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La Divine Comédie (trad. Lamennais)/L’Enfer/Chant XXIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 84-87).


CHANT VINGT-QUATRIÈME


À cet âge du jeune an, où le soleil, sous le Verseau, tempère ses rayons, et où déjà la nuit est égale au jour, quand la gelée matinale reproduit sur la terre, mais pour peu de moments, l’image de sa blanche sœur [1], le villageois à qui le fourrage manque se lève, et regarde, et voit toute la campagne blanchir, et se frappant le flanc il rentre dans sa cabane, et de ça et de là, va se plaignant comme le pauvret qui ne sait que faire ; puis il retourne, et sent renaître l’espoir, voyant qu’en peu d’heures la terre a changé de face, et prenant sa houlette, il chasse les brebis dehors à la pâture ; ainsi m’effraya le Maître, lorsque je vis son front si troublé, et aussi vite au mal vint le remède.

Mon Guide, quand nous arrivâmes au pont rompu, s’étant tourné vers moi avec cette douce contenance qu’en lui premièrement je vis au pied du mont, ouvrit les bras, et, après avoir un peu tenu conseil en lui-même, regardant bien d’abord la ruine, il me prit ; et comme celui qui agit avec précaution, et semble à tout penser d’avance, ainsi, me levant vers la cime d’une grosse roche, et avisant un autre rocher, il me dit : « Accroche-toi ensuite à celui-là ; mais auparavant essaye s’il peut te porter. »

Ce n’était pas un chemin pour un damné vêtu de chape de plomb, lui léger, et moi poussé, nous pouvions à peine monter de pierre en pierre ; et n’eût été que de cette enceinte plus que de l’autre la côte était courte, lui, je ne sais, mais moi j’aurais été vaincu.

Mais, comme tout le Malebolge penche vers l’entrée du plus bas puits, de chaque vallée la structure est telle, qu’une côte monte et l’autre descend : nous, cependant, nous parvînmes à l’extrémité, sur la pointe d’où la dernière pierre s’éboula. Quand je fus là, mon haleine était si épuisée, que, ne pouvant aller plus loin, à cette première station je m’assis.

« Maintenant il convient, dit le Maître, que tu secoues toute paresse : ce n’est point couché sur la plume, ni sous la couverture, qu’on acquiert la renommée sans laquelle celui qui consume sa vie, laisse de soi, sur la terre, le même vestige que la fumée dans l’air et l’écume dans l’eau. Lève-toi donc, et que la fatigue soit vaincue par l’âme, qui vainc dans tout combat, si, sous le poids du corps, elle ne s’abat point. Il faut monter un plus long escalier : avoir quitté ceux-là ne suffit pas ; si tu m’entends, fais que maintenant cela te serve.  »

Lors je me levai, plus en haleine qu’auparavant je ne me sentais, et je dis : — Va ! j’ai de la force et du courage. Nous prîmes notre route par le haut du rocher, qui était raboteux, étroit et malaisé, et beaucoup plus escarpé que le précédent. Parlant j’allais, pour ne pas paraître faible, quand de l’autre fosse sortit une voix dont on ne pouvait former des paroles. Je ne sais ce qu’elle disait, quoique déjà je fusse sur le dos de l’arche qui traverse là ; mais celui qui parlait semblait ému de colère. Je m’étais baissé ; cependant, à cause de l’obscurité, mes yeux tendus ne pouvaient atteindre le fond. Ce pourquoi je dis : — Maître, fais que, descendant du mur, nous arrivions à l’autre enceinte ; car, comme d’ici j’ouïs et n’entends pas, ainsi en bas regardant, rien ne distingue.

« Je ne te fais d’autre réponse, dit-il, que de t’accorder ce que tu désires ; l’exécution, en silence, doit suivre la sage demande. »

Nous descendîmes du pont par l’extrémité où il se joint à la huitième rive, et alors la bolge se découvrit à moi : et je vis dedans un terrible amas de serpents, et d’espèces si diverses que le souvenir m’en fige encore le sang.

La Libye point ne se vante de produire dans ses sables plus de Chersydres, et de Chélydres, et de Jets, et de Pharées, et de Cenchris, et d’Amphisbènes ; elle ne montra jamais avec toute l’Éthiopie, et toutes les contrées au-dessus de la mer Rouge, ni tant de bêtes pestilentes, ni si méchantes. Au milieu de cette foison de cruels et odieux reptiles, couraient des gens nus et pleins d’épouvante [2], sans aucun espoir de refuge, ni d’héliotrope [3].

Leurs mains étaient liées par derrière avec des serpents ; et ceux-ci dans leurs reins enfonçaient la queue et la tête, et se nouaient devant. Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant, ainsi, au dire des grands sages, le Phénix meurt et ensuite renaît, lorsqu’il approche de sa cinq centième année ; il ne se nourrit, durant sa vie, ni d’herbes ni de grains, mais de larmes d’encens et d’amome ; et le nard et la myrrhe sont ses derniers langes. Tel que celui qui tombe et ne sait comment, que vit la force du démon l’ait jeté à terre, ou un autre mal qui lie l’homme, quand il se relève regarde autour, troublé par la grande angoisse qu’il a soufferte, et, regardant, soupire : tel était le pécheur, après s’être relevé. Oh ! que sévère est la justice de Dieu, dont la vengeance frappe de tels coups !

Le Maître alors lui demanda qui il était ; il répondit : « Depuis peu de temps, je suis tombé de la Toscane dans cette gueule cruelle. Me plut une vie bestiale, et non humaine, comme à un mulet que je fus : je suis Vanni Fucci la brute, et Pistoie fut ma digne tanière [4]. » Et moi au Maître : — Dis-lui de ne pas biaiser, et demande-lui quel crime l’a poussé dans cette fosse ; car je l’ai vu homme de sang et de colère. Et le pécheur, qui m’entendit, ne feignit point, mais tourna vers moi son âme et son visage, où se peignit une méchante honte ; puis il dit : « Suis-je plus chagrin que tu m’aies surpris dans la misère où tu me vois, que je ne le fus quand l’autre vie me fut ôtée. Je ne puis refuser ce que tu demandes ; si bas ai-je été envoyé parce que ce fut moi qui volai de la sacristie les beaux ornements, et cela fut faussement imputé à un autre. Mais, pour que de m’avoir vu tu ne te réjouisses pas, si jamais tu sors de ces sombres lieux, ouvre l’oreille et écoute ce que je t’annonce ! Pistoie s’amaigrit des Noirs [5], puis Florence renouvelle hommes et choses. Du val de Magra, enveloppé de nuages orageux, Mars attire la vapeur, et, avec la furie d’une tempête impétueuse, sur les champs Picéniens on combattra ; et subitement la nuée crèvera, et tout Blanc sera frappé [6]. Et je l’ai dit parce qu’il doit t’en attrister. »

  1. La blanche sœur du Soleil, la Lune.
  2. Larrons.
  3. Les anciens croyaient que la pierre nommée héliotrope rendait Invisible ceux qui la portaient.
  4. Vanni Fucci était bâtard de messer Fuccio de Lazzari, de Pistoie, et c’est pourquoi il est ici appelé mulet. Il accusa son ami Valli della Nona d’avoir caché dans sa maison les ornements volés par lui, Fucci, dans la sacristie de la cathédrale de Pistoie, et Vanni fut pendu sur cette accusation.
  5. « C’est-à-dire chasse ceux du parti Noir. » La division en Blancs et Noirs commença, à Pistoie, l’an 1301 ; et peu après les Blancs chassèrent les Noirs.
  6. « Rappelle des Noirs bannis par les Blancs, et change son gouvernement. » Cette prédiction, ramenée à son sens historique, signifie que, du val de Magra, où de la Lunigiana supérieure, sortira, comme la foudre, le marquis Marcello Malaspina, qui combattra les Blancs et les défera dans les champs Picéniens.