qui sépare le val d’Arno du Casentino.

2-5-15. L’Apennin.

2-5-16. Les torrents.

2-5-17. L’Arno.

2-5-18. « Dénoua les bras que j’avais croisés sur ma poitrine. »

2-5-19. Des débris et de la terre qu’il avait entraînés.

2-5-20. De la famille des Tolomei de Sienne, et femme de Nello della Pietra. Un jour d’été que, dans la Maremme, elle était à la fenêtre, un homme de la maison la saisit par les jambes et la précipita dans la rue, par l’ordre de son mari, qui la soupçonnait d’adultère.




CHANT SIXIÈME


1. Quand on quitte le jeu de la Zara [1] celui qui perd demeure chagrin, répétant les coups, et triste il apprend.

2. Avec l’autre tous s’en vont, l’un par devant, l’autre par derrière le tire, et celui d’à côté se rappelle à son attention ;

3. Et point il ne s’arrête, et les uns et les autres il entend ; et celui à qui il tend la main [2] plus ne fait presse ; et ainsi de la foule il se défend :

4. Tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux.

5. Là était l’Arétin [3], qui de la main féroce de Ghin di Tacco reçut la mort, et l’autre qui se noya en courant à la chasse [4],

6. Là, les mains étendues, priait Frédéric Novello [5], et celui de Pise [6], par qui parut la force du bon Marzucco.

7. Je vis le comte Orso [7], et l’âme séparée de son corps par haine et par envie, non, comme on le sait, pour aucune faute commise ;

8. Je dis Pierre de Brosse [8] : et, tandis qu’elle est de là [9], que pourvoie ici [10] la dame de Brabant, pour ne pas être d’un pire troupeau.

9. Lorsque je fus délivré de toutes ces ombres, qui me priaient que d’autres priassent pour que plus tôt elles devinssent saintes,

10. Je commençai : — O ma Lumière, tu parais nier expressément, dans quelque texte, que la prière plie les décrets du ciel :

11. Et c’est ce que demandent ceux-ci. Leur espérance serait-elle donc vaine ? ou n’ai-je pas bien compris ton dire [11] ?

12. Et lui à moi : — Clair est ce que j’ai écrit, et n’est pas trompeuse l’espérance de ceux-là, si on y regarde avec une raison saine.

13. Point ne se courbe la cime du jugement [12], parce que le feu de l’amour accomplit, en un point, la satisfaction due par qui séjourne ici.

14. Et là où je posai cette maxime, la faute en priant ne s’amendait point, parce que la prière était séparée de Dieu [13].

15. Mais ne t’arrête point à une si haute question, si ne t’y engage celle qui sera la lumière entre le vrai et ton intelligence [14].

16. Je ne sais si tu entends : je parle de Béatrice ; tu la verras plus haut, sur le sommet de ce mont, riante et heureuse.

17. Et moi : — Seigneur, hâtons-nous d’aller ; déjà je ne ressens plus la fatigue comme auparavant ; et vois, le mont commence à projeter son ombre.

18. — Avec ce qui reste de jour, répondit-il, nous avancerons autant que nous le pourrons ; mais le chemin est d’autre sorte que tu ne penses.

19. Avant que nous soyons là-haut, tu verras revenir celui que tellement déjà couvre la côte, que tu ne romps plus ses rayons [15].

20. Mais vois là une âme qui, retirée à l’écart, seule, toute seule, regarde vers nous : elle nous enseignera la voie la plus courte.

21. Nous vînmes à elle. O âme lombarde, qu’altière et dédaigneuse était ta contenance, et le mouvement de tes yeux digne et lent !

22. Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose.

23. Cependant Virgile s’approcha d’elle, la priant de nous montrer la plus facile montée. Elle ne répondit point à sa demande ;

24. Mais elle s’enquit de notre pays et de notre vie ; et comme le doux Guide commençait : — Mantoue… l’ombre, tout enfoncée dans la solitude d’elle-même,

25. Surgit vers lui du lieu où elle était, disant ; « O Mantouan, je suis Sordello [16], de ton pays. » Et ils s’embrassèrent l’un l’autre.

26. Hélas ! serve Italie, séjour de douleur, navire sans pilote dans une grande tempête [17], non maîtresse de provinces, mais bouge infâme !

27. Au seul doux nom de sa patrie, ainsi fut prompte cette noble âme à accueillir son concitoyen :

28. Et en toi, maintenant, jamais ne sont sans guerre tes vivants, et se dévorent l’un l’autre ceux qu’enferment un même mur et un même fossé.

29. Cherche, malheureuse, sur les rivages que baignent tes mers, puis regarde en ton sein, si de toi aucune partie jouît de la paix.

30. À quoi bon Justinien répara-t-il ton frein, si le siège est vide [18] ? La honte n’en est que plus grande.

31. Ah ! peuple qui pieusement devrais laisser César s’asseoir sur son siège, si tu entends bien ce que Dieu te déclare.

32. Regarde comme cette bête est devenue félonne, n’étant plus corrigée par l’éperon, depuis que ta main a retiré le montoir [19].

33. O Albert [20] l’Allemand, qui abandonnes celle-ci, devenue indomptée et sauvage, tandis que tu devrais enfourcher l’arçon ;

34. Qu’un juste jugement du ciel, nouveau, éclatant, tombe sur ton sang, tel qu’en tremble ton successeur !

35. Pourquoi toi et ton père, par l’avidité d’acquérir là-bas [21], avez-vous souffert que le jardin de l’Empire fût désert ?

36. Viens voir les Montecchi et les Cappelletti [22], les Monaldi et les Filippeschi [23], homme insouciant, les premiers abattus déjà [24] et les autres dans la crainte.

37. Viens, cruel, viens, et vois l’oppression de tes nobles, et panse leurs blessures ; tu verras Santafior [25], comme on y est en sécurité [26].

38. Viens voir ta Rome, qui pleure, veuve, seule, et jour et nuit t’appelle : « Mon César, pourquoi me délaisses-tu ? »

39. Viens voir comment ces hommes s’entr’aiment : et, si de nous aucune pitié ne te meut, viens rougir de ta renommée.

40. Et si cette demande m’est permise, ô Dieu suprême, qui, sur la terre, fus crucifié pour nous, tes justes regards [27] sont-ils tournés ailleurs ?

41. Ou, dans l’abîme de tes conseils, est-ce la préparation de quelque bien entièrement hors de notre prévoyance,

42. Que toutes les contrées de l’Italie soient pleines de tyrans, et que devienne un Marcel [28] chaque vilain qui aux partis se mêle ?

43. Ma Florence, bien peut te plaire cette digression qui ne te touche point [29], grâces à ton peuple qui tant raisonne.

44. Plusieurs ont la justice dans le cœur, mais tard en sort-elle pour ne pas venir inconsidérément sur l’arc ; ton peuple l’a sur les lèvres.

45. Plusieurs refusent le fardeau de la chose commune ; mais le peuple empressé répond sans qu’on l’appelle, et crie : « Je m’en charge ! »

46. Réjouis-toi donc, tu as bien de quoi ; tu es riche, tu as la paix, tu as l’intelligence ; et vraiment l’effet le montre assez.

47. Athènes et Lacédémone, qui établirent les anciennes lois et furent si policées, du bien vivre donnèrent un maigre exemple.

48. Près de toi qui prends de si habiles mesures, qu’à la mi-novembre n’arrive pas ce que tu files en octobre.

49. Combien de fois, depuis le temps dont tu as mémoire, as-tu changé, en toutes leurs parties, lois, monnaies, offices et coutumes ?

50. Si bien tu te souviens et n’es pas aveugle, tu te verras semblable à cette malade qui ne peut trouver de repos sur la plume,

Mais qui, en se tournant, s’escrime contre sa douleur.




NOTES DU CHANT SIXIÈME


2-6-1. Jeu qui se joue avec trois dés.

2-6-2. A qui il donne quelque chose.

2-6-3. Messer Benincasa d’Arezzo. Étant vicaire du podestat de Sienne, il fit mourir Tacco, frère de Ghino Tacco, et Turino de Turrita, son neveu, pour avoir volé dans les rues. Ghino, pour venger son frère, vint à Rome, où Benincasa était auditeur de Rote, et, après l’avoir tué sur son siège même, il lui coupa la tête, qu’il emporta hors de Rome en se sauvant.

2-6-4. Cione de Tarlati, qui, en poursuivant les Bostoli, fut emporté par son cheval dans l’Arno, où il se noya.

2-6-5. Fils du comte Guiddo de Battifolle. Il fut tué par un des Bostoli surnommé il Fornaiulo, le Boulanger.

2-6-6. Farinata degli Scoringiani, de Pise. Après qu’il eut été tué par ses ennemis, Mazzucco, son père, supporta sa mort avec une grande force d’âme, et exhorta ses parents à se réconcilier avec les meurtriers.

2-6-7. Quelques-uns croient qu’il était de la famille des Alberti, et qu’il fut tué en trahison par les siens mêmes. D’autres veulent qu’il ait été fils du comte Napoleone de Carbaïa, et disent qu’il fut tué par son oncle, le comte Alberto de Mangona.

2-6-8. Ministre de Philippe le Bel, mis à mort sur de fausses accusations de la reine, qui l’avait pris en haine.

2-6-9. Parmi les vivants.

2-6-10. C’est-à-dire : qu’elle pourvoie à ce dont Pierre de Brosse a besoin ici. Qu’elle prie et fasse prier pour lui, si elle ne veut pas que sa place soit parmi les damnés.

2-6-11. Allusion à ce vers de l’Enéide, liv. VI :

Desine fata Deum flecti sperare precando.


2-6-12. Expression consacrée chez les juriconsultes : apex juris.

2-6-13. C’est-à-dire : parce que ceux qui priaient étaient séparés de Dieu.

2-6-14. « Qui fera resplendir à ton intelligence le vrai dont elle réfléchit la lumière. »

2-6-15. Virgile et Dante montant par la partie orientale du mont, et le soleil étant alors au couchant, il est clair que le mont le leur cache et les couvre de son ombre.

2-6-16. On ne sait presque rien de Sordello, si ce n’est qu’il était de Mantoue. Il a cependant dû jouir de quelque célébrité en son temps, et l’apostrophe à l’Italie, à l’occasion de la rencontre que le Poëte fit de lui dans le Purgatoire, pourrait faire croire qu’il était Gibelin et particulièrement considéré dans son parti.

2-6-17. C’était le cri de tous les vrais Italiens à cette époque funeste. Ils sentaient que leur patrie périssait par ses divisions. Grazolli, contemporain de Dante, s’écriait comme lui :

Regno diviso mai non si difende.
Misera Italia ! tu l’hai ben esperto,
Che in te non è Latino
Che non struga il vicino,
Quando per forza e quando per mal’arte.


« Royaume divisé jamais n’a de défenses. Malheureuse Italie ! tu l’as bien éprouvé. En toi nul Latin qui ne détruise son voisin, tantôt par la force, tantôt par méchant artifice. »

2-6-18. Justinien répara le frein de l’Italie, en recueillant les lois romaines et les disposant selon un ordre méthodique, « Mais à quoi bon, » dit le Poëte, « s’il n’est personne pour les faire exécuter ? »

2-6-19. « A empêché César de monter dessus. » Selon d’autres, qui donnent un sens au mot predella, il faudrait traduire : « Depuis que tu as mis la main à la bride. »

2-6-20. Albert d’Autriche, fils de l’empereur Rodolphe, lequel refusa de venir en Italie.

2-6-21. Au delà des Alpes.

2-6-22. Familles gibelines de Vérone.

2-6-23. Autres nobles familles d’Orvieto.

2-6-24. Par les Guelfes.

2-6-25. Dans l’État de Sienne.

2-6-26. Ceci est dit ironiquement.

2-6-27. « Les regards de ta justice. »

2-6-28. On ignore quel était ce Marcel. Quelques-uns conjecturent qu’il s’agit de Marcellus, qui fut consul pendant la guerre entre César et Pompés.

2-6-29. Ironiquement.




CHANT SEPTIÈME


1. Après avoir trois et quatre fois réitéré l’accueil honorable et joyeux, Sordello se recula et dit : « Vous, qui êtes-vous ? »

2. — Avant que vers ce mont se tournassent les âmes, dignes de monter vers Dieu [1], Octave ensevelit mes os :

3. Je suis Virgile ; et pour nul autre crime je ne perdis le ciel que pour n’avoir pas eu la foi. Ainsi répondit mon Guide,

4. Tel que celui qui subitement voit devant soi une chose dont il s’étonne, qui croit, et non, disant : « Ce l’est, ce ne l’est pas, »

5. Tel parut celui-ci : puis baissant les yeux, humblement il retourna vers lui, et l’embrassa là où se prend l’enfant [2].

6. « O gloire des Latins, dit-il, par qui notre langue montra ce qu’elle pouvait, honneur éternel du lieu d’où je fus.

7. À quel mérite ou à quelle grâce dois-je de te voir ? Si je suis digne d’entendre tes paroles, dis-moi si tu viens de l’Enfer, ou de quelle demeure. »

8. — A travers tous les cercles du royaume douloureux, répondit Virgile, je suis ici venu : une vertu du Ciel me mut, et avec elle je vais.

9. Non pour ce que j’ai fait, mais pour ce que je n’ai pas fait, suis-je privé de voir le haut Soleil que tu désires, et qui trop tard de moi fut connu.

10. Là, en bas, est un lieu qu’attristent non les tourments, mais les ténèbres seules, où les lamentations ne résonnent point comme des hurlements, mais sont des soupirs.

11. Là suis-je avec les petits innocents, que de ses dents mordit la mort, avant qu’ils fussent délivrés de la coulpe humaine [3] ;

12. Là suis-je avec ceux qui ne se revêtirent point des trois saintes vertus [4], et qui, exempts de vice, connurent les autres et les pratiquèrent toutes.

15. Mais, si tu le sais et le peux, indique-nous par où nous pourrons le plus tôt venir là où commence vraiment le Purgatoire.

14. Il répondit : « Nul lieu particulier ne nous est assigné ; il m’est permis d’aller là-haut et alentour ; aussi loin que je le pourrai, je serai ton guide.

15. « Mais vois déjà comme le jour décline, et monter de nuit ne se peut ; ainsi il est bon de penser à un gîte commode.

16. « À droite sont des âmes là retirées : si tu y consens je te conduirai vers elles, et non sans plaisir les connaitras-tu. »

17. — Comment cela ? fut-il répondu. Qui voudrait monter de nuit, l’en empêcherait-on ? ou ne le pourrait-il ?

18. Le bon Sordello traça du doigt une ligne à terre, disant : « Vois, seulement cette ligne, tu ne la franchirais pas, après le départ du soleil :

19. « Non qu’autre chose, t’empêchât de monter que les ténèbres de la nuit : avec la puissance elles ôtent le vouloir.

20. « Elles permettraient cependant de redescendre et de parcourir la côte, en errant çà et là, pendant que l’horizon est fermé au jour. »

21. Alors mon Seigneur, comme étonné : — Conduis-nous donc, dit-il, là où tu dis qu’avec plaisir on peut séjourner.

22. Peu loin de là nous étions, quand je m’aperçus que le mont était creusé, comme sont ici creusés les vallons.

23. « Nous irons, dit l’ombre, là où la côte forme un enfoncement, et nous y attendrons le jour nouveau. »

24. Entre la montée et le terrain uni était un sentier tortueux, qui nous conduisit au flanc du vallon, là où plus d’à moitié le limbe meurt [5].

25. L’or et l’argent fin, et la pourpre, et la céruse, le bois d’Inde poli et brillant, la fraîche émeraude, alors qu’elle se brise [6],

26. Près de l’herbe et des fleurs de cette enceinte seraient vaincues d’éclat, comme par une chose plus grande est vaincue une moindre.

27. La nature ici n’avait pas seulement peint, mais de mille odeurs suaves s’y formait un parfum vague et inconnu.

28. Salve Regina, je vis chantant, assises sur la verdure et sur les fleurs, des âmes que, d’en dehors de la vallée, on ne découvrait pas.

29. « Avant que se cache le peu de soleil qui reste, commença le Mantouan qui nous avait conduits, ne veuillez pas que parmi ceux-là je vous guide.

30. « De ce tertre mieux discernerez-vous la contenance et le visage de tous ceux qui, en bas, dans le vallon sont rassemblés.

31. « Celui qui est assis le plus haut, et paraît avoir négligé ce qu’il devait faire, et dont la bouche est muette au chant des pauvres,

32. « Fut l’empereur Rodolphe [7], lequel pouvait guérir les plaies qui ont tué l’Italie, tellement que tard par d’autres sera-t-elle ranimée.

33. « Celui qui du regard le conforte, régit la terre [8] d’où sortent les eaux que la Moldau jette dans l’Elbe, et l’Elbe les porte à la mer.

34. « Ottocar fut son nom, et dans les langes il valut mieux de beaucoup que, barbu, son fils Venceslas [9], qui s’engraisse dans la luxure et l’oisiveté.

35. « Et ce nez court [10], en conseil étroit avec celui d’aspect si doux [11], mourut en fuyant et déflorant le lis.

36. « Regarde comme il se frappe la poitrine, et vois l’autre qui, en soupirant, a fait de sa main une couche à sa joue.

37. « Père et beau père ils sont du mal de la France [12] ; ils connaissent leur vie corrompue et souillée, et de là vient la douleur qui les poind.

38. « Celui qui parait si robuste de membres [13], et qui en chantant [14] s’accorde avec l’autre au nez mâle [15], fut ceint de toute valeur.

39. « Et si roi après lui fût demeuré l’adolescent assis derrière lui  [16]; la valeur se serait transmise de vase en vase :

40. « Ce qui ne peut se dire des autres héritiers. Jacques et Frédéric possèdent les royaumes : aucun de l’héritage n’a la meilleure part [17].

41. « Rarement se reproduit dans les rameaux l’humaine vertu ; et ainsi le veut celui qui la donne, afin qu’à lui on la rapporte.

42. « Au grand nez [18], aussi bien qu’à Pierre qui avec lui chante, s’appliquent mes paroles : de lui déjà se plaignent la Pouille et la Provence [19].

43. « La plante née de sa semence est autant inférieure à lui, que plus que Béatrice et Marguerite, de son époux se glorifie Constance [20].

44. « Voyez le roi de la vie simple, Henri d’Angleterre [21], assis là seul : celui-ci a dans ses rameaux une meilleure issue [22],

45. « L’autre qui plus bas, entre ceux-là, gît à terre, regardant en haut, est Guillaume le marquis [23], pour qui Alexandrie et sa guerre

« Font pleurer Montferrat et le Canavese. »




NOTES DU CHANT SEPTIÈME


2-7-1. Virgile suppose qu’avant Jésus-Christ la route du Purgatoire n’était pas ouverte aux âmes retenues alors dans les Limbes.

2-7-2. Aux genoux.

2-7-3. Les enfants morts sans baptême.

2-7-4. Les vertus dites Théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité.

2-7-5. Où le bord s’abaisse de plus de moitié.

2-7-6. Si l’on brise une émeraude, la couleur est plus vive dans la cassure, et ainsi la plus fraîche est la plus verte.

2-7-7. Père d’Albert, dont il est parlé dans le chant précédent.

2-7-8. La Bohême.

2-7-9. Que son fils Venceslas parvenu à l’âge d’homme.

2-7-10. Philippe III, père de Philippe le Bel. Il mourut peu de temps après avoir été vaincu par les Flamands.

2-7-11. Henri III, roi de Navarre, comte de Champagne.

2-7-12. C’est-à-dire : « ils sont l’un père et l’autre beau-père de Philippe le Bel, cause des maux de la France. »

2-7-13. Pierre III, roi d’Aragon.

2-7-14. En chantant le Salve, Regina.

2-7-15. Charles I, roi de Sicile.

2-7-16. Pierre III eut quatre fils : Alphonse, Jacques, Frédéric et Pierre. Celui-ci, qui est l’adolescent dont parle Dante, n’hérita d’aucune portion des royaumes de son père.

2-7-17. La valeur.

2-7-18. A Charles Ier.

2-7-19. La Pouille et la Provence se plaignent déjà du mauvais gouvernement de ses descendants.

2-7-20. C’est-à-dire : ses fils sont autant au-dessous de lui, que Constance se glorifie d’être par son mari, Pierre III, roi d’Aragon, au-dessus de Béatrice et de Marguerite. Elles étaient filles de Raimond Béranger V, comte de Provence, et mariées l’une à saint Louis, roi de France, l’autre à Charles, roi de Sicile, son frère.

2-7-21. Henri III, fils de Richard Cœur-de-Lion, lequel, dit Villani, fut « un homme simple et de bonne foi ».

2-7-22. « De Henri, dit encore Villani, naquit Édouard, qui régna de notre temps et fit de grandes choses. »

2-7-23. Guillaume, marquis de Montferrat, fut pris et mis à mort par les habitants d’Alexandrie, d’où s’ensuivit une guerre acharnée entre eux et ceux de Montferrat et du Canavèse.


CHANT HUITIÈME


1. Il était déjà l’heure qui des naviguants attendrit le cœur, et tourne le désir vers le jour où ils dirent à leurs doux amis adieu,

2. Et d’amour aiguillonne le voyageur nouveau, si dans le lointain il entend la cloche qui semble pleurer le jour mourant,

3. Lorsque je commençai à tendre vainement l’ouïe, et je vis une des âmes qui, debout, de la main demandait qu’on l’écoutât.

4. Elle vint et leva les deux mains, fixant les yeux vers l’Orient, comme si elle eût dit à Dieu : « De toi seul j’ai souci. »

5. « Te lucis ante [1] » si dévotement proféra sa bouche, et avec une si douce mélodie, que j’en fus hors de moi.

6. Et d’autres ensuite, avec la même douceur et la même dévotion, la suivirent durant l’hymne entière, les yeux élevés vers les sphères célestes.

7. Ici, lecteur, arrête bien ta vue sur le vrai ; si mince est le voile, qu’aisé certes est-il de pénétrer au dedans [2].

8. Je vis cette noble troupe, silencieuse regarder en haut, comme en attente, pâle et humble ;

9. Et d’en haut je vis sortir et descendre deux Anges, avec deux épées de feu, tronquées et sans pointe.

10. Comme des feuilles tendres qui viennent de naître, verts étaient leurs vêtements, qui, frappés par de vertes pennes, derrière eux se déroulaient et flottaient au vent.

11. L’un vint se poser un peu au-dessus de nous, et l’autre descendit sur le bord opposé ; de sorte qu’entre eux étaient les ombres.

12. Bien distinguait-on leur tête blonde, mais les faces éblouissaient l’œil, comme le trouble un trop vif éclat.

13. « Tous deux, dit Sordello, viennent du sein de Marie, pour garder la vallée, à cause du serpent qui bientôt va venir. »

14. Sur quoi, moi qui ne savais par quel sentier, je regardai autour, et tout glacé me serrai contre le Guide fidèle.

15. Et Sordello reprit : « Descendons maintenant parmi les grandes ombres, et nous leur parlerons : très-agréable il leur sera de vous voir. »

16. Lorsque j’eus descendu trois pas seulement, je crois, je fus en bas, et j’en vis un qui me regardait, comme cherchant à me reconnaître.

17. C’était le temps où l’air déjà s’obscurcissait, mais non tant qu’il ne me laissât voir ce qu’il cachait auparavant [3].

18. Vers moi il s’avança, et je m’avançai vers lui : Noble juge Nino [4], quelle joie ce me fut quand je vis que point tu n’étais parmi les criminels !

19. Nul salut honorable entre nous ne fut omis ; puis il me dit : « Depuis combien de temps es-tu venu au pied du mont, par les lointaines eaux ? »

20. — Oh ! lui dis-je, à travers les lieux tristes ce matin je suis venu, et je suis dans la première vie, encore que l’autre ainsi allant j’acquière.

21. À peine ma réponse fut-elle ouïe, que Sordello et lui se murent en arrière, comme celui qui subitement se trouble.

22. L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad [5] ! viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu. »

23. Puis vers moi se tournant : « Par cette gratitude singulière que tu dois à celui qui tellement cache son motif premier, qu’on ne le saurait atteindre,

24. « Quand tu seras de l’autre côté des larges ondes, dis à ma Giovanna [6] qu’elle demande pour moi là où aux innocents on répond.

25. « Je crois que plus ne m’aime sa mère, depuis qu’elle a quitté le blanc bandeau [7] qu’elle devra, malheureuse, désirer encore.

26. « Par elle, on comprend aisément combien peu dans la femme dure le feu d’amour, si l’œil ou le tact souvent ne le rallume.

27. « Ne lui fera si belle sépulture la vipère en champ [8] des Milanais, que la lui aurait faite le coq de Gallura [9]. »

28. Ainsi disait-il, portant sur son visage l’empreinte de cette pure flamme qui dans le cœur brûle avec mesure.

29. Mes yeux avides parcouraient le ciel, là où plus lentes sont les étoiles, comme une roue plus près de l’axe,

30. Et le Guide : — Mon fils, que regardes-tu là-haut ? Et moi à lui : — Ces trois flambeaux, par lesquels le pôle est tout en feu.

31. Et lui à moi : — Les quatre brillantes étoiles que tu voyais ce matin sont là en bas, et où elles étaient celles-ci ont monté.

32. Comme il parlait, Sordello à soi le tira, disant : « Vois là notre adversaire. » Et il leva le doigt pour diriger son regard.

33. Du côté où n’a point de rempart la petite vallée était une couleuvre, celle peut-être qui offrit à Ève la nourriture amère.

34. Entre l’herbe et les fleurs venait le méchant reptile, ramenant de fois à autre la tête sur le dos, comme une bête qui se lisse.

35. Je ne vis point, et partant ne puis dire comment se murent les autours célestes [10] ; mais bien vis-je l’un et l’autre en mouvement.

36. Oyant les vertes ailes fendre l’air, le serpent prit la fuite, et, d’un vol égal, en haut à leur poste, les Anges revinrent.

37. L’ombre qui s’était approchée du juge lorsqu’il l’appela, pendant tout cet assaut ne cessa point de me regarder.

38. « Que la lampe qui te conduit en haut trouve en ton libre arbitre autant de cire qu’il en est besoin [11], pour que tu parviennes jusqu’au sommet du céleste émail [12] »

39. Commença-t-elle. « Si de Valdimagra [13] ou des lieux voisins tu sais quelque nouvelle vraie, dis-la moi ; car jadis là je fus grand.

40. « On m’appelait Conrad Malaspina ; je ne suis pas l’ancien, mais de lui je descendais : j’eus pour les miens l’amour qui s’épure ici. »

41. — Oh ! lui dis-je, dans votre pays je n’allai jamais ; mais de qui, en Europe, n’est-il point connu ?

42. La renommée qui célèbre votre maison, a porté le nom des seigneurs et le nom de la contrée à ceux mêmes qui n’y furent jamais.

43. Et, par le désir que j’ai d’aller là-haut, je vous jure qu’en votre race honorée se perpétue le lustre de la bourse [14] et de l’épée,

44. De coutume et de nature tellement est-elle privilégiée, que, lorsque le monde vers le mal tourne la tête, seule elle va droit, et méprise le mauvais chemin.

45. Et lui : « Le soleil ne se couchera pas sept fois dans le lit que de ses quatre pieds le Bélier couvre et enserre [15],

46. « Qu’en ton chef cette courtoise opinion ne soit clouée avec un plus fort clou que les discours d’autrui [16],

« Si ne s’arrête point le cours du jugement. »




NOTES DU CHANT HUITIÈME


2-8-1. Avant que s’éteigne la lumière. Commencement de l’hymne que l’Église chante à compiles.

2-8-2. Plusieurs interprètes pensent qu’au contraire le sens est : « Si subtile est l’allégorie, qu’aisément on ne pourrait pas l’entendre. »

2-8-3. « Avant que je fusse descendu dans le vallon. »

2-8-4. De la maison des Visconti de Pise, chef du parti guelfe, et neveu du comte Ugolino della Gherardesca. Il avait exercé l’office de juge dans le district de Gallura, en Sardaigne.

2-8-5. De la famille des Malespini, marquis de Lunigiana. Il était père de Marcello ou Morello, qui avait donné asile à Dante pendant son exil.

2-8-6. Nino avait une fille, nommée Giovanna, de Béatrice d’Este, qui, après sa mort, se remaria à Galéas Visconti, de Milan.

2-8-7. Les veuves portaient un bandeau blanc.

2-8-8. Armoiries des Visconti de Milan.

2-8-9. Armoiries de Nino.

2-8-10. Les anges préposés à la garde du vallon.

2-8-11. Une coopération suffisante.

2-8-12. Du ciel qu’émaillent les étoiles.

2-8-13. District de la Lunigiana.

2-8-14. De la richesse.

2-8-15. C’est-à-dire que le soleil ne reviendra pas sept fois dans le signe du bélier, ou qu’il ne se passera pas sept ans.

2-8-16. « Que cette courtoise opinion ne soit affermie dans ton esprit plus fortement que par les discours d’autrui, si s’accomplissent les jugements de Dieu. » Allusion à l’hospitalité que Dante reçut de Morello, fils de Conrad.




CHANT NEUVIÈME


1. La concubine de l’antique Titon [1], sortant des bras de son doux ami [2], blanchissait déjà le faîte de l’Orient.

2. Son front resplendissait de gemmes [3] disposées selon la forme du froid animal qui avec sa queue frappe l’homme,

3. Et la nuit en montant avait, au lieu où nous étions, déjà fait deux pas, et, pour achever le troisième, elle abaissait ses ailes [4],

4. Lorsque moi, qui avais encore ce que je tenais d’Adam [5], vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe où tous cinq nous étions assis.

5. À l’heure où, près du matin, l’hirondelle commence ses tristes lais, peut-être au souvenir de ses premières plaintes [6],

6. Et où l’âme plus loin de la chair voyage, et moins entravée par le penser, dans ses visions est presque divine,

7. En songe il me semblait voir un aigle suspendu dans le ciel avec des pennes d’or, les ailes déployées, et se préparant à descendre ;

8. Et il me paraissait être là où Ganymède abandonna les siens [7], quand il fut ravi au suprême consistoire,

9. Et moi je pensais : Peut-être d’habitude giboie-t-il ici, et d’un autre lieu dédaigne-t-il d’enlever sa proie dans ses serres.

10. Puis il me semblait qu’après avoir décrit quelques cercles, terrible comme le foudre il descendait, et me ravissait en haut jusqu’au feu.

11. Là je me figurais que lui et moi brûlions, et si cuisante était l’ardeur imaginée, qu’il fallut que le sommeil se rompit.

12. Comme Achille à soi revint, portant tout autour ses yeux réveillés, et ne sachant où il était,

13. Lorsque, endormi dans les bras de Chiron, sa mère le fit transporter à Scyros, d’où ensuite les Grecs l’emmenèrent ;

14. Ainsi revins-je à moi, lorsque de ma face s’enfuit le sommeil, et je devins pâle comme l’homme glacé de peur.

15. Seul, près de moi était mon Confort, et déjà le soleil avait monté plus de deux heures, et j’avais le visage tourné vers la mer.

16. — Ne crains point, dit mon Seigneur : sois sûr que pour nous tout va bien ; ne resserre pas en toi, mais dilate toute ta force.

17. Te voici arrivé maintenant au Purgatoire ; vois là le rempart qui le clôt tout autour, et vois l’entrée là où il parait disjoint.

18. Avant l’aube qui précède le jour, quand ton âme au dedans dormait sur les fleurs dont la vallée d’en bas est ornée,

19. Une dame vint, et dit : « Je suis Lucia ; laissez-moi prendre celui-là qui dort, ainsi je lui rendrai sa route facile. »

20. Sordello demeura, et les autres gentilles formes : elle te prit, et quand le jour fut clair, vint en haut, et moi sur ses traces.

21. Ici elle te posa, et ses beaux yeux me montrèrent cette entrée ouverte ; puis elle et le sommeil s’évanouirent.

22. Comme un homme qui doutait et se rassure, et dont la peur se change en confiance, quand il découvre la vérité,

23. Ainsi je changeai ; et mon Guide, me voyant sans crainte, monta par le rempart, et moi derrière, lui, vers la hauteur.

24. Lecteur, tu vois bien comme j’élève mon sujet, et partant ne t’étonne point si avec plus d’art je le rehausse [8].

25. Nous nous approchâmes, et déjà nous étions en un lieu où d’abord il m’avait paru qu’était une brèche, comme la fente d’un mur.

26. Là je vis une porte, et au-dessous, pour y monter, trois degrés de couleurs diverses, et un portier qui ne disait rien encore.

27. À mesure que l’œil davantage j’ouvris, je le vis assis sur le plus haut degré, tel de visage que je ne le pouvais supporter.

28. Il avait à la main une épée nue, qui tellement réfléchissait vers nous les rayons, qu’en vain souvent j’y dirigeais mes regards.

29. « D’où vous êtes, dites, que voulez-vous ? commença-t-il : où est l’escorte ? Prenez garde que monter ne vous nuise ! »

30. — Une Dame du ciel, qui de ces choses a l’expérience, lui répondit mon Maître, tout à l’heure nous a dit : « Allez, là est la porte ! »

31. « Et qu’elle continue de guider vos pas vers le bien ! reprit le portier courtois. Venez donc à nos degrés ! »

32. Là nous vînmes. La première marche était de marbre blanc si poli et si lisse, que je m’y voyais comme en un miroir.

33. La seconde plus noire que pourpre, était d’une pierre raboteuse et grillée, brisée en long et en travers.

34. La troisième, qui au-dessus se durcit, me paraissait de porphyre aussi rouge que du sang qui jaillit de la veine,

35. Sur celle-ci tenait les deux pieds l’Ange de Dieu assis sur le seuil, qui me semblait de diamant.

36. Par les trois degrés, mon Guide, que volontiers je suivais, en haut me tira, disant : — Demande humblement qu’il ouvre la serrure.

37. Dévotement à ses pieds je me jetai ; par miséricorde je demandai qu’il m’ouvrît ; mais, auparavant, trois fois je me frappai la poitrine,

38. Sept P [9] sur mon front il traça avec la pointe de l’épée, et : « Quand tu seras au dedans, aie soin de laver ces plaies,» dit-il.

39. La cendre, ou la terre sèche qu’en creusant on retire, serait de même couleur que son vêtement : de dessous il tira deux clefs.

40. L’une était d’or, et l’autre d’argent [10]. La blanche d’abord ensuite la jaune il approcha de la porte, de manière que je fus content [11].

41. « Lorsqu’une de ces clefs s’embarrasse et ne tourne point dans la gâche, nous dit-il, ce sentier ne s’ouvre point.

42. « L’une est plus précieuse, mais l’autre exige beaucoup d’art et d’industrie pour ouvrir, parce que c’est elle qui délie le nœud.

43. « De Pierre je les tiens ; et il me dit d’errer plutôt en ouvrant la porte qu’en la tenant fermée, pourvu qu’à mes pieds on se prosternât [12]. »

44. Puis il poussa l’huis vers la partie sacrée [13], disant : « Entrez ; mais je vous avertis que dehors retourne qui regarde en arrière. »

45. Et lorsque, sur les gonds de métal solide et sonore, eurent roulé les vantaux de cette porte sainte,

46. Tant ne rugit, ni si aigre ne se montra Tarpeia, quand lui fut enlevé le bon Métellus, d’où ensuite elle demeura maigre [14].

47. Attentif au premier tonnerre, il me semblait ouïr Te Deum laudamus, chanté par des voix mêlées au doux son [15].

48. Ce que j’entendais, tout à fait ressemblait à ce qui advient lorsqu’on chante avec l’orgue :

Tantôt oui, tantôt non, l’on distingue les paroles.




NOTES DU CHANT NEUVIÈME


2-9-1. L’Aurore. Le Poëte l’appelle concubine, parce qu’ayant, quoique déesse, épousé un homme mortel, il ne pouvait y avoir entre elle et lui de véritable mariage.

2-9-2. Céphale.

2-9-3. Des étoiles qui forment la constellation du Scorpion.

2-9-4. C’est-à-dire qu’on entrait dans la troisième heure de la nuit, selon la manière italienne de compter les heures, à partir de l’Ave Maria ; mais alors l’aurore dont parle le Poëte serait l’aurore de la lune, et non du soleil. Ceux qui veulent qu’il s’agisse de l’aurore du soleil pensent que la description qui précède doit s’appliquer à notre hémisphère, ce qui s’accorde mal avec ces mots : au lieu où nous étions.

2-9-5. « Mon corps. »

2-9-6. Allusion à la fable de Progné.

2-9-7. Sur le mont Ida, d’où Jupiter, transformé en aigle, l’enleva dans le ciel.

2-9-8. Si mes paroles s’élèvent avec lui.

2-9-9. Ces sept P indiquent les sept péchés capitaux qui s’expient dans les cercles que Dante va parcourir.

2-9-10. Les interprètes s’accordent à voir dans ces deux clefs le symbole du sacrement de pénitence. Celle d’or représenterait l’autorité du confesseur, et l’autre, la science et la prudence avec lesquelles il doit en user.

2-9-11. « Que, selon mes désirs, la porte s’ouvrit. »

2-9-12. Selon le sens moral : d’être plutôt facile que sévère à absoudre le pécheur, pourvu qu’il se montre repentant.

2-9-13. Vers l’intérieur.

2-9-14. Allusion aux vers où Lucain décrit le bruit strident des portes dont retentit la roche Tarpéienne, lorsque, malgré le tribun Marcellus, César força l’entrée du trésor public, et le dépouilla des richesses qui, depuis de longues années, y étaient déposées.

2-9-15. Unies à une douce mélodie.




CHANT DIXIÈME


1. Lorsque nous eûmes passé le seuil de la porte, dont le mauvais amour ferme aux âmes l’accès, parce que droite il fait paraître la voie tortueuse,

2. Au son je m’aperçus qu’elle se refermait : et si j’avais eu les yeux tournés vers elle, quelle eût été de cette faute la suffisante excuse ?

3. Nous montâmes par un rocher fendu, qui se mouvait de l’un et de l’autre côté, comme la mer qui fuit et revient.

4. — Ici, commença le Guide, il faut user de quelque art, en te rapprochant, ores d’ici, ores de là, du côté qui s’éloigne.

5. Ceci rendit nos pas si rares, que la lune en décours rejoignit le lit où elle se couche,

6. Avant que nous fussions hors de ce chas ; mais quand nous fûmes libres et au large, là où le mont se resserre [1],

7. Moi fatigué, et tous deux incertains de notre route, nous nous arrêtâmes sur un terrain plan plus solitaire que les sentiers à travers les déserts.

8. De ses bords qui confinent au vide, au pied de la haute rive qui monte, un corps humain mesurait en trois fois la distance :

9. Et aussi loin qu’à gauche et à droite le regard pouvait voler, telle me paraissait cette corniche.

10. En haut nos pieds ne s’étaient pas mus encore, quand je reconnus que cette rampe, qu’on ne pouvait appeler une montée,

11. Était de marbre blanc, et ornée de sculptures telles qu’à mépris là serait non-seulement Polyclète, mais la nature même.

12. L’Ange qui vint sur la terre, apportant le décret de la paix durant tant d’années implorée avec larmes, et qui ouvrit le ciel si longtemps fermé [2],

13. Était là devant nous si vrai, le ciseau si bien avait reproduit sa douce contenance, que point il ne semblait une image qui se tait.

14. On eût juré qu’il disait Ave, là étant représentée celle qui tourna la clef pour ouvrir au suprême Amour [3].

15. En sa contenance était imprimée cette parole : Ecce ancilla Dei [4], aussi parfaitement que d’une figure la cire reçoit l’empreinte.

16. — N’arrête pas ta pensée en un seul lieu, dit le doux Maître, près de qui j’étais de ce côté où l’homme a le cœur.

17. Lors, ailleurs je portai mes regards, et de l’autre côté, où était celui qui me conduisait, je vis, derrière Marie,

18. Une autre histoire gravée dans le rocher ; par quoi je passai à droite de Virgile, et m’approchai afin qu’elle fût bien à ma vue.

19. Là, dans le même marbre, étaient ciselés le char et les bœufs tirant l’arche sainte [5], d’où se craint un office non commis [6].

20. Devant apparaissait une foule divisée en sept chœurs, laquelle, de deux de mes sens, à l’un faisait dire : elle chante, et à l’autre : non [7].

21. Pareillement, la fumée de l’encens, dont on voyait l’image, du oui ou non rendaient discords le nez et les yeux.

22. Là précédait le vaisseau béni [8], exultant et dansant, l’humble Psalmiste, alors plus et moins que roi.

23. En face, représentée à une fenêtre d’un grand palais, Michol regardait, dédaigneuse et triste.

24. Je quittai le lieu où j’étais pour voir de plus près une autre histoire, qui, derrière Michol à mes yeux blanchissait.

25. Là était sculptée la haute gloire du Principat romain, dont la vertu mut Grégoire à sa grande victoire [9].

26. Je dis l’empereur Trajan ; et près de lui, tenant le frein, une pauvre veuve baignée de larmes et de douleur.

27. Autour de lui des cavaliers couvraient et foulaient le sol, et sur eux on voyait les aigles d’or flotter au vent.

28. Au-dessous de ceux-là, la pauvrette semblait dire : « Seigneur, venge-moi de la mort de mon fils, dont j’ai le cœur brisé ; »

29. Et lui, répondre : « Attends que je revienne ! » Et celle-là, comme quelqu’un dont la douleur est impatiente : « Seigneur,

30. « Si tu ne reviens pas ? » Et lui : « Qui sera où je suis [10] te vengera. » Et elle : « Le bien d’autrui, que sera-ce pour toi, si tu oublies le tien [11] ? »

31. D’où lui : « Console-toi ; il convient qu’avant de partir s’accomplisse mon devoir ; la justice le veut, et la piété me retient. »

32. Celui qui jamais ne vit chose nouvelle [12], ouvra ce parler visible, nouveau pour nous parce qu’il ne se trouve point ici [13].

33. Pendant que je me complaisais à regarder les images de tant d’humilité, et aussi par l’art de l’ouvrier délectables à voir :

34 — Voilà de ce côté, mais à pas tardifs se mouvant, une troupe nombreuse, murmura le Poëte ; ceux-ci nous indiqueront le chemin des hauts degrés.

35. Mes yeux, attentifs à regarder pour voir des choses nouvelles dont ils sont avides, à se tourner vers lui ne furent pas lents.

36. Je ne veux pas, lecteur, que se décourage ton bon propos, par l’ouïr comment Dieu veut que la dette se paye.

37. Ne regarde pas à la forme de la peine » mais pense à ce qui la suit ; pense qu’au pis elle ne peut durer que jusqu’à la grande sentence [14].

38. Je commençai : — Maître, ce que je vois se mouvoir vers nous ne me parait pas des personnes, mais un je ne sais quoi, tant ma vue s’y perd.

39. Et lui à moi : — Le genre du tourment qui sur eux pèse, les blottit à terre, tellement que mes yeux d’abord étaient en doute.

40. Mais regarde fixement, et que ta vue déroule ce qui vient sous ces pierres : déjà tu peux voir comme chacun est puni.

41. O chrétiens superbes, malheureux, débiles, qui infirmes de la vue de l’esprit, vous fiez aux pas rétrogrades,

42. Ne savez-vous donc point que nous sommes des vers nés pour devenir l’angélique papillon qui, sans que rien l’en défende, vole devant la Justice [15] ?

43. De quoi gonflée, votre âme en haut flotte-t-elle ? Qu’êtes-vous que d’informes insectes [16], semblables au ver en qui avorte la transformation !

44. Comme, pour soutenir un plafond ou un toit, à la place d’une console se voit quelquefois une figure [17] joindre les genoux à la poitrine,

45. Laquelle de ce qui n’est pas vrai, fait naître en qui la voit une vraie douleur, ainsi vis-je faits ceux-là, quand je fus bien attentif.

46. À la vérité, ils étaient plus ou moins contractés, selon leur charge plus ou moins grande ; et qui, en sa contenance, paraissait le plus patient,

Pleurant semblait dire : « Je n’en peux plus. »




NOTES DU CHANT DIXIÈME


2-10-1. De manière à laisser autour de soi un chemin praticable et uni.

2-10-2. L’ange Gabriel, qui annonça à Marie que le fils de Dieu s’incarnerait en elle.

2-10-3. A l’Esprit-Saint, par qui s’accomplit en elle l’incarnation du Verbe.

2-10-4. « Voici la servante de Dieu. »

2-10-5. Lorsque David la fit transporter de Cariatarim à Jérusalem.

2-10-6. Allusion à l’histoire d’Oza qui, ayant étendu la main pour soutenir l’Arche près de tomber, fut frappé de mort.

2-10-7. Ces chœurs étaient si parfaitement représentés, qu’à l’œil on aurait dit : ils chantent, quoique l’oreille n’entendit rien.

2-10-8. L’Arche sainte.

2-10-9. La victoire qu’il remporta sur le démon, en tirant de l’Enfer l’âme de Trajan.

2-10-10. « Celui qui sera empereur à ma place. »

2-10-11. « Que te servira qu’un autre, faisant justice, ait le mérite du bien, si tu négliges le tien propre ? »

2-10-12. Dieu.

2-10-13. Sur notre terre.

2-10-14. Au jugement dernier.

2-10-15. Qui, sans que rien puisse l’en défendre, doit comparaître devant l’éternelle Justice.

2-10-16. Entomata in difetto, défectueux. C’est un terme de l’École. Au lieu d’entomata ; des manuscrits donnent attomata ou antomatta.

2-10-17. Une cariatide.




CHANT ONZIÈME


1. « O notre Père, qui es dans les cieux, non circonscrit, mais par plus d’amour pour ceux de là-haut que les premiers tu fis [1],

2. « Que soient loués de toute créature ton nom et ta vertu, et que de dignes grâces soient rendues à ta suprême émanation [2].

3. « Vers nous vienne la paix de ton royaume ; car, si elle ne vient, nous ne pouvons de nous-mêmes, par aucune industrie, aller à elle.

4. « Comme de leur vouloir tes Anges, en chantant Hosanna, te font un sacrifice, que des leurs ainsi fassent les hommes.

5. « Donne-nous aujourd’hui la manne quotidienne, sans laquelle, dans cet âpre désert, en arrière va celui qui plus se fatigue pour avancer.

6. « Et comme à chacun nous pardonnons le mal que nous avons souffert, toi aussi pardonne, dans ta bonté, et ne regarde point à notre mérite.

7. « Ne mets point notre vertu, qui si aisément succombe, aux prises avec l’antique adversaire, mais délivre-nous de lui, qui tant l’assaille.

8. « Cette dernière prière, cher Seigneur, point n’est faite pour nous, qui n’en avons pas besoin [3], mais pour ceux qui derrière nous sont demeurés. »

9. Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe [4], ces âmes,

10. En des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde [5].

11. Si là toujours pour notre bien l’on prie, que ne peuvent ici pour le leur les prières et les œuvres de ceux dont le vouloir a une bonne racine [6] ?

12. Bien les doit-on aider à laver les taches qu’ils apportèrent d’ici, afin que, purs et légers, ils puissent monter aux cercles étoilés.

13. — Que la justice et la pitié bientôt vous soulagent, de sorte que vous puissiez mouvoir l’aile qui, selon votre désir, vous élèvera !

14. Montrez-nous de quel côté est le plus court chemin pour aller aux degrés ; et s’il est plus d’un passage, enseignez-nous celui dont la pente est le moins rapide :

15. Car celui qui vient avec moi, à cause du poids de la chair d’Adam dont il est revêtu, est lent à monter, contre son vouloir.

16. Les paroles qui répondirent à celles de celui que je suivais [7], de qui elles venaient point ne discernait-on.

17. Mais il fut dit : « A main droite, par la rampe, avec nous venez, et vous trouverez le passage par où peut monter une personne vivante.

18. « Et si je n’en étais empêché par la pierre qui courbe ma tête superbe, et me force de baisser le visage,

19. « Celui-là qui vit encore et qui ne se nomme point regarderais-je, pour voir si je le connais, et pour que cette charge excitât sa pitié.

20. « Je suis Latin [8], et fils d’un grand Toscan : Guillaume Aldobrandeschi fut mon père. Je ne sais si son nom vint jamais à vous.

21. « L’antique sang et les belles actions de mes ancêtres si arrogant me rendirent, que, ne pensant point à la commune mère,

22. « J’eus tant à mépris tous les hommes, que j’en mourus, comme les Siennois le savent, et le sait toute gent à Campagnatico.

23. « Je suis Omberto ; et non pas moi seulement perdit l’orgueil, mais il a entraîné tous les miens dans la ruine

24. « A cause duquel il faut que je porte ce poids, jusqu’à ce qu’ici parmi les morts, puisque je ne le fis point parmi les vivants, j’aie satisfait à Dieu. »

25. Pour écouter je baissai la tête ; et l’un d’eux, non celui qui parlait, se tordit sous le poids qui le pressait ;

26. Et il me vit, et me reconnut, et m’appelait, tenant avec fatigue les yeux fixés sur moi, en se traînant avec les autres tout courbe.

27. — Oh ! lui dis-je, n’es-tu pas Oderisi [9], l’honneur d’Agobbio, et l’honneur de cet art qu’enluminure on appelle à Paris ?

28. « Frère, dit-il, plus sourient les cartons que peint Franco de Bologne : maintenant l’honneur est tout sien, et mien seulement en partie.

29. « Point n’eus-je été aussi courtois, tandis que je vécus par le grand désir d’excellence où aspirait mon cœur.

30. « D’une telle superbe se paye ici la dette, et ici même ne serais-je point, n’était que, pouvant encore pécher [10], je me tournai vers Dieu.

31. « O vaine gloire du génie humain combien peu de temps verdit la cime, si ne surviennent des âges grossiers [11] !

32. « Cimabuë crut, dans la peinture, être maître du champ ; et aujourd’hui Giotto a pour lui le cri public, en sorte que la renommée de celui-là est obscurcie.

33. « Ainsi l’un des Guido a ravi à l’autre la gloire de la langue [12], et peut-être est né celui qui tous deux les chassera du nid [13].

34 : « N’est autre chose la mondaine rumeur qu’un souffle de vent qui vient ores d’ici, ores de là, et change de nom en changeant de côté [14].

35. « Que vieux tu te dépouilles de la chair, ou que tu meures balbutiant encore pappo et dindi [15], qu’importera pour ta renommée,

36. « Avant que soient mille ans ? durée plus courte près de l’éternelle, qu’un mouvement des sourcils près du cercle qui dans le ciel le plus lentement tourne.

37. « Celui qui si peu de terrain gagne la devant moi, toute la Toscane retentit de son nom, et maintenant à peine le murmure-t-on dans Sienne,

38. « Où il était seigneur, quand fut brisée la rage florentine [16], superbe alors comme à présent vénale.

39. « Votre renommée ressemble à l’herbe, dont la couleur vient et s’en va, et que flétrit celui [17] par qui fraîche elle sort de la terre. »

40. Et moi à lui : — Tes paroles vraies me mettent au cœur une salutaire humilité, et en moi dégonflent une grande tumeur ; mais qui est celui dont tu me parlais tout à l’heure ?

41. « C’est, répondit-il, Provenzan Salvini [18], et il est ici, parce que, dans sa présomption, il courba Sienne tout entière sous sa main.

42. « Ainsi est-il allé, et ainsi va-t-il sans repos depuis sa mort : en telle monnaie acquitte sa dette, qui là est trop osé. »

43. Et moi : — Si l’esprit qui, pour se repentir, attend l’extrémité de la vie, en bas demeure, et là haut ne monte pas.

44. À moins que ne l’aide une bonne prière, avant qu’ait passé un temps égal à celui de sa vie, comment la venue lui a-t-elle été accordée ?

45. « Lorsqu’il vivait le plus glorieux, dit-il, résolument, dans le champ de Sienne, toute honte déposée, ferme il se tint ;

46. « Et là, pour tirer son ami de la peine qu’il souffrait dans la prison de Charles, il se plia jusqu’à frémir de toutes ses veines [19].

47. « Plus ne dirai, et je sais qu’obscures sont mes paroles ; mais, avant peu de temps, tes voisins feront en sorte que tu pourras les interpréter [20].

« De ce bannissement l’exempta cette œuvre. »




NOTES DU CHANT ONZIÈME


2-11-1. « Mais parce que là ton amour s’épand avec plus d’abondance sur ceux que tu créas, les premiers, » c’est-à-dire les Anges.

2-11-2. Littéralement, à ta haute vapeur, c’est-à-dire à ta haute Sagesse, appelée, dans l’Écriture, virtutis Dei, et emanatio quœdam claritatis omnipotentis Dei sincera. Sapient. cap. VII.

2-11-3. Étant désormais à l’abri de la tentation.

2-11-4. Semblable à celui qui, durant le sommeil, oppresse quelquefois la poitrine : — le cauchemar.

2-11-5. La Superbe, que saint Augustin compare aussi à la fumée : Videle fumum superbiae similem, ascendentem, tumescentem, vanescentem.

2-11-6. C’est-à-dire : qui sont dans la grâce de Dieu.

2-11-7. « De Virgile, derrière qui je marchais. »

2-11-8. Umberto, fils de Guillaume Aldobrandeschi, des comtes de Santa-Fiore, famille puissante de la Maremme de Sienne. Il fut tué à Campagnatico par les Siennois qui le haïssaient, à cause de son orgueil.

2-11-9. Oderisi d’Agobbio ou de Guibbio, ville du duché d’Urbin, était un excellent miniaturiste de l’école de Cimabuë.

2-11-10. « Lorsque je pouvais pécher encore, » ou : avant de mourir.

2-11-11. « Combien courte est la gloire de ceux qui paraissent avoir atteint le sommet de l’art, si la barbarie, en arrêtant le progrès, n’empêche pas que d’autres s’élèvent au-dessus d’eux. »

2-11-12. Guido Cavalcante, philosophe et poète florentin, effaça la renommée de Guido Guinicelli, de Bologne.

2-11-13. « Qui les surpassera tous deux. » Il parle de lui-même.

2-11-14. Comme en changeant de côté, de direction, le vent change de nom, ainsi la renommée n’est qu’un souffle variable, un vrai nom qui passe de l’un à l’autre.

2-11-15. Ces mots, du langage de l’enfance, signifient, le premier pain, le second argent, par onomatopée.

2-11-16. Lorsque les Florentins furent défaits par les Siennois à Montperto, alors que fière et superbe était Florence, semblable aujourd’hui à une vile courtisane.

2-11-17. Le soleil.

2-11-18. Aussi habile politique que guerrier, mais rempli d’orgueil et d’audace. Provenzan Salvini s’empara du gouvernement de Sienne. Après avoir vaincu les Florentins au combat de l’Arbia, il fut lui-même défait et tué par Giambertoldo, vicaire de Charles Ier, roi de Pouille, et chef du parti guelfe, lequel fit promener sa tête dans le camp au bout d’une pique.

2-11-19. Un de ses amis étant retenu en prison par le roi Charles, qui exigeait dix mille florins d’or pour le relâcher, Salvini, afin de recueillir cette somme, brisa son orgueil jusqu’à mendier publiquement sur la place de Sienne.

2-11-20. « Dans l’exil où t’enverront tes concitoyens, tu sentiras par ta propre expérience quelle dut être l’angoisse de Provenzan. »




CHANT DOUZIÈME


1. Côte à côte, ainsi que vont les bœufs attelés au joug, je m’en allais avec cette âme chargée, tant que le souffrit mon doux Maître.

2. Mais quand il dit : — Laisse-le et avance, car il est bon qu’ici avec la voile et avec les rames, chacun pousse sa barque ;

3. Je redressai mon corps comme il faut pour aller, bien que mes pensers demeurassent abaissés et tronqués [1].

4. Je marchais, et de mon Maître allègrement je suivais les pas, et combien nous étions agiles tous deux déjà nous montrions,

5. Lorsqu’il me dit : — Tourne les yeux en bas ; il te sera bon, pour alléger la route, de voir ce sur quoi posent tes pieds.

6. Comme, afin que d’eux on ait mémoire, sur les dalles des tombes est représenté ce que furent ceux qu’elles renferment ;

7. D’où souvent se renouvellent les pleurs par le souvenir ; dont l’aiguillon stimule seulement les pieux :

8. Ainsi vis-je là, avec une plus vive ressemblance, couvert de figures selon l’art, tout ce qui, pour former une route, s’avance hors du mont [2].

9. Je voyais, d’un côté, celui qui fut créé plus noble qu’aucune autre créature [3], tomber flamboyant du ciel.

10. De l’autre côté, je voyais Briarée [4], transpercé d’un trait céleste, gisant à terre, appesanti par le froid de la mort.

11. Je voyais Tymbrée [5] ; je voyais Pallas et Mars encore armés, autour de leur père, contempler les membres épars des géants.

12. Je voyais Nemrod, au pied de la grande structure [6], comme égaré, regardant ceux qui furent en Sennaar avec lui.

13. O Niobé [7], avec quelle douleur mes yeux te voyaient représentée sur le chemin, entre tes sept filles et tes fils éteints !

14. O Saül, comme sur ta propre épée tu paraissais mort en Gelboé, sur lequel depuis ne tomba ni rosée ni pluie [8] !

15. O folle Arachné [9], je te voyais déjà à moitié araignée, et triste, sur les débris de la toile que pour ton malheur tu ouvras !

16. O Roboam [10], là ne menace point ton image, mais pleine d’épouvante l’emporte un char, avant que d’autres la poursuivent !

17. Le dur pavé montrait encore combien cher Alcméon [11] fit payer à sa mère le fatal ornement.

18. Il montrait comment les fils de Sennacherib [12] sur lui se ruèrent dans le temple, et comment mort ils le laissèrent là.

19. Il montrait la ruine et la cruelle vengeance qu’accomplit Tamyris [13], lorsqu’elle dit à Cyrus : « Tu as eu soif de sang, de sang je te gorge. »

20. Il montrait la déroute des Assyriens fuyant après la mort d’Holopherne, et aussi les restes du meurtre [14].

21. Je voyais Troie, amas informe de cendres et de cavernes. O Ilion, qu’abaissée et vile te montrait l’image qui se voit là !

22. De quel maître le pinceau ou le crayon retracerait-il les figures et les poses qu’admirerait là un esprit pénétrant ?

23. Morts paraissaient les morts, et vivants, les vivants. Qui vit le vrai, mieux que moi ne vit pas ce que foulèrent mes pieds, tandis que courbé je marchai.

24. Maintenant soyez superbes, et en avant d’un front altier, fils d’Ève ; et ne baissez point la tête pour voir votre sentier mauvais !

25. Nous autour du mont, et le soleil dans son cours, avions plus avancé que ne l’estimait la pensée distraite,

26. Quand celui qui toujours devant attentif allait, commença : — Lève la tête ; plus n’est le temps de marcher ainsi courbé !

27. Vois là un Ange qui se prépare à venir vers nous : vois que du service du jour revient la sixième servante [15].

28. Orne de respect ton visage et toute ta contenance, afin qu’à plaisir il lui soit de nous acheminer en haut. Pense que jamais ne reviendra ce jour.

29. J’étais bien habitué à ce qu’il m’avertît de ne pas perdre de temps, de sorte qu’en cette matière il ne pouvait me parler obscurément.

30. Vers nous venait la belle créature, vêtue de blanc, et la face scintillante comme l’étoile matinale.

31. Il ouvrit les bras, puis les ailes, et dit : « Venez ; ici près sont les degrés, et facilement désormais l’on monte. »

32. À cette annonce rares sont ceux qui viennent [16]. O race humaine, née pour voler en haut, pourquoi si peu de vent ainsi t’abat-il ?

33. Il nous conduisit à une coupure dans le rocher ; là de ses ailes il me frappa le front, et me promit un sûr aller.

34. Comme à main droite, pour monter au mont où est l’église qui [17], au-dessus du Rubaconte [18], domine la bien guidée [19],

35. La roideur de la pente est adoucie par des degrés, qui furent faits en cet âge où sûrs étaient les comptes et les mesures [20] ;

36. Ainsi s’adoucit la rampe, qui rapide descend de l’autre cercle [21] ; mais, des deux côtés, elle rase la haute roche.

37. Pendant que là nous nous acheminions, Beati pauperes spiritu [22] des voix chantèrent, de telle façon qu’aucune parole ne l’exprimerait.

38. Ah ! combien ces bouches sont différentes de celles de l’Enfer : ici parmi des chants l’on entre, là parmi d’atroces hurlements.

39. Déjà nous montions par les saints degrés, et il me semblait être beaucoup plus léger qu’auparavant je ne l’étais par un chemin uni.

40. D’où moi : — Maître, dis, quel poids de dessus moi a été ôté, qu’en allant je n’éprouve presque aucune fatigue ?

41. Il répondit : — Quand les P dont il reste encore quelque trace sur ton visage auront été, comme l’un d’eux, tout à fait effacés.

42. Tes pieds au bon vouloir seront tellement soumis, que, non-seulement ils ne sentiront point de fatigue, mais que ce leur sera un plaisir d’être poussés en haut.

43. Lors je fis comme ceux qui vont ayant sur la tête une chose qu’ils ne savent pas, sinon qu’en soupçon les mettent les signes d’autrui ;

44. Ce pourquoi, pour s’assurer ils s’aident de la main, qui cherche, et trouve, et remplit l’office que ne peut accomplir la vue.

45. Et, avec les doigts de la main droite ouverte, je trouvai seulement six des lettres que sur mes tempes celui qui tient les clefs avait gravées :

Ce que regardant, mon Guide sourit.




NOTES DU CHANT DOUZIÈME


2-12-1. Ce qu’il venait de voir et d’entendre avait retranché de son esprit toute pensée d’orgueil.

2-12-2. Toute la corniche.

2-12-3. Lucifer.

2-12-4. Un des Géants, fils de la Terre, que Jupiter foudroya dans la vallée de Phlégra.

2-12-5. Apollon, ainsi nommé d’une ville de la Troade où il avait un temple.

2-12-6. La tour de Babel.

2-12-7. Femme d’Amphion, roi de Thèbes. Elle eut de lui sept fils et sept filles, qu’Apollon et Diane tuèrent à coup de flèches pour venger leur mère Latone des mépris de Niobé.

2-12-8. En accomplissement de la malédiction de David : Montes Gelboe, neque ros, neque pluvia veniant super vos. Reg. lib. II, cap. I.

2-12-9. Ayant vaincu Pallas dans l’art de tisser, celle-ci mit son ouvrage en pièces ; Arachné se pendit de désespoir, après quoi la déesse la transforma en araignée.

2-12-10. Supplié par ceux de Sichem de diminuer les impôts dont les avait chargés son père Salomon, il leur répondit : « Je les accroîtrai ; mon père vous a battu avec des verges, je vous battrai avec des bâtons plombés. » Outrées d’un tel orgueil et d’une telle barbarie, onze des douze tribus se révoltèrent contre lui, et il s’enfuit plein d’épouvante à Jérusalem.

2-12-11. Fils d’Amphiaraüs et d’Ériphyle. Il tua sa propre mère pour venger Amphiaraüs qu’elle avait trahi, séduite par l’offre d’un joyau dont elle brûlait de se parer.

2-12-12. Roi d’Assyrie, tué par ses fils au moment où il priait au pied d’une idole.

2-12-13. Reine des Scythes. Après la bataille où Cyrus fut défait et tué, elle plongea sa tête dans un vase plein de sang humain, en disant : « Bois ce sang, dont tu as eu tant de soif. »

2-12-14. Les cadavres des Assyriens tués dans leur fuite.

2-12-15. La sixième heure.

2-12-16. Allusion à ce passage de l’Évangile : Multi sunt vocati, pauci vero electi.

2-12-17. L’église de San Miniato, bâtie sur un mont qui domine Florence.

2-12-18. Pont sur l’Arno, ainsi nommé de celui qui le fit construire.

2-12-19. La bien gouvernée : ironiquement.

2-12-20. Où l’on n’altérait ni les comptes ni les mesures. Allusion à des fraudes qui eurent lieu de son temps : la falsification d’un registre public et d’un vase de bois avec lequel se mesurait le vin à vendre ; on enleva la douve sur laquelle était le sceau de la commune, et on l’adapta à un vase plus petit.

2-12-21. La rampe raide qui descend du cercle plus élevé, et que, par conséquent, il faut suivre pour y monter, est taillée en forme d’escalier dans le roc qui l’enferme et la borne des deux côtés.

2-12-22. Bienheureux les pauvres en esprit ! Paroles de Jésus-Christ dans l’Évangile.




CHANT TREIZIÈME


1. Nous étions au sommet de l’escalier, ou se divise une seconde fois le mont [1] qui guérit du mal ceux qui montent.

2. Tout autour le ceint une corniche semblable à la première, si ce n’est que plus vite l’arc se courbe [2].

3. On n’y voit ni images ni sculptures ; les parois et le chemin tout unis n’offrent à l’œil que la couleur livide de la pierre.

4. — Si pour demander nous attendons ici quelqu’un, disait le Poëte, je crains bien que notre choix éprouve trop de retard.

5. Puis, les yeux fixés sur le soleil, il fit du côté droit le centre du mouvement, et tourna la gauche.

6. — O douce lumière, à qui me confiant j’entre dans le chemin nouveau, tu nous conduis, disait-il, comme ici dedans on doit conduire.

7. Tu échauffes le monde ; sur le monde tu luis : si quelque chose au contraire ne force, toujours tes rayons doivent guider [3].

8. L’espace qui se compte ici pour un mille nous avions déjà parcouru, en peu de temps, à cause du vif désir,

9. Lorsque nous entendîmes, sans les voir, vers nous voler des esprits qui courtoisement invitaient au banquet d’amour.

10. — Le premier qui en volant passa, à haute voix dit : « Vinum non habent [4]  » et derrière nous il allait le répétant.

11. Et avant que, par l’éloignement, on eût tout à fait cessé de l’entendre, un autre passa, criant : « Je suis Oreste. » Et il ne s’arrêta pas non plus.

12. — O Père, dis-je, que sont ces voix ? Et au même moment, voilà la troisième, disant : « Aimez ceux qui vous font du mal [5]. »

13. Et le bon Maître : — Ce cercle flagelle le péché d’envie, et ainsi de l’amour sont tirées les cordes du fouet [6].

14. Le frein doit être de contraire son [7]. Je crois, à mon avis, que tu l’entendras, avant d’arriver au passage du pardon [8].

15. Mais tends les yeux bien fixement à travers l’air, et tu verras, devant nous, des gens assis le long du rocher.

16. Lors, plus qu’auparavant j’ouvris les yeux ; je regardai autour de moi, et je vis des ombres revêtues de manteaux de la couleur de la pierre.

17. Quand nous fûmes un peu plus avant, j’ouïs crier : « Marie, prie pour nous ! » crier : « Michel, et Pierre, et tous les saints ! ».

18. Je ne crois pas que sur la terre il y ait homme si dur, que ne touchât de compassion ce que je vis ensuite.

19. Pour moi, lorsque je fus assez près pour que mes yeux discernassent clairement leur état, je fus saisi d’une profonde douleur.

20. D’un grossier cilice ils me paraissaient couverts ; chacun d’eux de l’épaule s’appuyait contre un autre et tous contre le rocher s’appuyaient.

21. Ainsi les pauvres aveugles aux pardons [9] se tiennent pour mendier leur vie, l’un sur l’autre penchant la tête,

22. Parce que la pitié s’excite, non seulement par le son des paroles, mais aussi par la vue, qui ne sollicite pas moins.

23. Et comme aux aveugles n’arrive point le soleil, ainsi aux ombres dont je parlais tout à l’heure ne se donne point la lumière du jour,

24. Toutes ayant la paupière percée et cousue avec un fil de fer, comme il se fait à l’épervier sauvage, pour qu’il demeure en repos.

25. Ce me semblait de ma part une offense, que de m’en aller voyant autrui sans en être vu : par quoi je me tournai vers mon sage Conseil.

26. Bien savait-il ce que le muet voulait dire ; aussi, sans attendre ma demande, il me dit : — Parle, et sois bref et net.

27. Virgile venait près de moi, du côté de la corniche où l’on peut tomber, parce qu’aucun parapet ne la borde :

28. De l’autre côté étaient les pieuses ombres, que tellement tourmentait l’horrible couture, que de pleurs elles baignaient leurs joues.

29. Je me tournai vers elles, et je commençai : — O âmes sûres de voir la lumière d’en haut, seul objet de votre désir !

30. Que bientôt de votre conscience la grâce nettoie l’écume, de sorte qu’en elle descende, limpide, le fleuve de l’esprit [10] !

31. Dites-moi (ce me sera une faveur précieuse) si parmi vous ici est une âme Latine : peut-être lui sera-t-il bon que je la connaisse.

32. « O mon frère, chacune d’elles est citoyenne d’une vraie cité ; mais tu veux dire : qui dans l’Italie ait vécu pèlerine.»

33. Il me parut ouïr cette réponse d’un peu au delà de l’endroit où j’étais, ce pourquoi je m’approchai encore pour entendre.

34. Entre les autres je vis une ombre qui semblait en attente ; et si quelqu’un me demandait comment, selon l’usage des aveugles elle levait le menton.

35. — Esprit, dis-je qui te mortifies pour monter, si tu es celui qui m’a répondu, fais-toi connaître à moi, ou par le lieu, ou par le nom.

36. « Je fus de Sienne, répondit-il, et avec ces autres je me purifie de ma vie mauvaise, demandant avec larmes que se donne à nous celui que nous implorons.

37. « Sage ne fus, quoique Sapia je fusse nommée [11], et plus de joie beaucoup eus-je du mal d’autrui, que de mon propre bien.

38. « Et afin que tu ne penses pas que je te trompe, écoute si, comme je te le dis, je fus insensée. Déjà je descendais la pente de mes ans,

39. « Et mes concitoyens étaient, près de Colle, aux prises avec leurs ennemis ; et je demandais à Dieu ce que, d’effet, il voulut.

40. « Là défaits, l’amère fuite précipita leurs pas, et voyant la chasse, j’en conçus une joie plus vive que toutes les autres joies,

41. « Et si grande que je levai ma face hardie, criant à Dieu : « Désormais, plus ne te crains [12] ! » comme fait le merle pour un peu de bonace [13].

42. « Je voulus rentrer en paix avec Dieu, vers la fin de ma vie ; et encore par la pénitence ne serait diminuée ma dette,

43. « Si de moi n’avait eu souvenir, dans ses saintes oraisons, Pierre Pettinagno [14], qui par charité eut pitié de moi.

44. « Mais toi, qui es-tu, qui t’en vas t’enquérant de notre état, ayant, comme je le crois, les yeux ouverts, et qui, vivant, discours ? »

45. — Mes yeux, dis-je, seront aussi fermés ici, mais peu de temps, parce que peu par eux ai-je péché, en les tournant avec envie.

46. Mais beaucoup plus mon âme inquiète craint le tourment d’au-dessous [15] : je sens déjà sur moi peser le fardeau d’en bas.

47. Et elle à moi : « Qui donc t’a conduit ici-haut parmi nous, si tu crois redescendre ? » Et moi : — Celui qui est avec moi, et qui se tait.

48. Je suis vivant, et ainsi requiers-moi, esprit élu, si tu veux que pour toi, là d’où je viens, je meuve encore mes pieds mortels.

49. « Ceci à ouïr est chose si nouvelle, répondit-elle, que grand signe est-ce que Dieu t’aime : lors donc aide-moi de tes prières.

50, « Et, je te le demande par ce que le plus tu désires, si jamais tu foules la terre de Toscane, rétablis-moi dans le souvenir des miens.

51. Tu les verras parmi ce peuple vain, qui espère en Talamone [16], et y perdra plus d’espérance qu’à chercher la Diane [17] ;

« Mais il en coûtera plus cher aux amiraux [18] »




NOTES DU CHANT TREIZIÈME


2-13-1. Seconde division ou second cercle du Purgatoire.

2-13-2. Le mont s’évasant en forme de cône, à mesure que l’on monte, chaque cercle devient plus étroit.

2-13-3. On doit toujours voyager à la lumière, jamais de nuit.

2-13-4. Ils n’ont point de vin. Paroles de Marie à son fils aux noces de Cana.

2-13-5. Paroles de l’Évangile : Diligite inimicos vestros.

2-13-6. Les motifs qui doivent exciter les Envieux à se guérir de leur vice doivent être des motifs d’amour.

2-13-7. Le frein qui doit les retenir doit être de son, de nature contraire, c’est-à-dire, doit être des menaces qui inspirent la crainte.

2-13-8. Au pied de l’escalier pur où l’on monte du second Cercle dans le troisième, là où est l’ange qui pardonne le péché d’envie.

2-13-9. Les pardons sont des fêtes religieuses où se gagnent des indulgences. Ce mot est encore usité dans ce sens dans plusieurs provinces.

2-13-10. Les pensées, les désirs, les affections, les volontés, lesquelles ont leur source dans l’esprit.

2-13-11. Il y a ici un jeu de mots assez froid sur les mots Savia et Sapia, Ce manque de goût est extrêmement rare chez Dante. Ayant été reléguée à Colle, Sapia prit en haine ses concitoyens, de sorte qu’elle se réjouit vivement de leur défaite dans un combat qu’ils livrèrent contre les Florentins.

2-13-12. « Je ne crains rien de toi, maintenant que mon désir le plus ardent est accompli. »

2-13-13. C’était une sorte de fable populaire, qu’un merle était en guerre avec janvier, pendant lequel il eut beaucoup à souffrir du froid, et qu’un peu de chaleur étant survenue, il dit à janvier : « Je ne te crains plus ; » d’où vient que les derniers jours de ce mois sont appelés « les jours du merle. »

2-13-14. Ermite florentin, d’autres disent siennois.

2-13-15. Du cercle inférieur où sont punis les Orgueilleux.

2-13-16. Les Florentins, ayant acquis le château et le port de Talamone, se flattaient de devenir par là puissants sur mer.

2-13-17. On disait que les Siennois, s’étant imaginé que sous leur ville passait une rivière nommée la Diane, firent d’énormes dépenses pour la trouver.

2-13-18. Les capitaines des vaisseaux florentins qui périrent par l’effet de l’air pernicieux de la Maremme.


CHANT QUATORZIÈME


1. « Qui est celui-là qui parcourt les cercles de notre mont, avant que la mort lui ait donné le vol [1] et qui ouvre et ferme les yeux à son gré ? —

2. « Je ne sais qui il est, mais je sais qu’il n’est pas seul : demande-le-lui, toi qui es plus près, et afin qu’il parle, fais-lui un doux accueil. »

3. Ainsi deux esprits [2], penchés l’un sur l’autre, discouraient là de moi, à main droite. Puis, pour me parler, ils renversèrent la tête.

4. Et l’un dit : « O âme, qui encore unie au corps t’en vas vers le ciel, par charité console-nous, et dis-nous

5. D’où tu viens, et qui tu es. De la grâce qui t’est faite nous sommes étonnés, autant qu’on doit l’être d’une chose qui auparavant ne fut jamais. »

6. Et moi : — Par le milieu de la Toscane s’épand un petit fleuve, qui nait dans le Falterona [3], et qu’un cours de cent milles ne rassasie pas [4].

7. De ses rives j’apporte ce corps ; vous dire qui je suis serait parler en vain, mon nom encore ayant peu retenti.

8. « Si mon intelligence saisit bien ta pensée, me répondit alors le premier, tu parles de l’Arno. »

9. Et l’autre lui dit « Pourquoi a-t-il caché le nom de cette rivière, comme on le fait des choses horribles ? »

10. Et celui à qui cette demande était faite, ainsi s’acquitta : « Je ne sais ; mais bien est-il juste que périsse le nom de ce fleuve,

11. « Qui, de sa source (où le mont alpestre dont le Pelore [5] est un tronçon, d’eaux abonde tellement, que peu de lieux en cela le surpassent),

12. « Jusque-là où il se rend, pour renouveler ce que le ciel évapore de la mer, d’où les fleuves tirent ce qui avec eux va [6].

13. « Ne rencontre que gens, qui tous, tenant la vertu pour ennemie, la fuient comme une couleuvre, par le malheur [7] du lieu, ou par la mauvaise habitude qui les aiguillonne.

14. « D’où, tant ont changé de nature les habitants de la misérable vallée, qu’il semble que Circé les ait eus dans ses pâturages [8].

15. « Parmi de sales pourceaux [9], plus dignes de glands que d’une autre nourriture à l’usage de l’homme, il dirige d’abord son maigre cours ;

16. « Puis descendant, il trouve des roquets [10] plus hargneux que ne le comporte leur force, et d’eux il détourne son museau dédaigneux [11].

17. « Il descend encore, et plus il grossit, plus le fleuve maudit et néfaste trouve de chiens qui se font loups [12].

18. « Ayant ensuite traversé des ravins plus sombres, il trouve les renards [13], si pleins de fraude, qu’ils ne craignent point qu’aucune habileté les vainque.

19. « Je le dirai, quoique d’autres m’entendent [14] ; et bien s’en trouvera celui-là, s’il se souvient de ce qu’un esprit vrai me dévoile.

20. « Je vois ton neveu, qui devient chasseur de ces loups [15] sur la rive de l’horrible fleuve, et les épouvante tous.

21. « Il vend leur chair vivante ; puis il les tue, comme on tue une vieille bête ; beaucoup de la vie, et soi d’honneur il prive.

22. « Sanglant il sort de la triste forêt [16] : telle il la laisse, que, comparée à ce qu’elle fut jadis, d’ici à mille ans elle ne se reboisera pas. »

23. Comme, à l’annonce de cruels désastres, se trouble le visage de celui qui écoute, de quelque, côté que le péril le menace ;

24. Ainsi vis-je l’autre âme, qui se tenait tournée pour entendre, se troubler et s’attrister après qu’en soi elle eut recueilli les paroles.

25. Le dire de l’une, et la vue de l’autre me rendirent désireux de savoir leurs noms, et je les demandai avec prières.

26. Sur quoi, celui qui le premier avait parlé, recommença : « Tu veux que je condescende à faire ce que tu n’as pas voulu faire pour moi.

27. « Mais, puisqu’en toi Dieu veut que tant reluise sa grâce, je ne te refuserai pas : sache donc que je suis Guido del Duca.

28. « Mon sang fut si enflammé d’envie, que si quelqu’un j’avais vu se réjouir, de jalousie tu m’aurais vu livide.

29. « De ce que je semai, une telle paille je moissonne. O humaine espèce, pourquoi mets-tu ton cœur là d’où doit être exclu tout compagnon [17] ?

30. « Celui-ci est Rinieri, l’ornement et l’honneur de la maison de Calboli, où nul ne s’est rendu héritier de sa vertu.

31. « Et non-seulement sa race, entre le Pô et le mont et la mer et le Reno, est devenue pauvre de biens requis pour jouir du vrai et du contentement [18] ;

32. « Mais au dedans de ces limites [19], tant abondent les plantes vénéneuses, que sans fruit désormais serait une culture tardive [20].

33. « Où est le bon Liccio [21] et Arrigo Menardi [22], Pierre Traversaro [23] et Guido di Carpigna [24] ? O Romagnols tombés en bâtardise,

34. « Lorsqu’à Bologne un Fabbro [25] se fait de haute lignée ; lorsqu’à Faënza, un Bernardino [26] di Fosco, d’une herbe, rampante [27] devient la noble tige !

35. « Ne t’étonne point, ô Toscan, si je pleure, lorsqu’avec Guido da Prata [28] je me rappelle Ugolin d’Azzo [29], qui vécut avec nous,

36. « Frédéric Tignoso [30] et ses compagnons, la maison Traversara et les Anastagi [31] (et l’une et l’autre race est déshéritée) [32]

37. « Si je pleure les dames et les cavaliers, les soucis et les joies qui en eux excitaient l’amour et la courtoisie, là où les cœurs sont devenus si mauvais.

38. « O Brettinoro [33], que ne fuis-tu, puisque ta famille, avec tant d’autres, s’en est allée pour ne pas se corrompre ?

39. « Bien fait Bagnacavallo, qui ne veut point de fils, et mal, Castrocaro, et pis, Conio [34], plus empressé d’engendrer de tels comtes.

40. « Bien feront les Pagani [35], lorsque leur démon s’en ira ; non cependant que jamais il reste d’eux une mémoire pure.

41 « O Ugolin de Fantoli, en sûreté est ton nom, parce que ne s’attend plus de toi, qui puisse en forlignant l’obscurcir.

42 « Mais va, Toscan, car trop plus maintenant me délecte le pleurer que le parler, tant notre pays m’a serré le cœur. »

43. Nous savions que ces chères âmes nous entendaient aller ; et ainsi, en se taisant, elles nous donnaient confiance dans le chemin [36].

44. Lorsqu’ayant avancé nous fûmes seuls, semblable au foudre quand il fend l’air, de devant nous vint une voix :

45. « Me tuera quiconque me rencontrera [37]. » Et elle s’enfuit, comme s’éloigne le tonnerre qui subitement déchire la nuée.

46. Lorsque d’elle notre ouie eut trêve, tout à coup une autre, avec un tel fracas qu’elle ressemblait au tonnerre qui suit un autre tonnerre :

47. « Je suis Aglaure [38], qui devins rocher. » Et alors, pour me serrer contre le Poète, en arrière je portai le pied, et non en avant.

48. Déjà partout l’air était tranquille ; et lui me dit : — Cette voix est le dur frein [39], qui devrait retenir l’homme dans ses bornes.

49. Mais vous prenez l’appât, de sorte qu’à soi vous tire l’hameçon de l’antique adversaire  [40], et ainsi peu vous sert le frein ou l’appel.

50. Vous appelle le ciel ; autour de vous il tourne, vous montrant ses beautés éternelles, et votre œil à terre seulement regarde.

Pour cela vous châtie celui qui voit tout.




NOTES DU CHANT QUATORZIÈME


2-14-1. Terme de fauconnerie. « Donner le vol à l’oiseau, » c’est le lâcher pour qu’il prenne son essor.

2-14-2. Guido del Duca, da Bertinoro, et Rinieri de’ Calboli, de Forli.

2-14-3. L’Arno, qui a sa source dans une montagne de l’Apennin nommée Falterona, sur les confins de la Romagne.

2-14-4. Dont le cours a plus de cent milles.

2-14-5. Promontoire de Sicile, actuellement séparé de l’Apennin, auquel jadis il était uni.

2-14-6. Ce qui coule avec eux, leurs eaux.

2-14-7. Influence malheureuse.

2-14-8. On connaît l’histoire de Circé et des compagnons d’Ulysse, changés par elle en animaux qui paissaient l’herbe, ou se nourrissaient de glands.

2-14-9. Les habitants du Casentino, et particulièrement les comtes Guidi. L’Arno est maigre, ou n’a que très peu d’eau au commencement de son cours.

2-14-10. Les Arétins.

2-14-11. L’Arno s’infléchit près d’Arezzo. Après avoir comparé les Arétins à des roquets hargneux, le Poète, continuant la métaphore, représente le fleuve comme un chien de haute race qui se détourne avec mépris de ces roquets.

2-14-12. Les Florentins avides et avares.

2-14-13. Les Pisans.

2-14-14. Guido del Duca continue de parler à Rinieri de’ Calboli ; les autres qui l’entendent sont Virgile et Dante, et Dante est celui qui se trouvera bien de l’écouter.

2-14-15. Falcieri de’ Calboli, neveu de Rinieri, étant podestat de Florence en 1302, persécuta les Blancs à l’instigation des Noirs, par lesquels il se laissa corrompre.

2-14-16. Florence, ainsi appelée à cause des loups dont elle est la demeure.

2-14-17. « Pourquoi convoites-tu si avidement les biens dont tu ne peux jouir, qu’un autre n’en soit privé ? »

2-14-18. Les qualités intellectuelles et morales, au moyen desquelles on discerne le vrai, et l’on jouit des plaisirs honnêtes.

2-14-19. Dans la Romagne.

2-14-20. « Il est désormais trop tard pour espérer de guérir ce mal invétéré. »

2-14-21. Liccio da Valbona.

2-14-22. Selon les uns, de Florence ; selon les autres, de Bertinoro.

2-14-23. Seigneur de Ravenne.

2-14-24. De Montefeltro.

2-14-25. Dominique Fabri de’ Lambertazzi.

2-14-26. A l’abâtardissement des Romagnols, Dante oppose deux hommes qui, d’une humble origine, se sont élevés à la noblesse par le mérite et la vertu, Domenico Fabbri de’ Lambartazzi, à Bologne, et Bernardino di Fosco, à Faënza.

2-14-27. Le mot italien gramigna signifie proprement chiendent.

2-14-28. Guido, seigneur de Prata ; lieu situé entre Ravenne et Faënza.

2-14-29. De la famille toscane des Ubaldini, mais qui, dit Guido del Duca, vécut avec nous, c’est-à-dire dans la Romagne.

2-14-30. D’une noble famille de Rimini.

2-14-31. Ces deux familles étaient de Ravenne.

2-14-32. Des vertus de ses ancêtres.

2-14-33. Petite ville de la Romagne, et patrie de Guido, qui l’adjure de fuir aussi, puisqu’on fuit d’elle, pour ne pas se corrompre ; la famille des Guidi, et tant d’autres avec elle.

2-14-34. Bagnacavallo, Castrocaro et Conio, situés également dans la Romagne, avaient pour seigneurs des comtes de fort mauvais renom, c’est pourquoi Guido, continuant son apostrophe, loue Bagnacavallo de laisser éteindre les siens, et blâme Castrocaro et Conio de perpétuer la lignée des leurs.

2-14-35. Les fils de Mainardo Pagani, qu’à cause de ses perfidies on avait surnommé le Diable, gouverneront bien Faënza (d’autres disent Imola) quand leur père mourra, mais non cependant de telle manière qu’ils soient exempts de tout reproche.

2-14-36. « Leur silence nous assurait que nous étions dans le bon chemin. »

2-14-37. C’est le mot de Caïn, après que par envie il eut tué son frère Abel : Omnis qui invenerit me, occidet me. Genèse, cap, IV.

2-14-38. Fille d’Erechthée, roi d’Athènes. Jalouse de sa sœur Ersé que Mercure aimait, elle traversa leurs amours autant qu’elle put, ce pourquoi le Dieu la changea en rocher.

2-14-39. Voy. ch. XIII, terc. 14.

2-14-40. Le diable.




CHANT QUINZIÈME


1. Entre la fin de troisième heure [1] et le commencement du jour, autant il apparaît de la sphère toujours en mouvement, comme l’enfant qui joue ;

2. Autant paraissait-il en rester au soleil pour achever son cours : là était le soir, et ici [2] le milieu de la nuit ;

3. Et les rayons me frappaient en pleine face, parce que nous tournions le mont de manière que nous allions droit vers le couchant,

4. Lorsque je sentis mes yeux éblouis d’une splendeur plus vive qu’auparavant, et que de stupeur me remplissaient les choses nouvelles :

5. D’où, au-dessus de mes sourcils je levai les mains, et me fis une ombrelle qui diminuait l’excessive lumière.

6. Comme, lorsque de l’eau ou du miroir rejaillit le rayon, en direction contraire, remontant de la même façon

7. Qu’il est descendu, et, par son égale vitesse, différant de la pierre qui tombe [3], selon que le montrent l’expérience et l’art ;

8. Ainsi me parut-il que de devant me frappait une lumière réfléchie [4] ; par quoi, à fuir mes yeux furent prompts.

9. — Qui est, dis-je, doux Père, celui contre qui ma vue ne peut trouver d’abri suffisant, et qui parait s’avancer vers nous ?

10. — Ne t’étonne point, si t’éblouissent encore les serviteurs célestes, me répondit-il : celui qui vient est envoyé pour inviter à monter.

11. Voir ces choses bientôt ne te sera point une peine, mais un plaisir, autant qu’à le sentir ta nature te dispose.

12. Lorsque nous eûmes joint l’Ange béni, d’une voix joyeuse il dit : « Entrez par ici, dans un escalier beaucoup moins roide que les autres. »

13. Partis de là, nous montâmes, et derrière nous fut chanté Beati misericordes [5], et : « Toi qui vaincs, réjouis-toi [6] ! »

14. Mon Maître et moi, seuls tous deux, en haut nous allions, et en allant, je pensai à tirer profit de ses paroles ;

15. Et vers lui je me tournai, ainsi demandant : — Que voulait dire l’esprit de Romagne [7] en parlant d’ « exclusion » et de « compagnon » ?

16. Et lui à moi : — Il connaît le dommage que cause son plus grand vice, et ainsi que l’on ne s’étonne pas s’il le reprend pour que moins on en pleure [8].

17. Parce que vos désirs s’attachent à ce qui, partagé entre plusieurs, diminue, l’envie vous gonfle de soupirs.

18. Mais si les élevait l’amour de la sphère suprême, en votre cœur ne serait point cette crainte [9].

19. Car, là, plus on dit « nôtre » [10], plus de bien possède chacun, et plus dans ce cloître augmente l’ardeur de la charité.

20. — Je suis plus loin d’être satisfait, dis-je, que si d’abord je m’étais tu, et plus de doutes en mon esprit s’amassent.

21. Comment se peut-il qu’un bien partagé rende plus riches de soi beaucoup de possesseurs, que si de peu il était possédé ?

22. Et lui à moi : — Parce que tu arrêtes ta pensée aux seules choses de la terre, de la vraie lumière tu ne tires que ténèbres.

23. Cet infini et ineffable bien qui est là-haut court à l’amour, comme le rayon au corps qui le reflète,

24. Autant il trouve d’ardeur, autant il se donne ; de sorte que plus s’étend la charité, plus sur elle s’épand l’éternelle vertu :

25. Et plus là-haut il est d’âmes unies, plus à l’amour le bien se prodigue, et plus on s’aime, et comme un miroir l’un à l’autre on rend.

26. Et si ma raison ne te rassasie pas, tu verras Béatrice, et pleinement par elle satisfait sera ce tien désir, et tout autre désir.

27. Tâche seulement que soient guéries, comme déjà deux le sont, les cinq plaies que ferme la douleur.

28. J’allais dire : « Tu apaises ma faim, » quand je m’aperçus que j’étais arrivé à l’autre cercle ; de sorte que, désireux de voir, je me tus.

29. Là, il me sembla être soudain ravi en une vision extatique, et voir dans un temple plusieurs personnes :

30. Et, à l’entrée, une femme, avec une douce contenance de mère, dire : « Mon fils, pourquoi envers nous as-tu ainsi agi ?

31. « Voilà qu’affligés, ton père et moi, nous te cherchions [11]. » Et, dès qu’elle se tut, ce que j’avais vu s’évanouit.

32. Ensuite, une autre m’apparut [12], les joues baignées de ces eaux que fait couler la douleur d’un grand affront reçu ;

33. Et elle disait : « Si tu es le maître de la ville dont, parmi les dieux, le nom excita un si vif débat [13] et d’où rayonne toute science,

34. « Venge-toi de ces bras audacieux qui embrassèrent notre fille, ô Pisistrate. » Et le Seigneur humain et doux

35. Me semblait lui répondre, avec un visage calme : « Que ferons-nous à qui nous veut du mal, si celui qui nous aime est par nous condamné ? »

36. Puis je vis des gens, enflammés de colère, lapider un jeune homme [14] en criant l’un à l’autre : « Tue ! tue ! »

37. Et lui, je le voyais, appesanti déjà par la mort, pencher vers la terre, mais les yeux toujours fixés au ciel,

38. Et, avec un visage où se peignait la pitié, en un si grand combat, prier le Seigneur très-haut de pardonner à ses persécuteurs.

39. Lorsque revenant à soi, mon âme se tourna vers les choses qui hors d’elle sont vraies, je reconnus mon erreur non dépourvue de vérité [15].

40. Mon Guide, me voyant pareil à un homme qui rompt les liens du sommeil, dit : — Qu’as-tu, que tu ne peux te soutenir ?

41. Tu as cheminé, plus d’une demi-lieue, les yeux voilés et les jambes vacillantes, comme un homme pris de vin ou de sommeil.

42. — O mon doux Père, si tu m’écoutes, je te dirai, répondis-je, ce qui m’est apparu lorsque ainsi mes jambes fléchissaient.

43. Et lui : — Eusses-tu cent masques sur la face, tes pensées ne me seraient point cachées, si fugitives qu’elles fussent.

44. Ce que tu as vu, c’était pour que tu ne refusasses pas d’ouvrir ton cœur aux eaux de la paix, qui coulent de l’éternelle fontaine.

45. Je n’ai point demandé « Qu’as-tu ? » par ce qui fait que demande celui qui regarde seulement avec l’œil qui ne voit pas quand le corps gît inanimé [16].

46. Mais j’ai demandé, pour donner de la force à ton pied. Ainsi faut-il exciter les paresseux, lents à user de la veille lorsqu’elle revient.

47. C’était le soir, et nous allions, regardant outre, tant que la vue pouvait s’étendre, à l’encontre des rayons tardifs [17] et brillants,

48. Quand, peu à peu, voici venir vers nous une fumée obscure comme la nuit, et nul endroit pour s’en abriter :

Elle nous priva des yeux et de l’air pur.




NOTES DU CHANT QUINZIÈME


2-15-1. Le soleil parcourt 15 degrés en une heure : à la fin de la troisième heure, après son lever, il a donc parcouru 45 degrés. Ainsi. Dante veut dire qu’il lui restait encore 45 degrés à parcourir avant de se coucher, ou que la neuvième heure venait de s’achever, puisqu’à l’équinoxe les jours sont égaux aux nuits, c’est-à-dire de douze heures.

2-15-2. , c’est-à-dire « dans le lieu où j’étais ; » ici, « dans le lieu où je suis maintenant, » ou en Italie.

2-15-3. En résumé, tout ceci signifie seulement que l’angle de réflexion est égal à l’angle d’incidence, et que la vitesse de la lumière est égale dans tous les sens : tandis que la pierre suit en tombant la direction perpendiculaire, et que sa vitesse n’est plus la même si elle s’en écarte.

2-15-4. La lumière de Dieu, dont celle de l’Ange n’était que la réflexion.

2-15-5. Bienheureux les miséricordieux ! Paroles de Jésus-Christ en saint Matthieu, ch. 5.

2-15-6. Allusion, selon les uns, à ce qu’ajoute le Christ : Gaudete et exultate, quoniam merces vestra copiosa est in cœtis : selon d’autres, à ce mot de saint Paul : Noli vinci a malo, sed' vince in bono malum.

2-15-7. Guido del Duca. Voy. ch. XIV, terc. 29.

2-15-8. Pour que l’on n’ait pas à l’expier par tant de pleurs après la mort.

2-15-9. La crainte de le partager avec d’autres.

2-15-10. Plus, dans le ciel, en parlant du bien on dit notre et non pas mon, — ou plus il est commun à tous, — plus il s’accroît en chacun.

2-15-11. Ce sont les paroles de la Vierge à son fils, lorsqu’après l’avoir cherché pendant trois jours avec Joseph, elle le trouva au milieu des Docteurs dans le temple de Jérusalem.

2-15-12. La femme de Pisistrate, qui lui demande vengeance d’un jeune homme, lequel, enflammé d’amour pour sa fille, l’avait embrassée publiquement.

2-15-13. Athènes, que Neptune et Minerve voulaient tous deux nommer. Ils convinrent que celui qui produirait la meilleure chose serait vainqueur dans ce débat. Neptune, d’un coup de trident, fit sortir de la terre un cheval ; Minerve en fit sortir un olivier. Les dieux prononcèrent en faveur de Minerve.

2-15-14. Saint Étienne.

2-15-15. Dante veut dire que « les faits qui lui apparaissent dans sa vision étaient vrais en eux-mêmes, mais qu’il se trompait en croyant les voir réellement. »

2-15-16. « Celui qui ne lit pas dans la pensée, mais voit seulement avec l’œil de chair. »

2-15-17. Il appelle tardifs les rayons du soleil couchant, parce qu’ils viennent les derniers.




CHANT SEIZIÈME


1. Les ténèbres de l’Enfer et d’une nuit sans planètes, sous un ciel pauvre [1], obscurci, autant qu’il se peut, par des nuages,

2. N’étendirent jamais sur ma face un voile aussi épais, que le fit cette fumée qui là nous couvrit [2].

3. Elle ne permettait pas que l’œil restât ouvert ; ce qu’avisant, ma fidèle Escorte s’approcha de moi et m’offrit son épaule.

4. Comme va l’aveugle derrière son conducteur, pour ne pas s’égarer, et ne se pas heurter contre quelque chose qui le blesse, ou peut-être le tue,

5. À travers l’air âcre et souillé, je m’en allais, écoutant mon Guide, qui disait seulement : — Prends garde à ne te point séparer de moi.

6. J’entendais des voix, et chacune d’elles paraissait demander paix et miséricorde à l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés.

7. Agnus Dei était leur seul exorde ; elles semblaient n’avoir toutes qu’une parole, qu’un chant, si parfaite était leur concorde,

8. — Quels sont, Maître, les esprits que j’entends ? dis-je. Et lui à moi : — Apprends le vrai, et qu’ils vont déliant le nœud de la colère [3].

9. « Mais toi, qui es-tu, qui fends notre fumée et parles de nous, comme si encore tu divisais le temps par calendes [4] ? »

10. Ainsi parla une voix ; sur quoi mon Maître dit : — Réponds, et demande si par ici l’on monte.

11. Et moi : — O créature, qui te purifies pour retourner belle à celui qui te fit, tu entendras merveille, si tu me suis.

12. « Je te suivrai autant qu’il m’est permis, répondit-elle, et si la fumée ôte le voir, l’ouïr en sa place nous tiendra joints. »

13. Lors je commençai : — Avec cette enveloppe que la mort dissout, en haut je vais, et ici je suis venu à travers les angoisses infernales.

14. Si Dieu m’a comblé de sa grâce, jusqu’à vouloir que je voie sa cour, d’une manière maintenant tout à fait inaccoutumée [5],

15. Ne me cèle point qui tu fus avant la mort, mais dis-le-moi, et dis-moi aussi si je vais bien vers le passage, et que tes paroles soient notre guide.

16. « Je fus Lombard et nommé Marc [6] : je connus le monde, et j’aimai cette valeur devant laquelle aujourd’hui chacun débande son arc [7].

17. « Pour aller en haut tu suis la droite voie. » Ainsi répondit-il. Et il ajouta : « Je te conjure de prier pour moi, quand tu seras là-haut. »

18. Et moi à lui : — J’engage ma foi de faire ce que tu demandes ; mais en moi est un doute que je ne saurais contenir, et qu’il faut que j’explique :

19. Il était d’abord simple, et à présent il est devenu double, en rapprochant ce que tu m’assures ici de ce qu’on m’a dit ailleurs [8].

20. Il est bien vrai, le monde est aussi dépeuplé de vertus que tu me le représentes, et plein et regorgeant de malice.

21. Mais, je te prie, indique-m’en la cause, de sorte que je la voie et la montre aux autres : l’un la place dans le ciel, et un autre ici-bas.

22. Un profond soupir, un hélas douloureux il poussa d’abord ; puis il commença : « Frère, le monde est aveugle, et bien voit-on que tu en viens.

23. « Vous qui vivez, vous cherchez la raison de tout au ciel, comme s’il emportait tout dans son mouvement par nécessité.

24. « S’il en était ainsi, en vous serait détruit le libre arbitre, et point ne serait-ce justice de recueillir pour le bien la joie, pour le mal les pleurs.

25. « Du ciel vos mouvements ont leur commencement, je ne dis pas tous ; mais supposé que je le dise, pour discerner le bien et le mal une lumière vous est donnée,

26. « Et le libre vouloir. Qui ne se refuse point à la fatigue des premiers combats contre le ciel [9], résiste, puis vainc tout, s’il se nourrit bien [10].

27. « A une force plus grande et à une nature meilleure, libres, vous êtes soumis [11], et celle-ci en vous crée l’esprit, que le ciel n’a pas sous sa dépendance.

28. « Si donc le monde présent dévie, en vous en est la cause, en vous doit-elle être cherchée ; et je vais te la découvrir.

29. « De la main de celui qui en elle se complaît avant qu’elle soit, comme un petit enfant qui rit et pleure, et ne sait pourquoi,

30. « Simplette sort l’âme, qui ne sait rien, sinon que, mue par qui l’a créée pour la joie, volontiers elle se tourne vers ce qui l’amuse.

31. « D’un léger bien d’abord elle sent la saveur, et, se trompant, elle court après, si un guide ou un frein n’infléchit son amour.

32. « D’où il convient qu’il y ait des lois pour imposer un frein, et un roi, qui de la vraie cité discerne au moins la tour [12].

33. « Il y a des lois ; mais qui les prend en main ? Personne ; parce que le pasteur qui précède ruminer peut, mais n’a pas les ongles fendus [13].

34. « Ce pourquoi le peuple, qui voit son guide rechercher le seul bien dont il est avide [14] s’en repait, et ne demande rien de plus.

35. « Bien peux-tu voir qu’être mal régi est la cause qui a rendu le monde criminel, et non la nature corrompue en vous.

36. « Rome, qui au bien ramena le monde [15] avait coutume d’avoir deux soleils [16], qui montraient les deux routes, celle du monde et celle de Dieu.

37. « L’un a éteint l’autre, et l’épée est jointe à la crosse, et mal convient-il que par vive force ils aillent ensemble [17],

38. « Parce que, joints, l’un ne craint pas l’autre [18]. Si tu ne me crois, regarde à l’épi ; car toute plante se connaît par sa graine [19].

39. « Dans le pays qu’arrosent l’Adige et le Pô, on trouvait la valeur et la courtoisie, avant que Frédéric [20] fût en querelle.

40. « Maintenant, peut y passer sûrement quiconque par honte évite de discourir avec les bons et de s’en approcher [21].

41. « Bien s’y voit-il encore trois vieillards, en qui l’âge antique réprimande le nouveau [22], et il leur semble que tard Dieu les appelle à une meilleure vie :

42. « Conrad da Palazzo [23] et le bon Gherardo [24], et Guido da Castello [25] qui, à la française, mieux est nommé le simple Lombard [26].

43. « Aujourd’hui, l’Église de Rome, confondant en soi deux pouvoirs, tombe dans la fange, et souille elle et sa charge [27]. »

44. — O mon Marc, dis-je, bien tu raisonnes, et, à présent je comprends pourquoi les fils de Lévi furent exclus de l’héritage [28].

45. Mais qui est ce Gherardo que tu dis être resté comme un modèle de la génération éteinte, pour être à reproche à ce siècle sauvage ?

46. « Ou me trompe ton parler, ou il m’éprouve, répondit-il, puisque, parlant toscan, tu sembles ne rien savoir du bon Gherardo.

47. « Par un autre surnom, point ne le connais, à moins que je ne l’emprunte de sa fille Gaia [29]. Dieu soit avec vous ; plus longtemps je ne vous accompagne.

48. « Vois blanchir la clarté, qui à travers la fumée rayonne. L’Ange est là ; il convient que je m’en aille avant qu’il paraisse. »

Ainsi il parla, et plus ne voulut m’écouter.




NOTES DU CHANT SEIZIÈME


2-16-1. Sans étoiles.

2-16-2. Ils sont entrés dans le troisième cercle, où est punie la colère, et la fumée indique le caractère de cette passion, qui est d’être aveugle.

2-16-3. Expiant le péché de colère.

2-16-4. « Comme si tu mesurais encore le temps comme on le mesure sur la terre. »

2-16-5. Maintenant, parce que jadis Dieu permit que quelques hommes privilégiés, comme saint Paul, vissent sa cour, c’est-à-dire le ciel, durant leur vie mortelle.

2-16-6. Vénitien, ami de Dante, et surnommé le Lombard à cause de l’affection qu’avaient pour lui les seigneurs de la Lombardie. À la pratique des cours il joignait une rare valeur.

2-16-7. Dont chacun aujourd’hui paraît soucieux.

2-16-8. Guido del Duca avait auparavant dit à Dante, que « de bons qu’ils étaient autrefois, les hommes étaient devenus mauvais. »

2-16-9. « Contre l’influence des astres. » Il s’agit du ciel matériel, et des vaines doctrines, alors si répandues, de l’astrologie judiciaire.

2-16-10. S’il continue de combattre avec courage.

2-16-11. La force et la nature de Dieu, à qui l’homme est soumis sans cesser d’être libre.

2-16-12. Ce qu’il y a de plus capital et de plus éminent dans la société, la Justice.

2-16-13. Dieu défendit aux Hébreux de se nourrir d’aucun animal qui ne ruminât et n’eût les ongles fendus. Levit. Cap. XI. Selon les interprètes de l’Écriture, le ruminer, dans le sens mystique signifie la sagesse, et les ongles fendus, l’action. Appliquant cette image à la doctrine développée par lui dans son livre de Monarchie, Dante dit que le pasteur qui précède, — le Pape, dont la fonction est la plus noble, — peut ruminer, — c’est-à-dire préparer l’élément spirituel pour le corps de la république chrétienne, — mais qui n’a pas les ongles fendus, — ou le pouvoir temporel, — lequel appartient à l’Empereur.

2-16-14. Les biens matériels.

2-16-15. La Rome chrétienne.

2-16-16. Le Pape et l’Empereur.

2-16-17. « Que la violence les réunisse en une même main. »

2-16-18. Parce qu’aucun des deux ne peut plus s’opposer à l’abus qui peut être fait de l’autre.

2-16-19. Paroles de Jésus-Christ : Ex fructibus eorum cognoscetis eos.

2-16-20. Frédéric II, fils d’Henri V, dont on connaît les longues querelles avec les Pontifes romains.

2-16-21. « Quiconque évite les bons, » etc., peut y passer sûrement, c’est-à-dire « sera sûr de n’en pas rencontrer. »

2-16-22. Dont les antiques vertus sont un reproche à la génération nouvelle.

2-16-23. De Brescia.

2-16-24. De Trévise ; on l’avait surnommé le Bon.

2-16-25. De Eteggio, en Lombardie, et de la famille des Roberti.

2-16-26. Les Français donnaient le nom de « Lombards » à tous les Italiens.

2-16-27. Métaphore tirée d’une bête de somme qui s’abat.

2-16-28. N’eurent point de part dans la distribution qui fut faite de la terre de Chanaan.

2-16-29. « A moins que je ne l’appelle le père de Gaia. »




CHANT DIX-SEPTIÈME


1. Ressouviens-toi, Lecteur, si jamais dans les Alpes te surprit le brouillard, à travers lequel on voit ainsi que voient les taupes à travers leur taie,

2. De quelle façon, lorsque les vapeurs humides et épaisses commencent à se raréfier, le soleil faiblement y pénètre ;

3. Et que ton imagination soit prompte à se représenter comment je revis d’abord le soleil qui se couchait.

4. Ainsi, réglant mes pas sur ceux de mon Maître fidèle, je sortis de ce nuage, et retrouvai les rayons déjà morts sur les rivages bas.

5. O imaginative, qui tellement quelquefois nous sépares des choses du dehors, qu’autour de nous sonnassent mille trompettes, point ne les entendrions,

6. Qui te meut, si ne t’excitent les sens ? Te meut une lumière qui s’informe dans le ciel, ou de soi-même, ou par le vouloir de Celui qui en bas l’envoie.

7. De l’impie dont la forme se changea en celle de l’oiseau qui à chanter le plus se délecte [1], j’eus la vision interne :

8. Et mon esprit en soi se replia si profondément, qu’aucune, chose du dehors n’y trouvait d’accès.

9. Puis me tomba dans la haute fantaisie [2] un crucifié superbe et farouche [3], et tel il se mourait.

10. Près de lui était le grand Assuérus, son épouse Esther, et le juste Mardochée, également intègre dans le dire et dans le faire.

11. Et cette image s’étant brisée d’elle-même, comme une bulle à laquelle manque l’eau où elle se forma,

12. Dans ma vision surgit une jeune fille [4] pleurant, et disant : « O reine, pourquoi par colère as-tu voulu ne plus être ?

13. « Tu t’es tuée pour ne pas perdre Lavinia, et maintenant tu l’as perdue : elle-même suis-je, moi qui pleure, mère, ta mort avant celle d’un autre [5]. »

14. Comme se rompt le sommeil, quand subitement une nouvelle lumière frappe les yeux fermés, et, rompu, se débat avant de mourir tout à fait ;

15. Ainsi s’éteignit en moi l’imaginer, sitôt que frappa mon visage une lumière, bien plus vive que celle à laquelle nous sommes accoutumés.

16. Je me tournais pour regarder d’où elle venait, lorsqu’une voix dit : « Ici l’on monte. » De toute autre pensée elle me détourna,

17. Et m’inspira un si grand désir de voir qui me parlait, que rien ne l’aurait pu calmer que son objet même.

18. Mais comme il advient devant le soleil, qui éblouit notre vue et se voile de son propre éclat, ainsi ma force ici défaillait.

19. — Celui-ci est l’esprit divin qui, sans être prié, nous indique le chemin pour aller en haut, et se cache lui-même dans sa lumière.

20. Avec nous il fait comme l’homme fait avec soi [6] : car, qui voit le besoin et attend qu’on le prie, malignement déjà se met sur la négative.

21. Maintenant, que nos pieds obéissent à une si haute invitation : tâchons de monter avant que la nuit se fasse ; après, on ne le pourrait jusqu’au retour du jour.

22. Ainsi dit mon Guide, et lui et moi nous tournâmes nos pas vers un escalier : et dès que je fus sur le premier degré,

23. Je sentis près de moi comme un mouvement d’ailes, et sur ma face passer un souffle, et j’entendis : « Beati pacifici [7] qui point n’ont en eux de mauvaise colère. »

24. Déjà, au-dessus de nous si élevés étaient les derniers rayons qui précèdent la nuit, que de plusieurs côtés paraissaient les étoiles.

25. O ma force, pourquoi ainsi m’abandonnes-tu ? disais-je en moi-même, sentant que mes jambes s’affaiblissaient.

26. Nous étions là où l’escalier cesse de monter, fixes comme le navire qui aborde la plage.

27. J’écoutais un peu si j’entendrais quelque chose dans le nouveau cercle [8] ; puis je me tournai vers mon Maître, et dis :

28. — Mon doux Père, dis, quelle offense expie-t-on dans le cercle où nous sommes ? Si les pieds s’arrêtent, que ne s’arrête point ton discours.

29. Et lui à moi : — L’amour du bien, séparé du devoir qui le règle, ici se restaure ; ici est châtié le rameur paresseux.

30. Mais, pour que tu entendes mieux encore, écoute-moi, et tu retireras quelque bon fruit de notre retard.

31. Mon fils, commença-t-il, ni le créateur, ni la créature jamais ne furent sans amour, ou naturel, ou procédant de la raison ; et tu le sais.

32. Le naturel toujours est exempt d’erreur ; mais l’autre peut errer par le vice de l’objet, ou par trop, ou par trop peu de force.

33. Tandis que vers les premiers biens [9] il est dirigé, et que, dans les seconds [10], il se mesure bien lui-même, il ne peut être la cause d’un mauvais plaisir.

34. Mais, quand il se tord vers le mal, ou qu’avec plus, ou avec moins d’ardeur qu’il ne doit, il court dans le bien, contre son Créateur agit la créature.

35. De là tu peux comprendre que l’amour en vous doit être la semence et de toute vertu, et de toute opération qui mérite une peine.

36. Or, l’amour ne pouvant détourner la vue du bien de son sujet, tout être est à l’abri de sa propre haine :

37. Et parce que nul être ne peut être conçu subsistant de soi, et séparé du premier être, celui-ci jamais ne saurait être haï.

38. Donc, si mes divisions sont exactes, le mal qu’on aime est le mal du prochain, et cet amour, sur votre limon, nait de trois manières.

39. Tel, en opprimant son prochain, espère l’excellence, et pour cela seul il souhaite que de sa grandeur il soit jeté bas ;

40. Tel craint de perdre pouvoir, faveur, honneurs, renommée, si un autre s’élève ; et d’autant plus il s’en attriste, qu’il aime plus le contraire.

41. Tel d’une injure paraît tant s’irriter qu’il devient avide de vengeance ; et celui-ci force est qu’il cherche le mal d’autrui.

42. Cet amour triforme ici-dessous se pleure [11]. À présent, je veux parler de celui qui court au bien d’une manière opposée à l’ordre.

43. Chacun confusément conçoit un bien où l’âme se repose et le désire ; et chacun s’efforce de l’atteindre.

44. Si un lent amour vous attire vers lui [12], pour le voir ou pour l’acquérir, les tourments de cette corniche vous purifient, pourvu qu’ait précédé un juste repentir.

45. Il est un autre bien qui ne rend pas l’homme heureux [13] : il n’est point la félicité, il n’est pas la bonne essence de tout bien, ni dans son fruit, ni dans sa racine.

46. L’amour qui trop s’y abandonne, au-dessus de nous se pleure dans trois cercles [14] ; mais comme la raison montre qu’il est triple,

Point n’en parle, afin que par toi-même tu cherches.




NOTES DU CHANT DIX-SEPTIÈME


2-17-1. Progné et sa sœur Philomèle, pour se venger de l’outrage qu’elles avaient reçu de Térée, mari de la première, mirent en pièces son fils Itis, et le lui firent manger. En punition de ce crime, elles furent transformées, Progné en hirondelle, et Philomèle en rossignol. Le poète suppose, avec quelques anciens, que ce fut Progné qui fut changée en rossignol.

2-17-2. Haute, c’est-à-dire élevée au-dessus des sens.

2-17-3. Aman, attaché à la croix qu’il avait préparée pour Mardochée.

2-17-4. Lavinie, fille d’Amata, qui, croyant que Turnus, à qui Lavinie était promise avait été tué par Énée, se pendit de désespoir.

2-17-5. Avant celle de Turnus, qu’Énée tua en effet plus tard.

2-17-6. Quand l’homme désire faire une chose, il la fait de soi-même, sans attendre qu’on le prie.

2-17-7. Bienheureux les pacifiques ! Paroles de Jésus-Christ dans le Sermon sur la montagne.

2-17-8. Le quatrième.

2-17-9. Dieu et la vertu.

2-17-10. Les biens inférieurs.

2-17-11. Ces trois sortes d’amours vicieux sont punies dans les cercles situés au-dessous de celui-ci, le cercle des Superbes, le cercle des Envieux et le cercle des Colères.

2-17-12. « Si l’amour se porte avec indolence vers le bien. »

2-17-13. Les biens temporels.

2-17-14. Les trois cercles supérieurs, où Dante rencontrera ceux qui ont péché par l’amour des richesses, des plaisirs de la table et des plaisirs charnels.




CHANT DIX-HUITIÈME


1. À son discours avait mis fin le grand Docteur, et attentivement il regardait sur mon visage si je paraissais content :

2. Et moi, que pressait encore une nouvelle soif, je me taisais au dehors, et au dedans je disais : « Peut-être qu’en trop demandant je le fatigue. »

3. Mais ce Père vrai, qui s’aperçut du timide vouloir qu’en moi je renfermais, en parlant me donna la hardiesse de parler.

4. D’où moi : — Maître, tant s’avise ma vue dans la lumière, que je discerne clairement tout ce que montre et trace la raison.

5. Je te prie donc, cher doux Père, de m’enseigner quel est cet amour à quoi tu réduis toute bonne opération et son contraire.

6. — Fixe sur moi, dit-il, les regards pénétrants de l’esprit, et te sera manifeste l’erreur des aveugles qui se font guides.

7. L’âme, créée pour aimer, se porte vers tout ce qui plait, sitôt que le plaisir l’éveille à l’action.

8. De ce qui existe réellement votre puissance perceptive attire l’image [1] et la déploie au dedans de vous, de sorte que l’âme se tourne vers elle :

9. Et si vers elle s’étant tournée, elle s’y incline, ceci est l’amour, ceci est la nature, que le plaisir unit à vous par un nouveau lien.

10. Et comme le feu se meut en haut, en vertu de sa forme [2], qui le porte à monter là où plus il subsiste dans sa propre matière [3],

11. Ainsi, ayant perçu, l’âme entre en désir, qui est un mouvement spirituel, et jamais ne se repose qu’elle n’ait joui de l’objet aimé.

12. Tu peux maintenant voir combien la vérité est cachée a ceux qui affirment que tout amour est louable en soi.

13. Il se peut que bonne en paraisse toujours la matière ; mais tout scel n’est pas bon, bien que la cire soit bonne.

14. — Tes paroles et mon esprit qui les suit, répondis-je, m’ont découvert l’amour ; mais, de cela même naissent en moi de nouveaux doutes.

15. Car, si vient du dehors ce qui détermine l’amour, et que l’âme n’ait point d’autre moteur, qu’elle aille droit, ou qu’elle dévie, ce n’est pas son mérite.

16. Et lui à moi ; — Tout ce qu’ici voit la raison, je puis te le dire ; pour ce qui est au delà, attends Béatrice ; car c’est sujet de foi.

17. Toute forme substantielle, distincte de la matière et unie avec elle, a en soi une vertu spécifique,

18. Laquelle n’est sentie que par son opération, et ne se manifeste que par son effet, comme la vie dans la plante par le vert feuillage :

19. Ainsi, d’où vient l’intelligence des premières notions et le sentiment des premiers objets que l’âme appète, l’homme ne le sait ;

20. Car ils sont en vous comme dans l’abeille l’instinct de faire le miel : et ce premier désir n’a rien qui mérite louange ou blâme.

21. Or, afin qu’à elle viennent s’unir toutes les autres, innée en vous est la vertu qui conseille, et qui doit garder le seuil du consentement.

22. Celle-ci est le principe qui vous rend capable de mériter, selon qu’il accueille et choisit les bons et les mauvais amours.

23. Ceux dont la raison a été au fond, ont reconnu cette liberté innée, et ils ont ainsi conservé la morale dans le monde.

24. D’où, supposé que tout amour, qui au dedans de vous s’enflamme, y naisse nécessairement, en vous est la puissance de le contenir.

25. Par libre arbitre, Béatrice [4] entend la noble vertu ; aie soin de t’en souvenir, si elle t’en parle.

26. La lune, qui avait retardé son lever presque jusqu’au milieu de la nuit [5], semblable à un bassin embrasé, nous faisait paraître les étoiles plus rares,

27. Et à l’encontre du ciel [6], elle parcourait la route que le soleil enflamme, alors qu’à son déclin ceux de Rome le voient entre les Sardes et les Corses [7] :

28. Et cette noble ombre par qui plus renommée est Pietola [8] que la cité Mantouane, avait déposé le fardeau dont je l’avais chargée [9].

29. Par quoi, mes questions ayant reçu des réponses claires et simples, j’étais comme un homme qui, à demi endormi, rêve.

30. Mais cette somnolence dissipèrent subitement des gens qui, derrière nous, se hâtaient,

31. Et, comme jadis l’Ismène [10] et l’Asope voyaient, de nuit, courir sur leurs bords une foule ardente, quand les Thébains avaient besoin de Bacchus ;

32. Ainsi, par ce que je vis de ceux qui venaient, dans ce cercle presse le pas celui qu’emportent un bon vouloir et un juste amour.

33. Ils nous eurent bientôt joints, car en courant allait toute cette grande troupe, et, devant elle, deux criaient en pleurant :

34. « Marie avec hâte courut à la montagne [11], et, pour subjuguer Herda, César investit Marseille, et courut en Espagne [12]. —

35. « Vite, vite ! que par peu d’amour point ne se perde le temps ! » criaient tous les autres qui suivaient ; « le zèle de bien faire fait reverdir la grâce. »

36. — O gens, en qui maintenant une vive ferveur compense peut-être la négligence et le retard que, par tiédeur, vous avez mis à accomplir le bien,

37. Celui-ci, qui vit (et certainement je ne vous mens pas), veut aller en haut, pourvu que le soleil nous éclaire : dites-nous donc où est le plus près passage.

38. Ainsi parla mon Guide ; et l’un de ces esprits dit : « Viens derrière nous, tu trouveras l’entrée.

39. « De nous mouvoir si désireux nous sommes, que nous ne pouvons nous arrêter ; ainsi pardonne, si te paraît rudesse l’effet de la justice en nous.

40. « Je fus abbé de San-Zeno de Vérone [13], sous l’empire du bon Barberousse, de qui avec douleur parle encore Milan [14].

41. « Et tel a déjà un pied dans la fosse, que bientôt fera pleurer ce monastère, et qui s’attristera d’y avoir eu puissance [15] ;

42. « Parce que son fils, difforme de tout le corps, et d’âme pire, et qui mal naquit, y tient la place du vrai pasteur. »

43. Je ne sais s’il en dit plus ou s’il se tut, tant il nous avait devancés ; mais cela j’entendis, et il me plut de le retenir.

44. Et celui qui en tout besoin m’avait secouru, dit : — Tourne-toi par ici, et vois-en deux venir en gourmandant la paresse.

45. Derrière tous les autres ils disaient : « Moururent ceux pour qui la mer s’ouvrit, avant que le Jourdain vît ses héritiers [16] ;

46. « Et ceux qui, jusqu’à la fin ne supportèrent pas la fatigue avec le fils d’Anchise, et se plongèrent eux-mêmes dans une vie sans gloire. »

47. Puis, quand ces ombres furent si loin de nous qu’on ne les pouvait plus voir, en moi entra un nouveau penser

48. Duquel divers autres naquirent, et de l’un à l’autre tant j’ondoyai, que dans le vague mes yeux se fermèrent,

Et la pensée se transforma en songe.




NOTES DU CHANT DIX-HUITIÈME


2-18-1. L’intention, dans la langue de la scolastique.

2-18-2. Autre expression de l’école qui signifie propriété, nature.

2-18-3. À monter dans le ciel de la lune, que l’on croyait être le réservoir du feu.

2-18-4. La théologie est ici personnifiée en Béatrice.

2-18-5. La lune était en son plein lorsque Dante commença son voyage. Se levant alors tous les soirs après le coucher du soleil, et chaque jour plus tard d’environ trois quarts d’heure, elle devait, le cinquième jour, se lever presque au milieu de la nuit.

2-18-6. Ces mots indiquent le mouvement propre et périodique de la lune qui s’accomplit d’occident en orient, au contraire du ciel étoilé qui se meut d’orient en occident.

2-18-7. A l’extrémité du signe du Scorpion, où le soleil était alors, il se couche, par rapport aux habitants de Rome, entre la Sardaigne et la Corse.

2-18-8. Lieu près de Mantoue, anciennement appelé Andes, et où naquit Virgile.

2-18-9. « Avait répondu à toutes les questions que je lui avais faites. »

2-18-10. Fleuves de la Béotie, sur les bords desquels les Thébains couraient avec des flambeaux allumés, en invoquant Bacchus, pour se rendre ce Dieu propice.

2-18-11. Pour visiter Élisabeth.

2-18-12. César, partant de Rome, se rendit avec une célérité merveilleuse à Marseille, dont il forma le siège, puis courut en Espagne, où il défit Affranius, Pétréius et un fils de Pompée, et s’empara de la ville d’Herda, aujourd’hui Lérida.

2-18-13. On croit que cet abbé de San-Zéno se nommait Albert.

2-18-14. Irrité contre les Milanais, en guerre avec lui pour la défense de leur liberté, l’empereur Frédéric Ier, surnommé Barberousse, détruisit leur ville. L’épithète de bon est une de ces ironies familières à Dante.

2-18-15. Albert della Scala, seigneur de Vérone, investit de force un de ses fils, difforme et vicieux, de l’abbaye de San-Zéno. Il était déjà vieux lorsqu’il commit cet acte de violence impie, « qu’il ne tardera pas, dit le Poète, à pleurer là où chacun acquitte sa dette envers la Justice inflexible. »

2-18-16. Ceux qui passèrent la mer Rouge à pied sec moururent avant d’être entrés dans la Palestine, promise en héritage aux enfants de Jacob. Et d’autres disaient : « Moururent ceux qui, jusqu’à la fin, etc. » Ce sont deux exemples de tiédeur et de paresse dans l’accomplissement du devoir.


CHANT DIX-NEUVIÈME


1. Alors que la chaleur du jour, vaincue par la Terre, ou quelquefois par Saturne, ne peut plus attiédir le froid de la Lune [1] ;

2. Quand les Géomanciens voient, avant l’aube, leur Fortune majeure [2] surgir dans l’Orient, par un chemin qui longtemps ne reste pas obscur ;

3. M’apparut en songe une femme bègue, aux yeux louches, courbée sur ses jambes torses, mutilée des mains, et de couleur blafarde.

4. Je la regardais : et comme le soleil ranime les froids membres engourdis par la nuit, ainsi mon regard délia sa langue,

5. Puis, en peu d’instants, la redressa tout entière, et colora, comme le veut l’amour, son visage défait.

6. Lorsque ainsi elle eut le parler libre, elle se mit à chanter de telle sorte, que je n’eusse pu qu’avec peine détourner d’elle mon attention.

7. « Je suis, chantait-elle, je suis la douce Sirène qui, au milieu de la mer, égare les mariniers, tant de m’ouïr le plaisir est grand.

8. « De sa route errante j’attirai Ulysse à mon chant : qui s’accointe avec moi, rarement me quitte, si pleinement je le satisfais. »

9. Sa bouche ne s’était pas encore refermée, quand soudain près de moi apparut une femme sainte, pour la confusion de celle-là.

10. — O Virgile, Virgile, qui est celle-ci ? vivement disais-je. Et lui venait, les yeux fixés seulement sur cette femme pudique [3].

11. Il prenait l’autre, et, fendant ses vêtements, par devant il la découvrait et me montrait le ventre : la puanteur qui s’en exhalait me réveilla.

12. Je tournai les yeux, et le bon Virgile : — Trois fois au moins, dit-il, je t’ai répété : Lève-toi et viens. Cherchons l’ouverture par où tu puisses entrer.

13. Je me levai. Déjà le jour remplissait tous les cercles du sacré mont, et nous allions, les reins tournés vers le soleil nouveau.

14. En le suivant [4], je portais le front comme qui l’a chargé de pensers, et qui fait de soi un demi-arc de pont,

15. Lorsque j’entendis : « Venez, ici l’on passe ! » d’un parler si doux et si affectueux, que de pareil on n’en entend point dans ce séjour mortel.

16. Ouvrant ses ailes, semblables à celles du cygne, celui qui ainsi nous avait parlé, nous dirigea en haut entre les parois du dur rocher.

17. Sur nous ensuite il agita les pennes, qui lugent déclarant heureux [5], parce que leurs âmes seront consolées [6].

18. — Qu’as-tu, qu’à terre seulement tu regardes ? me dit mon Guide, ayant tous deux l’Ange un peu au-dessus de nous.

19. Et moi : — Si soucieux vais-je, à cause de la nouvelle vision, qui tant m’obsède que je ne puis cesser d’y penser.

20. — Tu as vu, dit-il, cette antique magicienne qui, seule désormais, au-dessus de nous se lamente [7], et tu as vu comment l’homme se dégage d’elle.

21. Que cela te suffise, et de tes talons frappe la terre : tourne les yeux vers le leurre que te montre le Roi éternel dans ses orbes immenses.

22. Tel que le faucon, qui d’abord regarde ses pieds, se tourne ensuite au cri, et s’élance par le désir de la pâture qui devant l’attire,

23. Tel devins-je, et tel, aussi loin que se fend le rocher pour donner passage à qui monte, allai-je jusque-là où commence le circuit.

24. Lorsque, libre, je fus dans le cinquième cercle, j’y vis des gens qui, gisants à terre la face en bas, pleuraient.

25. « Adhæsit pavimento anima mea [8] » je les entendais dire, avec des soupirs si profonds, que l’on distinguait à peine les paroles.

26. — O élus de Dieu, dont la justice et l’espérance rendent les souffrances moins dures, dirigez-nous vers les hauts degrés. —

27. « Si vous venez sans avoir à craindre d’être ici gisants, et voulez trouver le chemin le plus court, que votre droite soit toujours en dehors [9]. »

28. Ainsi pria le Poëte, et ainsi il lui fut répondu d’un peu au-devant de nous. Et moi, par le parler, je discernai celui qui était caché ;

29. Et je tournai les yeux vers mon Seigneur, qui, avec un signe de contentement, m’accorda ce que demandait le regard du désir.

30. Quand je fus maître de disposer de moi, je m’approchai de cette créature que ses paroles m’avaient fait remarquer,

31. Disant : — Esprit, en qui le pleurer mûrit ce sans quoi tu ne peux retourner à Dieu [10], suspends un peu pour moi ton plus grand souci.

32. Qui tu fus, et pourquoi vos dos sont tournés en haut, dis-moi, si tu veux que je t’obtienne quelque chose là d’où je suis parti vivant.

33. Et lui à moi : « Pourquoi veut le ciel que vers lui nos dos soient tournés, tu le sauras ; mais, auparavant, scias quod ego fui successor Petri [11].

34. « Entre Siestri et Chiaveri [12] descend une belle rivière, de laquelle originairement ma race tire son nom.

35. « Durant un mois et un peu plus, j’éprouvai combien pèse le grand manteau à qui veut le préserver de la fange : paraîtraient une plume tous les autres fardeaux.

36. « Ma conversion, hélas ! fut tardive ; mais, quand je fus fait Pasteur romain, je connus la vie menteuse.

37. « Je vis que là ne s’apaisait point le cœur, et que, dans cette vie, on ne pouvait monter plus haut, ce pourquoi de celle-ci en moi s’enflamma l’amour.

38. « Jusque-là misérable et séparée de Dieu fut mon âme tout avare : maintenant, comme tu vois, j’en suis ici puni.

39. « Ce qu’opère l’avarice, se manifeste ici dans la position renversée des âmes qui se purifient ; et le mont n’a point de peine plus amère.

40. « Comme nos yeux, fixés sur les choses terrestres, ne se tournèrent point en haut, ainsi la justice ici les attache à terre :

41. « Et comme l’avarice éteignit en nous tout amour du bien, par quoi se perd l’opérer [13], ainsi la justice ici nous tient resserrés,

42. « Liés et pris des pieds et des mains, et tant qu’il plaira au Seigneur juste, nous resterons étendus immobiles. »

43. Je m’étais agenouillé, et je voulais parler ; mais, comme je commençais, s’étant aperçu, par l’ouïe seulement, de mon acte respectueux,

44. « Pourquoi, dit-il, ainsi te courbes-tu ? » Et moi à lui : — Parce que m’en presse ma droite conscience, à cause de votre dignité.

45. « Redresse tes jambes et lève-toi, frère, répondit-il : ne te trompe point. Comme toi et comme les autres, d’une seule Puissance je suis le serviteur,

46. « Si cette parole évangélique neque nubent [14] tu entendis jamais, bien peux-tu voir pourquoi ainsi je parle.

47. « Va, maintenant : je ne veux pas que tu t’arrêtes davantage ; car ta présence gêne le pleurer avec lequel je mûris ce que tu as dit.

48. « J’ai là [15] une nièce nommée Alagia, bonne de soi, pourvu que, par l’exemple, notre maison ne la rende pas mauvaise :

« Elle seule m’est restée là. »




NOTES DU CHANT DIX-NEUVIÈME


2-19-1. Lorsque la terre, échauffée par la chaleur du jour, s’est refroidie, c’est-à-dire, vers la fin de la nuit. Dans les idées reçues alors, au froid naturel de la terre se joignait l’influence réfrigérante de Saturne, quelquefois, c’est-à-dire lorsqu’il s’élevait au-dessus de l’horizon, après le coucher du soleil.

2-19-2. Lorsqu’en jetant leurs points, les géomanciens trouvaient une certaine ressemblance fortuite entre leur disposition et celle des étoiles situées vers l’extrémité du Verseau et le commencement des Poissons, c’était à leurs yeux le signe le plus favorable, que, pour cette raison, ils appelaient la Fortune majeure. Or, quand les Poissons montent sur l’horizon à la suite du Verseau, le soleil, s’il est alors dans le Bélier, est près de se lever ; et c’est tout ce que Dante veut dire.

2-19-3. Personnage allégorique ; les uns disent la Prudence, d’autres la Philosophie morale.

2-19-4. En suivant Virgile.

2-19-5. Déclarant heureux ceux qui pleurent, qui lugent. On a déjà vu des exemples de ces phrases mi-partie latines et italiennes.

2-19-6. Paroles de Jésus-Christ, et l’une des sept Béatitudes que le Poëte oppose aux sept Péchés capitaux.

2-19-7. La Sirène représente l’Avarice, la Gourmandise et la Luxure. Ces trois vices, les seuls qui restent à expier, sont punis dans les trois derniers cercles du Purgatoire, situés au-dessus de celui où Dante est encore.

2-19-8. « Mon âme s’est attachée au pavé. » Ps. CXVIII. Ces paroles, dans la bouche des avares qui se purifient en ce lieu, signifient l’attachement à ce qu’il y a de plus bas.

2-19-9. « Ayez toujours votre droite du côté de la corniche opposée au mont. »

2-19-10. La pureté de l’âme.

2-19-11. « Sache que je fus successeur de Pierre. » Ottobuono de Fieschi, qui devint pape sous le nom d’Adrien V. Son pontificat ne dura qu’un mois et neuf jours.

2-19-12. Dans le territoire de Gênes.

2-19-13. Parce que, pour opérer le bien, il faut l’aimer.

2-19-14. Jésus-Christ, répondant aux questions captieuses des Saducéens, leur dit que les liens du mariage n’existant point dans l’autre vie, neque nubent, neque nubentur. Ainsi Adrien, là où Dante le rencontre, n’est plus l’époux de l’Église.

2-19-15. Sur la terre.

CHANT VINGTIÈME


1. Contre un plus fort vouloir, mal combat un autre vouloir ; ainsi, contre ce qui me plaisait, pour lui plaire, je retirai de l’eau l’éponge non rassasiée [1].

2. Je m’avançai, et mon Guide s’avança par l’espace libre [2], le long de la rampe, comme on va par un étroit mur crénelé,

3. La gent qui, par les yeux, goutte à goutte, verse le mal dont tout le monde est plein [3], s’approchant trop en dehors [4].

4. Maudite sois-tu, antique louve, qui, plus que toutes les autres bêtes, abondes de proie pour ta faim sans fond !

5. O ciel, dont on paraît croire que les mouvements changent la condition des choses d’ici-bas, quand viendra celui [5] par lequel s’en ira celle-ci ?

6. Nous allions à pas lents et rares, et j’étais attentif aux ombres que j’entendais pitoyablement pleurer et se plaindre,

7. Lorsque, de fortune, j’ouïs : « Douce Marie ! » devant nous appeler au milieu de ces pleurs, comme la femme en travail d’enfant,

8. Et ajouter : « Aussi pauvre tu fus qu’on le peut voir par le réduit où tu déposas ton fruit saint. »

9. J’entendis ensuite : « O bon Fabricius, tu aimas mieux la pauvreté avec la vertu, que de grandes richesses avec le vice. »

10. Tant me plurent ces paroles, que je m’avançai pour connaître l’esprit de qui elles paraissaient venir.

11. Il parlait aussi de la largesse que fit Nicolas aux jeunes vierges, pour conserver pur leur honneur [6].

12. — O âme qui si bien discours, dis-moi qui tu fus, dis-je, et pourquoi seule tu renouvelles ces dignes louanges.

13. Tes paroles ne seront point sans récompense, si je reviens accomplir le court chemin de cette vie qui vole vers son terme.

14. Et lui : « Je te parlerai, non pour confort que j’attende de là, mais à cause de la grâce singulière qui reluit en toi avant que tu sois mort.

15. « Je fus la racine de la mauvaise plante [7] qui tellement de son ombre couvre la terre chrétienne, que rarement s’y cueille un bon fruit.

16. « Si Douai, Gand, Lille et Bruges pouvaient, prompte en serait la vengeance, et je la demande à celui qui juge tout.

17. « Je fus appelé là Hugues Capet : de moi sont nés les Philippe et les Louis, par qui nouvellement est régie la France.

18. « Je fus fils d’un boucher de Paris. Lorsque les anciens rois vinrent à manquer tous, hors un qui avait endossé la robe grise [8],

19. « Je me trouvai ayant en main le frein du gouvernement du royaume, et si puissant par de nouveaux acquêts, et entouré de tant d’amis,

20. « Qu’à la couronne veuve fut promue la tête de mon fils, par qui de ceux-là commença la race exécrable.

21. « Jusqu’à ce que la grande dot de Provence [9] eût à mon sang ôté toute pudeur, peu il valait, mais du moins il ne faisait pas de mal.

22. « Alors, par la force et le mensonge, commencèrent leurs rapines : ensuite, pour amende [10], ils prirent le Ponthois, la Normandie et la Gascogne.

23. « Charles vint en Italie, et pour amende, fit de Conradin une victime [12], et au ciel renvoya Thomas [12], pour amende.

24. « Peu après, je vois un temps où de France est attiré un nouveau Charles [13], pour que mieux soient connus et lui et les siens.

25. « Il en sort sans armée, seul avec la lance [14] avec laquelle jouta Judas, et si bien que de Florence elle ouvre le flanc.

26. « Par là point de terre il ne gagnera, mais péché et honte, pour lui d’autant plus pesants, que plus léger lui semblera un pareil dommage.

27. « L’autre qui sortit ensuite [15], je le vois, pris sur un navire, vendre sa fille, et en trafiquer comme les corsaires des autres esclaves.

28. « O avarice, quoi de plus peux-tu faire des miens, après qu’à toi tellement tu les as attirés, que point ils n’ont souci de leur propre chair ?

29. « Pour que moindre paraisse le mal futur et le mal fait, je vois dans Alagna [16] entrer le lis, et dans son vicaire le Christ captif.

30. « Je le vois moqué une autre fois : je le vois derechef abreuvé de vinaigre et de fiel, et mis à mort [17] entre deux voleurs vivants.

31. « Je vois le nouveau Pilate, si cruel que, non assouvi encore, il porte, sans rescrit, ses voiles avides dans le temple [18].

32. « O mon Seigneur, quand joyeux verrai-je la vengeance cachée dont jouit en secret ta colère !

33. « Ce que je disais de cette unique épouse de l’Esprit saint [19] sur quoi pour t’enquérir tu t’es tourné vers moi,

34. « Nous le redisons dans nos prières, pendant que le jour dure ; mais, quand vient la nuit, nos voix prennent un ton contraire [20].

35. « Alors nous parlons de Pygmalion [21], que traître et voleur et parricide fit l’insatiable désir de l’or ;

36. « Et de la misère de l’avare Midas [22], suite de l’avide demande qui doit le rendre à jamais un objet de risée.

37. « Puis chacun se rappelle l’insensé Achan [23], comment il déroba le butin, et il semble qu’ici le châtie encore la colère de Josué.

38. « Ensuite nous accusons Saphira avec son mari [24] ; aux ruades que reçut Héliodore [25] nous applaudissons, et tout le mont roule dans l’infamie.

39. « Polymnestor [26] qui tua Polydore. Enfin, ici l’on crie : O Crassus, dis-nous, puisque tu le sais, quel goût a l’or ?

40. « L’un parle haut, et l’autre bas, selon le sentiment qui nous excite à parler avec plus ou moins de véhémence. »

41. Cependant à écouter le bien que de jour on rappelle, je n’étais pas seul ; mais là auprès était une autre personne qui n’élevait pas la voix.

42. Nous avions quitté cet esprit, et nous tâchions de gagner du chemin autant que nos forces nous le permettaient,

43. Lorsque je sentis trembler le mont comme une chose qui tombe : d’où je fus pris d’un frisson semblable à celui qui saisit l’homme qu’on mène à la mort.

44. Si fortement ne trembla pas Délos [27], avant que Latone y eût fait le nid ou elle enfanta les deux yeux du ciel.

45. Puis retentit de toutes parts un cri tel, que le Maître se tourna vers moi, disant : — Ne crains rien, pendant que je te guide.

46. « Gloria in excelsis Deo ! » tous disaient selon que je le compris, lorsque de plus près je pus entendre le cri.

47. Nous demeurâmes immobiles et en suspens, comme les pasteurs qui les premiers ouïrent ce chant [28], jusqu’à ce que, le tremblement ayant cessé, le chant aussi cessa.

48. Puis nous reprîmes notre route sainte, regardant les ombres qui gisaient à terre, et qui déjà étaient retournées aux pleurs accoutumés.

49 Contre aucune ignorance qui me rendit désireux de savoir, je n’eus jamais si grand combat, si ma mémoire en cela n’erre pas,

50. Que n’était celui qu’en ma pensée il me semblait alors avoir ; et, à cause de la hâte, je n’osais demander, et là par moi-même je ne pouvais rien voir :

Ainsi je m’en allais timide et pensif.




NOTES DU CHANT VINGTIÈME


2-20-1. « Je cessai de l’interroger, quelque désir que j’en eusse encore. »

2-20-2. Par l’espace que ne remplissaient pas les âmes étendues à terre.

2-20-3. Qui chasse hors de soi, se purifiant par des pleurs, le péché qui infecte le monde entier : l’avarice.

2-20-4. Approchant trop du bord escarpé et sans parapet.

2-20-5. Le mouvement céleste par l’influence duquel la louve maudite sera forcée de sortir du monde.

2-20-6. Saint Nicolas, évêque de Mire, dota trois jeunes filles, pour les garantir des périls qui menaçaient leur chasteté.

2-20-7. La race Capétienne, qui succéda dans le royaume de France, aux Carolingiens.

2-20-8. Le froc.

2-20-9. La Provence, apportée en dot à Charles d’Anjou, frère de Louis XI, par la fille de Raymond Bérenger.

2-20-10. « Pour réparer leurs injustices. » L’ironie se continue dans le tercet suivant.

2-20-11. Conradin, fils de Conrad, et légitime héritier de la couronne des Deux-Siciles, ayant été défait et pris en combattant contre Charles d’Anjou, celui-ci, sacrifiant cette victime à son ambition le fit périr sur un échafaud.

2-20-12. Saint Thomas d’Aquin. On disait que Charles l’avait fait empoisonner, dans la crainte qu’il ne fût contraire à ses intérêts dans le concile de Lyon. Renvoya, parce qu’originairement toutes les âmes viennent du ciel.

2-20-13. Charles de Valois ; il vint en Italie en 1301. Envoyé par Boniface VIII à Florence pour la pacifier, il trompa les Florentins, et, sous prétexte de rétablir l’ordre exerça toute sorte de cruautés.

2-20-14. La trahison.

2-20-15. Charles, fils de Charles Ier, roi de Sicile et de Pouille, sortit de France, en 1282, pour tenter de reconquérir la Sicile, et, dans un combat qu’il soutint contre Roger d’Oria, amiral du roi d’Aragon, fut fait prisonnier sur son navire. Il eut une fille nommée Béatrice, qu’il vendit à Azzo VI d’Esté pour trente mille, ou, selon d’autres, pour cinquante mille florins.

2-20-16. Anagni, où Étienne Colonne s’empara de Boniface VIII, par ordre de Philippe le Bel.

2-20-17. Boniface VIII ne fut pas tué, mais mourut de rage peu de temps après, ainsi que le rapporte Villani.

2-20-18. Allusion aux décimes perçus par Philippe le Bel sur les biens du clergé, sans l’autorisation du Pape.

2-20-19. La Vierge Marie.

2-20-20. Durant le jour ils louent ceux qui furent des exemples de pauvreté et de libéralité ; pendant la nuit ils parlent des châtiments réservés à la cupidité et à l’avarice.

2-20-21. Pygmalion, afin de s’emparer du royaume et des richesses de Sichée, frère de son père Bélus, et mari de Didon, sa propre sœur, le tua en trahison.

2-20-22. Midas ayant obtenu de Bacchus que tout ce qu’il toucherait se changeât en or, se vit dans l’impuissance de prendre aucune nourriture par suite de cette avide demande.

2-20-23. Achan s’étant approprié, contre le commandement de Dieu, une partie du butin fait dans Jéricho, fut lapidé par ordre de Josué.

2-20-24. Saphira et son mari tombèrent morts aux pieds de saint Pierre, pour avoir retenu une partie du prix du champ qu’ils avaient vendu. Act., cap. V.

2-20-25. Envoyé par Séleucus, roi de Syrie, pour enlever les trésors du temple de Jérusalem. À peine eut-il mis le pied sur le seuil, qu’un homme armé lui apparut, sur un cheval dont les ruades le repoussèrent et l’obligèrent à prendre la fuite.

2-20-26. Afin de s’emparer des trésors que, durant le siège de Troie, Priam avait confiés à sa garde avec son fils Polydore, Polymnestor, roi de Thrace, mit à mort celui-ci par la plus infâme trahison.

Crassus, vaincu par les Parthes, ordonna aux siens de le tuer, pour ne pas tomber vivant entre les mains des ennemis. Ceux-ci, lui ayant coupé la tête, la jetèrent dans un vase plein d’or en fusion, disant : « Tu as eu soif d’or, bois de l’or ; aurum sitisti, aurum bibe. »

2-20-27. L’île de Délos errait et flottait, agitée par les eaux, jusqu’à ce que Latone la fixât pour y enfanter Apollon et Diane, que Dante appelle les deux yeux du ciel, la Fable identifiant Apollon avec le soleil, et Diane avec la lune.

2-20-28. Voy. Luc, cap. II.



CHANT VINGT-UNIÈME


1. La soif naturelle [1] qu’apaise seule l’eau qu’en grâce demanda la pauvre femme samaritaine [2],

2. Me tourmentait, et par la route embarrassée me hâtant à la suite de mon Guide, je me condoulais de la juste vengeance ;

3. Quand voilà que, comme en Luc il est écrit que le Christ, sorti du sépulcre, apparut à deux de ses disciples en voyage,

4. Nous apparut une ombre : derrière nous elle venait, regardant la troupe gisante à ses pieds. Nous ne l’avions point aperçue, de sorte que la première elle parla,

5. Disant : « Mes frères, que Dieu vous donne la paix ! » Soudain nous nous retournâmes, et Virgile lui rendit le salut qui convenait au sien.

6. Puis il commença : — Que dans l’assemblée bienheureuse t’introduise en paix le juste Juge qui me relègue dans un éternel exil.

7. « Si vous êtes, dit-elle en continuant d’aller, des ombres que Dieu ne daigne pas admettre là-haut, qui vous a ainsi conduits par cet escalier ? »

8. Et mon Maître : — Si tu regardes les signes que porte celui-ci, et que l’Ange a tracés, bien verras-tu qu’avec les bons il doit régner.

9. Mais, parce que celle qui jour et nuit file, n’avait pas encore épuisé la quenouille que Clotho dispose et mesure pour chacun,

10. Son âme, sœur de la tienne et de la mienne, venant là-haut n’y pouvait venir seule, ne voyant pas comme nous voyons :

11. Ce pourquoi je fus tiré de la large gueule de l’Enfer pour le guider, et je le guiderai aussi loin que le pourra mon savoir.

12. Mais dis-nous, si tu le sais, pourquoi de telles secousses ont ébranlé le mont, et pourquoi tous ensemble ont paru jeter le même cri, jusqu’à son humide pied.

13. Ainsi demandant, il toucha tellement le but de mon désir, que par l’espérance un peu apaisée fut ma soif.

14. Celui-là commença : « Point n’est-ce une chose qui trouble l’ordre de la pieuse montagne, ou qui soit inaccoutumée.

15. « Elle est exempte de toute altération : de ce qu’en soi le ciel reçoit d’elle [3] cela peut venir, et non d’autre chose :

16. « Car ni pluie, ni grêle, ni neige, ni rosée, ni bruine, ne tombe au-dessus du court escalier des trois degrés [4].

17. « Ne s’y voient aucuns nuages, épais ou légers, ni éclairs, ni la fille de Thaumas [5], qui là [6] souvent change de contrées.

18. « Nulle sèche vapeur ne monte plus haut que le sommet des trois degrés dont je parlais, où le vicaire de Pierre a ses pieds.

19. « Peut-être plus bas tremble-t-elle un peu, ou beaucoup ; mais, par un vent qui dans la terre se cache, je ne sais comme, ici-haut le mont ne tremble jamais.

20. « Il tremble, lorsqu’une âme se sent pure, de sorte qu’elle monte, ou se meuve pour monter, et ce cri la seconde.

21. « De la pureté le seul vouloir fait preuve, l’âme tout à coup se sentant libre de changer de demeure, et de le vouloir elle se réjouit.

22. « Auparavant bien le voudrait ; mais ne le permet pas le désir par lequel veut la divine Justice qu’elle se porte vers le châtiment, comme au péché elle se porta.

23. « Et moi qui, cinq cents ans et plus, ai été gisant sous cette peine, tout à l’heure seulement j’ai senti le désir d’un séjour meilleur.

24. « Pour cela tu as senti le tremblement, et entendu les pieux esprits par tout le mont rendre gloire à ce Seigneur, afin qu’il hâte leur passage là-haut ! »

25 Ainsi lui dit-il : et comme on se réjouit d’autant plus de boire, que plus grande est la soif, je ne saurais dire combien il satisfit la mienne.

26. Et le sage Guide : — Maintenant je vois le filet où ici vous êtes pris, et comme on s’en dégage, pourquoi le tremblement, et de quoi vous vous conjouissez.

27. Qu’il te plaise maintenant que je sache qui tu fus ; pourquoi tant de siècles tu as été ici gisant, je l’ai compris par tes paroles.

28. « Au temps où le bon Titus, avec l’aide du souverain Roi, vengea [7] les blessures d’où sortit le sang vendu par Judas ;

29. « Revêtu du nom le plus durable et le plus honoré [8], j’étais là célèbre, mais n’ayant pas encore la foi.

30. « Tant fut doux le souffle de ma voix, que de Toulouse à soi m’attira Rome, ou je méritai que de myrte mes tempes fussent ornées.

31. « Là encore on me nomme Stace : je chantai de Thèbes, puis du grand Achille ; mais sous la seconde charge en chemin je tombai [9].

32. « De mon ardeur furent la semence les étincelles de la divine flamme qui m’embrasa, et à laquelle se sont allumés plus de mille.

33. « Je parle de l’Énéide, qui me fut une mamelle et une nourrice de poésie : sans elle je n’eusse pesé une drachme.

34. « Et pour avoir vécu là quand vivait Virgile, je consentirais que, d’un soleil [10] plus que je ne dois, fût retardée la fin de mon bannissement. »

35. Virgile, à ces paroles, vers moi se tourna, d’un visage qui, en se taisant, me disait : Tais-toi ! Mais ne peut la vertu tout ce qu’elle veut.

36. Le rire et les pleurs suivent tellement la passion qui les excite, qu’ils n’obéissent point au vouloir, et moins encore chez les plus vrais.

37. Je souris donc, comme celui qui fait signe : sur quoi l’ombre se tut, et me regarda aux yeux, où plus se retrace l’image véritable [11].

38. « Que d’un si grand travail tu recueilles le fruit [12] ! dit-il. Pourquoi ton visage m’a-t-il tout à l’heure montré un éclair de rire ? »

39. Je me trouve ainsi pris d’une et d’autre part : de l’une on me commande de me taire, de l’autre on me conjure de parler ; d’où un soupir qui me fait comprendre.

40. — Parle, dit mon Maître, et ne crains pas de parler ; mais parle, et dis-lui ce qu’il demande avec tant de souci.

41. Moi donc : — Peut-être, antique esprit, t’étonnes-tu du sourire qui m’est échappé ; mais je veux que tu t’étonnes plus encore :

42. Celui-ci, qui en haut guide mes yeux, est ce Virgile, à qui tu dois d’avoir chanté avec éclat les hommes et les Dieux.

43. Si tu as cru que mon sourire eût une autre cause, tiens-la pour fausse, et attribue-le à ce que tu as dit de lui.

44. Déjà il s’inclinait pour baiser les pieds de mon Maître ; mais celui-ci lui dit : — Non, frère ! ombre tu es, et tu vois une ombre.

45. Et lui, se relevant : « Tu peux juger de l’ardeur de mon amour pour toi, lorsque, oubliant que nous ne sommes que des formes vaines,

« Je traite les ombres comme des corps réels. »




NOTES DU CHANT VINGT-UNIÈME


2-21-1. Le désir naturel de savoir.

2-21-2. Jésus-Christ ayant dit à la Samaritaine : Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif, elle lui répondit : Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie pas soif. — Joan., cap. IV.

2-21-3. Ce que le ciel reçoit de la montagne du Purgatoire, ce sont les âmes qui montent dans la gloire, après qu’elles se sont entièrement purifiées.

2-21-4. Les trois degrés qui sont au-devant de la porte du Purgatoire comme on l’a vu ch. IX.

2-21-5. Iris ou l’arc-en-ciel.

2-21-6. Qui , — sur la terre, — se montre tantôt en un lieu, tantôt en un autre.

2-21-7. Par la prise et la destruction de Jérusalem.

2-21-8. Le nom du Poëte.

2-21-9. Stace mourut avant d’avoir terminé son Achilléide, et c’est à ceci que le Poëte fait allusion.

2-21-10. D’une année.

2-21-11. Au même sens que les yeux sont appelés le miroir de l’âme.

2-21-12. La même formule appréciative qu’on a déjà fait remarquer plus d’une fois.



CHANT VINGT-DEUXIÈME


1. Déjà derrière nous l’Ange était resté, l’Ange qui nous avait acheminés vers le sixième cercle, après avoir effacé de mon front une empreinte ;

2. Et ceux qui à désir ont la justice, il nous avait dit beati et le reste des paroles avec sitiunt, sans ajouter rien autre chose [1].

3. Et moi, plus léger qu’aux autres entrées [2], si facilement j’allais, que sans aucun travail, je suivais en haut les rapides esprits ;

4. Quand Virgile commença : — Un amour qu’enflamme la vertu, enflamme toujours un autre amour, pourvu qu’au dehors la flamme paraisse.

5. Ainsi, du moment où parmi nous dans les limbes de l’Enfer descendit Juvénal, qui me révéla ton affection,

6. La mienne fut la plus vive qu’on puisse ressentir pour une personne qu’on ne vit jamais ; de sorte que courts maintenant me paraîtront ces escaliers.

7. Mais dis-moi, et, comme ami, pardonne si par excès de confiance trop je lâche le frein, et comme ami désormais discours avec moi.

8. Comment put l’avarice trouver place en ton sein, soigneusement rempli, comme tu l’étais, de toute sagesse ?

9. Ces paroles provoquèrent d’abord en Stace un léger rire, puis il répondit : « Chacun de tes dires m’est une chère marque d’amour.

10. « Véritablement, quelquefois apparaissent des choses qui donnent un faux sujet d’étonnement, parce que les causes en sont cachées.

11. « Ta demande me montre que tu crois, peut-être à cause du cercle où j’étais, que je fus avare en l’autre vie.

12. « Or, sache que trop fus-je éloigné de l’avarice, et cet excès ont puni des milliers de lunaisons.

13. « Et n’était que je redressai mon penchant lorsque j’entendis comme, en ton courroux, tu gourmandes la nature humaine :

14. « A quoi ne conduis-tu point, exécrable faim de l’or, la convoitise des mortels [3] ? roulant mon fardeau, je sentirais les joutes douloureuses [4].

15. « Alors je m’aperçus que trop pouvaient s’ouvrir les mains pour dépenser, et je me repentis de ce mal comme des autres.

16. « Combien ressusciteront la tête rase [5], à cause de l’ignorance qui de ce péché empêche de se repentir vivant, et jusqu’au dernier terme !

17. « Et sache que la coulpe directement opposée à une autre, sèche avec elle ici sa verdeur [6].

18. « Si donc, pour me purifier, j’ai été parmi ceux qui pleurent l’avarice, par son contraire ce m’est advenu [7]. »

19. — Quand tu chantas les armes cruelles, cause de la double tristesse de Jocaste [8], dit le chantre des Bucoliques,

20. Par ces chants qu’accompagne Clio, il ne paraît pas que fidèle t’eût fait encore la foi, sans laquelle point ne suffit de bien faire.

21. S’il est ainsi, quel soleil ou quels flambeaux dissipèrent tellement les ténèbres, qu’après tu dirigeas tes voiles à la suite du pêcheur [9] ?

22. Et lui dit : « Toi le premier tu me conduisis au Parnasse pour me désaltérer dans ses grottes ; toi le premier, après Dieu, tu m’éclairas.

23. « Tu as fait comme celui qui va de nuit, projetant derrière soi la lumière, et à lui elle ne sert, mais il instruit ceux qui le suivent :

24. « Quand tu as dit : Le siècle se renouvelle ; la justice revient, et le premier âge de l’homme ; du ciel descend une race nouvelle [10],

25. « Par toi je fus poëte, par toi chrétien. Mais pour que mieux tu discernes ce que je dessine, ma main y apposera les couleurs.

26. « Déjà tout le monde était plein de la vraie croyance, semée par les messagers du royaume éternel,

27. « Et ta parole, que je viens de rappeler, s’accordait avec celle des nouveaux prédicateurs ; d’où je pris l’habitude de les visiter.

28. « Ensuite ils me parurent si saints, que quand Domitien les persécuta, à leurs pleurs je mêlai mes larmes ;

29. « Et tant que je fus de là, je les secourus, et leurs mœurs pures me firent mépriser toutes les autres sectes.

30. « Et avant qu’en mes vers je conduisisse les Grecs aux fleuves de Thèbes, je reçus le baptême ; mais par peur je me cachai d’être chrétien,

31. « Et restai longtemps païen en apparence. Cette tiédeur m’a, plus de quatre cents ans, retenu dans le quatrième cercle.

32. « Toi donc qui as levé le voile qui me cachait le grand bien dont je parle, tandis que nous avons encore à monter beaucoup,

33. « Dis-moi où est notre cher Térence [11], Cécilius, Plaute et Varron, si tu le sais ; dis-moi s’ils sont condamnés, et à quelle demeure. »

34. — Ceux-là, et Perse, et moi, et beaucoup d’autres, répondit mon Guide, nous sommes, avec ce Grec que les Muses allaitèrent plus abondamment qu’aucun autre [12],

35. Dans le premier cercle de l’obscure prison. Bien souvent nous parlons du mont que ne quittent point celles qui nous ont nourris [13].

36. Avec nous sont Euripide, Antiphon [14], Simonide, Agathon, et plusieurs autres Grecs qui ceignirent leur front de lauriers.

37. Là, de ceux que tu as chantés, se voient Antigone [15], Déiphile [16], et Argia [17], et Ismène [18] toujours aussi triste.

38. On y voit celle qui montra Langia [19] ; là est la fille de Tirésias, et Thétis, et Déidamie [20] avec ses sœurs.

39. Déjà les deux Poètes se taisaient, de nouveau attentifs à regarder autour, hors désormais de la montée et des parois ;

40. Et déjà quatre des servantes du jour étaient demeurées en arrière, et la cinquième était au timon [21], le dirigeant en haut vers la zone ardente,

41. Quand mon Guide : — Je crois qu’en suivant le contour du mont, nous devons tourner notre droite vers le bord extérieur, comme nous l’avons fait jusqu’ici.

42. Ainsi l’accoutumance fut là notre enseignement, et nous prîmes ce chemin avec plus d’assurance, par l’assentiment de cette digne âme [22].

43. Et ils allaient devant, et moi seul derrière, écoutant leurs discours, qui me donnaient l’intelligence de la poésie.

44. Mais tôt rompit le doux discourir, un arbre qu’au milieu du sentier nous trouvâmes, chargé de pommes, à l’odorat suaves et bonnes.

45. Et comme le sapin, de rameau en rameau, se rétrécit en s’élevant, ainsi cet arbre en descendant, afin, je crois, que dessus nul ne monte.

46. Du côté où le chemin était fermé, tombait du roc élevé une eau claire, qui se répandait d’en haut sur les feuilles.

47. Les deux Poètes s’approchèrent de l’arbre, et d’au dedans, à travers le feuillage, une voix cria : « De ce fruit vous aurez disette [23]. »

48. Puis elle dit : « Plus pensait Marie, à ce que les noces [24] fussent honorables et complètes, qu’à sa bouche, qui maintenant pour vous répond.

49. « Et les antiques Romains se contentèrent d’eau pour boisson, et Daniel méprisa le manger [25], et acquit le savoir.

50. « Le premier âge fut beau comme l’or ; il rendit par la faim les glands savoureux, et par la soif fit, de chaque ruisseau, du nectar.

51. « Du miel et des sauterelles furent la nourriture de Baptiste dans le désert : pour cela glorieux est-il, et aussi grand.

« Que le déclare l’Évangile [26]. »




NOTES DU CHANT VINGT-DEUXIÈME


2-22-1. Nous lisons avec Cesari, suivant la leçon du manuscrit de M. Capilupi, de Mantoue, e le sue voci, au lieu de in le su voci. Le sens est que l’Ange qui les avait conduits au sixième cercle, leur avait dit : Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam. — Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ! — c’est-à-dire qu’il chantait en s’en allant cette Béatitude, que répètent les âmes dans le cercle où l’Avarice est punie ; et l’avarice est, en effet, le vice opposé à ces commandements du Christ : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa Justice ; — Quœrite primium regnum Dei, et justitiam ejus.

2-22-2. A cause du P symbolique effacé par l’Ange.

2-22-3.

..... Quid non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames !.....

Aeneid. liv. III.

2-22-4. « Je subirais le supplice auquel sont condamnés les Avares et les Prodigues qui se heurtent dans l’Enfer en roulant chacun leur fardeau. » — Voy. la première cantique, ch. VII terc. 9 et suiv.

2-22-5. Dans le même chant septième, Virgile dit à Dante que les Prodigues ressusciteront la tête rase, — col crin mozzi, — et les Avares la main fermée, — col pugno chiuso.

2-22-6. « Que les péchés contraires ici s’expient ensemble. » Sa verdeur, métaphore tirée du bois vert, que le feu sèche, consume, comme la peine consume le péché.

2-22-7. Le combat d’Étéocle et de Polynice.

2-22-8. Qui perdit à la fois ses deux fils.

2-22-9. Saint-Pierre.

2-22-10.

Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna :
Jam nova progenies cœlo demittitur alto.

Virg. Eglog. IV.

2-22-11. Suivant une autre leçon. Térence notre ancien.

2-22-12. Homère.

2-22-13. Les Muses.

2-22-14. Poète tragique, loué par Aristote et Plutarque. D’autres lisent Anacréon.

2-22-15. Fille d’Oedipe, roi de Thèbes.

2-22-16. Fille d’Adraste, roi des Argiens, et femme de Tydée, l’un des sept chefs qui assiégèrent Thèbes.

2-22-17. Autre fille d’Adraste, femme de Polynice.

2-22-18. Fille d’Oedipe.

2-22-19. Hypsipyle, fille de Toante, roi de Lemnos. Ayant été vendue par des corsaires à Lycurgue, roi de Némée, il la chargea du soin de son fils Opheltès. Un jour que, le portant dans ses bras, elle se promenait hors de la ville, Adraste, pressé de la soif, la pria de lui indiquer une fontaine. Elle déposa l’enfant à terre, et courut lui montrer la fontaine Langia. À son retour, elle trouva l’enfant mort de la piqûre d’un serpent.

2-22-20. Fille de Lycomède, roi de Scyros.

2-22-21. Il s’était écoulé quatre heures depuis le lever du soleil, et la cinquième guidait en haut son char.

2-22-22. De Stace.

2-22-23. « Vous serez privés de ce fruit, en punition de la gourmandise que vous devez expier dans ce cercle. »

2-22-24. Les noces de Cana.

2-22-25. Les mets délicats que lui offrait Nabuchodonosor, se contentant de simples légumes ; et, à cause de cela, il reçut le don de science.

2-22-26. Allusion à ces paroles de Jésus-Christ : Inter natos mulierum, nullus major Joanne Baptistâ.




CHANT VINGT-TROISIÈME


1. Pendant que je tenais mes yeux fixés sur le vert feuillage, comme parfois il arrive qu’à regarder un petit oiseau la vie se perd,

2. Celui qui m’était plus qu’un père me dit : — Cher fils, maintenant viens ; plus utilement doit être employé le temps qui nous est assigné.

3. Je tournai le visage et non moins vite mes pas, vers les sages, qui parlaient de sorte que point ne me coûtait l’aller.

4. Et, tout à coup, voilà des voix gémissant et chantant Labia mea Domine [1], de manière qu’à l’ouïr on ressentait plaisir et douleur.

5. — O doux Père, qu’est-ce que j’entends ? dis-je. Et lui : — Des ombres, qui peut-être vont se dégageant du lien de leur dette.

6. Comme des voyageurs pensifs, rencontrant en chemin des gens inconnus, vers eux se tournent sans s’arrêter ;

7. Ainsi derrière nous, venant avec vitesse et nous dépassant, étonné je regardais une troupe d’âmes silencieuse et dévote.

8. Toutes avaient les yeux ténébreux et caves, la face pâle, et le corps si décharné, que sur les os la peau se collait.

9. Je ne crois pas que le jeûne eût desséché Érésichthon [2] jusqu’à une si mince pellicule, lorsqu’à sa faim il ne resta qu’elle.

10. Je disais, pensant en moi-même : Voilà la gent qui perdit Jérusalem, lorsque dans son fils Marie [3] mit la dent.

11. Les orbites ressemblaient à des anneaux sans gemmes. Qui sur le visage des hommes lit O M O, aurait ici bien distingué le M [4].

12. Qui, ne sachant pas comment [5], croirait que l’odeur d’une pomme et celle d’une eau, engendrant le désir, pût réduire à un tel état ?

13. Je m’étonnais de ce qui tant les affame, ignorant encore la cause de leur maigreur et de leur triste écorce ;

14. Quand tout à coup une ombre, du fond de la tête tourna vers moi les yeux, et me regarda fixement, et avec force cria : « Quelle grâce m’est celle-ci ? »

15. Je ne l’aurais jamais reconnu au visage ; mais la voix m’a découvert ce que l’aspect en soi tenait enfermé.

16. Cette étincelle ralluma en moi le souvenir de ce visage changé, et je reconnus celui de Forésé [6].

17. « Ne te rebute point, » ainsi priait-il, « la sèche écaille qui me décolore la peau, ni de ma chair aucune difformité ;

18. « Mais dis-moi le vrai sur toi, et sur ces deux âmes qui t’accompagnent, qui elles sont. Parle sans tarder. »

19. — Ta face que morte déjà je pleurai, lui répondis-je, ne m’est pas maintenant un moindre sujet de larmes, la voyant si défaite.

20. Dis-moi donc, au nom de Dieu, ce qui ainsi vous effeuille : ne me presse point de parler, tandis que je suis en étonnement, car mal s’explique qui est plein d’un autre souci.

21. Et lui à moi : « Par une éternelle loi, dans l’eau et dans l’arbre resté en arrière, descend une vertu qui ainsi m’exténue.

22. « Toute cette gent qui en pleurant chante pour s’être outre mesure adonnée à la bouche, dans la faim et la soif ici se refait sainte.

23. « De boire et de manger rallume en nous le désir, l’odeur qu’exhalent la pomme et la rosée qui se répand sur le vert feuillage.

24. « Et pas une seule fois, en parcourant ce cercle, n’a de rafraîchissement notre peine : je dis peine, et devrais dire joie ;

25. « Car ce désir qui nous conduit à l’arbre, est celui qui porte le Christ joyeux à dire « Eli [7], » lorsqu’avec son sang il nous délivra. »

26. Et moi à lui : — Forésé, depuis le jour où tu quittas le monde pour une meilleure vie, cinq ans encore ne sont pas écoulés.

27. Si en toi cessa le pouvoir de pécher, avant que survint l’heure de la bonne douleur qui nous remarie à Dieu,

28. Comment ici-haut es-tu venu ? Je croyais te trouver encore là en bas [8], où par le temps se compense le temps.

29. Et lui à moi ; « Sitôt m’a conduit à boire la douce absinthe des peines, ma Nella [9] et ses larmes abondantes.

30. Par ses pieuses prières et ses soupirs, elle m’a tiré de la côte où l’on attend, et m’a délivré des autres cercles.

31. « D’autant plus chère à Dieu est la pauvre veuve que tant j’aimai, qu’à bien faire elle est plus seule,

32. « Car la Barbagia [10] de Sardaigne est, dans ses femmes beaucoup plus pudique que la Barbagia où je la laissai.

33. « O doux frère, que veux-tu que je dise ? Je vois venir le temps, peu éloigné de l’heure présente,

34. « Où, par édit, il sera défendu aux femmes effrontées de Florence de s’en aller montrant la gorge et la poitrine.

35. « Quelles furent jamais les femmes barbares, quelles les Sarrasines, à qui fût besoin, pour qu’elles allassent couvertes, de disciplines spirituelles ou autres ?

36. « Mais si les éhontées savaient bien ce que prochainement le ciel leur prépare, déjà pour hurler leurs bouches seraient ouvertes.

37. « Que si ne me trompe pas ma prévoyance, tristes elles seront, avant que se revêtent de duvet les joues de celui que maintenant console la Nanna [11].

38. « Ah ! frère, ne te cèle pas plus longtemps à moi ; vois que, non moi seul, mais toute cette gent regarde là où tu voiles le soleil. »

39. Et moi à lui : — Si tu rappelles en ta mémoire quel tu fus avec moi, et quel avec toi je fus, pesant encore nous en sera le souvenir présent.

40. Celui qui va devant moi me retira de cette vie, avant-hier, lorsque ronde apparut la sœur de celui-là [12] :

41. (Et je montrai le soleil). Par la profonde nuit des vrais morts il m’a guidé, avec ce vrai corps qui le suit.

42. De là son secours m’a conduit en haut, montant autour de la montagne qui vous redresse, vous que le monde a déformés.

43. Il dit qu’il m’accompagnera jusque là où je trouverai Béatrice : là il faudra que de lui je me sépare.

44. Virgile est celui-ci, qui ainsi m’a dit. (Et je l’indiquai du doigt.) Cet autre est l’ombre pour qui naguères se sont ébranlés tous les rochers de votre royaume,

Qui de soi l’a repoussée.




NOTES DU CHANT VINGT-TROISIÈME


2-23-1. Commencement du verset 17 du psaume L : « Domine, labia mea aperies, et os meum annuntiabit laudem tuam ; — Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres, et ma bouche annoncera vos louanges. »

2-23-2. Thessalien qui, disent les Poètes, ayant méprisé Cérès et défendu de lui offrir des sacrifices, fut, par la vengeance de la déesse, saisi d’une faim si furieuse, qu’après avoir consumé tout ce qu’il possédait, il finit par se dévorer lui-même. — OVIDE, Métam. lib. VIII, fab. II.

2-23-3. Femme juive qui, pendant le siège de Jérusalem, mangea son propre fils.

2-23-4. Dans cette comparaison bizarre, les deux o représentent les yeux, et l’m le nez. Ainsi, le Poète veut dire que les deux o, les yeux, ayant disparu, l’m ou le nez restait seul apparent.

2-23-5. En ignorant la cause.

2-23-6. Florentin de la famille des Donati, frère de Corso et de Piccarda, ami et parent de Dante.

2-23-7. « Eli, Eli, lamma sabactani ? — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? » — Paroles de Jésus-Christ sur la croix.

2-23-8. Dans le lieu où, avant d’entrer dans le Purgatoire, ceux dont le repentir fut tardif, passent un temps égal à celui de leur vie.

2-23-9. C’était le nom de sa femme.

2-23-10. Canton de Sardaigne où les femmes avaient, dit-on, une conduite très déréglée.

2-23-11. Chant avec lequel, à Florence, les nourrices apaisent les cris des enfants.

2-23-12. Lorsque la lune était en son plein.




CHANT VINGT-QUATRIÈME


1. Le parler point n’empêchait l’aller, ni ne rendait le sien plus lent ; mais nous allions avec la vitesse d’un navire que pousse un bon vent.

2. Les ombres, qui semblaient deux fois mortes, de leurs yeux creux me regardaient avec admiration, s’apercevant que j’étais vivant.

3. Et moi, continuant mon discours, je dis : — Celle-là [1] peut-être, à cause d’autrui, en haut va moins vite que sans cela elle n’irait.

4. Mais dis-moi, si tu le sais, où est Piccarda ; dis-moi si à noter est quelqu’un parmi cette gent qui tant me regarde ?

5. « Ma sœur, qui fut je ne sais si plus belle ou plus bonne, joyeuse de sa couronne, triomphe déjà dans le haut Olympe. »

6. Ainsi dit-il premièrement ; et puis : « Il n’est point ici défendu de nommer chacun, à cause de notre figure si défaite par la diète [2].

7. « Celui-ci (et il le montra du doigt) est Buonagiunta [3], Buonagiunta de Lucques ; et, au delà de lui, cet autre, dont la face est la plus décharnée,

8. « Eut dans ses bras la sainte Église [4]. Il fut de Tours, et par le jeûne il expie les anguilles de Bolsène préparées à la vernaccia, »

9. Beaucoup d’autres il me nomma un à un ; et d’être nommés tous paraissaient contents, de sorte que je ne vis aucun visage se rembrunir.

10. Je vis par la faim user leurs dents à vide Ubaldino dalla Pila [5], et Boniface [6], qui maints peuples régit avec la crosse.

11. Je vis messer Marchese [7], qui, la gorge moins sèche, eut le temps de boire à Forli, et cependant jamais ne sentit sa soif apaisée.

12. Mais, comme celui qui regarde, et ensuite préfère l’un à l’autre, ainsi préférai-je celui de Lucques, qui paraissait me connaître davantage.

13. Il murmurait, et je ne sais quoi comme « Gentucca » j’entendais, là où il sentait la plaie de la justice qui ainsi le consume [8].

14. — O âme, dis-je, qui sembles si avide de t’entretenir avec moi, fais en sorte que je t’entende, et, par ton parler, satisfais ton désir et le mien.

15. « Une femme est née, et pas encore elle ne porte le voile, commença-t-il, laquelle fera que te plaise ma ville, tant soit-elle décriée.

16. « Tu t’en iras avec cette prédiction : si en quelque erreur t’a induit mon murmure, t’éclaireront les choses mêmes.

17. « Mais dis si maintenant je vois celui qui mit au jour les rimes nouvelles ainsi commençant, : Dames, qui avez intelligence d’amour. »

18. Et moi à lui : — Un suis-je qui, lorsque amour m’inspire, écoute, et ce qu’au dedans il dicte, vais exprimant.

19. « O frère, » dit-il, « à présent je vois le nœud [9] qui empêcha le Notaire, et Guittone, et moi d’atteindre ce doux style nouveau que j’ouïs :

20 « Je vois comment vos plumes fidèlement suivent celui qui dicte, ce que certainement point ne firent les nôtres.

21. « Qui outre-passe pour plaire davantage, plus ne reconnaît la différence de l’un à l’autre style. » Et, semblant satisfait, il se tut.

22. Comme les oiseaux qui hivernent vers le Nil, quelquefois se rassemblent en troupe, puis volent avec plus de hâte, à la suite l’un de l’autre ;

23. Ainsi tout la gent qui était là, se tournant hâta le pas, légère par maigreur et par vouloir.

24. Et comme celui qui est las de courir, laisse aller ses compagnons et doucement va, jusqu’à ce que la poitrine ait cessé de haleter ;

25. Ainsi Forésé laissa passer le saint troupeau, et derrière moi il venait, disant : « Quand te reverrai-je ? »

26. — Je ne sais, lui répondis-je, combien j’ai à vivre ; mais ne sera, certes, mon retour si prompt que par mon vouloir plus tôt je ne sois à la rive ;

27. Car le lieu où pour vivre je fus mis, de jour en jour plus maigre de bien, parait près d’une triste ruine.

28. « Or, va ! » dit-il ; « celui à qui le plus en est la faute [10], je le vois, à la queue d’une bête, traîne vers la vallée [11] où jamais ne s’efface la coulpe :

29. « La bête à chaque pas va plus vite, et toujours plus vite, jusqu’à ce qu’elle le brise, et laisse le corps hideusement broyé.

30. « N’ont pas longtemps à tourner ces roues (et il leva les yeux au ciel), avant que te soit clair ce que plus clairement dire je ne peux.

31. « Reste, maintenant [12] ; si précieux dans ce royaume est le temps, que j’en perds trop à venir avec toi côte à côte. »

32. Tel que quelquefois, au galop, le cavalier sort des rangs, et chevauche, et s’élance pour emporter l’honneur du premier choc ;

33. Tel, allongeant ses pas, il s’éloigna de nous ; et je demeurai sur le chemin, avec ces deux qui du monde furent de si grands maîtres.

34. Et quand il fut si loin devant nous, que mes yeux le suivaient comme mon esprit suivait ses paroles [13],

35. M’apparurent les rameaux chargés et verdoyants d’un autre pommier peu éloigné qui, seulement alors, de notre côté fut à découvert [14].

36. Je vis dessous des gens élever les mains, et crier je ne sais quoi vers le feuillage, comme des enfants pressés d’une faim vaine,

37. Qui prient, et le prié ne répond pas, mais pour aiguiser leur envie, tient haut ce qu’ils désirent, et ne le cache point.

38. Ensuite ils partirent, comme désabusés ; et nous alors nous vînmes au grand arbre, qui rebute tant de prières et de larmes.

39. « Passez outre, sans vous approcher ! plus haut est l’arbre que mordit Ève, et ce plant en a été tiré. »

40. Ainsi, entre les branches, disait je ne sais qui : par quoi arrêtés, Virgile et Stace et moi, nous prîmes du côté qui s’élève [15.

41. « Souvenez-vous, » disait-il, « des maudits engendrés dans les nuées, qui, rassasiés, combattirent Thésée avec des poitrines doubles [16] ;

42. « Et des Hébreux qui par le boire montrèrent leur mollesse, ce pourquoi pour compagnons point ne les voulut Gédéon, lorsqu’il descendit les collines vers Madian [17]. »

43. Rapprochés de l’un des bords, ainsi nous passâmes, oyant les péchés de la bouche, jadis suivis de misérables gains.

44. Puis, au large sur la route solitaire [18], bien fîmes-nous en avant mille pas, et plus, nous regardant sans parler,

45. « Quoi pensant allez-vous ainsi, vous trois seuls ? » dit soudain une voix : d’où je tressaillis, comme tressaillent les animaux effrayés et paresseux.

46. Je levai la tête pour voir qui c’était ; et jamais ne se vit, dans une fournaise, verre ou métal si luisant et si rouge,

47. Que l’était un qui m’apparut et qui disait : « Si vous voulez monter, il convient de tourner ; par ici va qui cherche la paix. »

48. Son aspect m’avait ôté la vue : ce pourquoi je me retirai derrière mes Maîtres, comme va un homme guidé par l’ouïe.

49. Et tel qu’annonçant l’aube, le doux vent de mai glisse, tout imprégné du parfum de l’herbe et des fleurs ;

50. Tel sentis-je sur mon front passer un souffle, et bien sentis-je s’agiter les plumes d’où s’exhale l’odeur d’ambroisie ;

51. Et dire j’entendis : « Heureux celui que tant éclaire la grâce, que l’attrait du goût point n’allume en son cœur un trop grand désir,

« Et qui contient toujours sa faim en de justes bornes. »




NOTES DU CHANT VINGT-QUATRIÈME


2-24-1. Stace, dont il vient de parler.

2-24-2. Parce que leur visage est si défait par suite de la diète, qu’on ne pourrait les reconnaître si on ne les nommait pas.

2-24-3. De la famille des Orbisani, de Lucques, et poète en son temps, de quelque célébrité.

2-24-4. Le pape Martin IV, dont le mets favori était les anguilles du lac de Bolsène, qu’il faisait mourir dans une espèce de vin blanc appelé vernaccia. Il était, au rapport de Jacopo della Lana, tellement plongé dans la gourmandise, qu’il ne refusait rien à cette passion ignoble, et qu’après s’être bien repu, il disait : O sancte Deus, quanta mala patimur pro ecclesiæ Dei !

2-24-5. Ubaldino degli Ubaldini della Pila. Pila est un lieu situé dans le territoire de Florence.

2-24-6. Boniface de’ Fieschi de Lavagna, archevêque de Ravenne.

2-24-7. Marchese de’ Rigogliosi, de Forli, grand buveur.

2-24-8. Là où il sentait le tourment de la faim et de la soif. Dans le murmure confus de ce malheureux, Dante croit distinguer le nom de Gentucca, jeune fille pour laquelle il se prit d’amour, en passant à Lucques, pendant son exil. Il feint que Buonagiunta lui prédit cette circonstance future de sa vie.

2-24-9. « Je vois pourquoi le Notaire, (Jacopo da Lentino,) Guittone et moi, nous n’avons pu atteindre ton doux style ; c’est que nous ne sentions pas, comme toi, de véritable amour. »

2-24-10. Corso Donati, chef des Noirs, fuyant le peuple qui le poursuivait, tomba de cheval, et son pied s’étant embarrassé dans l’étrier, il fut rejoint par ses ennemis qui le tuèrent. Dante suppose qu’il fut mis en pièces par le cheval qui le traînait.

2-24-11. L’Enfer.

2-24-12. « Je te laisse, maintenant. » Forésé quitte Dante pour rejoindre ses compagnons condamnés à tourner en courant dans un cercle qui toujours les ramène, et toujours en vain, au pied de l’arbre dont le fruit apaiserait leur faim.

2-24-13. Le sens est qu’à mesure qu’il s’éloignait, Dante le distinguait moins, comme il entendait moins ses paroles.

2-24-14. C’est-à-dire qu’auparavant, la courbure du mont le cachait.

2-24-15. L’arbre occupant le milieu de la route, les trois voyageurs, pour passer outre, prennent le côté qui s’élève, c’est-à-dire le côté où s’élève la montagne, opposé au bord extérieur.

2-24-16. Les Centaures qu’Ixion engendra d’une nuée, qui avait l’apparence de Junon. Ils tentèrent d’enlever, pendant le festin nuptial, l’épouse de Pirithoüs, et ce fut à cette occasion que Thésée les combattit.

2-24-17. Dans une expédition contre les Madianites, Gédéon renvoya ceux des siens qui, au lieu de puiser de l’eau et de la boire sans hâte, s’agenouillèrent sur le bord du fleuve Arad pour se désaltérer plus promptement.

2-24-18. « Que n’encombraient plus les âmes. »




CHANT VINGT-CINQUIÈME


1. Il était l’heure où le monter ne souffrait point de retard, le Soleil ayant laissé dans le Taureau le cercle du méridien, et celui de la nuit dans le Scorpion [1].

2. Par quoi comme l’homme qui point ne s’arrête, mais suit son chemin, quoi qu’il lui apparaisse, si le besoin l’aiguillonne ;

3. Ainsi nous entrâmes dans le passage, l’un devant l’autre, prenant l’escalier, si étroit qu’il déparie [2] ceux qui montent.

4. Et telle que la jeune cigogne qui ouvre ses ailes par le désir de voler, puis les abaisse, et point ne se hasarde à quitter le nid ;

5. Tel étais-je, par un désir ardent de demander poussé jusqu’à l’acte de celui qui s’apprête à parler [3].

6. Quelque vite que fût l’aller, mon doux Père ne laissa pas de dire : — Décoche la flèche du dire, que tu as tirée jusqu’au fer.

7. Lors, rassuré, j’ouvris la bouche, et commençai : — Comment peut-on maigrir là où ne se sent pas le besoin de nourriture ?

8. — Si tu te rappelais, dit-il, comment Méléagre [4] se consuma à mesure que se consumait un tison, cela ne serait pas pour toi si abstrus.

9. Et si tu pensais comment, vous mouvant, se meut dans le miroir votre image, ce qui te parait difficile te paraîtrait aisé [5].

10. Mais pour qu’en repos tu sois jusqu’au fond de ton vouloir, voici Stace : je lui demande et le prie d’être maintenant le médecin de tes plaies.

11. « Si je dévoile à sa vue les choses éternelles là où tu es, » répondit Stace, « que m’excuse l’impuissance de te refuser. »

12. Puis il commença : « Si ton esprit, mon fils, reçoit et garde mes paroles, elles te seront une lumière qui éclairera le comment dont tu t’enquiers.

13. « Le sang parfait [6] qui jamais n’est bu par les veines altérées, et reste comme l’aliment qu’on enlève de table,

14. « Prend dans le cœur une vertu informative de tous les membres humains qu’il doit produire en courant dans les veines.

15. « Plus épuré encore, il descend en un lieu qu’il est mieux de taire que de nommer ; et de là ensuite il dégoutte sur un autre sang [7] dans un vase naturel.

16. « Ensemble ils s’y mêlent, l’un passif, l’autre actif, à cause de la perfection du lieu d’où il est exprimé :

17. « Et uni à celui-là, il commence à agir, le coagulant d’abord, puis vivifiant ce qui, par sa matière, a pris de la consistance.

18. « La vertu active devient une âme semblable à celle d’une plante, différente seulement en ce qu’elle est en voie, et l’autre déjà au rivage [8],

19. « Tant opère-t-elle ensuite, que déjà elle se meut et sent, comme une anémone marine ; puis elle se prend à organiser les puissances dont elle est la semence.

20. « Tantôt se replie [9], tantôt se dilate, mon fils, la vertu qui provient du cœur du générateur, où la nature veille au soin de tous les membres.

21. « Mais comment d’animal on devient enfant, tu ne le vois pas encore : c’est là le point sur lequel a erré un plus savant que toi [10] ;

22. « Lequel, par sa doctrine, sépare de l’âme l’intellect possible, parce qu’il ne voit pas qu’il prenne aucun organe.

23. « Ouvre ton cœur à la vérité que tu vas entendre, et sache qu’aussitôt que du cerveau la structure est parfaite dans le fœtus,

24. « Le premier moteur vers lui se tourne, et, joyeux d’un si grand art de nature, y souffle un esprit nouveau plein de vertu,

25. « Qui, attirant dans sa substance ce qu’il y trouve d’actif, devient une seule âme qui vit, et sent, et se réfléchit sur elle-même.

26. « Et pour que moins t’étonne ce que je dis, considère la chaleur du Soleil, qui, jointe à l’humeur qui coule de la vigne, se fait vin.

27. « Quand Lachésis n’a plus de lin, cette âme se dégage de la chair, et emporte avec elle en vertu et l’humain et le divin [11] :

28. « Les autres puissances [12] toutes comme muettes ; la mémoire, l’intelligence et la volonté, plus actives de beaucoup qu’auparavant.

29. « Merveilleusement, sans s’arrêter, elle tombe d’elle-même sur l’une des rives [13] ; là aussitôt elle connaît ses sentiers [14].

30. « Dès qu’en un lieu elle est circonscrite, la vertu informative rayonne autour, comme et autant que dans les membres vivants.

31. « Et comme l’air chargé de pluie, par les rayons qui s’y réfractent se teint de couleurs diverses,

32. « Ainsi l’air voisin prend la forme qu’y imprime virtuellement l’âme qu’il enveloppe ;

33. « Et, semblable à la flamme qui suit le feu, partout où va l’esprit, le suit sa forme nouvelle.

34. « De là est appelée ombre l’apparence qu’il revêt ; puis de cette sorte il organise chaque sens jusqu’à la vue :

35. « De cette sorte nous parlons, et de cette sorte nous rions ; de cette sorte se produisent en nous les larmes et les soupirs que tu peux avoir entendus sur le mont.

36. « Selon que nous affligent les désirs, ou les autres affections, l’âme se figure [15] ; et ceci est la cause de ce qui t’étonne. »

37. Déjà nous étions arrivés là où le mont s’infléchit une dernière fois [16], et nous avions tourné à main droite, et un autre souci nous préoccupait.

38. Là le bord [17] lance des flammes, et de la corniche s’élève un vent qui les repousse, et les éloigne d’elle.

39. Par quoi, il nous fallait aller le long du côté ouvert, un à un ; et d’ici je craignais le feu, de là je craignais de tomber.

40. Mon Guide disait : — En cet endroit il faut tenir aux yeux le frein serré, car l’erreur serait facile.

41. « Summæ Deus clementiæ [18] » au sein de cette grande ardeur j’ouïs alors chanter ; ce qui me donna un désir non moindre de me tourner.

42. Et je vis dans la flamme des esprits qui allaient ; et je regardais à leurs pas et aux miens, partageant la vue tour à tour entre l’un et l’autre.

43. Cette hymne finie, à haute voix ils criaient : « Virum non cognosco [19] ; » puis à voix basse ils recommençaient l’hymne.

44. Et de nouveau l’ayant finie, ils criaient : « Diane se tint dans le bois, et elle en chassa Élice, qui avait senti le poison de Vénus [20]. »

45. Puis ils reprenaient le chant ; puis ils célébraient les femmes et les époux qui furent chastes, comme le commandent la vertu et le mariage.

46. Et je crois qu’ainsi faire leur suffit, pendant tout le temps que le feu les brûle. Par un tel soin et par une telle pâture il convient

Que la dernière plaie se ferme.




NOTES DU CHANT VINGT-CINQUIÈME


2-25-1. La position du soleil dans le zodiaque, indiquée par le Poëte correspond à deux heures après midi.

2-25-2. « Qu’il ne permet pas que deux montent de front. »

2-25-3. Le mouvement des lèvres qui précède la parole.

2-25-4. Fils d’Énée, roi de Calydonie, Les Destins avaient fixé le terme de sa vie au moment où un tronçon de bois allumé achèverait de se consumer. Sa mère Acté l’éteignit ; mais, furieuse de la mort de deux de ses frères tués par Méléagre, elle le ralluma, et fit ainsi périr son fils.

2-25-5. Littéralement : ce qui te paraît dur, te paraîtrait mou.

2-25-6. La portion la plus pure du sang.

2-25-7. Le sang de la femme.

2-25-8. L’âme humaine, destinée à devenir plus parfaite, continue d’être en voie de développement, tandis que celle de la plante est tout ce qu’elle sera jamais.

2-25-9. Au lieu de spiega, nous lisons piega, leçon donnée par quelques manuscrits.

2-25-10. Averroès, célèbre commentateur d’Aristote. Dans le langage des scolastiques, l’intellect possible, — ou, comme on le nommait encore passibilis, passivus. pour le distinguer de l’intellect actif, agens, dont la fonction, suivant ces mêmes scolastiques, est seulement de tirer des espèces matérielles les espèces spirituelles, ou, comme on s’exprimerait aujourd’hui, d’abstraire les idées des phénomènes : — l’intellect possible, disons-nous, est la faculté radicale d’entendre, ou l’intelligence même essentielle. Or Averroès ne voyant pas que l’intellect possible eût d’organe propre ainsi que les sens, en concluait qu’il n’avait rien de substantiel et n’existait que comme accident, per accidens ; d’où il s’ensuivait que l’homme n’était intelligent ou raisonnable que par accident, et non substantiellement : doctrine qui fut condamnée plus tard dans le concile de Latran, sous Léon X.

2-25-11. Ce qu’elle a d’humain et ce qu’elle a de divin.

2-25-12. Les facultés des sens.

2-25-13. Sur l’une des deux rives de l’Achéron.

2-25-14. « La route qu’elle devra suivre » c’est-à-dire, l’état qui sera le sien éternellement.

2-25-15. Prend une figure conforme au sentiment dont elle est affectée.

2-25-16. Au septième et dernier cercle, celui des Luxurieux.

2-25-17. La paroi du mont.

2-25-18. Dieu de suprême clémence. — Commencement de l’hymne des matines du samedi.

2-25-19. Je ne connais point d’homme. — Paroles de la Vierge à l’Ange qui lui annonce qu’un fils naîtra d’elle.

2-25-20. Calixte, selon la Fable, était devenue grosse, Diane la chassa du bois où elle resta elle-même, c’est-à-dire où elle continua de vivre dans la chasteté. Junon, jalouse de cette nymphe, la changea en ourse, et Jupiter, par qui elle avait senti le poison de Vénus, la transporta au ciel, où elle devint la constellation de la Grande-Ourse, que les Grecs appelaient Élice.




CHANT VINGT-SIXIÈME


1. Tandis qu’ainsi le long du bord, l’un devant l’autre, nous allions, souvent le bon Maître disait : — Prends garde, profite de mes avertissements.

2. Le Soleil, qui déjà de ses rayons remplissant l’Occident, répandait sur l’azur du ciel une teinte blanche, me frappait l’épaule droite ;

3. Et mon ombre faisait paraître la flamme plus rouge ; et en allant je vis plusieurs ombres attentives à cet indice.

4. Ce fut la cause pourquoi elles commencèrent à parler de moi, et à dire : « Celui-là ne paraît pas avoir un corps fictif. »

5. Puis vers moi quelques-uns, autant qu’ils pouvaient, s’avancèrent, ayant soin toujours de ne pas sortir des flammes.

6. « O toi qui, non par paresse, mais par respect peut-être, vas derrière les autres, réponds à moi qui brûle dans le feu et la soif.

7. « Non pas à moi seulement est de besoin ta réponse ; tous ceux-ci en ont plus soif, que d’eau froide l’Indien ou l’Éthiopien.

8. « Dis-nous d’où vient que tu fais de toi un mur devant le Soleil, comme si tu n’étais pas encore entré dans les rets de la mort ? »

9. Ainsi me parlait l’un d’eux et je me serais déjà fait connaître, si je n’eusse été attentif à une autre chose nouvelle qui m’apparut alors.

10. Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards.

11. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse.

12. Ainsi dans leur brune file, les fourmis museau à museau s’approchent l’une de l’autre, peut-être pour s’enquérir de leur route et de leur fortune.

13. Sitôt qu’après l’accueil amical elles se séparent, avant d’avoir achevé le premier pas, chacune, à l’envi, se fatigue à crier ;

14. La troupe nouvelle : « Sodome et Gomorrhe ! » Et l’autre : « Dans la vache entre Pasiphaé [1] pour que le taureau coure à sa luxure. »

15. Puis, comme des grues, dont les unes volent aux monts Riphées, les autres vers les sables, celles-ci fuyant le froid, celles-là le soleil ;

16. Une troupe s’en va, et l’autre vient, retournant avec larmes aux premiers chants, et au cri qui plus leur convient.

17. Et se rapprochèrent de moi, comme auparavant, ceux qui m’avaient prié, se montrant de visage attentifs à écouter.

18. Moi qui deux fois avais vu leur désir, je commençai : — O âmes sûres un jour de reposer en paix !

19. Ni verts ni mûrs mes membres ne sont restés là, mais avec moi ils sont ici, avec leur sang et leurs jointures.

20. D’ici en haut je vais pour cesser d’être aveugle : là est une Dame qui m’en a obtenu la grâce ; ce pourquoi par votre monde je porte ce que j’ai de mortel.

21. Mais (et que bientôt soit rassasié votre plus grand désir, de sorte que vous ouvre ses demeures le ciel plein d’amour, qui sans fin se dilate dans l’espace !)

22. Dites-moi, afin que sur le papier je le retrace, qui vous êtes, et quelle est cette troupe qui s’en va derrière vous ?

23. Comme le rustique et grossier montagnard stupéfait se trouble, et regardant reste muet, lorsqu’il entre dans une ville ;

24. Ainsi en sa contenance se montra chaque ombre : mais après qu’elles eurent secoué la stupeur, qui dans les grands cœurs promptement se dissipe ;

25. « Heureux, » recommença celle qui la première nous avait parlé, « heureux toi qui, pour mieux vivre, de nos régions consultes l’expérience !

26. « La gent qui ne vient pas avec nous commit l’offense reprochée jadis à César triomphant, lorsqu’il s’entendit appeler reine [2].

27. « Pour cela ils s’en vont criant : Sodome ! s’accusant eux-mêmes : comme tu l’as ouï, et la honte au feu vient en aide.

28. « Notre péché fut hermaphrodite [3] ; mais parce que, violant les lois humaines, nous obéîmes, comme les bêtes, à la convoitise,

29. « Pour notre opprobre par nous est rappelé, quand nous nous séparons, le nom de celle qui se fit bête, s’enfermant dans une bête de bois [4].

30. « Maintenant tu sais nos actes, et de quoi nous fûmes coupables. Que si par notre nom tu voulais nous connaître, point n’est le temps de le dire, et je ne saurais.

31. « Bien, pour moi, satisferai-je ton vouloir : je suis Guido Guinicelli [5], et ici je me purifie, parce que je me suis repenti avant le terme extrême. »

32. Tel que, dans la tristesse de Lycurgue, devinrent deux fils en revoyant leur mère [6], tel devins-je, mais avec moins de fruit [7],

33. Quand j’entendis se nommer lui-même mon père et celui des autres meilleurs que moi, qui jamais chantèrent de douces et gracieuses rimes d’amour :

34. Et sans écouter ni parler, pensif, longtemps j’allai le regardant, et à cause du feu je ne m’approchai pas plus.

35. Quand de regarder je fus rassasié, je m’offris à le servir, avec cette affirmation qui fait croire [8].

36. Et lui à moi : « Par ce que j’entends, tu laisses en moi un tel vestige et si éclatant, que le Léthé ne peut ni l’effacer, ni l’obscurcir.

37. « Mais si est vrai ce que viennent de jurer tes paroles, dis-moi quelle est la cause pourquoi, par ce que montrent ton dire et ton regard, je te suis cher. »

38. Et moi à lui : — Vos doux vers, qui, autant que durera la langue moderne, rendront chers vos écrits.

39. « O frère, » dit-il, « celui que mon doigt t’indique [9], » (et devant il montra un esprit,) « fut meilleur artisan du parler maternel :

40. « En vers d’amour et proses de romans, il a surpassé tous ; et laisse dire les sots, qui croient que l’emporte celui de Limoges [10] !

41. « Au bruit plus qu’au vrai ils prêtent l’oreille, et ainsi arrêtent leur jugement avant d’avoir écouté l’art ou la raison.

42. « Ainsi pour Guittone [11] firent beaucoup d’anciens, de voix en voix lui donnant le prix, jusqu’à ce que par plusieurs le vrai l’a vaincu [12] ».

43. « Maintenant si t’est accordé un si grand privilège, qu’il te soit permis d’aller au cloître dans lequel du collège le Christ est abbé,

44. « Dis-lui pour moi des Pater, autant qu’en avons besoin, nous de ce monde où n’est plus nôtre le pouvoir de pécher. »

45. Puis, peut-être pour faire place à un autre qui était près de lui, il disparut à travers le feu, comme à travers l’eau le poisson qui descend au fond.

46. Je m’avançai un peu vers celui qu’il m’avait montré, et dis que mon désir préparait à son nom une gracieuse demeure.

47. Il commença libéralement à dire [13]


« Tan m’abbellis vostre cortois deman,
Chi eu no me puous, ne vueil à vos cobrire ;

48.

« Jeu sui Arnaut, che plor e vai cantan :
Con si tost vei la spassada folor,
E vei jauzen lo joi, che sper denan.

49.

« Ara os prec per aquella valor,
Che os guida al som della scalina,
Sovigna os a temps de ma dolor. »


Puis il se cacha dans le feu qui les épure.




NOTES DU CHANT VINGT-SIXIÈME


2-26-1. Elle s’enferma dans une vache de bois pour attirer le taureau et satisfaire avec lui sa luxure.

2-26-2. Par les soldats qui suivaient son char de triomphe. Voyez Suétone.

2-26-3. Ce mot indique l’union bestiale de l’homme avec les animaux.

2-26-4. La génisse de bois que Dédale construisit pour Pasiphaé.

2-26-5. Poëte bolonais, célèbre en son temps.

2-26-6. Lycurgue, roi de Némée, avait donné son fils en garde à Hypsipyle. L’enfant mourut piqué par un serpent. Lycurgue, dans sa tristesse, ordonna de la mettre à mort, et deux fils qu’Hypsipyle avait eus de Jason, et dont elle était depuis longtemps séparée, se chargèrent de l’exécution de la sentence : mais, ayant reconnu leur mère, ils coururent l’embrasser et obtinrent sa grâce de Lycurgue.

2-26-7. Parce que les fils d’Hypsipyle sauvèrent la vie de leur mère, et que Dante ne put délivrer Guido du feu.

2-26-8. C’est-à-dire avec serment.

2-26-9. Arnaud Daniello, qui se nommera lui-même plus bas.

2-26-10. Gérault de Berneil, de Limoges, poète provençal.

2-26-11. Guittone d’Arezzo, frère Godente, auteur de Rimes, qui, à l’origine de la poésie italienne en langue vulgaire, jouirent d’une grande vogue.

2-26-12. Jusqu’à ce que plusieurs, d’un plus vrai mérite l’aient vaincu.

2-26-13. « Tant me plaît votre courtoise demande, que je ne puis ni ne veux vous cacher mon nom.

« Je suis Arnaud qui pleure et vais chantant, par ce brûlant chemin, la folie passée, et je vois devant moi le jour que j’espère.

« Ores vous prie, par cette vaillance qui vous guide au sommet de l’escalier, de vous souvenir de ma douleur. »




CHANT VINGT-SEPTIÈME


1. Comme lorsqu’il vibre ses premiers rayons là où son créateur versa son sang [1], l’Èbre coulant sous la haute balance,

2. Et qu’à none il réchauffe les eaux du Gange : ainsi était le Soleil, de sorte que le jour baissait, quand resplendissant de joie l’Ange de Dieu nous apparut.

3. Hors de la flamme, sur le bord il se tenait, et chantait : « Beati mundo corde [2], » d’une voix beaucoup plus vivante que la nôtre.

4. Ensuite : « Plus loin ne va-t-on, âmes saintes, si auparavant on ne sent la morsure du feu : entrez-y, et au chant d’au delà ne soyez pas sourdes. »

5. Ainsi dit-il quand nous fûmes près de lui : par quoi je devins en l’entendant, tel que celui qu’on met dans la fosse [3].

6. Je tendis en avant les mains jointes, et m’allongeai, regardant le feu, et vivement me représentant les corps humains que déjà j’avais vu brûler.

7. Vers moi se tournèrent mes bons Guides, et Virgile me dit : « — Mon fils, souffrir ici l’on peut, mais non mourir.

8. Souviens-toi, souviens-toi ! Si sur Géryon même, sauf je te guidai, que ferai-je maintenant que je suis plus près de Dieu ?

9. Tiens pour certain que, fusses-tu mille ans dans le sein de cette flamme, elle ne pourrait te dépouiller d’un cheveu.

10. Et si peut-être tu crois que je te trompe, approche-toi d’elle, et que tes mains en fassent l’épreuve avec le bord de ta robe.

11. Dépose désormais, dépose toute crainte ; avance, et vas avec confiance. Et moi cependant je m’arrête, contre ma conscience.

12. Lorsqu’il me vit obstinément demeurer immobile, un peu troublé il dit : — Mon fils, entre Béatrice et toi est ce mur.

13. Comme, au nom de Thisbé, Pyrame, près de la mort, ouvrit les yeux et la regarda, alors que le mûrier devint vermeil [4] ;

14. Ainsi, ma dureté s’étant amollie, je me tournai vers le sage Guide, lorsque j’ouïs le nom qui toujours germe en ma mémoire.

15. Sur quoi il secoua la tête, et dit : — Comment !… voulons-nous rester ici ? Ensuite il sourit, comme on sourit à l’enfant que séduit une pomme.

16. Puis, devant moi il entra dans le feu, priant Stace, qui auparavant nous avait longtemps séparés [5], de venir derrière.

17. Quand je fus dedans, je me serais jeté dans du verre bouillant pour me rafraîchir, tant l’ardeur était sans mesure.

18. Cependant le doux Père, pour me conforter, en allant parlait de Béatrice, disant : — Il me semble déjà voir ses yeux.

19. Nous guidait une voix qui au delà chantait ; et nous, attentifs à la voix, dehors nous vînmes, là où l’on montait.

20. « Venite benedicti patris mei [6] » résonna au dedans d’une lumière, qui était là d’un éclat tel qu’elle m’éblouit, et que je ne pus la regarder.

21. « Le Soleil descend, » ajouta-t-elle, « et le soir vient : ne vous arrêtez point, mais hâtez le pas, tandis que l’occident ne se noircit pas encore. »

22. Le chemin montait droit à travers le rocher, se dirigeant de manière que par devant je recevais les rayons du Soleil déjà las.

23. Et peu de degrés nous avions monté, lorsque, par l’ombre qui derrière nous s’allongeait, moi et mes Sages nous nous aperçûmes que le Soleil se couchait.

24. Et avant qu’en toute son étendue immense, l’horizon eût pris une seule teinte, et que partout la nuit se fût épandue,

25. Chacun de nous d’un degré se fit un lit, la nature du mont nous ôtant le pouvoir plutôt que le désir de monter.

26. Telles les chèvres, indociles et vagabondes sur les hauteurs avant d’être repues, paisibles deviennent en ruminant

27. Silencieuses à l’ombre, tandis que le Soleil darde ses feux, gardées par le pasteur qui, appuyé sur sa houlette, veille à leur sûreté ;

28. Et tel le berger qui loge dehors, tranquille passe la nuit près de son troupeau, attentif à ce que point ne le disperse la bête féroce :

29. Tels tous trois étions-nous alors, moi comme la chèvre, et eux comme les pasteurs, d’ici et de là serrés par les bords.

30. Là peu du dehors était à découvert, mais par ce peu je voyais les étoiles plus brillantes et plus grandes que d’ordinaire elles ne le paraissent.

31. Ainsi ruminant, et ainsi les regardant, me prit le sommeil, le sommeil qui souvent, avant qu’il soit, sait ce qui sera.

32. À l’heure, je crois, où, sur le mont, commença à luire Cythérée, qui du feu d’amour toujours paraît ardente,

33. Il me semblait en songe voir une Dame jeune et belle se promener dans une prairie, cueillant des fleurs ; et chantant, elle disait :

34. « Sache quiconque demande mon nom, que je suis Lia, et je vais mouvant à l’entour mes belles mains pour me faire une guirlande.

35. « Pour me plaire au miroir, ici je me pare ; ma sœur Rachel, du miroir, elle, jamais ne s’éloigne, et tout le jour elle est assise.

36. « À voir ses beaux yeux elle se complaît, comme moi à m’orner avec les mains : le voir est sa joie, et l’agir, la mienne. »

37. Déjà, devant les lueurs de l’aube, d’autant plus douces aux voyageurs que moins loin ils sont de la patrie où ils reviennent,

38. Fuyaient de tous côtés les ténèbres, et avec elles mon sommeil : par quoi je me levai, voyant les grands Maîtres déjà debout.

39. — Ce doux fruit que sur tant de rameaux va cherchant le souci des mortels, aujourd’hui apaisera ta faim.

40. Ces paroles m’adressa Virgile, et jamais don ne fit un plaisir égal.

41. Tant désir sur désir il me vint d’être en haut, qu’à chaque pas, ensuite, pour voler je me sentais croître les ailes.

42. Lorsque tout l’escalier, au-dessous de nous, eut été parcouru, et que nous fûmes sur la dernière marche, Virgile sur moi fixa ses yeux,

43. Et dit : — Tu as vu, mon fils, le feu temporel et l’éternel, et tu es parvenu en un lieu où par moi-même plus rien je ne discerne.

44. Par industrie et par art ici je t’ai amené ; prends maintenant ton bon plaisir pour guide : tu es hors des routes escarpées, hors des voies étroites.

45. Vois le Soleil qui reluit devant toi ; vois l’herbe, les fleurs et les arbustes que cette terre produit d’elle-même.

46. Tandis que pleins de joie viennent les beaux yeux dont les larmes me firent venir à toi, tu peux t’asseoir, et ensuite aller à travers ces campagnes.

47. N’attends plus mon dire, ni mon signe : droit et sain est ton libre arbitre, et ce serait une faute que de ne pas agir suivant son jugement ;

Ce pourquoi, souverain de toi-même je te couronne et te mitre.




NOTES DU CHANT VINGT-SEPTIÈME


2-27-1. Pour comprendre ceci, il faut se souvenir : 1o que le voyage de Dante a lieu au printemps, où le soleil est dans le Bélier ; 2o que sur l’horizon qui leur est commun, l’orient de Jérusalem est l’occident du Purgatoire, situé à son antipode. Cela posé, l’Èbre ou l’Espagne, étant à l’occident, et le Gange ou l’Inde, à l’orient de Jérusalem, chacun, comme le suppose le Poëte, à une distance égale à celle qui sépare le Bélier de la Balance, c’est-à-dire de six heures, il est clair que le soleil, au même point de son cours, détermine par rapport à ces quatre lieux simultanément, quatre heures différentes : l’heure du lever à Jérusalem, l’heure du coucher dans le Purgatoire, midi dans l’Inde, et minuit en Espagne. La haute balance indique le moment où la Balance est le plus élevée au-dessus de l’Èbre, c’est-à-dire à son méridien.

2-27-2. Bienheureux ceux qui ont le cœur pur ! — Une des huit béatitudes évangéliques.

2-27-3. Allusion au supplice de ceux qu’on enterrait vifs la tête en bas.

2-27-4. Lorsque les fruits du mûrier, lesquels étaient blancs auparavant, devinrent rouges, après avoir été teints du sang de Thisbé, qui se tua sur le corps de Pyrame.

2-27-5. « Avait cheminé entre Virgile et moi. ».

2-27-6. Venez, bénis de mon Père ! — Paroles de Jésus-Christ en saint Matthieu.




CHANT VINGT-HUITIÈME


1. Désireux de reconnaître, au dedans et autour, la divine forêt épaisse et verdoyante qui, aux yeux, tempérait le jour nouveau,

2. Sans plus attendre je laissai le sentier, et lentement, lentement je pris par la campagne qui allait s’élevant, et d’où s’exhalait une suave senteur.

3. Un léger souffle, toujours le même, me frappait le front, pas plus qu’un doux vent ;

4. Par lequel les rameaux agités se courbaient tous du côté où le saint mont projette sa première ombre :

5. Tant néanmoins ne s’inclinaient-ils, que les petits oiseaux cessassent d’exercer tous leurs arts sur les cimes ;

6. Mais, avec des chants de joie, ils recueillaient les premiers souffles entre les feuilles, qui tenaient le bourdon dans leurs concerts.

7. Tel que celui qui se forme de rameau en rameau, dans la forêt de pins sur le rivage de Chiassi [1], quand le scirocco se déchaîne au dehors.

8. Déjà mes pas lents m’avaient porté si avant dans l’antique forêt, que je ne pouvais plus voir par où j’étais entré,

9. Quand voilà que d’aller plus loin m’empêcha un ruisseau dont, vers la gauche, les petites ondes ployaient l’herbe croissant sur ses bords.

10. Toutes les eaux ici les plus pures paraîtraient altérées par quelque mélange, près de celle-là, qui ne cache rien [2].

11. Quoiqu’un peu brune, elle coule sous l’ombre perpétuelle, qui jamais ne laisse pénétrer un rayon de Soleil ou de Lune.

12. J’arrêtai mes pieds, et des yeux je passai au delà du ruisseau, pour admirer la grande variété des frais mais [3].

13. Là, comme apparaît subitement une chose qui, émerveillant, détourne de toute autre pensée, m’apparut

14. Une Dame [4] qui, seulette, allait chantant et cueillant çà et là les fleurs dont était diapré tout son chemin.

15. — O belle Dame qu’enflamment les rayons d’amour, si j’en crois la semblance qui d’ordinaire rend témoignage du cœur,

16. Qu’il te plaise, lui dis-je, t’approcher assez de ce ruisseau pour que j’entende ce que tu chantes.

17. Tu me rappelles où et quelle était Proserpine, quand sa mère la perdit, et qu’elle perdit, elle, le printemps [5].

18. Comme, sans s’élever de terre et toute en soi, glisse une Dame qui danse, mettant à peine un pied devant l’autre ;

19. Ainsi, sur des fleurs vermeilles et jaunes, vers moi glissa-t-elle, comme une vierge qui baisse ses yeux modestes ;

20. Et elle satisfit mes prières, s’approchant assez pour que le doux son vint à moi, avec le sens qu’il contenait.

21. Dès qu’elle fut là où de ses ondes le beau fleuve baigne l’herbe, de lever les yeux elle me fit la faveur.

22. Je ne crois pas que tant de lumière brillât sous les cils de Vénus blessée par son fils, hors de toute sienne coutume [6].

23. Sur l’autre rive, à droite, elle souriait, cueillant de ses mains les fleurs que la profonde terre produit sans semence.

24. De trois pas nous séparait le fleuve ; mais l’Hellespont, là où passa Xerxès, qui refrène encore tout orgueil humain,

25. Ne fut pas plus en haine à Léandre, à cause de ses flots épandus entre Sestos et Abydos [7], que ne me l’était celui-là, pour ne point s’être ouvert alors.

26. « Vous êtes nouveaux ici, » commença-t-elle ; « et peut-être parce que je ris en ce lieu choisi pour nid à la race humaine [8],

27. « Quelque doute vous tient-il en étonnement ; mais le psaume Delectasti [9] répand une lumière qui peut éclairer votre intelligence.

28. « Et toi qui vas devant, et qui m’as priée, parle, si tu veux entendre ; car je suis venue pour répondre à toutes les questions, autant qu’il suffit. »

29. — L’eau, dis-je, et le bruit de la forêt combattent en moi la foi récente en une chose qu’on m’a dite contraire à celle-ci.

30. D’où elle : « Je dirai de quelle cause procède ce qui t’étonne, et je dissiperai le brouillard qui t’offusque.

31. « Le souverain Bien, qui se complaît en soi seul, créa l’homme apte au bien, et il lui donna ce lieu pour arrhes d’éternelle paix.

32. « Par sa faute, peu il demeura ici ; par sa faute, en pleurs et labeurs il changea un vertueux rire et un doux jeu.

33. « Afin que le trouble qu’engendrent au-dessous de ce lieu les exhalaisons de l’eau et de la terre, qui suivent autant qu’elles peuvent la chaleur [10],

34. « Ne nuisit point à l’homme, ce mont vers le ciel s’est tant élevé, et de ce trouble est exempt depuis l’endroit où il se ferme [11].

35. « Or, parce que tout l’air se meut circulairement avec le premier mobile, si d’aucun côté ce cercle n’est rompu,

36. « Sur cette hauteur que de toute part environne l’air pur, ce mouvement frappe et fait résonner l’épaisse forêt ;

37. « Et tel est le pouvoir de la plante frappée, que de sa vertu elle imprègne le souffle, lequel ensuite en circulant la répand autour :

38. « Et l’autre terre [12], selon qu’elle y est apte par elle-même ou par son climat, conçoit et produit de diverses vertus des arbres divers.

39. « Cela entendu, on cesserait de s’étonner quand quelque plante y pousse sans semence apparente.

40. « Et tu dois savoir que la campagne sainte où tu es, est pleine de toutes semences, et qu’elle a en elle un fruit qui là ne se cueille point [13].

41. « L’eau que tu vois ne jaillit point d’une source que renouvellent des vapeurs que le froid condense, comme un fleuve qui perd et reprend haleine [14] ;

42. « Mais elle sort d’une fontaine perpétuellement durable qui, ouverte de deux côtés par le vouloir de Dieu, recouvre autant qu’elle verse.

45. « De ce côté de son cours, elle possède une vertu qui ôte la mémoire du péché ; de l’autre, elle rend celle du bien qu’on a fait.

44. « Ici elle s’appelle Léthé, et là Eunoé [15] : et point elle n’opère, si auparavant d’ici et de là on n’a goûté [16].

45. « La saveur surpasse toute autre ; et, bien qu’il se puisse qu’apaisée soit ta soif [17], sans que je te découvre rien de plus,

46. « Je te gratifierai encore d’un corollaire, et je ne crois pas que moins de prix ait pour toi mon dire, s’il s’étend au delà de ma promesse.

47. « Les antiques poètes qui chantèrent l’âge d’or et ses félicités, sur le Parnasse songèrent peut-être de ce lieu.

48. « Innocente ici fut l’humaine racine : ici un printemps perpétuel et toutes les sortes de fruits : ce fleuve est le nectar dont tous parlent. »

49. Je me retournai alors vers mes Poëtes, et je vis qu’ils avaient souri à ces dernières paroles :

Puis sur la belle Dame je ramenai mes yeux.




NOTES DU CHANT VINGT-HUITIÈME


2-28-1. Chiassi, aujourd’hui détruit, était près de Ravenne.

2-28-2. Dont la transparence laisse voir tout ce qui est au fond.

2-28-3. On appelait mai, maio, un rameau vert que, dans les premiers jours de mai, à la campagne, les amoureux, piaulaient, à la porte où sous les fenêtres de leurs maîtresses.

2-28-4. Mathilde, comme on le verra, ch. XXXIII.

2-28-5. Pluton ayant enlevé Proserpine qui se promenait dans une prairie, sa mère la perdit, et elle perdit, elle, le printemps, c’est-à-dire les fleurs qu’elle avait cueillies.

2-28-6. Par inadvertance, sans dessein prémédité, contre sa coutume.

2-28-7. Lesquels le séparaient de son amante.

2-28-8. Le Paradis terrestre, situé au sommet du mont du Purgatoire.

2-28-9. Ps. 91, vers 4. — Le Psalmiste, s’adressant à Dieu, parle de la joie que lui inspire la contemplation de ses œuvres : Delectasti me, Domine ; in facturâ tuâ et in operibus manum tuarum exultabo.

2-28-10. C’est-à-dire que, plus la chaleur est grande, plus sont abondantes ces exhalaisons.

2-28-11. Le sens est que « le trouble causé par les exhalaisons de l’eau et de la terre ne s’élève pas plus haut que la porte du Purgatoire. »

2-28-12. La terre située au-dessous du mont.

2-28-13. Le fruit de l’arbre de vie, dont il est dit dans l’Écriture « que celui qui en mange ne meurt point. »

2-28-14. Qui, selon la mesure des eaux qu’il reçoit, coule tantôt plus vite, tantôt plus lentement.

2-28-15. Mot grec qui signifie bonne mémoire.

2-28-16. Si, avant de boire de ses eaux, on n’a bu de celles du Léthé.

2-28-17. « Que tu ne désires savoir rien de plus que ce que je viens de te dire. »




CHANT VINGT-NEUVIÈME


1. Chantant comme une femme éprise d’amour, elle continua, après la fin de ses paroles [1] : Beati quorum tecta sunt peccata [2] !

2. Et comme, à travers les ombres sauvages, s’en allaient seules des nymphes, désirant l’une de fuir, l’autre de voir le soleil,

3. Lors elle se mut, remontant le fleuve le long de la rive, et moi comme elle, à petits pas suivant ses petits pas ;

4. Et entre les siens et les miens il n’en était pas cent, lorsque les bords également se courbèrent, de sorte que je marchai vers le Levant.

5. Longtemps ainsi nous n’avions pas cheminé, quand la Dame vers moi se tourna, disant : « Mon frère, regarde et écoute !… »

6. Et voilà que soudain traversa de toutes parts la grande forêt une lueur telle, que je doutai si ce n’était point un éclair.

7. Mais, comme l’éclair brille et s’éteint au même instant, et puisque cette lueur durait, resplendissant de plus en plus, en mon penser je disais : « Qu’est ceci ? »

8. Et dans l’air lumineux s’épandait une douce mélodie, d’où, pris d’un juste zèle, je gourmandai la hardiesse d’Ève, pensant

9. Que là où obéissaient la terre et le ciel, une femmelette seule, et qui venait d’être créée, ne souffrit point d’être enveloppée d’un voile [3].

10. Sous lequel si, pieuse, elle était restée, je jouirais de ces ineffables délices, goûtées une première fois et bien d’autres fois.

11. Tandis que ravi j’allais à travers tant de prémices du plaisir éternel, et désirant plus de joies encore,

12. Devant nous l’air devint tel qu’un feu ardent, sous les verts rameaux ; et déjà, comme un chant, le doux son était entendu :

13. O Vierges sacro-saintes [4], si jamais pour vous je souffris la faim, le froid, les veilles, l’occasion me sollicite d’en demander la récompense !

14. Que l’Hélicon pour moi maintenant verse ses eaux, et qu’avec son cœur Uranie m’aide à penser et à mettre en vers des choses grandes !

15. Un peu plus loin apparaissaient sept arbres d’or, selon le faux aspect que leur donnait le long espace qui était encore entre eux et nous ;

16. Mais, lorsque j’en fus assez près pour que l’objet, dégagé de la vague apparence qui trompe le sens, ne perdît par la distance aucun trait de sa forme,

17. La vertu [5] qui à la raison prépare le discours [6], reconnut que c’étaient des candélabres, et, dans les paroles du chant, distingua Hozannah !

18. En haut flamboyait le beau lustre [7] plus brillant de beaucoup que, dans un ciel serein, la Lune à minuit, au milieu de son mois [8].

19. Je me tournai, plein d’admiration, vers le bon Virgile ; et il me répondit par un regard non moins plein de stupeur.

20. Puis je reportai mes yeux sur ces choses splendides, qui vers nous se mouvaient si lentement que les eussent vaincues des épouses nouvelles [9].

21. La Dame me gourmanda : « Pourquoi t’enflammes-tu ainsi à l’aspect des vives lumières, et ce qui vient derrière elles ne regardes-tu point ? »

22. Alors, les suivant comme leurs guides, je vis venir des gens vêtus de blanc ; et ici jamais ne fut de blancheur aussi éclatante.

23. L’eau brillait à gauche, et quand je la regardais, elle me renvoyait, comme un miroir, mon image senestre.

24. Lorsque je fus sur ma rive en un endroit où je n’étais plus distant que de la largeur du fleuve, je suspendis mes pas pour mieux voir :

25. Et je vis les petites flammes, semblables à des banderoles flottantes, aller devant, laissant, derrière, l’air coloré,

26. De sorte qu’au-dessus il présentait sept bandes distinctes, toutes de ces couleurs dont le Soleil fait son arc, et Délia, sa ceinture.

27. Ces étendards se prolongeaient en arrière, au delà de ma vue, et, à mon jugement, ceux d’en dehors étaient l’un de l’autre distants de dix pas.

28. Sous ce beau ciel que je décris, venaient, deux à deux, vingt-quatre vieillards couronnés de lis.

29. Tous chantaient : « Bénie sois-tu entre les filles d’Adam ! et que bénies éternellement soient tes beautés ! »

30. Lorsque les fleurs et les autres fraîches herbes, qui devant moi ornaient l’autre rive, cessèrent d’être foulées par ces élus,

31. Comme dans le ciel une lumière suit une autre lumière, vinrent après eux quatre animaux couronnés de vert feuillage.

32. Chacun d’eux avait six ailes, dont les plumes étaient pleines d’yeux ; et tels, s’il vivait, seraient les yeux d’Argus.

33. À décrire leurs formes, plus, lecteur, ne dépenserai-je de rimes ; car tant me presse une autre dépense, qu’en celle-ci je ne puis être prodigue,

34. Mais lis Ézéchiel, qui les dépeint comme il les vit venir de la froide région, avec le vent, avec la nuée, et avec le feu :

35. Et tels que tu les trouveras dans son livre [10], tels étaient-ils ici, hors qu’à l’égard des ailes, Jean est avec moi, et se sépare de lui [11].

36. L’espace entre eux contenait un char sur deux roues triomphales, qu’avec le cou tirait un griffon [12].

37. Et celui-ci en haut étendait ses deux ailes entre la bande du milieu et les trois de chaque côté ; de sorte qu’en agitant l’air, il n’en touchait aucune [13].

38. Tant elles s’élevaient, qu’on les perdait de vue ; ses membres d’oiseau étaient de couleur d’or, les autres mélangés de blanc et de vermeil.

39. Non-seulement Rome ne réjouit point d’un aussi beau char l’Africain ou Auguste ; mais auprès serait pauvre celui du Soleil,

40. Celui du Soleil, qui, s’égarant, fut brûlé, à la prière fervente de la Terre, quand Jupiter secrètement fut juste [14].

41. Trois Dames [15] venaient, dansant en rond du côté de la roue droite : l’une si rouge, que dans le feu à peine la discernerait-on ;

42. L’autre, comme si les chairs et les os eussent été d’émeraude ; la troisième, semblable à de la neige qui vient de tomber.

43. Elles paraissaient conduites tantôt par la blanche, tantôt par la rouge, et les autres sur son chant réglaient leur aller lent ou vif.

44. À gauche, quatre autres [16], vêtues de pourpre, menaient leur danse à la suite de l’une d’elles [17], qui à la tête avait trois yeux.

45. Après ce groupe, je vis deux vieillards dissemblables de vêtement, mais de contenance pareille, tous deux modestes et graves.

46. L’un [18] paraissait des familiers de ce grand Hippocrate, que la nature fit pour le salut des animaux qui lui sont le plus chers ;

47. L’autre [19] paraissait avoir le soin contraire, portant une épée brillante et aiguë, telle qu’au delà du ruisseau j’en eus peur.

48. Puis j’en vis quatre [20] d’humble apparence, et, derrière tous, un vieillard seul venir dormant, le visage animé [21].

49. Et ces sept étaient vêtus de la première robe [22], pourtant autour de la tête ils n’avaient point de couronne de lis,

50. Mais de roses et d’autres fleurs vermeilles. D’un peu loin, on aurait juré qu’au-dessus des sourcils tous étaient en feu.

51. Et quand le char fut vis-à-vis de moi, un tonnerre fut ouï : et il sembla qu’à ces dignes personnes d’aller outre il fût interdit.

S’étant arrêtées là avec les premières enseignes [23].




NOTES DU CHANT VINGT-NEUVIÈME


2-29-1. Après avoir dit : Ce fleuve est le nectar dont tous parlent, elle continua, chantant : Beati, etc.

2-29-2. « Heureux ceux dont les péchés ont été couverts. — Ps. 31. »

2-29-3. D’un voile d’ignorance.

2-29-4. Les Muses.

2-29-5. La puissance d’où procède une exacte perception des choses.

2-29-6. « Le discours, » pour « la matière du discours. »

2-29-7. Le haut de ces candélabres ; leur partie supérieure était plus brillante de beaucoup, etc.

2-29-8. En son plein.

2-29-9. Que moins lentement vont les épouses nouvelles, lorsque se séparant de leur père et de leur mère, elles se rendent à la maison de leur époux.

2-29-10. Ézéchiel, cap. 1.

2-29-11. Ézéchiel ne donne que quatre ailes à ces animaux symboliques, et saint Jean leur en donne six.

2-29-12. Animal fabuleux, à la fois quadrupède et oiseau, aigle par devant et lion par derrière.

2-29-13. Le Griffon qui venait derrière les Chandeliers, au milieu, était par conséquent sur la bande médiane. Il élevait ses ailes dans l’espace compris entre cette bande et les trois autres, de chaque côté, de manière qu’en agitant ses ailes, il ne touchait aucune des bandes.

2-29-14. Lorsqu’il foudroya Phaéton par un secret jugement de sa justice, qui ne veut pas que la présomption soit impunie.

2-29-15. Les trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité.

2-29-16. Les quatre vertus cardinales, la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance.

2-29-17. La Prudence à laquelle le Poète donne trois yeux, parce qu’elle considère le passé, le présent et l’avenir.

2-29-18. Saint Luc, qui était médecin.

2-29-19. Saint Paul.

2-29-20. Selon les uns, les quatre Évangélistes ; mais saint Luc ayant été déjà nommé, et saint Jean étant plus bas nommé à part, cette opinion se détruit d’elle-même. Selon d’autres, saint Jacques, saint Pierre, saint Jean et saint Jude ; mais saint Jean reparaîtrait encore deux fois. Selon d’autres enfin, les quatre Docteurs de l’Église, saint Grégoire le Grand, saint Jérôme, saint Ambroise et saint Augustin.

2-29-21. Saint-Jean est représenté dormant, à cause de la révélation qu’il eut à Patmos pendant son sommeil, et le visage animé, à cause de la vision présente à son esprit.

2-29-22. De robes pareilles à celles des vingt-quatre Vieillards.

2-29-23. Les Chandeliers, qui ouvraient le cortège.




CHANT TRENTIÈME


1. Lorsque le septentrion du premier ciel [1], qui ne connut jamais ni coucher ni lever, que ne voilent aucuns nuages que ceux du péché,

2. Et qui instruisait là chacun de son devoir, comme celui d’en bas dirige le timonier pour arriver au port,

3. Se fut arrêté, la gent vraie [2], venue la première entre le Griffon et lui [3], se tourna vers le char, comme vers sa paix :

4. Et l’un d’eux, comme envoyé du ciel, Veni, sponsa de Libano [4] ! chantant, cria trois fois, et tous les autres après.

5. Tel qu’au dernier appel, soudain se lèveront, chacun de sa tombe, les bienheureux revêtus d’une chair plus légère [5] ;

6. Tels au-dessus de la divine basterne [6], ad vocem tanti senis [7], se levèrent cent ministres et messagers de vie éternelle.

7. Tous disaient : « Benedictus, qui venis [8] ! » et d’en haut et d’autour, jetant des fleurs : Manibus ô date lilia plenis [9] !

8. J’ai vu, au point du jour, l’Orient tout rose, et le reste du ciel orné d’une douce sérénité,

9. Et le Soleil naître voilé d’ombres, de sorte que l’œil pouvait longtemps en soutenir l’éclat tempéré par les vapeurs :

10. Ainsi, dans une nuée de fleurs qui s’épanchaient des mains angéliques, et retombaient en bas, dedans et dehors [10],

11. Sous un voile blanc, couronnée d’olivier, m’apparut une Dame, revêtue d’un vert manteau et d’une robe couleur de flamme vive.

12. Et mon esprit, qui depuis si longtemps déjà n’avait, tremblant, éprouvé la stupeur que me causait sa présence [11],

13. Sans davantage la reconnaître des yeux, par une vertu occulte qui d’elle émana, de l’ancien amour sentit la grande puissance.

14. Sitôt que frappa mon regard la haute vertu, qui déjà m’avait transpercé avant que je fusse hors de l’enfance,

15. Je me tournai à gauche, de l’air suppliant avec lequel le petit enfant court à sa mère, lorsqu’il a peur ou qu’il est affligé,

16. Pour dire à Virgile : — Il ne m’est pas resté une drachme de sang qui ne frémisse ; de l’ancienne flamme je reconnais les signes.

17. Mais Virgile nous avait laissés, Virgile, très-doux père, Virgile à qui, pour mon salut, elle me confia :

18. Et tout ce que perdit l’antique mère [12] ne put empêcher que mes joues, qu’avant nulle rosée n’humectait, se mouillassent de larmes.

19. « Dante, parce que Virgile s’en va, ne pleure pas, ne pleure pas encore ! il convient que tu pleures par une autre épée [13]. »

20. Comme un amiral qui, de la poupe à la proue, vient inspecter ceux qui manœuvrent les autres navires, et à bien faire les encourage ;

21. À la gauche du char, quand je me tournai au son de mon nom, qu’ici de nécessité je registre,

22. Je vis la Dame, qui m’était apparue voilée par les fleurs que répandaient les anges, diriger vers moi les yeux d’au delà du ruisseau.

23. Quoique le voile qui descendait de sa tête ceinte du feuillage de Minerve, ne permît pas de la voir à découvert,

24. D’une contenance royalement altière elle continua, comme celui qui, disant, réserve pour la fin les paroles les plus vives :

25 « Regarde-moi ; bien suis-je, bien suis-je Béatrice. Comment as-tu daigné t’approcher du mont ? Ne savais-tu point qu’ici l’homme est heureux [14] ? »

26. Mes yeux baissés tombèrent sur la claire fontaine, et en m’y voyant, je les reportai sur l’herbe, tant de honte se chargea mon front.

27. Comme envers son fils la mère se montre sévère, ainsi se montra-t-elle envers moi ; parce qu’un peu amère est la saveur de la pitié acerbe [15].

28. Elle se tut et soudain les Anges chantèrent : « In te, Domine, speravi [16] ! » Mais outre pedes meos ils ne passèrent point.

29. Comme la neige qu’ont poussée et entassée les vents slaves, entre les poutres vivantes [17] sur le dos de l’Italie se congèle,

30. Puis, liquéfiée, coule à travers d’elle-même, au souffle de la terre où l’ombre se perd [18], comme on voit le feu fondre la chandelle ;

31. Ainsi fus-je sans larmes ni soupirs, avant le chant de ceux dont l’harmonie accompagne toujours celle des sphères éternelles ;

32. Mais après qu’en leurs doux accords j’entendis qu’à moi ils compatissaient plus que s’ils eussent dit : « O Dame, pourquoi l’affliges-tu ? »

33. La glace qui s’était amassée autour de mon cœur, se fit eau et souffle, et avec angoisse par la bouche et par les yeux sortit de la poitrine.

34. Elle, cependant, debout du même côté du char, se tournant vers les pieuses substances, leur parla en cette sorte :

35. « Vous veillez dans l’éternel jour tellement, que ni la nuit, ni le sommeil ne vous dérobe un seul des pas que le temps fait en ses voies [19].

36. « Plus étendue est donc ma réponse, afin que celui qui pleure là m’entende, et que la coulpe et le repentir soient d’une même mesure.

37. « Non par l’influence des grands orbes qui dirigent chacun vers une certaine fin, selon que l’accompagnent les étoiles,

38. « Mais par le don des grâces divines, dont la pluie a sa source dans des vapeurs si élevées que notre vue n’en approche point,

39. « Celui-ci dans sa vie nouvelle [20] fut virtuellement [21] tel, que de toute bonne habitude il eût été un modèle admirable :

40. « Mais en plantes malignes et sauvages d’autant plus est fertile le sol non cultivé, que la terre a plus de vigueur.

41. « Avec mon visage quelque temps je le soutins ; lui montrant ses jeunes yeux, avec moi il le conduisait dans la voie droite.

42. « Mais, dès qu’au seuil de mon second âge j’eus changé de vie [22], il me quitta pour se donner à d’autres.

43. « Lorsque de la chair à l’esprit j’eus monté, et que ma vertu et ma beauté se furent accrues [23], je lui plus moins et lui fus moins chère :

44. « Il engagea ses pas dans une route trompeuse, poursuivant de fausses images du bien, qui ne tiennent pas ce qu’elles promettent ;

45. « Et point ne me servit d’obtenir les inspirations par lesquelles, et en songe et autrement, je le rappelai ; tant il en eut peu de souci.

46. « Si bas il tomba, que, pour le sauver, nul autre moyen ne restait que de lui montrer la race perdue.

47. « Pour cela, je visitai la demeure des morts, et à celui qui ici-haut l’a conduit, pleurant je fis porter mes prières.

48. « De Dieu serait rompu le suprême décret, si l’on passait le Léthé, et que l’on goûtât d’une telle nourriture [24], sans avoir, en payement,

« Versé des larmes de repentance. »




NOTES DU CHANT TRENTIÈME


2-30-1. Les sept Chandeliers comparés ici aux cinq étoiles de la Grande Ourse, et qui figurent allégoriquement les sept dons du Saint-Esprit.

2-30-2. Les vingt-quatre Vieillards, symboles des vingt-quatre livres de l’Ancien Testament.

2-30-3. Entre le Griffon et le Septentrion du premier ciel, ou les sept Chandeliers.

2-30-4. Viens du Liban, ô mon épouse ! — Paroles du Cantique des Cantiques.

2-30-5. Suivant une autre leçon, la rivestita voce alleluiando, chantant alléluia avec la voix recouvrée.

2-30-6. Sorte de char particulièrement à l’usage des matrones romaines.

2-30-7. A la voix d’un si grand vieillard.

2-30-8. Béni sois-tu, toi qui viens ! Paroles des Juifs lors de l’entrée de Jésus-Christ à Jérusalem.

2-30-9. A pleines mains répandez des lis ! — AEneid. lib. VI.

2-30-10. Au dedans et au dehors de la divine Basterne.

2-30-11. En 1300, époque supposée du voyage de Dante, dix ans déjà s’étaient écoulés depuis la mort de Béatrice.

2-30-12. Le Paradis terrestre que perdit Ève, et que Dante avait alors sous les yeux avec toutes ses délices.

2-30-13. « Qu’une autre blessure fasse couler tes pleurs. »

2-30-14. Le sens, sur lequel varient les interprètes, paraît être : « Comment as-tu enfin daigné t’approcher du mont dont tu t’es si longtemps éloigné ? Ne savais-tu pas, alors même, qu’ici l’homme trouve sa vraie félicité ? »

2-30-15. Qui réprimande.

2-30-16. En toi, Seigneur, j’ai espéré. — C’est le commencement du psaume 30, que les Anges chantent jusqu’à ces mots : pieds nus, qui terminent le neuvième verset.

2-30-17. Les arbres.

2-30-18. La terre d’Afrique où les corps perdent leur ombre sous les rayons perpendiculaires du soleil.

2-30-19. Rien de ce que le temps opère dans ses révolutions n’est caché aux célestes intelligences qui voient toutes choses dans la lumière divine, aussi n’est-ce pas pour elles, mais pour Dante qui est là pleurant, que Béatrice donnera plus d’étendue à sa réponse, à ses paroles.

2-30-20. Dans son jeune âge.

2-30-21. Par une vertu d’en haut.

2-30-22. « J’eus passé à une autre vie. »

2-30-23. Dans le ciel où les élus atteignent leur perfection.

2-30-24. Les joies du ciel.




CHANT TRENTE-UNIÈME


1. Tournant vers moi la pointe de son parler, dont le tranchant même m’avait paru poignant [1] : « O toi qui es au delà du fleuve sacré, »

2. Poursuivit-elle sans retard, « dis, dis, si cela est vrai ; à une si grave accusation, il convient que ta confession se joigne.»

3. Tellement confus étais-je en moi-même, qu’essayant de parler, ma voix s’éteignit avant de passer mes lèvres.

4. Elle attendit un peu, puis elle dit : « Que penses-tu ? Réponds-moi. Les eaux [2] n’ont pas encore effacé en toi les tristes souvenirs. »

5. La honte et la peur, ensemble mêlées, poussèrent hors de ma bouche un « oui » tel, que, pour l’entendre, il fut besoin de la vue [3].

6. Comme l’arbalète trop tendue, quand part la détente, rompt la corde et l’arc, et avec moins de force le trait touche le but ;

7. Ainsi éclatai-je sous cette pesante charge, épanchant au dehors larmes et soupirs, et la voix s’arrêta au passage.

8. D’où elle à moi : « A mes désirs, qui te conduisaient à l’amour du bien [4], au delà duquel il n’est rien à quoi l’on aspire,

9. « Qu’as-tu trouvé qui s’opposât, quels fossés, quelles chaînes, pour quoi d’aller plus avant tu dusses ainsi renoncer à l’espérance ?

10. « Et quels charmes ou quels avantages t’ont montrés les autres [5], que, par eux, tu dusses être attiré ? »

11. Après avoir poussé un soupir amer, à peine eus-je assez de voix pour répondre, et avec fatigue les lèvres la formèrent.

12. Pleurant, je dis : — Les choses présentes, avec leur faux plaisir, attirèrent mes pas, sitôt que se cacha votre visage.

13. Et elle : « Si tu avais tu ou nié ce que tu confesses, ta coulpe n’en serait pas moins connue : la sait le souverain Juge.

14. « Mais quand, de sa propre bouche, le pécheur s’accuse, en notre cour la roue tourne contre le tranchant [6].

15. « Mais pour que tu rougisses maintenant de ton erreur, et pour qu’une autre fois tu sois plus fort contre la voix de la Sirène,

16. « Mets bas la semence de tes pleurs [7] et écoute : tu entendras comment, dans la voie contraire, devait te faire entrer ma chair ensevelie.

17. « Jamais la nature ou l’art ne t’offrit un plaisir égal à celui que te causait la vue des beaux membres dans lesquels je fus renfermée, et qui, dispersés, ne sont que terre.

18. « Et si, par ma mort, ce plaisir suprême te trompa, quelle chose mortelle devait désormais t’inspirer du désir ?

19. « Bien devais-tu, blessé une première fois par les choses trompeuses, t’élever plus haut derrière moi, qui n’étais plus telle :

20. « Point ne devais-tu abaisser tes ailes pour attendre d’autres coups, ou d’une jeune fille, ou de quelque autre vanité d’un si court usage.

21. « Le petit oiseau, nouvellement éclos, attend [8] deux ou trois fois : mais à ceux emplumés déjà, en vain tend-on des rets, et lance-t-on des flèches. »

22. Tels qu’écoutant, les enfants se tiennent, honteux et muets, les yeux à terre, se reconnaissant et se repentant ;

23. Tel me tenais-je, et elle me dit : « Puisque entendre seulement t’afflige, lève la barbe, et plus encore tu t’affligeras en regardant. »

24. Avec moins de résistance déracine [9] un chêne robuste ou notre vent, ou celui de la terre d’Iarbe,

25. Qu’à son commandement je ne levai le menton : et quand par la barbe elle désigna le visage, bien connus-je le venin [10] de l’argument.

26. Et lorsque ma face se releva, l’œil comprit que ces premières créatures avaient suspendu leur aspersion [11]

27. Et mes yeux, encore peu assurés, virent Béatrice tournée vers l’animal qui est une seule personne en deux natures [12].

28. Au delà du vert ruisseau [13], sous son voile, elle se vainquait elle-même, dans sa beauté présente, plus qu’autrefois ici les autres.

29. Là tellement me piqua l’ortie du repentir, que de toutes les autres choses, celle qui me détourna le plus dans son amour, je la pris le plus en haine.

30. Un remords si vif me déchira le cœur, que je tombai vaincu ; et ce qu’alors je devins, le sait celle de qui en venait la cause.

31. Puis, lorsqu’une vertu du dehors m’eut ranimé le cœur, je vis au-dessus de moi la Dame que j’avais trouvée seule [14] ; elle disait ; « Tiens-moi, tiens-moi ! »

32. Elle m’avait amené dans le fleuve jusqu’à la gorge, et me tirant après elle dessus l’eau, elle allait légère comme une navette.

33. Quand je fus près de l’heureuse rive, Asperges me [15] si doucement j’entendis chanter, que non seulement le peindre, mais me le remémorer même je ne saurais.

34. La belle dame ouvrit les bras, et m’embrassant la tête, me plongea où il convenait que je busse l’eau :

35. Ensuite elle me retira, et tout humide m’introduisit dans la danse des quatre belles [16] ; et chacune d’un bras m’enlaça.

36. « Nymphes ici nous sommes, et dans le ciel nous sommes étoiles ; avant que Béatrice descendit du ciel, nous lui fûmes destinées pour servantes.

37. « Nous te mènerons devant ses yeux ; mais, aiguiseront les tiens, pour qu’ils pénètrent dans la lumière qui en eux brille, les trois de l’autre côté [17], qui voient plus avant. »

38. Ainsi chantant elles commencèrent : puis avec elles elles me menèrent à la poitrine du Griffon, où Béatrice debout était tournée vers nous.

39. Elles dirent : « N’épargne point les regards ; nous t’avons placé devant les émeraudes, dont jadis l’Amour tira les traits qui te blessèrent. »

40. Mille désirs plus ardents que la flamme, lièrent mes yeux à ses yeux brillants qui demeuraient fixés sur le Griffon [18].

41. Comme le soleil dans le miroir, ainsi l’animal double rayonnait dedans, offrant tantôt un aspect et tantôt un autre [19].

42. Pense, lecteur, si je m’étonnais, voyant l’objet demeurer le même, et son image changer.

43. Tandis que, pleine de stupeur et de joie, mon âme goûtait de cet aliment, qui, rassasiant de soi, de soi renouvelle la faim ;

44. Par leur démarche se montrant de la plus haute tribu [20], les trois autres s’avancèrent en chantant leur angélique carole.

45. « Tourne, Béatrice, » chantaient-elles, « tourne tes yeux saints sur ton fidèle, qui pour te voir a fait tant de pas !

46. « De grâce, accorde-nous de lui dévoiler ta face, pour qu’il contemple la seconde beauté [21] que tu cèles. »

47. O splendeur de la vive lumière éternelle ! Qui, tant eût-il pâli sous les ombres du Parnasse, ou bu à ses fontaines,

48. Ne paraîtrait impuissant d’esprit, s’il tentait de te peindre telle que tu apparus là où le ciel t’enveloppe d’harmonie et de fleurs,

Lorsqu’au grand jour tu te découvris ?




NOTES DU CHANT TRENTE-UNIÈME


2-31-1. Ce que Béatrice vient de dire aux Anges ne s’adressait à Dante que d’une manière indirecte. Maintenant elle lui parle directement, c’est ce que signifie : la pointe et le tranchant du parler.

2-31-2. Les eaux du Léthé.

2-31-3. C’est-à-dire que le son était si faible que, pour que l’ouïe le saisît, il fallait qu’en même temps on aperçût le mouvement des lèvres.

2-31-4. De Dieu, qui est le terme de tous les désirs.

2-31-5. Les autres biens.

2-31-6. Métaphore tirée de la pierre à aiguiser, qui émousse le tranchant lorsqu’on le lui présente dans le sens contraire à celui de son mouvement.

2-31-7. « Mets bas la pesante charge d’où proviennent tes pleurs, » c’est-à-dire la honte et la peur sous lesquelles Dante a dit plus haut que son âme était affaissée.

2-31-8. Demeure tranquille et sans défiance devant le danger qui le menace.

2-31-9. Le vent d’Afrique, « opposé au nôtre, » c’est-à-dire au vent des contrées septentrionales.

2-31-10. Le reproche amer caché sous le mot qui rappelle à Dante, que lorsqu’il se laissa égarer par la séduction des biens trompeurs, il n’était plus un enfant, mais un homme fait.

2-31-11. Que les Anges qui furent, « les premières créatures de Dieu, » avaient cessé de répandre des fleurs.

2-31-12. Le Griffon représente symboliquement le Christ, en qui sont unies les deux natures divine et humaine.

2-31-13. Le Poète l’appelle « vert, » à cause de la verdure de ses bords.

2-31-14. Voy. ch. XXVIII, terc. 14.

2-31-15. Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor. — Vous m’aspergerez, Seigneur, avec l’hysope, et je serai purifié. Ps. 50.

2-31-16. Les quatre Vertus cardinales symbolisées dans les quatre Dames placées à la gauche du char. Ch. XXIX, terc. 41.

2-31-17. Les trois Vertus théologales représentées par les trois Dames à la droite du char.

2-31-18. On a déjà vu que le Griffon, par sa double nature, était le symbole de Jésus-Christ, à la fois Dieu et homme.

2-31-19. Au sens allégorique, tantôt la nature divine, tantôt la nature humaine.

2-31-20. De l’ordre le plus élevé des Esprits célestes.

2-31-21. « La beauté nouvelle que tu as acquise dans le ciel. »




CHANT TRENTE-DEUXIÈME


1. Tant étaient mes yeux fixes et attentifs pour étancher une soif de dix ans [1], qu’éteints étaient tous mes autres sens ;

2. Et ne se souciaient d’aucun autre objet [2] les yeux absorbés dans la splendeur sainte, qui les attirait avec l’antique rets,

3. Lorsque par force me firent tourner le visage vers ma gauche ces Déesses, qui me dirent que je regardais trop fixement.

4. Et cet éblouissement qu’éprouvent les yeux que le soleil vient de frapper, me priva quelque temps de la vue :

5. Mais après qu’elle se fut un peu raffermie, je dis un peu par rapport à l’abondante lumière dont je m’étais par force éloigné,

6. Je vis qu’à droite la glorieuse armée s’était retournée, et s’en allait ayant en face les sept flammes [3] et le soleil.

7. Comme sous les boucliers pour se sauver une bande tourne le dos, et sur soi volte avec l’étendard, avant que tout ordre ait pu se changer ;

8. Cette milice du céleste royaume, qui précédait, défila toute, avant que le timon ployât le char [4].

9. Puis, près des roues se replacèrent les Dames, et le Griffon mut le char béni, de manière cependant que pas une penne ne s’agita.

10. La belle Dame qui m’avait tiré au passage [5], et Stace et moi, nous suivions la roue qui trace son ornière dans un arc plus étroit.

11. Ainsi traversant la haute forêt, vide par la faute de celle qui crut le serpent, un chant angélique réglait le pas.

12. Peut-être avions-nous parcouru trois fois l’espace d’un trait de flèche, lorsque Béatrice descendit.

13. Je les ouïs tous murmurer : « Adam ! » puis ils entourèrent un arbre dépouillé de fleurs et de feuillage en tous ses rameaux.

14. Sa chevelure, qui s’étend d’autant plus que plus elle s’élève, serait par sa hauteur admirée des Indiens dans leurs forêts.

15. « Heureux es-tu. Griffon, que point de cet arbre ton bec ne détache le fruit doux au goût ; car ensuite tristement se tord le ventre. »

16. Ainsi autour de l’arbre robuste crièrent tous les autres ; et l’animal biforme : « Par là se conserve la semence de tout juste [6]. »

17. Et se tournant vers le timon qu’il avait tiré [7], il amena le char au pied de l’arbre veuf, et l’y laissa lié [8] avec un de ses rameaux.

18. Comme nos plantes, lorsque dessus tombe la grande lumière [9] mêlée à celle qui rayonne derrière la célèbre lasca [10],

19. Se gonflent, et chacune d’elles ensuite se revêt de nouvelles couleurs, avant que le Soleil ait conduit ses coursiers sous un autre Signe ;

20. Ainsi s’ouvrant, l’arbre dont les branches étaient nues auparavant, se revêtit de nouveau d’une couleur moins semblable à celle des roses qu’à celle des violettes.

21. Je n’entendis point, et ici-bas ne se chante l’hymne que cette troupe alors chanta et je n’en soutins pas jusqu’au bout l’harmonie.

22. Si je pouvais retracer comment, à l’ouïr de Syrinx [11], s’assoupirent les yeux impitoyables, les yeux auxquels le plus veiller coûta si cher [12],

23. Comme un peintre qui dessine d’après un modèle, je peindrais comment je m’endormis ; mais le fasse qui bien saura représenter le sommeiller.

24. Je passe donc au moment où je me réveillai, et je dis que pour moi déchira le voile du sommeil une vive splendeur et une voix qui m’appela : « Lève-toi, que fais-tu ? »

25. Tels que, conduits pour voir les fleurs du pommier, qui de son fruit rend les anges avides, et entretient dans le ciel un festin perpétuel,

26. Pierre et Jean et Jacques [13], assoupis, se réveillèrent à la parole par laquelle furent rompus des sommeils plus profonds [14],

27. Et virent leur troupe diminuée de Moïse et d’Élie, et de leur maître la robe changée ;

28. Tel me réveillai-je, et je vis, debout au-dessus de moi, cette Dame pieuse, qui auparavant le long du fleuve avait guidé mes pas ;

29. Et plein de trouble, je dis : — Où est Béatrice ? Et elle : « Vois-la, sous le feuillage nouveau, assise sur sa racine [15].

30. « Vois la compagnie qui l’entoure [16] : à la suite du Griffon les autres s’en vont en haut, chantant un hymne plus doux et d’un sens plus profond. »

31. Si son parler fut plus étendu, je ne sais ; parce que dans mes yeux déjà était celle qui m’empêchait d’être attentif à autre chose.

32. Elle était seule assise sur la vraie terre [17], comme une garde laissée près du char, que j’avais vu lier par l’animal biforme.

33. Un cercle autour d’elle formaient les sept nymphes, ayant en main ces lumières qui sont à l’abri de l’Auster [18] et de l’Aquilon.

34. « Tu séjourneras ici un peu de temps dans la forêt, puis sans fin tu seras avec moi citoyen de cette Rome dont le Christ est Romain [19].

35. « Cependant pour le bien du monde, qui vit mal, tiens maintenant les yeux fixés sur le char ; et ce que tu verras, de retour là, écris-le. »

36. Ainsi parla Béatrice, et moi qui devant ses commandements étais prosterné, où elle voulait j’attachai l’attention et les yeux.

37. Jamais d’un mouvement si rapide, lorsqu’il pleut, d’une nuée épaisse ne descendit le feu, du point le plus éloigné,

38. Que je vis descendre l’oiseau de Jupiter [20], à travers l’arbre, brisant non-seulement les fleurs et les feuilles, mais l’écorce même ;

39. Et de toute sa force il frappa le char, qui ploya comme un navire en fortune, battu par les flots tantôt à bâbord, tantôt à tribord.

40 ; Ensuite je vis s’élancer vers l’intérieur du véhicule triomphal un renard [21] qui paraissait à jeun de toute bonne pâture.

41 Mais en lui reprochant ses laides coulpes, ma Dame le fit fuir aussi vite que le permirent ses os décharnés.

42. Puis, par où d’abord il était venu, je vis l’aigle descendre dans l’arche du char, et la laisser jonchée de ses plumes [22].

43. Et telle qu’elle sort d’un cœur affligé, j’ouïs une voix du ciel, qui disait : « O ma nacelle, combien mal elle se charge [23] ! »

44. Puis il me sembla qu’entre les roues du char la terre s’ouvrait, et j’en vis sortir un dragon [24] qui dans le char enfonça sa queue,

45. Et, comme la guêpe qui retire l’aiguillon, ramenant à soi la queue maligne, la retira, et s’en alla joyeux.

46. Ce qui resta d’intact, comme de gazon se recouvre une terre vivace, peut-être à bonne et pure intention, de la plume offerte

47. Se recouvrit, et en furent couverts l’une et l’autre roue et le timon, en moins de temps qu’un soupir ne tient la bouche ouverte.

48. La machine sainte ainsi transformée, de ses parties sortirent des têtes, trois sur le timon, et une à chaque coin [25].

49. Les premières avaient des cornes comme les bœufs ; mais les quatre autres avaient une seule corne au front ; jamais on ne vit monstre semblable.

50. Pleine de sécurité, comme une forteresse sur une haute montagne, assise dessus m’apparut une courtisane éhontée [26], promenant autour ses yeux hardis,

51. Et comme pour qu’elle ne lui fût point enlevée, je vis à côté d’elle un géant [27] debout ; et quelquefois ils se baisaient.

52. Mais ayant vers moi tourné son regard errant et convoiteux, ce féroce amant la flagella de la tête jusqu’aux pieds.

53. Puis, plein de soupçon et transporté de colère, il délia le monstre [28], et le traîna dans la forêt, si avant qu’à ma vue elle déroba [29]

La courtisane et la nouvelle bête.




NOTES DU CHANT TRENTE-DEUXIÈME


2-32-1. Béatrice était morte en 1290, et Dante est supposé faire son voyage en l’an 1300.

2-32-2. Littéralement : « Et les yeux d’ici et de là avaient un mur de non se soucier. » On peut juger, par cet exemple, combien la bizarrerie des métaphores, jointe à la concision elliptique, rend quelquefois obscure la pensée de Dante.

2-32-3. Les sept Chandeliers.

2-32-4. C’est-à-dire : l’inclinât en une direction différente.

2-32-5. À l’aide de qui j’avais passé le fleuve Léthé.

2-32-6. Selon d’autres, la semence de tout ce qui est juste.

2-32-7. Il se tourna, la tête vers le timon, tandis qu’en tirant le char il était dans la position contraire.

2-32-8. Suivant une autre interprétation, laissé lié à lui ce qui était de lui. Ce que l’on explique en disant que l’arbre veuf est la Rome païenne soumise au seul pouvoir des Empereurs, et que le Griffon est Jésus-Christ qui, en instituant le pouvoir spirituel des Pontifes romains, lie au pouvoir temporel ce nouveau pouvoir « qui dérive de lui. »

2-32-9. La lumière du soleil.

2-32-10. La lasca est un poisson aux écailles brillantes et argentées. Ici, il signifie le signe des Poissons, qui suit dans le Zodiaque celui du Bélier. Le sens est donc que « comme, lorsque le soleil est dans le Bélier, — c’est-à-dire au printemps, — les plantes se gonflent, etc. »

2-32-11. Au récit de l’histoire de Syrinx. Junon, jalouse d’Io, l’avait mise sous la garde d’Argus, dont cent yeux veillaient incessamment. Jupiter ayant chargé Mercure d’enlever la jeune nymphe, celui-ci tua Argus, après l’avoir endormi en lui racontant l’histoire de Syrinx.

2-32-12. Le veiller plus que les autres hommes coûta cher à Argus, que Mercure tua faute de pouvoir surprendre sa vigilance.

2-32-13. Lors de la transfiguration de Jésus-Christ sur le Thabor.

2-32-14. Allusion à la résurrection de Lazare, et aux paroles de Jésus-Christ en cette occasion : Notre ami Lazare dort, mais je vais le réveiller. — Joann. XI, 11.

2-32-15. La racine de l’arbre.

2-32-16. Les trois Vertus théologales et les quatre Vertus cardinales.

2-32-17. La terre, telle qu’elle sortit des mains de Dieu, et que le péché n’avait pas souillée.

2-32-18. Le vent du midi, le sirocco.

2-32-19. C’est-à-dire : Seigneur.

2-32-20. Selon les interprètes, les persécutions des Empereurs romains figurés par l’Aigle.

2-32-21. Suivant les uns, le Pape Anastase, intrus par ruse dans le siège pontifical, et qui tomba dans l’erreur de Photin ; suivant d’autres, Arius ; et, suivant d’autres encore, Julien l’Apostat.

2-32-22. Les donations faites à l’Église romaine par les Empereurs chrétiens, et spécialement par Constantin.

2-32-23. A cause de tous les vices, de toutes les corruptions qu’engendrèrent ces donations.

2-32-24. L’avarice, selon le sentiment le plus général.

2-32-25. Nul accord sur ce que représentent ces sept Têtes ; les uns disent les sept sacrements, d’autre les sept péchés capitaux. La première opinion est évidemment insoutenable ; la diversité des sentiments prouve, au reste, combien ces obscures catégories sont incertaines.

2-32-26. La cour de Rome, et spécialement Boniface VIII.

2-32-27. Philippe le Bel.

2-32-28. Le char qui figure le siège apostolique, lequel fut transféré en France par Philippe Le Bel, après l’élection simoniaque de Clément V.

2-32-29. Littéralement : Que seule elle me fait un bouclier contre, etc. Le mot bouclier est pris ici dans le sens d’un obstacle qui empêche de voir.




CHANT TRENTE-TROISIÈME


1. Deus venerunt gentes [1] chantant à deux chœurs, ores trois, ores quatre, les Dames en pleurant commencèrent une douce psalmodie.

2. Et avec de pieux soupirs Béatrice les écoutait, si défaite, que près de la croix peu plus ne l’était Marie.

3. Mais, lorsque les autres vierges ayant cessé, elle put parler, se levant droite en pieds, rouge comme le feu elle répondit :

4. Modicum et non videbitis me ; et, iterum, mes sœurs bien-aimées, modicum, et vos videbitis me [2].

5. Puis elle les fit toutes sept passer devant elle ; et après elle, seulement d’un signe, elle mut moi, et la Dame [3], et le Sage [4] qui s’était arrêté.

6. Ainsi allait-elle ; et je ne crois pas qu’elle eût achevé le dixième pas, lorsque ses yeux frappèrent mes yeux ;

7. Et d’un visage tranquille : « Viens plus près, » me dit-elle, « assez pour que, si je te parle, tu sois bien à portée de m’entendre. »

8. Lorsque je fus à la distance où je devais être d’elle, elle me dit : « Pourquoi désormais, venant avec moi, n’oses-tu me faire de demande ? »

9. Comme à ceux dont la voix, lorsqu’ils parlent devant de plus grands qu’eux, vient, par trop de respect, mourir près des dents,

10. Il m’advint ; et, d’un son à demi formé, je commençai : — Madonna, vous connaissez mon besoin, et ce qui lui est bon.

11. Et elle à moi : « Je veux que désormais, dégagé de crainte et de honte, tu ne parles plus comme un homme qui rêve.

12. « Sache que le vaisseau, que le serpent a brisé, fut et n’est point [5] ; mais que celui à qui en est le crime, croie bien que la vengeance de Dieu ne craint pas les soupes [6].

13. « Ne sera pas toujours sans héritier l’aigle qui laissa ses plumes dans le char [7], lequel par là devint monstre et proie ensuite ;

14. « Car je vois certainement, et pour cela je l’annonce, des étoiles déjà proches, dont rien ne peut arrêter ni retarder le cours, amener le temps

15. « Où un cinq cent dix et cinq [8], envoyé de Dieu, tuera la perverse et ce géant qui avec elle a forniqué.

16. « Et peut-être que ma prédiction, obscure comme le langage de Thémis et du Sphinx, moins te persuade, parce qu’à leur manière elle offusque l’entendement ;

17. « Mais bientôt les faits seront les Naïades qui dénoueront cette énigme embrouillée, sans perte de brebis ni de blé [9].

18. « Toi, note : et telles que je les ai dites, redis ces paroles aux vivants pour qui vivre n’est que courir à la mort ;

19. « Et lorsque tu les écriras, aie soin de ne pas celer ce que tu as vu de l’arbre qui vient d’être ici dépouillé deux fois.

20. « Quiconque le dépouille ou le brise, par un blasphème de fait offense Dieu, qui pour son seul usage le créa saint [10].

21. « Pour l’avoir mordu, dans la peine et dans le désir, cinq mille ans et plus, la première âme [11] a aspiré à celui qui punit en soi la morsure [12].

22. « Bien endormie est ton intelligence, si tu ne comprends pas que par une raison singulière il est si élevé, et si ravagé dans sa cime,

23. « Et si autour de ton esprit n’eussent point été l’eau d’Elsa [13] les pensers vains, et leur plaisir ce que fut Pyrame au mûrier [14],

24. « Seulement par tant de circonstances [15], tu reconnaîtras, selon le sens moral, la justice de Dieu dans cette défense [16].

25. « Mais parce que je vois que ton entendement est devenu pierre, et que dans le péché il s’est teint, de sorte que de mes paroles la lumière t’éblouit,

26. « Je veux aussi que, sinon écrites, au moins peintes [17] au dedans de toi tu les rapportes, pour le même motif qu’on rapporte le bourdon ceint de palmes. »

27. Et moi : — Comme empreinte par le sceau est la cire qui ne change point la figure imprimée, ainsi mon cerveau par vous vient d’être empreint !

28. Mais pourquoi votre parole désirée élève-t-elle son vol tant au-dessus de ma vue, qu’elle la perd d’autant plus, que plus elle s’efforce ?

29. « Afin, » dit-elle, « que tu connaisses l’école que tu as suivie, et que tu voies comment sa doctrine peut suivre ma parole ;

30. « Et qu’aussi éloigné de la voie divine est votre voie, que la terre l’est du ciel qui le plus haut se hâte [18]. »

31. Sur quoi, je lui répondis : — Je ne me souviens pas de m’être jamais détourné de vous, et ma conscience ne me le reproche point.

32. « Si tu ne peux t’en souvenir, » en souriant répondit-elle, « rappelle-toi comment aujourd’hui tu as bu du Léthé.

33. « Et si la fumée prouve le feu, cet oubli prouve clairement que coupable était ton désir de s’attacher ailleurs [19].

34. « Mais nues désormais seront mes paroles, autant qu’il conviendra de les découvrir à ta vue grossière, »

35. Et le soleil plus lent [20] brillait dans le cercle du midi, qui d’ici et delà se déplace selon les aspects,

36. Lorsque, comme celui qui pour la guider va devant une troupe, s’arrête s’il rencontre quelque chose nouvelle, s’arrêtèrent,

37. Les sept Dames à l’extrémité d’une ombre pâle, telle que, sous des feuilles vertes et noires, en offrent les Alpes près de leurs froids ruisseaux.

38. Devant elles, il me parut voir l’Euphrate et le Tigre [21] sortir d’une fontaine, et comme des amis lentement se séparer.

39. — O lumière, ô gloire de la race humaine, quelle est cette eau qui s’épand d’une même source, et se divise en s’éloignant ?

40. À cette prière, il me fut dit : « Prie Mathilde de te le dire ! » et alors, comme qui se disculpe d’une faute,

41. La belle Dame répondit : « Cela et d’autres choses lui ai-je dites, et je suis sûre que l’eau du Léthé ne les a pas effacées en lui. »

42. Et Béatrice : « Peut-être un souci plus grand, qui souvent trouble la mémoire, a obscurci les yeux de son esprit.

43. « Mais vois Eunoé [22], qui coule là : mène-l’y et comme tu l’as accoutumé, ranime sa force défaillante, »

44. Comme une noble âme qui point ne s’excuse, mais du vouloir d’autrui fait son propre vouloir, dès qu’un signe au dehors l’a manifesté,

45. Sitôt qu’elle m’eut pris la belle Dame se mut, et à Stace gracieusement elle dit : « Viens avec lui ! »

46. Si j’avais, Lecteur, plus de place pour écrire, je chanterais en partie le doux boire, dont jamais je n’eusse été rassasié ;

47. Mais parce que pleines sont toutes les feuilles destinées à cette seconde Cantique, ne me laisse pas davantage aller le frein de l’art.

48. Je revins de la très-sainte onde, renouvelé comme des plantes qu’une vie nouvelle a revêtues d’un nouveau feuillage,

Pur et préparé à monter aux étoiles.




NOTES DU CHANT TRENTE-TROISIÈME


2-33-1. Les nations, ô Dieu, sont venues dans ton héritage et elles ont souillé ton saint temple. — Dante applique ces paroles du Ps. 78 à la translation du Saint-Siège, dont le temple était l’image ; et il les fait chanter alternativement par deux chœurs formés, l’un des trois Vertus théologales, l’autre des quatre Vertus cardinales.

2-33-2. Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; mais de nouveau encore un peu, de temps, et vous me verrez. — Paroles de Jésus-Christ à ses Apôtres, en leur annonçant qu’il allait les quitter, mais que bientôt après ils le reverraient.

2-33-3. Mathilde.

2-33-4. Stace.

2-33-5. Expression empruntée à l’Apocalypse, chap. 17 : — Bestia, quam vidisti, fuit, et non est.

2-33-6. Cette expression bizarre fait allusion à une croyance superstitieuse du temps. On était persuadé que, lorsqu’un homme en tuait un autre, si le meurtrier pouvait, neuf jours de suite, manger une soupe sur la tombe du mort, il était à l’abri de la vengeance des parents. C’est pourquoi, à Florence, lorsqu’un homme avait été tué, on gardait sa tombe pendant neuf jours, pour qu’on ne mangeât pas de soupe dessus.

2-33-7. Cet aigle est l’empereur Constantin, qui enrichit par sa donation le Siège Apostolique que figure le char. Ce char devient monstre par tous les vices qui y pullulent, et ensuite proie quand Philippe le Bel le traîne en France pour assouvir sa faim de pouvoir et d’argent.

2-33-8. Ce nombre en chiffres romains, s’écrit DXV, lettres qui, transposées, forment le mot DVX, chef. Quel était ce chef mystérieux ? Les uns disent l’empereur Henri VI, d’autres Can Grande della Scala, d’autres enfin, Uguccione della Faggiuola.

2-33-9. Les Naïades s’étant ingérées d’expliquer les oracles de Thémis, la déesse irritée envoya une bête sauvage qui dévora les troupeaux et dévasta les campagnes des Thébains.

2-33-10. Parmi les interprètes, les uns disent que l’ « arbre » figure l’obéissance aux préceptes divins, obéissance exigée de Dieu pour conduire les hommes à la fin déterminée par ses éternels décrets. D’autres voient dans ce même « arbre » la figure de Rome, que Dieu créa sainte pour son seul usage, c’est-à-dire, seulement pour l’avantage de son Église.

2-33-11. Le premier homme, Adam.

2-33-12. Le Christ.

2-33-13. Fleuve de Toscane, qui a la propriété de recouvrir d’une croûte calcaire les corps qu’on y plonge.

2-33-14. C’est-à-dire, « si le plaisir que te causaient ces pensers vains, n’avait point souillé ton esprit, comme le sang de Pyrame souilla le fruit du mûrier, qui de blanc devint rouge. »

2-33-15. La punition d’Adam et la mort du Christ.

2-33-16. La défense de ne point dépouiller et briser l’« arbre. »

2-33-17. « Je veux que, si tu ne comprends pas mes paroles, au moins tu les retiennes, et les rapportes en signe de ton voyage, comme le pèlerin rapporte son bourdon ceint de palmes. »

2-33-18. Les divers cieux vont s’élargissant à mesure qu’ils s’éloignent de la terre, et, comme tous parcourent dans le même temps des arcs angulairement égaux, le plus haut se hâte, par rapport aux autres, ou « se meut avec plus de vitesse. »

2-33-19. Parce que les eaux du Léthé n’ôtent le souvenir que des actes coupables.

2-33-20. Le soleil paraît se mouvoir plus lentement au méridien, qui, d’ici et de là (à l’orient et à l’occident), se déplace selon les aspects, c’est-à-dire selon la position relative des lieux.

2-33-21. Deux des quatre fleuves qui, selon la Bible, sortaient d’une même source pour arroser le Paradis terrestre.

2-33-22. Autre fleuve, du Paradis, dont les eaux rappellent en ceux qui en boivent le souvenir du bien qu’ils ont fait. Eunoé, nous l’ayons dit, signifie bonne mémoire.


FIN DE LA DEUXIÈME CANTIQUE