La Divine Comédie (trad. Lamennais)/Le Purgatoire/Chant VII

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Flammarion (p. 149-153).


CHANT SEPTIÈME


Après avoir trois et quatre fois réitéré l’accueil honorable et joyeux, Sordello se recula et dit : « Vous, qui êtes-vous ? — Avant que vers ce mont se tournassent les âmes dignes de monter vers Dieu [1], Octave ensevelit mes os : Je suis Virgile ; et pour nul autre crime je ne perdis le ciel que pour n’avoir pas eu la foi. » Ainsi répondit mon Guide.

Tel que celui qui subitement voit devant soi une chose dont il s’étonne, qui croit, et non, disant : « Ce l’est, ce ne l’est pas », tel parut celui-ci : puis baissant les yeux, humblement il retourna vers lui, et l’embrassa là où se prend l’enfant [2]. O gloire des Latins, dit-il, par qui notre langue montra ce qu’elle pouvait, honneur éternel du lieu d’où je fus, à quel mérite ou à quelle grâce dois-je de te voir ? Si je suis digne d’entendre tes paroles, dis-moi si tu viens de l’Enfer, ou de quelle demeure. — A travers tous les cercles du royaume douloureux, répondit Virgile, je suis ici venu ; une vertu du Ciel me mut, et avec elle je vais ; non pour ce que j’ai fait, mais pour ce que je n’ai pas fait, je suis privé de voir le haut Soleil que tu désires, et qui trop tard de moi fut connu. Là, en bas, est un lieu qu’attristent non les tourments, mais les ténèbres seules, où les lamentations ne résonnent point comme des hurlements, mais sont des soupirs. Là je suis avec les petits innocents, que de ses dents mordit la mort, avant qu’ils fussent délivrés de la faute humaine [3] ; là je suis avec ceux qui ne se revêtirent point des trois saintes vertus [4], et qui, exempts de vice, connurent les autres et les pratiquèrent toutes. Mais, si tu le sais et le peux, indique-nous par où nous pourrons le plus tôt venir là où commence vraiment le Purgatoire. » Il répondit : « Nul lieu particulier ne nous est assigné ; il m’est permis d’aller là-haut et alentour ; aussi loin que je le pourrai, je serai ton guide. Mais vois déjà comme le jour décline, et monter de nuit ne se peut ; ainsi il est bon de penser à un gîte commode. A droite sont des âmes là retirées : si tu y consens je te conduirai vers elles, et non sans plaisir les connaîtras-tu. — Comment cela ? fut-il répondu. Empêcherait-on celui qui voudrait monter de nuit ? ou ne le pourrait-il ? » Le bon Sordello traça du doigt une ligne à terre, disant ; « Vois seulement cette ligne, tu ne la franchirais pas, après le départ du soleil : non qu’autre chose t’empêchât de monter que les ténèbres de la nuit : avec la puissance elles ôtent le vouloir. Elles permettraient cependant de redescendre et de parcourir la côte, en errant ça et là, pendant que l’horizon est fermé un jour. » Alors mon Seigneur, comme étonné : « Conduis-nous donc, dit-il, là où tu dis qu’avec plaisir on peut séjourner. »

Peu loin de là nous étions, quand je m’aperçus que le mont était creusé, comme sont ici creusés les vallons. « Nous irons, dit l’ombre, là où la côte forme un renfoncement, et nous y attendrons le jour nouveau ».

Entre la montée et le terrain uni était un sentier tortueux, qui nous conduisit au flanc du vallon, là où plus d’à moitié le limbe meurt [5]. L’or et l’argent fin, et la pourpre, et la céruse, le bois d’Inde poli et brillant, la fraîche émeraude, alors qu’elle se brise [6], près de l’herbe et des fleurs de cette enceinte seraient vaincues d’éclat, comme par une chose plus grande est vaincue une moindre.

La nature ici n’avait pas seulement peint, mais mille odeurs suaves y formaient un parfum vague et inconnu. Je vis des âmes que, d’en dehors de la vallée, on ne découvrait pas, assises sur la verdure et sur les fleurs, chantant Salve Regina.

« Avant que se cache le peu de soleil qui reste, commença le Mantouan qui nous avait conduits, ne désirez-vous pas que je vous guide parmi ceux-là ; de ce tertre discernez-vous mieux la contenance et le visage de tous ceux qui, en bas, dans le vallon sont rassemblés. Celui qui est assis le plus haut, et paraît avoir négligé ce qu’il devait faire, et dont la bouche est muette au chant des pauvres, fut l’empereur Rodolphe [7], lequel pouvait guérir les plaies qui ont tué l’Italie, tellement que tard par d’autres sera-t-elle ranimée.

Celui qui du regard le conforte, régit la terre [8] d’où sortent les eaux que la Moldau jette dans l’Elbe, et l’Elbe les porte à la mer. Ottocar fut son nom, et dans les langues, il valut mieux de beaucoup que, barbu, son fils Venceslas [9], qui s’engraisse dans la luxure et l’oisiveté. Et ce nez court [10], en conseil étroit avec celui d’aspect si doux [11], mourut en fuyant et déflorant le lis. Regarde comme il se frappe la poitrine, et vois l’autre qui, en soupirant, a fait de sa main une couche à sa joue. Père et beau-père ils sont du mal de la France [12] ; ils connaissent leur vie corrompue et souillée, et de là vient la douleur qui les poind. Celui qui paraît si robuste de membres [13], et qui en chantant [14] s’accorde avec l’autre au nez mâle [15], fut ceint de toute valeur, et si roi après lui fût demeuré l’adolescent assis derrière lui [16], la valeur se serait transmise de vase en vase, ce qui ne peut se dire des autres héritiers. Jacques et Frédéric possèdent les royaumes, aucun de l’héritage n’a la meilleure part [17]. Rarement se reproduit dans les rameaux l’humaine vertu, et ainsi le veut celui qui la donne, afin qu’à lui on la rapporte. Au grand nez [18], aussi bien qu’à Pierre qui avec lui chante, s’appliquent mes paroles : de lui déjà se plaignent la Pouille et la Provence [19]. La plante née de sa semence est autant inférieure à lui, que plus que Béatrice et Marguerite, de son époux se glorifie Constance [20]. Voyez le roi de la vie simple, Henri d’Angleterre [21], assis là seul : celui-ci a dans ses rameaux une meilleure issue [22]. L’autre qui plus bas, entre ceux-là, gît à terre, regardant en haut, est Guillaume le marquis [23], pour qui Alexandrie et sa guerre font pleurer Montferrat et le Canavèse. »

  1. Virgile suppose qu’avant Jésus-Christ la route du Purgatoire n’était pas ouverte aux âmes retenues alors dans les Limbes.
  2. Aux genoux.
  3. Les enfants morts sans baptême.
  4. Les vertus dites Théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité.
  5. Où le bord s’abaisse de plus de moitié.
  6. Si l’on brise une émeraude, la couleur est plus vive dans la cassure, et ainsi la plus fraîche est la plus verte.
  7. Père d’Albert, dont il est parlé dans le chant précédent.
  8. La Bohême.
  9. Que son fils Venceslas parvenu à l’âge d’homme.
  10. Philippe III, père de Philippe le Bel. Il mourut peu de temps après avoir été vaincu par les Flamands.
  11. Henri III, roi de Navarre, comte de Champagne.
  12. C’est-à-dire : ils sont l’un père et l’autre beau-père de Philippe le Bel, cause des maux de la France. »
  13. Pierre III, roi d’Aragon.
  14. En chantant la Salve Regina.
  15. Charles I, roi de Sicile.
  16. Pierre III eut quatre fils : Alphonse, Jacques, Frédéric et Pierre. Celui-ci, qui est l’adolescent dont parle Dante, n’hérita d’aucune portion des royaumes de son père.
  17. La valeur.
  18. A Charles Ier.
  19. La Pouille et la Provence se plaignent déjà du mauvais gouvernement de ses descendants.
  20. C’est-à-dire : ses fils sont autant au-dessous de lui, que Constance se glorifie d’être par son mari, Pierre III, roi d’Aragon, au-dessus de Béatrice et de Marguerite. Elles étaient filles de Raimond Béranger V, comte de Provence, et mariées l’une à saint Louis, roi de France, l’autre à Charles, roi de Sicile, son frère.
  21. Henri III, fils de Richard Cœur-de-Lion, lequel, dit Villani, fut « un homme simple et de bonne foi ».
  22. « De Henri, dit encore Villani, naquit Edouard, qui régna de notre temps et fit de grandes choses. »
  23. Guillaume, marquis de Montferrat, fut pris et mis à mort par les habitants d’Alexandrie, d’où s’ensuivit une guerre acharnée entre eux et ceux de Montferrat et du Canavèse.