La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Paradis/Chant XII
CHANT DOUZIÈME
Au moment où la flamme bénie prononçait sa dernière parole, la sainte roue commença de tourner, et elle n’avait pas achevé son circuit, qu’une autre l’enferma en un cercle, et mouvement à mouvement, chant à chant joignit ; chant qui, dans ces douces trompettes, vainc nos muses, nos sirènes, autant que la première splendeur, celle qui en est le reflux [1].
Comme dans une humide nuée, lorsque Junon commande à sa servante [2], on voit deux arcs parallèles et pareils de couleur, l’extérieur naissant de l’intérieur, à la manière du parler de cette amante [3] que l’amour consuma comme le Soleil vaporise, et qui aux hommes annoncent ici, selon le pacte que Dieu fit avec Noé, que désormais le monde ne sera plus submergé. Ainsi de ces roses éternelles autour de nous tournaient les deux guirlandes, et ainsi celle du dehors à celle du dedans répondit [4].
Après la danse et les chants de fête, et le mutuel rayonnement de ces joyeuses et douces lumières, elles s’arrêtèrent d’accord, et au même instant, comme, selon le plaisir qui les meut, les yeux ensemble se ferment et se lèvent ; du sein d’une des lumières nouvelles, sortit une voix qui, m’attirant là d’où elle partait, me fit ressembler à l’aiguille qui se tourne vers l’étoile [5], et commença : « L’amour qui me fait belle me presse de discourir de l’autre chef [6], à l’occasion duquel si bien ici du mien l’on parle. Il convient que là où est l’un, l’autre soit introduit, de sorte qu’unis dans le même combat, ils reluisent d’une même gloire. L’armée du Christ, qui coûta si cher à réarmer, derrière l’enseigne [7] lentement marchait, en doute et peu nombreuse, lorsque l’Empereur qui toujours règne, pourvut à la milice en péril, seulement par grâce, non pour ses mérites, et, comme il a été dit, au secours de son épouse envoya deux champions, aux exemples de qui, aux paroles de qui, le peuple égaré rentra dans la voie. En ces lieux où se lève le doux zéphyr [8], pour ouvrir les feuilles nouvelles dont on voit l’Europe se revêtir ; non loin des rivages que frappent les ondes, derrière lesquelles, dans sa longue fuite, le Soleil à tout homme se cache quelquefois [9], sise est l’heureuse Callaroga, sous la protection du grand bouclier où le lion est subjugué et subjugue [10]. Là naquit l’amant passionné de la foi chrétienne, le saint athlète, doux aux siens, et dur aux ennemis ; et dès que fut créé son esprit, il fut rempli d’une si vive vertu, que, lui encore dans le sein de sa mère, elle la fit prophétesse [11]. Lorsque le mariage fut accompli entre lui et la foi, sur les fonts sacrés, où ils se dotèrent d’un mutuel salut [12], la Dame qui pour lui donna le consentement [13] vit dans le sommeil le merveilleux fruit qui devait sortir de lui et de ses héritiers : et afin qu’auparavant fût ce qu’il était, d’ici vint un esprit pour le nommer du possessif de celui à qui tout entier il était [14]. Dominique il fut appelé ; et de lui je parle comme du cultivateur que le Christ élut pour l’aider à son jardin. Bien parut-il envoyé et serviteur du Christ, le premier amour qui en lui se manifesta ayant eu pour objet le premier conseil que le Christ donna. Souvent, silencieux et veillant, à terre le trouva sa nourrice, comme s’il eût dit : Je suis venu pour cela. O vraiment Félice [15] son père ! O vraiment Giovanna [16] sa mère ! si le nom a le sens qu’on dit. Non pour le monde, pour qui maintenant l’on se fatigue à la suite d’Ostiense [17] et de Taddéo [18], mais pour l’amour de la véritable manne, en peu de temps il se fît grand docteur, tellement qu’il se mit à parcourir la vigne qui tôt blanchit [19] si mauvais est le vigneron : et à la chaire qui fut jadis plus bénigne pour les pauvres justes [20], point par elle-même, mais par celui qui y est assis et qui forligne, non de dispenser ou deux ou trois pour six [21], il demanda, non la fortune de la première vacance [22], non decimas, quae sunt pauperum Dei [23], mais la permission de combattre contre le monde égaré, pour la semence [24] de laquelle t’entourent vingt-quatre plantes [25]. Puis, avec doctrine et vouloir tout ensemble, avec mandement apostolique, il se mut comme un torrent que presse une haute veine ; et, parmi les buissons hérétiques, son cours impétueux plus fortement frappa là où les plus grandes étaient les résistances. Puis il se divisa en plusieurs ruisseaux qui arrosent le jardin catholique, de manière que plus vigoureux en sont les arbrisseaux. Si telle fut l’une des roues du char sur lequel la sainte Église se défendit et vainquit dans sa guerre civile, bien te devrait être manifeste l’excellence de l’autre [26], pour qui, avant que je vinsse, Thomas fut si courtois : mais tellement est abandonnée l’orbite que traça la sommité de sa circonférence, que où était le tartre est la moisissure [27]. Sa famille, qui droit s’en allait posant le pied sur ses pas, a tant dévié, que celui de devant marche à rebours de celui de derrière ; et tôt verra-t-elle la récolte de la mauvaise culture, lorsque l’ivraie se plaindra d’être laissée hors du grenier. Cependant, qui fouillerait feuille à feuille notre volume en trouverait encore quelqu’une où il lirait : Je suis ce que j’étais. Mais celle-là ne serait ni de Casai ni d’Acquasparta [28], d’où viennent de tels interprètes de la règle, que l’un l’élargit et l’autre la resserre. Je suis l’âme de Bonaventure de Bagnoregio, qui, dans les grands offices, postposait toujours le soin gauche [29]. Ici sont Illuminato et Agostino, qui furent les premiers pauvres déchaussés, et sous le cordon se firent les amis de Dieu. Hugues de Saint-Victor [30] est ici avec eux, et Pierre Comestor [31], et Pierre l’Espagnol, qui en bas luit en douze livres [32] ; le prophète Nathan, et le métropolitain Chrysostome, et Anselme [33], et ce Donat, qui au premier art daigna mettre la main [34] ; ici est Raban [35], et à côté de moi luit l’abbé Joachin [36], doué d’esprit prophétique. Pour honorer un si grand Paladin [37], m’a mu la courtoisie pleine d’amour de fra Tommaso, et son discret parler [38], et avec moi elle a mu cette compagnie [39]. »
- ↑ Autant que le rayon direct surpasse en splendeur le rayon réfléchi.
- ↑ Selon la fable, Iris ou l’arc-en-ciel était la première servante de Junon ; et, lorsqu’elle paraissait, on disait que Junon l’appelait pour lui donner quelque commandement.
- ↑ La nymphe Écho, qui se consuma d’amour pour Narcisse. Le sens est que « l’arc extérieur est produit par la réflexion de l’arc intérieur, comme l’écho par la réflexion de la voix. »
- ↑ Dante compare les deux chœurs de bienheureux aux cercles concentriques d’un double arc-en-ciel, et leur chant à la voix de l’écho, celui de ces chœurs qui entourait l’autre répétant les chants de celui-ci.
- ↑ A l’aiguille aimantée qui se tourne vers l’étoile polaire.
- ↑ De l’autre chef d’ordre, ou de saint Dominique.
- ↑ La croix, par laquelle le Christ, rétablissant l’homme dans la grâce perdue, le réarma contre le démon.
- ↑ Le Zéphir, au souffle duquel les fleurs s’ouvrent au printemps, vient, par rapport à l’Italie, de l’Occident et de l’Espagne.
- ↑ Derrière lesquelles le Soleil, dans sa longue fuite, dans son cours lointain, éclaire des lieux que nul homme n’habite. — On croyait, au temps de Dante, que notre hémisphère seul était habité.
- ↑ Callaroga dépendait des rois de Castille, dont les armoiries étaient écartelées de deux châteaux et de deux lions, l’un au-dessus, l’autre au-dessous d’un des châteaux ; et c’est ce que signifie le lion subjugué et qui subjugue.
- ↑ Elle songea qu’elle mettait au monde un chien noir et blanc, ayant dans la bouche un flambeau allumé, double symbole de l’habit de l’Ordre et du zèle ardent de son fondateur.
- ↑ Saint Dominique promettant de combattre pour le salut de la Foi, et la Foi promettant à Dominique l’éternel salut.
- ↑ Sa marraine. Elle vit en songe une étoile sur le front de Dominique, et une autre sur sa nuque, lesquelles illuminaient l’Orient et l’Occident.
- ↑ Pour le nommer Domenico, qui est le nom possessif de Dominus, c’est-à-dire de Dieu, à qui il appartenait tout entier.
- ↑ En latin Félix, heureux.
- ↑ Joanna, en hébreu, signifie gracieuse, remplie de grâce. Félix et Giovanna étaient les noms du père et de la mère de saint Dominique.
- ↑ Le cardinal d’Ostie, commentateur des Décrétales.
- ↑ Selon les uns, médecin à Florence ; selon d’autres, jurisconsulte.
- ↑ Perd sa verdure.
- ↑ Plus bénigne qu’aujourd’hui, non qu’elle ait changé, mais à cause de celui, etc.
- ↑ De garder le bien mal acquis, en en consacrant, par composition, le tiers ou la moitié à des usages pieux.
- ↑ Le premier bénéfice qui, au hasard, viendrait à vaquer.
- ↑ Non les décimes, qui appartiennent aux pauvres de Dieu.
- ↑ La Foi, appelée dans l’Évangile « la bonne semence. »
- ↑ Les vingt-quatre esprits bienheureux qui formaient autour de Dante les deux cercles concentriques.
- ↑ De l’autre roue, ou de saint François.
- ↑ Façon de parler proverbiale, pour dire que le bien s’est changé en mal. Le tartre forme dans les tonneaux une croûte qui sert à conserver le vin, et le vin gâté engendre la moisissure ; d’où le proverbe : Buon vin fa gruma, e tristo vin fa muffa.
- ↑ Fra Matteo d’Acquasparta, cardinal et général de l’Ordre, et Urbino de Casal, qui faillirent tous deux, le premier par trop de relâchement, l’autre par trop de rigueur, dans l’interprétation de la règle.
- ↑ Mit toujours le soin des choses temporelles après celui des choses spirituelles.
- ↑ Théologien célèbre.
- ↑ Historien scolastique.
- ↑ Pierre l’Espagnol, ou d’Espagne, auteur d’une Logique en douze livres.
- ↑ Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry.
- ↑ La grammaire était le premier des quatre arts libéraux.
- ↑ Raban Maure, écrivain du IX° siècle.
- ↑ Il était de Calabre et passait pour prophète.
- ↑ Saint Dominique est ici appelé Paladin, à cause des combats qu’il soutint pour la Foi.
- ↑ Discret, parce que, se taisant de saint Dominique, il s’est borné à faire l’éloge de saint François.
- ↑ La compagnie dont la danse sainte est décrite au commencement du chant.